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Il est nĂ© en 1710 quelque part entre l’Afrique d’aujourd’hui le LibĂ©ria et le BĂ©nin le mathĂ©maticien Thomas Fuller, familiĂšrement connu sous le nom de Virginia Calculator, mais par une facultĂ© merveilleuse Ă©tait capable d’effectuer les calculs les plus Benjamin Rush de Philadelphie Penn Dans une lettre adressĂ©e Ă  un homme rĂ©sidant Ă  Manchester, en que l’audience des pouvoirs phĂ©nomĂ©naux de mathĂ©matiques Negro Tom », il, en compagnie d’autres messieurs qui passent Ă  travers la Virginie, envoyĂ©e pour lui;Un de ces messieurs lui a demandĂ© combien de secondes un homme de soixante-dix ans, quelques mois impairs, semaines et jours, avaient vĂ©cu, il a donnĂ© le nombre exact d’une minute et demie;Le monsieur a pris un stylo, et aprĂšs quelques figurer dit Tom, il doit se tromper, que le nombre Ă©tait trop grand. Top, massa ! » sĂ©cria Tom, Vous hab laissĂ© de cĂŽtĂ© les annĂ©es bissextiles De ! »;Et bien sĂ»r, sur l’inclusion des annĂ©es bissextiles dans le calcul, le nombre donnĂ© par Tom Ă©tait correct. Il a Ă©tĂ© visitĂ© par William Hartshorn et Samuel Coates, dit M. Needles, de cette ville Philadelphie, et a donnĂ© les bonnes rĂ©ponses Ă  toutes leurs questions telles que combien de secondes il y a un an et demi ? Dans deux minutes, il a rĂ©pondu 47 304 000;Combien de secondes dans 70 annĂ©es, dix-sept jours, douze heures ?? Dans une minute et demie, 2 110 500 800. Qu’il Ă©tait un prodige, ne sera pas question. Il Ă©tait la merveille de l’ Fuller, Le mathĂ©maticien Aujourd’hui, personne ne sait exactement comment Thomas Fuller effectuĂ© ses calculs Cependant, les algorithmes qu’il utilise sont probablement fondĂ©s sur les systĂšmes traditionnels de comptage Africaine;Les gens de la rĂ©gion Yoruba au sud-ouest du Nigeria ont un systĂšme de comptage complexe avec un nombre trĂšs Ă©levĂ© qui remonte probablement Ă  l’époque de Fuller;EuropĂ©ens qui arrivent dans la rĂ©gion ont Ă©tĂ© surpris par la complexitĂ© de Yorouba numĂ©ration. Il est pensĂ© pour avoir mis au point de compter les cauris qui ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour la monnaie. L’inflation Ă©conomique peut avoir suscitĂ© l’ampleur des chiffres Ă  compter;Yorouba numĂ©ration a une structure bien organisĂ©e, fondĂ©e vingt avec une base intermĂ©diaire dix, qui permet de calculer facilement et contient des dispositions pour un grand nombre comme les multiples et les pouvoirs de vingt ans; Yorouba utilise Ă©galement la soustraction qui est similaire Ă  l’ IX » pour neuf en chiffres romains. Par exemple, le nombre de quinze Ă  dix-neuf, sont exprimĂ© en soustractions vingt ans, le nombre de bases;Cela peut Ă©galement aider avec le calcul, puisque le calcul avec Vingt moins trois » pourrait ĂȘtre plus facile que de traiter avec dix-sept. Nous avons des preuves supplĂ©mentaires de capacitĂ©s de calcul supĂ©rieures sur la cĂŽte du BĂ©nin de 1732 le rĂ©cit de Jean Bardot des capacitĂ©s des habitants de Fida Fauvel & Gerdes, 1990; Les Fidasians sont si expert en gardant leurs accompts [comptes], qu’ils estiment facilement exact, et aussi vite par la mĂ©moire, comme nous pouvons le faire avec le stylo et l’encre, si le montant de la somme Ă  jamais tant de milliers ce qui facilite beaucoup l’échanger les EuropĂ©ens ont avec eux;TirĂ© d’un article de Thomas Fuller et sa capacitĂ© de calcul, Ă©crit par Sarah J. Greenwald, Appalachian State University Boone, Caroline du Nord; Amy Ksir, États-Unis AcadĂ©mie navale d’Annapolis, dans le Maryland ; Lawrence H. Shirley, l’UniversitĂ© de Towson, dans le Fuller, Le mathĂ©maticien Le suivant est paru dans plusieurs journaux au moment de sa mort MORT, NĂ©gro Tom, le cĂ©lĂšbre calculateur africain, ĂągĂ© de 80 ans;Il Ă©tait la propriĂ©tĂ© de Mme Elizabeth Cox, d’Alexandrie. Tom Ă©tait un homme trĂšs Noir;Il a Ă©tĂ© portĂ© Ă  ce pays Ă  l’ñge de quatorze ans, et a Ă©tĂ© vendu comme esclave avec plusieurs de ses malheureux compatriotes; Cet homme Ă©tait un prodige. Bien qu’il ne savait ni lire ni Ă©crire, il avait parfaitement acquis l’utilisation de l’énumĂ©ration;Il pourrait donner le nombre de mois, jours, semaines, heures, minutes et secondes, pour une pĂ©riode de temps qu’une personne a choisi de parler, ce qui permet dans ses calculs pour toutes les annĂ©es bissextiles qui se sont produits dans le temps; Il donnerait le nombre de poteaux, mĂštres, pieds, pouces et d’orge cors dans une distance donnĂ©e dire, le diamĂštre de l’orbite de la terre et dans chaque calcul, il produire la vraie rĂ©ponse en moins de temps que quatre-vingt-dix-neuf sur cent les hommes prennent leur plume;Et ce qui Ă©tait peut-ĂȘtre plus extraordinaire, mais interrompue au cours de ses calculs, et engagĂ© dans le discours sur tout autre sujet, ses opĂ©rations ne sont pas de ce fait dans le moins dĂ©rangĂ© ; il irait oĂč il avait laissĂ©, et pourrait donner tout et toutes les Ă©tapes par lesquelles le calcul avait passĂ©;Ainsi mourut de NĂ©gro Tom, cet arithmĂ©ticien ignorante, ce savant inculte. Ses possibilitĂ©s d’amĂ©lioration ont Ă©tĂ© Ă©gales Ă  celles de milliers de ses semblables, ni la Royal Society de Londres, l’AcadĂ©mie des Sciences Ă  Paris, ni mĂȘme un Newton lui-mĂȘme besoin ont eu honte de le reconnaĂźtre un frĂšre dans la science. Jean-Baptiste Auguste BarrĂšs SOUVENIRS D'UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMÉE PubliĂ©s par Maurice BarrĂšs, son petit-fils, en 1923 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » – Table des matiĂšres MON GRAND PÈRE L’ABBÉ PIERRE-MAURICE BARRÈS SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMÉE L’EMPIRE MON ADMISSION AUX VÉLITES DE LA GARDE L’ARRIVÉE À PARIS LA CÉRÉMONIE DU SACRE LA DISTRIBUTION DES AIGLES UNE SOIRÉE AU PALAIS ROYAL DÉPART POUR L’ITALIE JE DÉCIDE DE TENIR MON JOURNAL RETOUR EN FRANCE SÉJOUR À PARIS DÉPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE D’ALLEMAGNE ENTRÉE EN ALLEMAGNE AUSTERLITZ SEPT MOIS À RUEIL GUERRE CONTRE LA PRUSSE IÉNA L’EMPEREUR ENTRE À BERLIN À LA RENCONTRE DES RUSSES EYLAU L’EMPEREUR GOÛTE LA SOUPE DE BARRÈS. HEILSBERG FRIEDLAND TILSITT RETOUR EN FRANCE ENTRÉE TRIOMPHALE DE LA GARDE À PARIS JE SUIS NOMMÉ SOUS-LIEUTENANT DIX-NEUF MOIS EN FRANCE ESPAGNE ET PORTUGAL CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 JE REÇOIS LA LÉGION D’HONNEUR LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN DRESDE LE DÉSASTRE DE LEIPSICK SIÈGE DE MAYENCE LA PREMIÈRE RESTAURATION LA RENTRÉE EN FRANCE PENDANT LES CENT-JOURS LA DEUXIÈME RESTAURATION LA TERREUR BLANCHE BARRÈS EST MIS EN DEMI-SOLDE CHEZ L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX DE SAINT-OMER À NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL SÉJOUR À NANCY MON MARIAGE CHARLES X UNE SÉANCE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE DANS LA PLAINE DE GRENELLE LA RÉVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES LES TROIS GLORIEUSES – 27 JUILLET 28 JUILLET 29 JUILLET ADHÉSION AU NOUVEAU RÉGIME LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE REVUE DE LA GARDE NATIONALE LE DUC D’AUMALE A HUIT ANS PROMENADES DANS PARIS CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE DE METZ À WISSEMBOURG DIFFICULTÉS SCOLAIRES EN ALSACE L’ALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN INSURRECTIONS À STRASBOURG ET À LYON LE CHOLÉRA DE 1832 UNE JOURNÉE RÉVOLUTIONNAIRE LA VIE À STRASBOURG APRÈS TRENTE ANS DE SERVICE À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique MON GRAND PÈRE Trois cahiers cartonnĂ©s, qui viennent de chez Wiener, papetier, rue des Dominicains, 53, Ă  Nancy », et leurs nombreux feuillets couverts d’une Ă©criture paisible et claire, dĂ©jĂ  bien palie par le temps ce sont les recueils oĂč mon grand-pĂšre BarrĂšs, officier de la Grande ArmĂ©e, ayant pris sa retraite Ă  Charmes-sur-Moselle, transcrivit soigneusement les douzaines de petits carnets, souillĂ©s et dĂ©chirĂ©s, qu’il avait, durant vingt ans, promenĂ©s dans son havresac sur toutes les routes de l’Europe. ItinĂ©raire », voilĂ  le titre exact qu’il donnait Ă  ses Ă©tapes ; ItinĂ©raire et souvenirs d’un soldat devenu officier supĂ©rieur BarrĂšs, Jean-Baptiste, Auguste, nĂ© Ă  Blesle Haute-Loire, le 25 juillet 1784, ou tableau succinct des journĂ©es de marche et de sĂ©jour dans les villes et villages de garnison et de passage, dans les camps et les cantonnements, tant en France qu’en Allemagne, en Pologne, en Prusse, en Italie, en Espagne et en Portugal, depuis mon entrĂ©e au service le 27 juin 1804, jusqu’au 6 juin 1835, Ă©poque de mon admission Ă  la solde de retraite. » Je les ai toujours vus, ces cahiers olivĂątres, couleur de l’uniforme des chasseurs de la garde, et couleur aussi des lauriers d’Apollon que j’admirai, il y a huit ans, au vallon de DaphnĂ©, prĂšs d’Antioche de Syrie. Quand j’étais enfant, mon pĂšre me les a montrĂ©s, et, grand garçon, j’ai obtenu de les lire. S’il faut tout dire, je me penchais dessus avec plus de bonne volontĂ© que de plaisir. Je sentais que j’avais lĂ , dans mes mains, quelque chose qui intĂ©ressait religieusement mon pĂšre, et qu’à sa mort, je recevrais comme son legs le plus prĂ©cieux, quelque chose entre lui, ma sƓur, moi, et nul autre. Mais alors je n’allais pas plus loin je ne sentais pas ma profonde parentĂ© avec mon grand-pĂšre. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre ĂȘtre. À cette heure, la reconnaissance est complĂšte ; je ne me distingue pas de ceux qui me prĂ©cĂ©dĂšrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches qu’un grand nombre des jours et des annĂ©es que j’ai vĂ©cus moi-mĂȘme et qui ne m’inspirent que l’indiffĂ©rence la plus dĂ©goĂ»tĂ©e. Aujourd’hui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon sĂ©jour annuel Ă  Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade qu’y faisaient mon pĂšre et mon grand-pĂšre. La jeunesse du paysage Ă©tait Ă©blouissante, et son fond de silence, tragique. PrĂšs de la riviĂšre, quelques cris d’enfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient, sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient Ă  toute volĂ©e, et semaient Ă  tout hasard leurs appels sĂ©culaires. J’ai achevĂ© ma matinĂ©e en allant au cimetiĂšre causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-pĂšre est mort Ă  soixante-deux ans et tous les miens en moyenne Ă  cet Ăąge ; elles m’avertissent qu’il est temps que je rĂšgle mes affaires. Que nous serons bien lĂ  ! » disait avec bon sens ce charmant fils de Jules Soury, quand il allait Ă  Montparnasse visiter la tombe de sa mĂšre. Mais ce profond repos ne sourit pleinement qu’à ceux qui ont rempli toute leur tĂąche et exĂ©cutĂ© leur programme. Or, je commence Ă  me sentir un peu pressĂ© par le temps. Je dĂ©sirerais avant de mourir donner une idĂ©e de toutes les images qui m’ont le plus occupĂ©. À quoi correspond cet instinct, qui est la chose du monde la plus rĂ©pandue ? C’est, je crois, l’effet d’une sorte de piĂ©tĂ©, qui nous pousse Ă  attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau, au long de notre existence. On veut se dĂ©finir, payer ses dettes, chanter son action de grĂące. Explication bien incertaine, mais il s’agit du plus vague dĂ©sir de vĂ©nĂ©ration et d’une espĂšce d’hymne religieux, murmurĂ© au seuil du tombeau. J’ai toujours projetĂ© d’établir pour moi-mĂȘme, sous ce titre Ce que je dois », un tableau sommaire des obligations qu’au cours de ma vie j’ai contractĂ©es envers les ĂȘtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poĂšte, je n’ai fait qu’exĂ©cuter la musique qui reposait dans le cƓur de mes parents et dans l’horizon oĂč j’ai, dĂšs avant ma naissance, respirĂ©. Tout ce que je connais de mon pĂšre et de ma mĂšre m’assure dans cette conviction. Qu’est-ce que mes livres ? J’ai racontĂ© un peu d’Espagne et d’Asie ; j’ai travaillĂ© Ă  la dĂ©fense de l’esprit français contre le germanisme ; j’ai magnifiĂ© la Lorraine. Eh bien ! j’ai vu mon pĂšre s’enchanter Ă  Charmes, toute sa vie, des images qu’il avait rapportĂ©es d’un voyage qu’il fit, vers 1850, en AlgĂ©rie, en Tunisie et Ă  Malte. Ma piĂ©tĂ© pour l’armĂ©e, pour le gĂ©nie de l’Empereur et pour la gloire, semble prolonger les Ă©motions qu’a connues mon grand-pĂšre et l’éblouissement que lui laissĂšrent, au milieu de ses misĂšres de soldat, certaines matinĂ©es d’Espagne et de Portugal. Ses expĂ©riences demeurent la racine maĂźtresse qui a nourri mes livres d’une sĂšve dont le romantisme latent Ă©tait d’avance rĂ©sorbĂ© par son robuste sens de la vie. Enfin, si j’ai tant parlĂ©, peut-ĂȘtre avec excĂšs du moins parfois mes meilleurs amis m’en ont plaisantĂ©, des choses que j’ai vues dans l’horizon de Charmes, je suivais l’exemple de mon arriĂšre-grand-pĂšre BarrĂšs le pĂšre de l’auteur de ces Souvenirs, qui a publiĂ© une monographie du canton oĂč lui-mĂȘme vivait Description topographique du ci-devant canton de Blesle, au Puy, an IX. De toutes les idĂ©es auxquelles je me suis vouĂ©, aucune n’est plus ancrĂ©e en moi que la sensation de ma dĂ©pendance familiale et terrienne. J’ai ma vie propre, certes, mais limitĂ©e dans mes quatre saisons et attachĂ©e Ă  une collectivitĂ© plus forte. Ainsi je songe, au cimetiĂšre, prĂšs de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers dĂ©corent ce champ du repos et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le mĂȘme coup de vent met en Ă©moi les bois des cĂŽtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil Ă  l’une quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquĂ©rir un surcroĂźt de sĂšve et de lumiĂšre, et puis, soudain, le dĂ©tachement et la mort. Je publie les MĂ©moires de BarrĂšs pour qu’ils servent de prĂ©face et d’éclaircissement Ă  tout ce que j’ai Ă©crit. Un jeune homme est arrachĂ©, dĂ©racinĂ©, par les secousses de la RĂ©volution, d’une petite ville oĂč les siens vivaient, Ă  leur connaissance, depuis cinq siĂšcles. Il parcourt le monde, il amasse des thĂšmes qui devaient d’autant plus le frapper qu’il appartenait Ă  une race immobile, et puis, pour finir, il vient se rĂ©enraciner au sein d’une famille lorraine dans une petite ville, toutes pareilles Ă  sa propre famille et Ă  sa ville natale. VoilĂ  mon grand-pĂšre, voilĂ  les origines de la poignĂ©e d’idĂ©es et de sentiments oĂč je me tiens avec tant de monotonie. * * * * NĂ© Ă  Blesle, en Auvergne, en 1784, mon grand-pĂšre BarrĂšs repose Ă  Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grĂšs vosgien, datĂ©e de 1849. C’est le seul dĂ©placement que je sache que ma famille ait accompli depuis le quinziĂšme siĂšcle. De pĂšre en fils, nous avons voulu naĂźtre, vivre et mourir dans la mĂȘme maison », dans cette petite ville de Blesle, oĂč, notaires et mĂ©decins, nous remontons jusqu’à un Pierre BarrĂšs dont le savant M. Paul le Blanc possĂ©dait un titre, datĂ© de 1489. Avant ce Pierre BarrĂšs, nous Ă©tions Ă  Saint-Flour, oĂč un autre Pierre-Maurice BarrĂšs joue un rĂŽle durant la guerre de Cent ans, et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux pays de BarrĂšs » le pagus Barrensis des cartulaires mĂ©rovingiens, que jalonnent Murrat-de-BarrĂšs, Lacapelle-BarrĂšs, Mur de BarrĂšs, Lacroix BarrĂšs, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom. Ce gĂźte sĂ©culaire, ce rĂ©duit du Plateau Central, mon grand-pĂšre l’a Ă©changĂ© contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer d’une famille lorraine aussi sĂ©dentaire que la sienne. Ah ! du temps que les Français ne s’aimaient pas », quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient Ă  Herr, le fameux bibliothĂ©caire de l’École normale, qu’il rĂ©digeĂąt en leur nom, contre moi, une bulle d’excommunication, ils eurent bien de la divination de me flĂ©trir comme le produit typique des petites villes françaises. J’ai le bonheur d’ĂȘtre cela. Je n’ai pas connu mon grand-pĂšre. Il est mort treize annĂ©es avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes m’ont parlĂ© de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses maniĂšres, aimables, un peu sĂ©vĂšres et cĂ©rĂ©monieuses. Nos petites villes de l’Est regorgeaient alors d’anciens officiers de la Grande ArmĂ©e. À Charmes, dans le mĂȘme temps, je me vois un autre aĂŻeul, le grand-pĂšre de ma mĂšre, qui, lui aussi, avait fait les guerres de l’Empire, mais qui n’a pas laissĂ© de MĂ©moires. C’est avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sĂ»r que, pour Ă©crire leur Conscrit de 1813, les deux romanciers lorrains ont eu Ă  leur disposition des documents semblables Ă  celui que je publie. Ils n’auraient eu qu’à prendre les premiers feuillets de BarrĂšs, ses Ă©tapes de jeune engagĂ© du Puy Ă  Paris, sa premiĂšre vision du gĂ©nĂ©ral Bonaparte dans la cour du Louvre, et son installation Ă  la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-d’Ɠuvre Ă  leur sĂ©rie nationale. Ces retraitĂ©s de la Grande ArmĂ©e Ă©taient trĂšs bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans rĂ©serve. NĂ© Ă  Charmes d’un pĂšre qui y Ă©tait nĂ©, tout entourĂ© des parents de ma mĂšre et de ma grand-mĂšre, qui appartenaient, de temps immĂ©morial, Ă  cette petite ville, je n’ai jamais soupçonnĂ©, durant mon enfance, que je fusse reliĂ© Ă  un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand-pĂšre, devenu veuf, ait songĂ© Ă  regagner le pays de son pĂšre. Il avait fait sien le pays de sa femme, et, une fois la copie de son ItinĂ©raire achevĂ©e, il se mit Ă  Ă©crire successivement une histoire de la province d’Auvergne et une histoire du duchĂ© de Lorraine. C’était un homme qui avait plus d’éducation que d’instruction, mais une trĂšs vive curiositĂ© d’esprit. J’ai passĂ© mes premiĂšres annĂ©es de lecture Ă  feuilleter ses livres et ceux qu’il achetait Ă  son petit garçon, son fils unique, mon pĂšre. J’ai Ă©tĂ© formĂ© par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son ItinĂ©raire manquait de talent littĂ©raire. Ce n’est plus mon avis. Mon grand-pĂšre raconte avec une parfaite clartĂ© ce qu’il a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermĂ©e dans les soins du service et dans l’horizon de son Ă©tape, mais çà et lĂ  une note nous rĂ©vĂšle ce qu’il avait en outre dans l’esprit. J’aime sa gaietĂ© quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille d’IĂ©na, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles Les oiseaux s’étaient envolĂ©s, en laissant leurs plumes les pianos, les guitares, une partie de leurs hardes, de charmants dessins, des gravures et des livres
 » J’aime le souvenir qu’il garde d’une minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig J’ai vu dans le village d’Ober-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espĂšce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu, dans sa rĂ©daction de Charmes, ce trait naĂŻf qu’il trouvait dans son carnet de Friedland, un trait de l’éternel dĂ©sir de paraĂźtre d’un jeune Français Nos bonnets Ă  poil Ă©taient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers ! » Et il n’a pas que la sensibilitĂ© de l’imagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cƓur. À Lutzen, il Ă©crit Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien. Pas un ne quitta les rangs, et il y en eut qu’on avait laissĂ©s derriĂšre, parce qu’ils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă  ne pouvoir marcher, venaient me demander Ă  quitter la compagnie pour aller se faire panser. C’était une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă  leur supĂ©rieur, qui affligeait plus qu’elle n’étonnait. » * * * * Je m’arrĂȘte. Il ne s’agit pas que j’analyse cet ItinĂ©raire, puisqu’on va lire les parties essentielles. C’est le MĂ©morial de toute une existence. ForcĂ© d’en rayer une multitude de journĂ©es, j’en laisse assez pour que le lecteur accompagne BarrĂšs dans ses principales Ă©tapes. On verra le joyeux dĂ©part du jeune homme, quand il s’éloigne de la maison paternelle, Ă  l’ñge des plus vives curiositĂ©s ; on s’intĂ©ressera aux visions nombreuses qu’un chasseur de la Garde impĂ©riale eu nĂ©cessairement du Grand Homme, dont il lui fut donnĂ© en outre de recevoir Ă  plusieurs reprises la parole directe ; on l’entendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaĂźtra son profond sentiment du devoir et de l’honneur, un sentiment dont l’expression n’a jamais rien de lyrique ni de théùtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des Ă©migrĂ©s Ă  leur retour, et les offenses que certains d’entre eux avaient la folie de prodiguer Ă  des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquĂ©rir des titres aussi beaux que ceux des croisades, mon grand-pĂšre les dĂ©crit, dans une multitude de petits traits, qu’il n’était pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mƓurs, et qui font toucher du doigt l’extrĂȘme difficultĂ© oĂč se heurte chez nous une restauration monarchique. Le roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains il reprĂ©sentait l’autoritĂ© dont tous avaient besoin. Mais Ă  quelle utilitĂ© rĂ©pondait cette multitude de nobles, rĂ©duits Ă  reconquĂ©rir un Ă  un, par leur fiertĂ© et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient d’occuper ? Le chef, c’est l’homme dont chacun a besoin, et il est d’autant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. BarrĂšs nous aide Ă  comprendre que les Français de 1815 n’avaient aucune idĂ©e de l’emploi qu’il pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et c’est bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci Ă  des actes insupportables de fiertĂ©, dont ils n’auraient pas eu l’idĂ©e, j’imagine, au milieu d’un consentement unanime et dans une rĂ©elle activitĂ©. La rĂ©volution de 1830 fut moins un soulĂšvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses derniĂšres paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. C’était un soldat de la Grande ArmĂ©e, un de ces hommes grandioses et simples, un Ă©ternel trĂ©sor pour notre race. VoilĂ  quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, Ă  la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle. On n’a jamais possĂ©dĂ© un instrument plus solide et plus efficace pour les Ɠuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute sociĂ©tĂ©, Versailles et Paris avaient perdu leur Ă©quilibre intĂ©rieur, quel beau type d’homme produisaient encore nos provinces, un type oĂč les Ă©nergies physiques et morales sont toujours prĂȘtes Ă  se dĂ©ployer sans violence ! Nulle inquiĂ©tude, nulle attente, jamais d’ennui, aucun mal du siĂšcle, mais une plĂ©nitude de force paisible. Personne, Ă  moins de lire de telles pages, ne peut imaginer qu’on ait vĂ©cu une vie aussi variĂ©e, si dangereuse, si voisine du plus grand gĂ©nie, et qu’on soit demeurĂ© cet esprit exact, sensible et sĂ©vĂšre, d’une harmonie parfaite. Ce n’est pas que BarrĂšs se soustraie au don que l’Empereur possĂ©dait d’enlever les Ăąmes. Lisez son rĂ©cit de la scĂšne qu’il vit, la veille d’Austerlitz, quand, au bivouac oĂč son bataillon sommeillait, soudain NapolĂ©on apparut dans la nuit, tenant Ă  la main une lettre Un de nous prit une poignĂ©e de paille et l’alluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac il fut Ă  un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es en criant Vive l’Empereur ! » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte que, sur des lieues, en avant, en arriĂšre, ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral et que l’Empereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. » VoilĂ  ce que vit mon grand-pĂšre le gĂ©nie enveloppĂ© par les flammes de l’enthousiasme et de l’amour. Et le lendemain, alors qu’avec ses camarades de la Garde, BarrĂšs gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de Vive l’Empereur ! » l’Empereur lui-mĂȘme les aborda. AprĂšs nous avoir fait signe de la main qu’il voulait parler, il nous dit d’une voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă  cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris. Rien n’a rĂ©sistĂ© Ă  leur intrĂ©pide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt, pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons » De telles minutes marquent de leur sceau toute une race. Mais cet enfant de vingt ans, ce soldat de la Garde impĂ©riale prend le contact de ce Multiplicateur de l’enthousiasme sans se laisser entamer par aucun dĂ©sordre. Il nous raconte des scĂšnes qui sont le lieu de naissance du romantisme et dĂ©pose leur souvenir, sans un mot théùtral, dans le sanctuaire de son cƓur. Tous sont Ă©mus jusqu’au fond de l’ñme, mais dans leur premier Ă©tonnement, ils ne brisent pas leur rĂ©serve native, et la moisson lyrique ne naĂźtra que plus tard. C’est au long du dix-neuviĂšme siĂšcle, que ces instants inouĂŻs viendront comme des revenants agiter les fils des hĂ©ros, et les empĂȘcheront de dormir. Quel mystique aliment, quelles riches Ă©pargnes bien dosĂ©es, quelle prĂ©paration de chaleur et d’éclat ! De quel sacrement nos pĂšres participaient ! Ainsi naquit le romantisme que j’ai essayĂ©, pour ma faible part, de juger et de mettre au point, sans jamais cesser de respecter ses ardeurs originaires, ou du moins voilĂ  ses premiĂšres prĂ©parations. Fait remarquable, mon grand-pĂšre et ses frĂšres de gloire, tandis qu’ils introduisent dans le monde les Ă©lĂ©ments essentiels de cette fiĂšvre, n’en prĂ©sentent aucun symptĂŽme. Stendhal a dit le grand mot NapolĂ©on faisait travailler toute cette jeunesse
 L’action l’absorbait au point de supprimer toute nostalgie. Dans les pĂ©rils et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de l’épopĂ©e peut quelquefois se replier sur lui-mĂȘme, et Ă©prouver un Ă©tonnement douloureux, si quelque injure est faite Ă  des hĂ©ros ; mais, Ă  l’ordinaire, ces nobles gens vivaient coude Ă  coude, dans un mĂȘme songe, dans la haute satisfaction d’ĂȘtre des vainqueurs, couronnĂ©s de lauriers. Ils se dĂ©tournaient de la rĂ©alitĂ© quotidienne, parfois Ă©clairĂ©s d’une lumiĂšre si triste, pour s’enivrer du sentiment de l’honneur. Ils avaient leur haute conscience d’eux-mĂȘmes, le tĂ©moignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de l’Empereur, et l’admiration de tous quand ils rentraient Ă  Paris et dans leurs familles. La mĂ©lancolie et l’isolement, ces conditions indispensables du romantisme, n’apparaissent qu’aprĂšs Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations qu’ils savaient n’avoir pas mĂ©ritĂ©es. Le sentiment de ne pas recevoir leur dĂ», un dĂ©saccord cruel avec la sociĂ©tĂ©, troublent profondĂ©ment, aprĂšs 1815, les soldats de la Grande ArmĂ©e, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cƓur humiliĂ© et isolĂ© cette fois, le romantisme est dotĂ© de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallait encore que le temps fĂźt son Ɠuvre et que le recul créùt des mirages. Ces nobles soldats de la Grande ArmĂ©e, ces grands paysans, si je les vois bien, Ă©taient des esprits Ă  enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur l’au-delĂ , dans les souvenirs de mon grand-pĂšre. Aucune prĂ©occupation religieuse. La Garde impĂ©riale avait-elle des aumĂŽniers ? Je n’en sais rien aprĂšs l’avoir lu. Il semble que le baron Larrey, le cĂ©lĂšbre chirurgien, ait Ă©tĂ© chargĂ© de suffire Ă  toutes les fins de vie de ces hĂ©ros. Ces initiateurs de grands rĂȘves sont prodigieusement affermis dans le rĂ©el. Le dĂ©sir d’avancement de mon grand-pĂšre est trĂšs sage. L’avancement se donne Ă  l’anciennetĂ©, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. C’est plus tard que les dynamismes dĂ©chaĂźnĂ©s se sont aimantĂ©s sur cette Ă©poque oĂč tous les mĂ©rites, s’est-on figurĂ©, recevaient du MaĂźtre une rĂ©compense immense et immĂ©diate. Ce lucide Stendhal lui-mĂȘme, dans sa vie de fonctionnaire de l’Empire, ne nous laisse voir que des dĂ©sirs de carriĂšre courts et grossiers il voudrait quatre mille livres de rentes et toutes les femmes. Ce n’est pas le programme d’une grande vie. Il est tout entier dans ses petites sensualitĂ©s commodes, dans ses joies de garnisons, dans les curiositĂ©s et les ennuis de ses changements de rĂ©sidence. Nous sommes loin du temps oĂč son Julien Sorel, privĂ© d’un cadre social et projetĂ© dans l’infini du dĂ©sir, fera du MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne un livre d’excitation, un brĂ©viaire d’énergie. Vigny parle encore avec rĂ©pugnance d’un sentiment qui s’était dĂ©veloppĂ© autour de NapolĂ©on et qu’il appelle le sĂ©idisme l’idĂ©e que tout irait bien, si l’on Ă©tait fidĂšle au chef, qu’on serait alors favorisĂ© de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare l’Empereur Ă  un conquĂ©rant asiatique, qui tient Ă  ce que tout le monde soit Ă  son rang, les chevaux, les chars d’assaut, les guerriers, les prĂȘtres, etc. Pour les ouvriers mĂȘmes de l’incomparable Ă©popĂ©e, la rĂ©alitĂ© compte seule, et s’il y a du frĂ©missement, ce n’est que dans le danger affrontĂ©, dans la discipline acceptĂ©e, dans l’accomplissement de la tĂąche quotidienne. Vingt ans aprĂšs, c’est autre chose. Vers 1827, le mirage est formĂ©, et le passĂ© prend une valeur d’excitation. Le prestige est Ă©tabli. Le soleil romantique a montĂ© dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances. Eux-mĂȘmes, les fils des soldats ne divinisent pas immĂ©diatement le CĂ©sar. Leur premier regard fut plutĂŽt un peu scandalisĂ©. L’intermĂšde venait d’ĂȘtre si cruel la France saignĂ©e Ă  blanc, les AlliĂ©s lui imposant une loi qu’elle semblait avoir oubliĂ©e ! Voyez quel retard mettent Ă  se romantiser, dans l’imagination de Victor Hugo, les Ă©tats de service de son pĂšre ! Il vit d’abord des images de sa mĂšre. Il s’offre Ă  relever la statue d’Henri IV, il cĂ©lĂšbre Quiberon, la VendĂ©e. Son pĂšre a capturĂ© Fra Diavolo, a Ă©tĂ© l’aide de camp du roi Joseph en Espagne, s’est promenĂ© glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poĂšte se prĂȘte plus volontiers Ă  l’influence de son beau-frĂšre, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au ministĂšre de la Guerre, un embusquĂ©. Il ne voit pas ce que les hommes d’AprĂšs la bataille et du CimetiĂšre d’Eylau peuvent lui offrir, jusqu’au moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Hugo lui fait passer ses MĂ©moires et l’invite Ă  venir causer avec lui Ă  Blois. Alors il s’enflamme, et dans le mĂȘme temps toute sa gĂ©nĂ©ration. Cependant les combattants, il semble que le goĂ»t de l’action et un positivisme avant la lettre les maintinrent Ă©loignĂ©s, jusqu’au bout, de toute espĂšce de transfiguration. 
 Que ces vues nous Ă©clairent sur les origines spirituelles des gĂ©nĂ©rations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et qu’elles nous donnent un pressentiment de la mystĂ©rieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur l’esprit français, la Grande Guerre dont nous venons d’ĂȘtre les tĂ©moins ! Des ferments, qui n’ont pas encore affleurĂ©, se prĂ©parent pour nos fils, dans les tranchĂ©es recouvertes. * * * * Je publie ces MĂ©moires, Ă  l’ñge oĂč mon grand-pĂšre acheva de les mettre au net. J’en corrige les Ă©preuves, dans le lieu oĂč il les recopiait. À Charmes, il achevait, il y a un siĂšcle, son ItinĂ©raire, et dans ce mĂȘme horizon, je commence l’histoire de ma vie, mon itinĂ©raire intellectuel. J’édite ses Ă©tapes, Ă©crites Ă  l’aube du dix-neuviĂšme siĂšcle pour les placer, comme une prĂ©face, en tĂȘte de tout ce que j’ai fait. Cependant, ce n’est pas dans une prĂ©occupation Ă©troitement personnelle ; je suis rassasiĂ© de moi-mĂȘme, et j’ai cessĂ© de m’intĂ©resser Ă  mes maniĂšres de sentir, qui me donnent du dĂ©sagrĂ©ment et m’emprisonnent depuis soixante ans j’ai l’idĂ©e de publier ici un document qui appartient Ă  la vie nationale. Ces sortes de mĂ©moires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siĂšcle de recul, je m’émeus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant d’ñmes nobles qu’il n’a pas connues, qu’il n’était pas dans sa destinĂ©e de rencontrer, et qui pensaient Ă  lui, elles et lui se coudoyant Ă  son insu. Quand je lis ce que mon grand-pĂšre raconte de sa journĂ©e du Sacre, oĂč il faisait la haie sur le passage de l’Empereur, je songe Ă  ce que AndrĂ©-Marie AmpĂšre Ă©crivait, le mĂȘme soir, aprĂšs avoir vu le cortĂšge impĂ©rial. La vue d’un drapeau tout en lambeaux, dĂ©chirĂ© dans les guerres, et le froid moins rude ce jour-lĂ  pour ceux qui sont sous les armes », voilĂ  ce qui frappe ce grand homme, d’un si beau gĂ©nie et d’une si noble sensibilitĂ©. Il a une pensĂ©e, d’inconnu Ă  inconnu, pour mon grand-pĂšre ; et moi, aprĂšs cent ans, j’éprouve pour AndrĂ©-Marie AmpĂšre et son fils Jean-Jacques un mouvement d’amitiĂ©. Ainsi se forme la patrie dans les Ăąmes. Et puis de tels MĂ©moires constituent un Ă©lĂ©ment excellent, pour comprendre ce qu’est une famille française, pour suivre la courbe de l’esprit national et pour distinguer le vrai dessein politique de la France. Qu’y voyons-nous essentiellement ? Je le rĂ©pĂšte un enfant du Plateau Central, arrachĂ© par la grande secousse rĂ©volutionnaire du gisement dont il faisait partie depuis des siĂšcles, oĂč tous les siens s’abritaient depuis la pĂ©riode gallo-romaine, et qui devient pour de longues annĂ©es un dĂ©fenseur de la France une et indivisible, jusqu’à ce que les Ă©vĂ©nements l’amĂšnent Ă  se fixer aux confins mĂȘme de la patrie qu’il a servie, dans cette Lorraine oĂč il fait souche. Dans mon esprit, cette publication, si le temps le permet, sera Ă©clairĂ©e par d’autres, qui viendront ensuite la complĂ©ter. J’ai Ă  commenter, avec mes souvenirs d’enfance, des lettres que je possĂšde de mon pĂšre et de ma mĂšre sur les Prussiens Ă  Charmes, en 1870, et jusqu’au paiement des cinq milliards. Il se peut que mon fils, quelque jour, comme tant de camarades, raconte ses quatre annĂ©es de la Grande Guerre, qu’il a terminĂ©es dans un bataillon de chasseurs du recrutement des Vosges. De telles publications, Ă  la fois glorieuses et communes, dont il n’est pas de famille française qui n’en puisse fournir de pareilles, rendent Ă©vidents et tangibles le pĂ©ril Ă©ternel auquel la France est exposĂ©e et la nĂ©cessitĂ© de maintenir notre antique conception de l’honneur. MAURICE BARRÈS. Charmes, le 17 aoĂ»t 1922. L’ABBÉ PIERRE-MAURICE BARRÈS Il est question, Ă  plusieurs reprises, dans ces Souvenirs, et dĂšs leurs premiĂšres lignes, du frĂšre aĂźnĂ© de BarrĂšs, mon grand-oncle Pierre-Maurice BarrĂšs. C’est une figure intĂ©ressante et complexe, dont M. Ulysse Rouchon traçait, il y a peu, dans les DĂ©bats, un croquis attachant. Pierre-Maurice BarrĂšs, disait-il, nĂ© Ă  Blesle, le 22 septembre 1766, Ă©tait l’un des derniers licenciĂ©s de l’antique Sorbonne. Il commença ses Ă©tudes sacerdotales au grand sĂ©minaire de Saint-Flour, et y reçut les ordres mineurs. Sous l’épiscopat constitutionnel de son compatriote Delcher, curĂ© de Brioude, Ă©lu Ă©vĂȘque de la Haute-Loire, le 28 fĂ©vrier 1791, le jeune clerc, alors Ă©levĂ© au diaconat, vint au Puy, prĂȘta serment, et fut chargĂ©, en compagnie du cordelier Teyssier et de Bonnafox, curĂ© de Lempdes, de la rĂ©organisation du grand sĂ©minaire, abandonnĂ© par les sulpiciens insermentĂ©s. Les circonstances interrompirent le sĂ©jour de BarrĂšs au grand sĂ©minaire, Ă  la fin de 1792, Ă©poque Ă  laquelle la direction de l’établissement fut remise aux vicaires Ă©piscopaux. Il quitta alors l’habit ecclĂ©siastique, et, Ă  l’organisation de l’École centrale du Puy, il fut pourvu, au choix, par arrĂȘtĂ© municipal du 3 frimaire an V, de la chaire de Belles-Lettres. BarrĂšs fut un des professeurs les plus distinguĂ©s et les plus dĂ©vouĂ©s de ce nouveau collĂšge. On le trouve, le 10 germinal an VII, prĂ©sidant un exercice d’éloquence et parlant sur le prix et les caractĂšres de la vraie libertĂ© ; le 2 florĂ©al an VII, cĂ©lĂ©brant le centenaire de la mort de Racine
 Le 15 fructidor an XII, les maĂźtres et les Ă©lĂšves de l’École centrale se sĂ©paraient, mais, depuis cinq ans, Pierre BarrĂšs avait Ă©tĂ© appelĂ© Ă  des fonctions plus Ă©levĂ©es. Lors de la crĂ©ation des prĂ©fectures, il avait Ă©tĂ© en effet dĂ©signĂ©, par dĂ©cret du 15 florĂ©al an VIII, comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la Haute-Loire. Pendant seize annĂ©es, l’ancien professeur fut le collaborateur estimĂ© de l’administration, et, sans exagĂ©ration, l’on peut dire que ce fut lui qui supporta, presque Ă  lui seul, tout le poids des affaires dĂ©partementales. DouĂ© d’une rare activitĂ©, il menait de front les travaux de sa fonction, les plaisirs, les relations mondaines. Les missions les plus dĂ©licates lui furent confiĂ©es Ă  diverses reprises. En 1812, il alla soutenir Ă  Paris les droits de la ville du Puy Ă  un lycĂ©e ; en 1816, il fut envoyĂ© Ă  Lyon pour dĂ©fendre auprĂšs des Autrichiens les intĂ©rĂȘts du dĂ©partement. Son habile intervention, dans le rĂšglement des indemnitĂ©s dues aux troupes d’occupation, lui valut la croix de la LĂ©gion d’honneur. Parvenu de la sorte Ă  une situation Ă©minente dans son propre pays, BarrĂšs aurait pu lĂ©gitimement entretenir de hautes ambitions, mais, Ă  la suite d’une de ces crises de conscience qui sont l’apanage d’une Ă©lite, l’ancien clerc, de retour au Puy, se dĂ©mit bientĂŽt de sa charge. La nouvelle provoqua un vif Ă©tonnement dans la rĂ©gion, et souleva de nombreux commentaires, mais dĂ©jĂ  l’ancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral se trouvait Ă  Bordeaux, auprĂšs de son ami Cartal, supĂ©rieur du grand sĂ©minaire. Dix-huit mois aprĂšs cette retraite, Mgr d’Aviau l’ordonnait prĂȘtre, le nommait vicaire de la paroisse Saint-Michel, et, simultanĂ©ment, supplĂ©ant de morale Ă  la FacultĂ© de ThĂ©ologie. Ces fonctions attirĂšrent l’attention sur Pierre BarrĂšs, qui devint grand vicaire le 1er avril 1819. PrĂ©dicateur trĂšs goĂ»tĂ©, directeur spirituel renommĂ©, l’abbĂ© fut, durant plusieurs annĂ©es, confesseur de la duchesse d’AngoulĂȘme. Le correspondant n’était pas moins apprĂ©ciĂ©, au dire du regrettĂ© chanoine PailhĂšs ; et ses lettres, lĂ©guĂ©e avec tous ses papiers au grand sĂ©minaire, mĂ©riteraient les honneurs d’une publication spĂ©ciale qui ne manquerait pas d’intĂ©rĂȘt. Le 29 avril 1838, il mourut Ă  Bordeaux, et fut inhumĂ© dans le caveau de la primatiale Saint-AndrĂ©. » Ainsi s’exprime le savant M. Ulysse Rouchon. J’ajouterai qu’on trouve le nom de Pierre-Maurice BarrĂšs dans l’histoire de Mme FourĂšs, la jolie personne qui avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de Bonaparte en Égypte. L’abbĂ© PailhĂšs, bien connu par ses prĂ©cieux travaux sur Chateaubriand et sur Mme de Chateaubriand, m’avait Ă©crit qu’il voulait peindre mon grand-oncle et faire connaĂźtre sa correspondance. Il disait que c’était un esprit qui avait de la profondeur. Je ne sais s’il avait Ă©clairci le mystĂšre de sa vie et l’énigme de sa conversion. M. B. L’EMPIRE Un arrĂȘtĂ© des consuls du 21 mars 1804 30 ventĂŽse an XII crĂ©a un corps de vĂ©lites, pour faire partie de la garde consulaire et ĂȘtre attachĂ© aux chasseurs et grenadiers Ă  pied de cette troupe d’élite. Deux bataillons, de huit cents hommes chacun, devaient ĂȘtre formĂ©s, l’un Ă  Écouen, sous le nom de chasseurs vĂ©lites, et l’autre Ă  Fontainebleau, sous celui de grenadiers vĂ©lites. Pour y ĂȘtre admis, il fallait possĂ©der quelque instruction, appartenir Ă  une famille honorable, avoir cinq pieds deux pouces au moins, ĂȘtre ĂągĂ© de moins de vingt ans, et payer 200 francs de pension. Les promesses d’avancement Ă©taient peu sĂ©duisantes, mais les personnes qui connaissaient l’esprit du gouvernement d’alors, le goĂ»t de la guerre chez le chef de l’État, le dĂ©sir qu’avait le Premier Consul de rallier toutes les opinions et de s’attacher toutes les familles, pensĂšrent que c’était une pĂ©piniĂšre d’officiers qu’il voulait crĂ©er, sous ce nom nouveau empruntĂ© aux Romains. Dans les premiers jours d’avril, mon frĂšre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du dĂ©partement de la Haute-Loire, mort vicaire gĂ©nĂ©ral de l’archevĂȘque de Bordeaux en 1837, vint dans la famille pour proposer Ă  mon pĂšre de me faire entrer dans ce corps privilĂ©giĂ©, sur lequel il fondait de grandes espĂ©rances d’avenir. L’idĂ©e de voir Paris, de connaĂźtre la France et peut-ĂȘtre des pays Ă©trangers, me fit accepter tout de suite la proposition qui m’était faite, sans trop songer au difficile engagement que j’allais prendre. Mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je me dĂ©cidai sans peine Ă  confirmer ma rĂ©solution spontanĂ©e, malgrĂ© tous les efforts que mes parents firent pour me dissuader d’entrer dans une carriĂšre aussi pĂ©nible et pĂ©rilleuse. MON ADMISSION AUX VÉLITES DE LA GARDE Le 18 mai 28 florĂ©al, le jour mĂȘme que NapolĂ©on Bonaparte, Premier Consul, fut proclamĂ© et saluĂ© empereur des Français, le ministre de la Guerre, Alexandre Berthier, signait l’admission aux vĂ©lites de vingt-cinq jeunes gens du dĂ©partement qui s’étaient prĂ©sentĂ©s pour y entrer. Le 20 juin, je me rendis au Puy, pour recevoir ma lettre de service et passer la revue. Le dĂ©part Ă©tait fixĂ© au 25. Je partis la veille pour voir encore une fois mes bons parents, et je restai avec eux jusqu’au 27. Les derniers moments furent douloureux pour mon excellente et bien-aimĂ©e mĂšre. Mon pĂšre, moins dĂ©monstratif et plus raisonnable, montra plus de fermetĂ© ou de sang-froid, pour ne pas trop exciter mes regrets. Des larmes dans tous les yeux, la tristesse peinte sur tous les visages qui m’entouraient, m’émurent profondĂ©ment et m’îtaient tout mon courage. AprĂšs avoir payĂ© ma dette Ă  la nature, je partis au galop pour cacher mes pleurs. Quelques heures aprĂšs, j’étais Ă  Issoire, oĂč je rejoignis mes compagnons de voyage, mes futurs camarades de giberne. Je me mis aussitĂŽt sous les ordres du premier chef que ma nouvelle carriĂšre me donnait. C’était un lieutenant du 21Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre, Corse de naissance, un des braves de l’expĂ©dition d’Égypte, trĂšs original, peu instruit, mais excellent homme. Il s’appelait Paravagna. Ce n’était pas une petite mission que celle de conduire Ă  Paris vingt-cinq jeunes tĂȘtes, passablement indĂ©pendantes, et n’ayant encore aucun sentiment des devoirs que nous imposait notre position de recrues et de subordination. Il Ă©tait secondĂ© par un sergent, qu’on n’écoutait pas. Le 27 juin, nous Ă©tions Ă  Issoire. Le 28, Ă  Clermont, nous fĂ»mes conduits chez le sous-inspecteur aux revues, pour lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©s. Il nous compta de sa fenĂȘtre, ce qui nous dĂ©plut fort, et lui attira de notre part quelques bons sarcasmes. Le 30, nous fĂźmes halte Ă  Riom, le 1er juillet Ă  Saint-Pourçain, le 2 Ă  Moulins. Avant d’arriver Ă  cette ville, nous fĂ»mes foudroyĂ©s par un orage effroyable, qui nous effraya par la masse d’eau qu’il jeta sur nous et dont notre petit bagage fut entiĂšrement abĂźmĂ©. Nous ne repartĂźmes de Moulins que le 4, pour coucher Ă  Saint-Pierre-le-Moutiers. Les dĂ©penses assez considĂ©rables que nous faisions, dans ces petites journĂ©es de marche, nous engagĂšrent Ă  prendre des voitures, pour arriver plus tĂŽt Ă  Paris. Le lieutenant s’y opposa longtemps ; il nous menaça de nous faire arrĂȘter par la gendarmerie, si nous nous permettions de partir sans lui. On se moqua de lui et de ses menaces. Cependant, aprĂšs de longues discussions, on s’arrangea, en payant pour lui et le sergent. Ce dernier y perdait le pain de munition qu’on lui laissait, et M. Paravagna quelques bons dĂźners qu’on lui payait. Les concessions une fois faites de part et d’autre, nous montĂąmes en voiture, c'est-Ă -dire en pataches, quatre dans chacune, et partĂźmes fort satisfaits, quoique cahotĂ©s, moulus, et le corps brisĂ© de fatigue, dans ces vĂ©hicules barbares suspendus sur des essieux. Nous passĂąmes successivement Ă  Pougues, la CharitĂ© sur Loire, Prouilly, Cosne, Briare, Montargis. Le 6 juillet, au soir, nous arrivĂąmes Ă  Nemours et nous couchĂąmes. C’était bien nĂ©cessaire, car nous avions les os brisĂ©s et le corps tout contus. Dans ce trajet de quarante lieues de poste, il m’arriva un accident, qui aurait bien pu m’arrĂȘter dĂšs les premiers jours de ma carriĂšre militaire. AprĂšs avoir gravi une cĂŽte Ă  pied, je voulus monter dans ma patache sans la faire arrĂȘter. TrompĂ© par un lambeau de tapisserie, qui se trouvait entre la croupe du cheval et le devant de la voiture, j’appuyai ma main dessus et passai entre les deux, en tombant rudement sur la route. Par bonheur, aucun de mes membres ne se trouva sous le passage des roues. J’en fus quitte pour quelques contusions et les plaisanteries de mes camarades. Le 7 juillet, Ă  Nemours, nous montĂąmes dans de bonnes diligences et partĂźmes de grand matin. À Fontainebleau, quelques instants de repos nous donnĂšrent le temps de voir le chĂąteau et les vĂ©lites grenadiers, dĂ©jĂ  arrivĂ©s, faire l’exercice. C’étaient les jouissances qui nous attendaient, et aprĂšs lesquelles nous courions presque en poste. L’ARRIVÉE À PARIS Le 7 juillet 1804, Ă  4 heures du soir, nous entrĂąmes Ă  Paris par la rue du Faubourg Saint Victor, oĂč nous descendĂźmes de voiture. Une fois sur le pavĂ©, nous prĂźmes un portemanteau, et nous nous dirigeĂąmes sur la rue Grenelle Saint HonorĂ©, oĂč l’on nous avait dĂ©signĂ© un hĂŽtel. L’arrivĂ©e de vingt-sept gaillards, fatiguĂ©s de la course qu’ils venaient de faire Ă  travers Paris, la valise sur le dos et la faim dans le ventre, de trĂšs mauvaise humeur par consĂ©quent, Ă©pouvanta l’hĂŽtelier, qui dĂ©clina l’honneur de loger tant de jeunes hĂ©ros en herbe. Fort embarrassĂ©s de trouver une maison assez vaste pour nous loger tous, car le lieutenant ne voulait pas que nous nous sĂ©parions, nous fĂ»mes Ă©conduits dans plusieurs lieux. Enfin, nous trouvĂąmes un asile dans l’hĂŽtel de Lyon, rue Batave, prĂšs des Tuileries. J’étais donc Ă  Paris, dont je rĂȘvais depuis tant d’annĂ©es ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que j’éprouvai, quand j’entrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, l’asile des beaux-arts, de la politesse et du bon goĂ»t. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa d’admiration et d’étonnement. Pendant les quelques jours que j’y restai, je fus assez embarrassĂ© pour dĂ©finir les sentiments que j’éprouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-d’Ɠuvre, et cet immense mouvement qui m’entraĂźnait. J’étais souvent dans une espĂšce de stupeur, qui ressemblait Ă  de l’hĂ©bĂštement. Cet Ă©tat de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus dĂ©finir, comparer, et que mes sens se fussent accoutumĂ©s Ă  apprĂ©cier tant de merveilles. Que de sensations agrĂ©ables je ressentis ! Il faut sortir comme moi d’une petite et laide ville, quitter pour la premiĂšre fois le toit paternel, n’avoir encore rien vu de vĂ©ritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur. 8 juillet 19 messidor. – Notre lieutenant, trĂšs empressĂ© de se dĂ©barrasser de nous, et de terminer sa pĂ©nible mission, nous conduisit de trĂšs grand matin Ă  l’École militaire, pour nous faire incorporer dans la garde impĂ©riale. AprĂšs avoir pris nos signalements, et nous avoir toisĂ©s, nous fĂ»mes rĂ©partis dans les deux corps de vĂ©lites, d’aprĂšs la taille de chacun treize furent admis aux grenadiers, et sept, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous sĂ©parĂąmes alors avec de vifs regrets, d’autant plus pĂ©nibles qu’il s’était Ă©tabli pendant le voyage une intimitĂ© que rien n’avait altĂ©rĂ©e. Quant au lieutenant, il ne put s’empĂȘcher de manifester une satisfaction qui ne faisait pas notre Ă©loge. Nous fĂ»mes autorisĂ©s Ă  rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous l’entendions, sans ĂȘtre astreints aux appels, jusqu’au lendemain dans l’aprĂšs-midi. À notre retour de l’École militaire, nous passĂąmes par les Tuileries, pour tĂącher de voir l’Empereur, qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du chĂąteau et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placĂ© pour voir ce beau spectacle et contempler Ă  mon aise l’homme puissant, qui avait vaincu l’anarchie, aprĂšs avoir vaincu les ennemis de la France, et substituĂ© l’ordre aux dĂ©plorables et sanglantes actions de la RĂ©volution. J’entrais et je logeais, pour la premiĂšre fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien sĂ©duisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps qu’étant militaire, je devais renoncer Ă  une grande partie de ma libertĂ© et au bien-ĂȘtre que l’on trouve dans sa famille, je ne m’en prĂ©occupai pas trop. Je fus habillĂ© dans la journĂ©e, et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu, dont la doublure et les passepoils Ă©taient Ă©carlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires ceux Ă  l’aigle n’étaient pas encore frappĂ©s, avec cette lĂ©gende garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau Ă  corne, avec des cordonnets jaunes ; des Ă©paulettes en laine verte, Ă  patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandĂ© de laisser pousser nos cheveux, pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets qu’on ne nous avait pas enlevĂ©s. Enfin, on nous permit comme faveur d’aller au spectacle, si nous le dĂ©sirions, jusqu’à l’époque de notre dĂ©part pour Écouen. Je restai Ă  Paris jusqu’au 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours d’assez grande libertĂ©, je visitai tous les monuments et les curiositĂ©s. 13 juillet. – Partis de Paris en dĂ©tachement, le sac sur le dos, le fusil sur l’épaule, pour la garnison qui Ă©tait affectĂ©e aux chasseurs vĂ©lites et oĂč s’organisait le bataillon, je fus placĂ© dans la 4° compagnie, commandĂ©e par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon s’appelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de trente-six hommes chacune, mais s’augmentant tous les jours par l’arrivĂ©e des vĂ©lites qui venaient de toutes les parties de la France. J’avais le n° 234 sur le registre matricule du corps. Notre solde Ă©tait de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous Ă  l’ordinaire, 4 Ă©taient versĂ©s Ă  la masse pour la fourniture des effets de linge et de chaussure, et les 10 autres Ă©taient donnĂ©s, tous les dix jours par dĂ©cade, Ă  titre de sous de poche. L’ordinaire Ă©tait bon, et la solde suffisante pour satisfaire Ă  tous les besoins de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, mais on exerçait souvent des retenues, qui n’étaient pas toujours justifiĂ©es trĂšs scrupuleusement et dont on n’osait se plaindre, car les sergents-majors Ă©taient tout-puissants dans les compagnies. Le magnifique chĂąteau d’Écouen, qui, aprĂšs Austerlitz, allait devenir une maison d’éducation pour les filles des membres de la LĂ©gion d’honneur, venait d’ĂȘtre disposĂ© pour loger notre bataillon de vĂ©lites. Deux jours aprĂšs que nous y Ă©tions, c'est-Ă -dire le lundi 15 juillet, je fus trĂšs surpris de voir, Ă  la boutonniĂšre des officiers et de plusieurs sous-officiers, une belle dĂ©coration suspendue par un ruban rouge moirĂ©. J’appris que c’était l’ordre de la LĂ©gion d’honneur, dont la premiĂšre distribution avait Ă©tĂ© faite la veille par l’Empereur NapolĂ©on en personne, dans le temple de Mars, aux Invalides. 17 juillet. – L’Empereur passa Ă  Écouen ; il se rendait Ă  Boulogne, pour donner des croix aux troupes campĂ©es sur les cĂŽtes de France et qui formaient l’armĂ©e destinĂ©e Ă  une descente en Angleterre. Nous bordions la haie, sur la hauteur avant de descendre dans le bourg. L’Empereur ne s’arrĂȘta pas pour nous voir, ce qui blessa notre amour-propre de conscrits. Les mois de juillet, aoĂ»t, septembre et octobre se passĂšrent en faisant l’exercice, Ă  nettoyer nos armes et nos effets, Ă  passer des inspections de tenue, Ă  apprendre la maniĂšre de servir dans toutes les positions. Avant la fin de septembre, nous manƓuvrions parfaitement bien en ligne, et semblions dĂ©jĂ  ĂȘtre de vieux soldats. Le bataillon, Ă  cette Ă©poque, avait dĂ©jĂ  dĂ©passĂ© 700 hommes, et il en arrivait tous les jours. Mais je fus atteint, dans ces premiers jours d’une ophtalmie qui me fit beaucoup souffrir et languir, et, en vendĂ©miaire, je dus aller un mois Ă  l’hĂŽpital du Gros-Caillou, pour rĂ©tablir ma santĂ©. 15 aoĂ»t. – Ce jour de la fĂȘte de l’Empereur, je fus Ă  Paris avec plusieurs camarades, sans permission. Nous partĂźmes Ă  pied, Ă  onze heures, aprĂšs l’appel et l’inspection du matin ; arrivĂ©s Ă  Saint-Denis, nous prĂźmes une voiture qui nous porta jusqu’à la porte de ce nom. Suivre le boulevard, gagner l’emplacement de la fĂȘte, assister Ă  quelques jeux, faire une ou deux visites, dĂźner au Palais Royal, prendre le cafĂ© en sociĂ©tĂ© de dames, retourner Ă  Écouen, faire dix lieues de la mĂȘme maniĂšre et arriver pour l’appel du soir, ce fut dix heures consacrĂ©es Ă  exĂ©cuter cette fantastique escapade. Quelques uns furent punis, d’autres malades ; je ne fus ni l’un ni l’autre, grĂące Ă  ma santĂ© et Ă  la bienveillance du sergent de semaine, qui retarda un peu de rendre le billet d’appel, espĂ©rant que je rentrerais avant le dĂ©lai de grĂące. Les dimanches, aprĂšs l’inspection, nous visitions les environs, qui sont trĂšs intĂ©ressants Ă  parcourir, et trĂšs animĂ©s dans la belle saison, ou bien nous allions aux fĂȘtes patronales de Montmorency, Villiers-le-Bel, Sarcelles, Gonesse, Saint-Denis, Saint-Ouen, etc. Ces fĂȘtes trĂšs courues et fort gaies me plaisaient beaucoup et me dĂ©lassaient des ennuyeuses fatigues de la semaine. Le temps passait vite, parce qu’il Ă©tait bien employĂ© ; je pensais peu Ă  la terre natale, au berceau de mon enfance, parce que j’étais arrivĂ© Ă  cette position, de mon grĂ©, et sans contrainte. Cependant un dimanche, d’assez bon matin, promenant assez tristement mes pensĂ©es dans les allĂ©es les plus solitaires du bois, j’entendis parler assez vivement Ă  quelques pas de moi. Je me rendis de ce cĂŽtĂ©, et, avant d’arriver au lieu d’oĂč partaient ces voix, je fus rĂ©veillĂ© de mes prĂ©occupations par un coup d’arme Ă  feu, suivi d’un autre. Je cours, tout Ă©mu, je vois un de nos officiers baignĂ© dans son sang, prĂšs duquel Ă©tait l’aide-major du bataillon, M. Maugras, et un officier qui le soutenait, tandis que deux autres fuyaient Ă  cheval dans la direction de Paris. Je venais d’ĂȘtre tĂ©moin, sans m’en douter, d’un duel Ă  mort. Les conventions Ă©taient telles, dit-on. Ce douloureux Ă©vĂ©nement m’affecta sensiblement. Un soir, c’était le 11 novembre, pendant que nous fĂȘtions la Saint-Martin, qui est la fĂȘte des soldats d’infanterie, un nouveau vĂ©lite entra dans la salle du festin, sac sur le dos, et son ordre d’incorporation dans la compagnie Ă  la main. Courir Ă  lui, l’aider Ă  se dĂ©barrasser de son attirail militaire, et le placer Ă  table fut l’affaire d’un instant. Assis Ă  mes cĂŽtĂ©s, et ayant appris qu’il Ă©tait Auvergnat, je demandai au sergent-major, qui Ă©tait invitĂ© Ă  ce repas de chambrĂ©e, de me le donner pour camarade de lit, le mien Ă©tant Ă  l’hĂŽpital. Cette demande me fut accordĂ©e, Ă  ma grande satisfaction. Le choix Ă©tait d’autant plus agrĂ©able que c’était un jeune homme parfaitement bien Ă©levĂ©, qu’il Ă©tait mon compatriote, et que tout en lui annonçait des maniĂšres distinguĂ©es. Ce jeune homme, appelĂ© Tournilhac, des environs de Thiers, Ă©tait capitaine dans la campagne de Russie, oĂč il eut deux doigts gelĂ©s, ce qui ne l’empĂȘcha pas, quand on abandonna, Ă  la montĂ©e de Kowno, les trĂ©sors de la Grande ArmĂ©e, de prendre de l’or Ă  pleines mains dans les tonneaux dĂ©foncĂ©s et de rejoindre les dĂ©bris de son rĂ©giment. LĂ , il vint au secours de tous ses camarades, en leur donnant gĂ©nĂ©reusement tout l’argent dont ils avaient besoin pour traverser la Prusse et gagner les bords de l’Oder. Il ne voulut pas reprendre de service sous la Restauration. 27 novembre. – Depuis plusieurs jours, nous Ă©tions prĂ©venus que nous assisterions au sacre de l’Empereur NapolĂ©on, et que nous devions nous tenir prĂȘts Ă  partir. Nous dĂ»mes Ă  cette cĂ©rĂ©monie de recevoir nos habits de grande tenue, avec des boutons Ă  l’aigle, nos Ă©normes bonnets d’oursin, qui couvraient nos petites figures imberbes, et d’autres vĂȘtements qu’on ne nous avait pas encore donnĂ©s. CasernĂ©s Ă  l’École militaire, on nous distribua, nous vĂ©lites, dans chaque chambrĂ©e des vieux chasseurs, comme une ration, avec ordre de prendre une place dans les lits qui Ă©taient dĂ©jĂ  occupĂ©s par deux titulaires, qui se seraient bien passĂ©s de cette augmentation importune. Il fallut se rĂ©signer Ă  coucher trois et Ă  habiter des chambres oĂč l’on ne pouvait pas circuler, tant elles Ă©taient encombrĂ©es. Combien cela nous promettait de plaisir ! LA CÉRÉMONIE DU SACRE 2 dĂ©cembre 15 frimaire an XIII. – À peine le jour se dessinait, que nous Ă©tions en bataille sur le Pont-Neuf, en attendant qu’on eĂ»t dĂ©signĂ© l’emplacement que nous devions occuper. La compagnie borda la haie dans la rue notre-dame. ObligĂ© de rester en place, sur un sol glacĂ©, par un froid vif et un ciel gris, cela nous annonçait une journĂ©e pĂ©nible et de privations. Cependant, quand les petits et grands corps constituĂ©s arrivĂšrent, quand le Corps lĂ©gislatif, le Tribunat, le SĂ©nat, le Conseil d’État, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc., commencĂšrent Ă  dĂ©filer, on eut du plaisir Ă  se voir bien placĂ©s, Ă  n’avoir devant soi rien qui pĂ»t vous priver du charmant tableau qui se dĂ©roulait. Et quand la riche voiture du pape arriva, attelĂ©e de huit chevaux blancs magnifiques, prĂ©cĂ©dĂ©e de son chapelain montĂ© sur une mule ; quand l’état-major de Paris, ayant Ă  sa tĂȘte le prince Murat, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi d’une immense colonne de cavalerie de toutes les armes, quand enfin le magnifique cortĂšge impĂ©rial se montra dans toute sa splendeur, alors on oublia le froid, la fatigue, pour admirer ces resplendissantes grandeurs. Le cortĂšge Ă©tant entrĂ© dans l’église, il fut permis de se promener pour se rĂ©chauffer. Me trouvant prĂšs d’une porte de l’immense basilique oĂč s’accomplissait une si Ă©tonnante cĂ©rĂ©monie, j’entrai Ă  la suite du prince EugĂšne. Une fois dans l’intĂ©rieur, je n’aurais Ă©tĂ© guĂšre plus avancĂ©, si un vĂ©lite de mes amis, dont la compagnie Ă©tait de service dans l’église, ne m’eĂ»t facilitĂ© les moyens de pĂ©nĂ©trer dans une tribune haute. Je pris une assez bonne place sans beaucoup de peine, parce qu’on pensa que j’étais envoyĂ© pour y faire faction. De lĂ , je vis au moins les deux tiers de la cĂ©rĂ©monie, tout ce que l’imagination la plus fĂ©conde peut imaginer de beau, de grandiose, de merveilleux. Il faut l’avoir vu pour s’en faire une idĂ©e. Aussi le souvenir en restera-t-il gravĂ© dans ma mĂ©moire, toute ma vie. Avant la fin de la messe, je me retirai pour reprendre ma place. À la nuit, nous rentrĂąmes au quartier, et aprĂšs avoir mangĂ© la portion du soir, je fus voir la brillante illumination des Tuileries et des monuments des environs. La journĂ©e fut bien remplie, mais aussi elle offrit Ă  l’imagination de bien puissants souvenirs. LA DISTRIBUTION DES AIGLES 6 dĂ©cembre. – Ainsi que pour la prĂ©cĂ©dente prise d’armes, nous nous levĂąmes avant le jour pour nous rendre au Champ de Mars, oĂč nous Ă©tions Ă©tablis dĂšs 8 heures du matin, pour recevoir nos aigles, et entourer le trĂŽne de tout l’éclat que la troupe prĂȘte Ă  ces cĂ©rĂ©monies. De grands prĂ©paratifs avaient Ă©tĂ© faits, pour donner Ă  cette nouvelle consĂ©cration toute la majestĂ©, toute la pompe qu’exigeait une aussi imposante solennitĂ©. En mĂȘme temps que nous, les autres rĂ©giments de la garde, les troupes en garnison Ă  Paris et celles qui Ă©taient arrivĂ©es pour assister au sacre, les dĂ©putations des gardes nationales de France et de toutes les armes de l’armĂ©e de terre et de mer, vinrent prendre leur place de bataille. Le Champ-de-Mars, tout vaste qu’il est, ne pouvait contenir tout ce qui avait Ă©tĂ© convoquĂ© ou qui Ă©tait venu volontairement, pour recevoir et jurer fidĂ©litĂ© au drapeau qu’on devait distribuer dans cette grande journĂ©e. AprĂšs la remise des aigles Ă  chaque chef de corps et la prestation de serment, le dĂ©filĂ© commença. Ce fut trĂšs long et ne se termina qu’à la nuit. Nous fĂ»mes les derniers Ă  nous retirer. Ç’aurait Ă©tĂ© vraiment beau, si le temps eĂ»t favorisĂ© cette majestueuse solennitĂ©. Mais le dĂ©gel, la pluie, le froid avaient glacĂ©, sinon l’enthousiasme et le dĂ©vouement de l’armĂ©e Ă  son glorieux chef, du moins les bras et les jambes. On Ă©tait dans la boue jusqu’aux genoux, surtout en face de l’immense et magnifique estrade oĂč se tenait l’Empereur, entourĂ© de sa cour et de tout l’état-major gĂ©nĂ©ral de l’armĂ©e. Je vis, dans cette immensitĂ© armĂ©e, le sergent du 46° de ligne qui portait dans une petite urne en argent, attachĂ©e sur le cĂŽtĂ© de sa poitrine, le cƓur du premier grenadier de France, le valeureux La Tour d’Auvergne, mort au champ d’honneur. UNE SOIRÉE AU PALAIS ROYAL Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă  Écouen, je retournai Ă  Paris, avec mon nouvel ami Tournilhac, pour faire mes adieux Ă  plusieurs de mes compatriotes, et chercher quelque argent chez l’un d’eux. AprĂšs avoir pris un trĂšs lĂ©ger dĂ©jeuner, que je payai du dernier argent qui me restait, nous nous sĂ©parĂąmes pour aller chacun de notre cĂŽtĂ© Ă  nos affaires, et recevoir ce que nous espĂ©rions toucher. Il fut convenu qu’on n’accepterait aucune invitation et qu’on se rĂ©unirait, Ă  5 heures prĂ©cises, sous les galeries de bois du Palais Royal. Je fus exact au rendez-vous, ayant l’estomac aussi vide que la bourse. J’attendis longtemps, bien longtemps, sans voir arriver celui que j’appelais intĂ©rieurement mon sauveur. Ma position Ă©tait critique. Sans argent, sans pain, sans asile, je tremblais de peur et de froid, car le temps Ă©tait rigoureux. Je craignais que mon Ă©tourdi, placĂ© devant une succulente table et prĂšs d’un bon feu, ne m’eĂ»t oubliĂ©. Je faisais de bien tristes rĂ©flexions. Enfin il arriva, aussi pauvre que moi, mais plus rĂ©solu. Il me dit Allons chez un capitaine de hussards de ma connaissance. C’est un bon et brave militaire, retenu chez lui par la goutte ; il sera enchantĂ© de donner Ă  dĂźner Ă  deux hĂ©ros affamĂ©s. » En effet, nous fĂ»mes parfaitement et cordialement accueillis. AprĂšs un excellent dĂźner, donnĂ© de bon cƓur et mangĂ© de mĂȘme, prĂšs d’un bon feu, mon monsieur sans gĂȘne dit Ce n’est pas tout, capitaine. Il faut que tu me donnes cent sous pour aller au spectacle et payer notre lit dans un hĂŽtel. » Le capitaine, en homme qui sait vivre, nous donna la piĂšce et nous souhaita beaucoup de plaisir. Je fus Ă©merveillĂ© de cette rĂ©ception presque paternelle, et de la joie que ressentait ce digne homme d’obliger deux Ă©tourdis. AprĂšs notre sortie du Vaudeville, nous fĂ»mes au cafĂ© des Aveugles dĂ©penser encore ; toutefois, avec assez d’argent de reste pour payer un lit ; mais il Ă©tait plus de minuit, les hĂŽtels Ă©taient fermĂ©s, nous nous trouvions encore une fois sur le pavĂ©. FatiguĂ©s, grelottants de froid, nous nous rĂ©fugiĂąmes dans un corps de garde, oĂč l’on voulut bien nous recevoir. Ah ! je me promis bien de ne plus me retrouver dans une semblable position par ma faute. Le lendemain, nous rentrĂąmes Ă  Écouen, le gousset plus garni, et satisfaits d’avoir pu tĂ©moigner tous nos remerciements Ă  ce bon capitaine que, dans ma reconnaissance, je comparais Ă  Bayard, le chevalier gĂ©nĂ©reux, sans peur et sans reproche. DÉPART POUR L’ITALIE 15 janvier 1805. – Le 14 janvier 1805, l’ordre arriva de prendre dans les compagnies tous les hommes valides qui Ă©taient Ă  l’école de bataillon, et d’en former deux dĂ©tachements qui allaient ĂȘtre dirigĂ©s sur Paris. Je fus placĂ© dans le premier. Nous ignorions pour quelle expĂ©dition nous Ă©tions dĂ©signĂ©s, mais nous avions la certitude de ne plus retourner dans cette garnison d’Écouen, oĂč nous avions Ă©tĂ© rondement menĂ©s, – je ne dis pas rudement, car la discipline y Ă©tait douce, – mais oĂč nous avions fait tant d’exercices ! Nous Ă©tions prodigieusement chargĂ©s, et, pour surcroĂźt d’embarras, nous portions sur nos sacs, attachĂ©s avec des ficelles, nos monstrueux bonnets Ă  poil, enfermĂ©s dans des Ă©tuis de carton, semblables Ă  ceux des manchons de ces dames. La pluie nous prit en route ; les cartons se ramollirent et devinrent de la pĂąte ; bientĂŽt nos bonnets roulĂšrent dans la boue et firent horreur. Qu’on se figure des soldats portant Ă  la main ou sous leurs bras quelque chose d’aussi hideux ! C’était une vraie marche de bohĂ©miens que la nĂŽtre. Enfin on arriva Ă  l’École militaire, mouillĂ©s jusqu’aux os et extĂ©nuĂ©s de fatigue, Ă  cause de la pesanteur de nos sacs, du mauvais Ă©tat des chemins et de la gĂȘne de notre marche. Pour nous dĂ©lasser, nous couchĂąmes Ă  trois, et reçûmes l’ordre de nous prĂ©parer pour passer la revue de l’Empereur, dĂšs le lendemain. AprĂšs une nuit trĂšs laborieuse, nous prĂźmes les armes, dĂšs le jour, pour nous rendre dans le jardin des Tuileries. LĂ , on versa dans chaque compagnie de chasseurs les vieux une portion du 1er dĂ©tachement des vĂ©lites, on les plaça par rang de taille, et on nous annonça qu’à partir de ce jour nous faisions partie de ces compagnies. Je me trouvai dans la 2Ăšme compagnie du 2Ăšme bataillon. EncadrĂ©s dans les rangs de ces vieilles moustaches, qui avaient tous un chevron au moins, nous avions l’air de jeunes filles auprĂšs de ces figures basanĂ©es, la plupart dures, envieuses mĂ©contentes de ce qu’on leur donnait des compagnons aussi jeunes. Cette opĂ©ration terminĂ©e, nous entrĂąmes dans la cour du chĂąteau, oĂč l’Empereur passa la revue de la partie de la Garde qui devait se rendre en Italie. Ses cadres organisĂ©s, nous dĂ©filĂąmes et rentrĂąmes Ă  l’École militaire pour nous prĂ©parer au dĂ©part du lendemain. JE DÉCIDE DE TENIR MON JOURNAL 17 janvier. – Avant notre dĂ©part, le marĂ©chal Soult nous passa en revue dans le Champ-de-Mars. Il tombait du verglas, ce qui nous incommoda beaucoup. La revue de cette portion de la garde qui se rendait en Italie, composĂ©e d’un rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă  pied, d’un rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă  cheval, de la lĂ©gion de la gendarmerie d’élite et des mameloucks, Ă©tant terminĂ©e, nous partĂźmes pour aller coucher Ă  Essonnes. Partis tard, nous arrivĂąmes tard, cruellement fatiguĂ©s, Ă  cause de la longueur de l’étape, du mauvais Ă©tat des chemins, du poids de mon sac, et surtout du manque d’habitude de la marche militaire. Avant de nous distribuer les billets de logement, on maria un vĂ©lite avec un vieux chasseur. À la premiĂšre vue, au ton brusque de mon conjoint, je n’eus pas Ă  m’applaudir du choix que me donnait le hasard. C’est dans cette journĂ©e en causant avec un vĂ©lite de mes amis sur les prodigieux Ă©vĂ©nements dont nous avions Ă©tĂ© tĂ©moins depuis dix mois que nous Ă©tions en service, et sur le bonheur que nous avions de voir cette belle Italie, si cĂ©lĂšbre dans l’histoire, et surtout depuis les immortelles campagnes de 1796, 1797 et 1800, que l’idĂ©e me vint de tenir note de tout ce que je verrais d’intĂ©ressant dans ce voyage, et d’enregistrer la date du jour oĂč j’arriverais dans une localitĂ©, grande ou petite, en un mot de tenir un journal de mes voyages. Mon ami partagea mon idĂ©e, et me dit qu’il en ferait autant. J’ai toujours tenu ce journal avec rĂ©gularitĂ©, inscrivant presque jour par jour, sur un cahier Ă  ce destinĂ©, les observations dont je croyais devoir conserver le souvenir, sans me prĂ©occuper de l’insignifiance des dates et des faits, et de la maniĂšre dont elles Ă©taient rĂ©digĂ©es, et du peu d’intĂ©rĂȘt que ce travail presque quotidien pouvait prĂ©senter. C’était pour moi que je le faisais il m’importait alors trĂšs peu que cela fĂ»t bon ou mauvais, insignifiant ou intĂ©ressant. L’essentiel Ă©tait de persĂ©vĂ©rer et de conserver. J’y suis parvenu aprĂšs bien des contrariĂ©tĂ©s et des soins. Si je le transcris Ă  nouveau, c’est pour rĂ©unir les nombreux cahiers dont ce journal se compose, cahiers devenus malpropres, dĂ©chirĂ©s et effacĂ©s dans bien des pages, par suite des nombreux voyages et dĂ©placements qu’ils ont Ă©tĂ© contraints de subir. Je l’écris aussi pour me remettre dans la mĂ©moire les divers souvenirs qu’il contient. En m’occupant de ce long travail, je trouverai l’occasion d’employer mes journĂ©es et mes longues soirĂ©es d’hiver, de maniĂšre Ă  me les faire paraĂźtre moins ennuyeuses. Sortant peu et vivant presque seul, cela me sera un remĂšde contre l’oisivetĂ© et les amĂšres rĂ©flexions de la triste vieillesse. Je n’apporte aucun changement important dans sa rĂ©daction primitive. Tel que je l’écrivis dans mes veillĂ©es de voyage ou de garnison et dans mes soirĂ©es de bivouac, tel il se trouvera dans son nouveau format. Si mon fils parcourt un jour ce journal, il se convaincra que je n’ai manquĂ© ni de constance dans ma rĂ©solution de le tenir, ni de patience pour le mettre au net, travail bien laborieux et fastidieux pour un homme ĂągĂ© et peu habile Ă  Ă©crire
 18 janvier. – En partant d’Essonnes, nous mĂźmes nos sacs sur des voitures, ne conservant que nos oursins, que nous portions en bandouliĂšre. Ils Ă©taient renfermĂ©s dans des Ă©tuis en coutil, qu’on nous avait dĂ©livrĂ©s la veille de notre dĂ©part. Pour pouvoir les attacher sur nos sacs, on nous avait prescrit de nous procurer des courroies, sans fixer leur longueur ni leur couleur, de sorte que c’était une vraie bigarrure. Les frais de transport Ă©taient Ă  notre charge, et devaient coĂ»ter 20 centimes par jour. Chaque compagnie avait sa voiture ; nous Ă©tions libres de retirer nos sacs, Ă  l’arrivĂ©e au gĂźte. 21 janvier. – Sens. – SĂ©jour. À mon arrivĂ©e au logement, mon camarade de lit me dit brusquement qu’il fallait, avant toute chose, nettoyer mon fusil, mes souliers, etc. Je l’envoyai promener, en lui disant que je n’avais pas d’ordre Ă  recevoir. Il s’ensuivit une querelle, qui devait avoir son dĂ©nouement le lendemain, lorsqu’un vĂ©lite entra avec son camarade, pour nous proposer de nous associer pendant la route et de vivre ensemble. Leur intervention calma nos irritations communes, et la proposition fut acceptĂ©e. DĂšs le soir mĂȘme, nous nous rĂ©unĂźmes pour souper, et jusqu’à prĂ©sent nous avons continuĂ© de le faire, soit Ă  la halte qui a lieu habituellement Ă  moitiĂ© route, soit au lieu d’étape, oĂč l’on prĂ©pare le dĂźner dans le logement le plus commode. En gĂ©nĂ©ral, nous vivons bien, en ne dĂ©pensant que notre solde. Ce vĂ©lite s’appelait Journais. Devenu capitaine, il fut fait prisonnier en Espagne et conduit en Angleterre. L’ennui de sa captivitĂ© le porta au suicide. 26 janvier. – Depuis Paris, j’avais pris l’habitude d’aller lire dans un cafĂ© un journal politique, pour me tenir au courant du nouveau du jour. C’est ainsi que j’appris, Ă  Avallon, que nous nous rendions Ă  Milan pour assister au couronnement de NapolĂ©on comme roi d’Italie. 3 fĂ©vrier. – Le matin, Ă  MĂącon, avant le dĂ©part du rĂ©giment, je demandai et obtins la permission de m’embarquer sur le coche, pour me rendre Ă  Villefranche. J’arrivai avant le rĂ©giment, quoiqu’il fĂ»t dĂ©jĂ  tard. JournĂ©e froide, neigeuse et meilleure Ă  naviguer sur la SaĂŽne qu’à piĂ©tiner dans la boue. 5 fĂ©vrier. – À Lyon – Le jeune prince EugĂšne Beauharnais, beau-fils de l’Empereur, commandant en chef de toute la garde, nous passa en revue sur la place Bellecour, encore encombrĂ©e des dĂ©combres qu’avait faits le marteau rĂ©volutionnaire. En grand costume de chasseur Ă  cheval de la garde, il portait une plaque en argent sur la poitrine et un large ruban rouge ponceau en bandouliĂšre, oĂč Ă©tait attachĂ©e une Ă©norme croix en or. Ce nouveau grade ou cette dignitĂ© venait d’ĂȘtre créée, tout rĂ©cemment, sous le nom de grand’croix de la LĂ©gion d’honneur
 Le 13 fĂ©vrier, Ă  mon dĂ©part de Lyon, j’avais des housiers neufs qui me blessĂšrent cruellement. ForcĂ© de rester en arriĂšre, j’arrivai longtemps aprĂšs le rĂ©giment, harassĂ© de fatigue, et les pieds dans un Ă©tat dĂ©plorable Ă  Bourgoin. Avant d’atteindre Pont-Beauvoisin, le 14, on traversa la petite ville de Latour-Dupin. Je m’y arrĂȘtai pour acheter une paire de souliers, ne pouvant plus marcher avec ceux que j’avais aux pieds. 16 fĂ©vrier. – À ChambĂ©ry – Avant d’entrer en ville, un vĂ©lite, Baratier, qui en Ă©tait originaire, rĂ©gala tous les militaires du rĂ©giment, en leur offrant du vin et quelques lĂ©gĂšres pĂątisseries. On avait placĂ©, de distance en distance des tonneaux dĂ©foncĂ©s remplis de vin, et des paysans Ă  l’entour pour nous donner au passage des verres remplis et de cette pĂątisserie dont j’ai parlĂ©. La marche avait Ă©tĂ© ralentie, pour donner le temps de prendre et de boire. 24 fĂ©vrier. – Passage du mont Cenis – Le chemin, difficile, Ă  peine tracĂ© sur la neige, Ă©tait si glissant que, tous les cent pas, lorsque nous descendĂźmes sur la pente rapide qui conduit Ă  NovalĂšse, je tombais sur le dos. Heureusement que mon sac me servait de parachute, car sans lui, je crois que j’aurais Ă©tĂ© cent fois brisĂ© avant d’arriver au bas de cette pĂ©nible et longue descente. Ces frĂ©quentes chutes provenaient de ce que mes souliers Ă©tant sans talons, Ă©taient unis et polis comme du verre. DĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous Ă©prouvĂąmes un froid assez vif, mais lorsque nous eĂ»mes dĂ©passĂ© le hameau de la Ramasse, et que nous nous fĂ»mes Ă©levĂ©s sur les derniĂšres hauteurs, il devint d’une rigueur excessive. Je vis, en passant, l’hospice du mont Cenis, mais rapidement et mal, Ă  cause du brouillard et de la rapiditĂ© de la marche. Moins d’une heure aprĂšs avoir passĂ© ce lieu habitĂ©, nous approchions du beau ciel d’Italie. Nous laissions derriĂšre nous les frimas, les tempĂȘtes, et commencions Ă  respirer l’air chaud de cette contrĂ©e, qu’on a hĂąte de voir pour se croire heureux. La compagnie fut dĂ©tachĂ©e Ă  Bussolino, petite ville Ă  une lieue en avant de Suze, sur la route de Turin. Mon camarade de lit et moi, nous couchions dans une Ă©curie, en sociĂ©tĂ© d’un Ăąne et d’une chĂšvre. Le matin, j’avais lavĂ© et blanchi mon cordon de bonnet, pour passer l’inspection du capitaine. Lorsque je voulus le prendre pour l’attacher Ă  ma coiffure de grande tenue, je trouvai la chĂšvre qui le mangeait, et qui en avait dĂ©jĂ  avalĂ© plus de la moitiĂ©. Je le retirai presque en totalitĂ©, mais si sale, si dĂ©tĂ©riorĂ©, qu’il me valut deux jours de salle de police. Depuis Lyon, nous avions l’avantage de porter nos sacs, mais j’étais dĂšs lors habituĂ© Ă  la marche. 27 fĂ©vrier. – À Turin – SĂ©jour jusqu’au 2 mars inclus. Le soir de notre arrivĂ©e, une neige trĂšs Ă©paisse couvrit la ville et la campagne, de maniĂšre Ă  rendre l’une et l’autre impraticables. MalgrĂ© sa continuitĂ© et le peu d’agrĂ©ment qu’il y avait Ă  sortir, je ne voulus pas me priver du plaisir de parcourir tous les quartiers, visiter les monuments, connaĂźtre les curiositĂ©s que cette belle et jolie ville renferme. Je vis Ă  peu prĂšs tout ce qu’il Ă©tait possible de voir. Pendant ces trois jours de repos, notre capitaine, M. BigarrĂ©, reçut l’avis qu’il Ă©tait nommĂ© major au 4Ăšme rĂ©giment de ligne, commandĂ© par le prince Joseph Bonaparte. Comme Son Altesse ImpĂ©riale n’était jamais Ă  la tĂȘte de son rĂ©giment, le major BigarrĂ© put se considĂ©rer comme colonel au 4Ăšme de ligne ! Avant de quitter le rĂ©giment, il donna Ă  tous les officiers un plumet d’uniforme en plumes de hĂ©ron et un grand dĂźner. C’était faire ses adieux d’une maniĂšre courtoise et distinguĂ©e. 9 mars. – À Abbiategrasso – C’est lĂ  que les Français furent forcĂ©s, en 1524, ce qui coĂ»ta la vie au chevalier Bayard. 10 mars. – À Milan terme de notre voyage et de nos fatigues – J’étais bien portant, bien satisfait de goĂ»ter un peu de repos, et de me trouver dans la capitale de la riche Lombardie, casernĂ© dans la citadelle au chĂąteau de Milan. DĂšs notre arrivĂ©e, les officiers, sous-officiers et soldats de la garde royale italienne vinrent nous inviter Ă  dĂźner, pour le jour mĂȘme. Nous, chasseurs, nous fĂ»mes avec les chasseurs Ă  leur caserne, oĂč nous trouvĂąmes, dans une vaste cour, de nombreuses tables, trĂšs bien servies pour un repas de soldats. Ce banquet donnĂ© par nos cadets fut gai et trĂšs brillant, par la multitude de personnes de haute distinction qui y assistĂšrent comme spectateurs. Elles voulurent jouir de ce beau coup d’Ɠil, de la franche concorde qui y rĂ©gna, et de cette joyeuse et belle rĂ©union qui devait cimenter l’alliance des deux peuples. Quelques jours avant de rentrer en France, nous rendĂźmes Ă  la garde royale sa politesse. Le banquet eut lieu dans les cours de la citadelle, avec moins de pompe, mais autant de cordialitĂ©. 8 mai. – Deux mois aprĂšs notre arrivĂ©e, l’Empereur NapolĂ©on fit son entrĂ©e solennelle dans la capitale de son nouveau royaume. Cette prise de possession fut magnifique. Les troupes d’infanterie bordaient les rues oĂč il passa, Ă  cheval, au milieu des gardes d’honneur, brillamment costumĂ©es, que toutes les villes du royaume avaient envoyĂ©es. Deux divisions de cavalerie et une de cuirassiers prĂ©cĂ©daient et suivaient qui rĂ©unissait tous les officiers gĂ©nĂ©raux et l’état-major de l’armĂ©e française en Italie. Je vis Ă  la tĂȘte des troupes le gĂ©nĂ©ral en chef de cette armĂ©e, le vainqueur de Fleurus, le marĂ©chal Jourdan, ainsi que beaucoup de gĂ©nĂ©raux qui, quoique jeunes, comptaient de hauts faits d’armes. 26 mai. – Le couronnement n’eut pas l’éclat de celui de Paris, mais n’en fut pas moins beau. Nous bordĂąmes la haie dans deux quartiers diffĂ©rents sur le passage de l’Empereur lorsqu’il se rendit Ă  l’église Saint-Ambroise, pour poser la couronne de fer sur sa tĂȘte, et lorsqu’il rentra au palais aprĂšs la cĂ©rĂ©monie terminĂ©e. Le couronnement se fit le matin dans l’église mĂ©tropolitaine la troupe resta massĂ©e autour de la cathĂ©drale, l’Empereur s’étant rendu Ă  pied de son palais Ă  l’église par une Ă©lĂ©gante galerie construite exprĂšs pour cette grande solennitĂ©. La cĂ©rĂ©monie du soir eut principalement pour but de le montrer au peuple dans tout l’apparat de la majestĂ© royale. Avec l’Empereur Ă©taient l’ImpĂ©ratrice, les princes Joseph et Louis NapolĂ©on, le prince Murat, le prince EugĂšne, plusieurs marĂ©chaux et gĂ©nĂ©raux, les ministres du royaume, les grands et les personnes des deux cours qui prĂ©cĂ©daient, suivaient ou entouraient les voitures du cortĂšge. Un temps superbe favorisa cette imposante cĂ©rĂ©monie et en augmenta l’éclat. Il y eut ensuite une succession de fĂȘtes brillantes ; je vis Garnerin s’enlever dans les airs ; des courses en chars me donnĂšrent une idĂ©e des cĂ©lĂšbres Olympiades ; un feu d’artifice immense occupait tout le sommet de la façade de la citadelle du cĂŽtĂ© de la ville. L’illumination du dĂŽme de la cathĂ©drale surpassa toutes les autres, qui furent nombreuses, par son Ă©clat et l’immensitĂ© de ses feux ; des jeux de toute espĂšce eurent lieu sur la place plantĂ©e d’arbres et entourĂ©e de magnifiques palais. Je vis lĂ  le plan de la bataille de Marengo, Ă  une heure donnĂ©e de la journĂ©e, en relief et sur une grande Ă©chelle tous les corps des deux armĂ©es y figuraient sur l’emplacement qu’ils occupaient au moment de l’action que le tableau reprĂ©sentait. Ces brillantes fĂȘtes durĂšrent plusieurs jours et furent trĂšs suivies. 3 juin. – Ce matin, la gĂ©nĂ©rale fut battue dans les cours de la citadelle, bien longtemps avant l’heure et la batterie du rĂ©veil. S’habiller, s’armer et se former, tout cela fut l’affaire d’un instant. On se rendit sur la place de l’Esplanade, oĂč se trouvait NapolĂ©on. AprĂšs quelques temps d’exercice, il ordonne de charger les armes rĂ©ellement pour faire l’exercice Ă  feu. On lui observe qu’on n’a que des cartouches Ă  balle cela ne fait rien, on les dĂ©chirera du cĂŽtĂ© de la balle. Les manƓuvres commencent ; des feux de tous genres sont exĂ©cutĂ©s, devant des milliers de personnes venues pour ĂȘtre tĂ©moins de ce spectacle matinal, qui avait lieu devant les premiĂšres maisons de la ville. Eh bien ! malgrĂ© la prĂ©cipitation qu’on y mettait, on n’eut pas Ă  dĂ©plorer un seul malheur ; pas un soldat n’oublia d’exĂ©cuter l’ordre qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de dĂ©chirer la cartouche du cĂŽtĂ© du projectile. Ce fait prouve la confiance de l’Empereur dans le dĂ©vouement de sa garde, le sang-froid et l’adresse des militaires qui la composaient, car l’Empereur Ă©tait souvent en avant des feux et surveillait l’exĂ©cution des mouvements. Dans les premiers jours de juin, le doge de GĂȘnes, GĂ©rĂŽme Durazzo, vint apporter Ă  l’Empereur le vƓu du SĂ©nat et du peuple de GĂȘnes pour la rĂ©union de la RĂ©publique ligurienne Ă  l’Empire français. Je faisais partie de la garde d’honneur qui lui fut envoyĂ©e. Mais cette puissance dĂ©chue refusa cet honneur et renvoya sur le champ cette garde. Il fit remettre Ă  chacun de nous trois francs et une bague en brillant Ă  l’officier qui nous commandait. Les quatre-vingt douze jours que je restai Ă  Milan, je les employai Ă  visiter la ville et ses monuments. J’allais souvent Ă  la bibliothĂšque de Brera passer quelques heures. Je fus une fois au grand théùtre de la Scala, qu’on dit un des plus beaux de l’Italie. J’allais lire, tous les jours, dans un cafĂ©, le Journal de l’Empire et, dans un cabinet de lecture, les romans en vogue. Je fus voir plusieurs fois, au couvent de Sainte-Marie, M. l’abbĂ© Depradt, mon compatriote et ami de mon pĂšre, aumĂŽnier de l’Empereur. Il a Ă©tĂ© ingrat par la suite envers son bienfaiteur. J’allais souvent, avec d’autres vĂ©lites, parcourir les environs de Milan, admirables par leur belle culture et leur vigoureuse vĂ©gĂ©tation. J’ai vu, dans ces courses, de belles campagnes, et particuliĂšrement celle oĂč est le cĂ©lĂšbre Ă©cho qui rĂ©pĂšte jusqu’à quarante fois. C’est dans la cour du chĂąteau de la Simonette que se fait entendre ce remarquable phĂ©nomĂšne naturel. Dans ces promenades, quelque fois assez longues, nous nous arrĂȘtions pour goĂ»ter dans une des nombreuses guinguettes que nous rencontrions ; mais on n’y trouvait jamais d’autres choses que des Ɠufs durs, de la salade et du gros vin. Le service et les exercices y furent trĂšs peu fatigants. Une augmentation de solde et quelques autres avantages contribuĂšrent Ă  nous faire trouver charmant le sĂ©jour de Milan. Pour mon compte, je regrettai beaucoup d’en partir. La vie animale y Ă©tait chĂšre et peu variĂ©e si je n’oublie jamais les heureux moments que j’y ai passĂ©s, je n’oublierai pas non plus que, pendant trois mois, notre repas du soir a toujours consistĂ© en riz, ce qui avait fini par me rendre ce farineux insupportable. Enfin, aprĂšs plusieurs parades et revues, passĂ©es soit par l’Empereur, soit par des marĂ©chaux, nous quittĂąmes Milan le 22 prairial 11 juin pour retourner Ă  Paris. RETOUR EN FRANCE 13 juin. – Nous avons passĂ© le LĂ©sin, en bateau, Ă  sa sortie du lac Majeur. Je regrettai bien de ne pouvoir aller visiter les cĂ©lĂšbres Ăźles BorromĂ©es, surtout l’Isola Bella ; la distance n’était pas trĂšs grande, mais la nĂ©cessitĂ© de faire sĂ©cher mes effets, qui avaient Ă©tĂ© Ă  la pluie pendant presque tout le temps de la route, m’en empĂȘcha. Les rives du lac sont admirables de fraĂźcheur, de beautĂ© et de sites pittoresques. C’est un pays enchanteur. 15 juin. – À Domo d’Ossola, petite ville au pied des Alpes, on nous logea dans une Ă©glise oĂč nous entrĂąmes tout mouillĂ©s pas de feu pour nous sĂ©cher, pas d’emplacement pour suspendre nos effets. La position du soldat, dans de pareilles circonstances, est bien triste. 17 juin. – Au Simplon, village Ă  moitiĂ© chemin du faĂźte de la montagne, on parle allemand. Dans cette journĂ©e, nous parcourĂ»mes trois rĂ©gions diffĂ©rentes. Dans la plaine, c’était l’étĂ©, on y faisait la moisson ; voilĂ  pour le matin. Avant d’arriver au gĂźte, c’était vers midi, le gazon vert et frais, couvert de primevĂšres, de violettes et de narcisses, nous offrait l’image du printemps, avec d’autant plus de vĂ©ritĂ© que l’air Ă©tait doux et parfumĂ©. Au village, nous Ă©tions dans les frimas et environnĂ©s d’images froides et sĂ©vĂšres qui nous rappelaient presque – moins la neige – la traversĂ©e du mont Cenis. Il semblait que nous touchions aux glaciers. Je cherchai, avec un camarade, Ă  les atteindre, mais aprĂšs avoir marchĂ© plus d’une heure dans la direction du plus proche, nous renonçùmes Ă  notre tentative, car il semblait s’éloigner au fur et Ă  mesure que nous avancions. 27 juin. – À Coulanges, petite ville du dĂ©partement du LĂ©man – Jour anniversaire des adieux Ă  ma famille. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes cette journĂ©e avec tout le respect d’une Ă©poque, si remarquable dans la vie d’un jeune homme, inspire Ă  celui qui est Ă©levĂ© dans des sentiments de vĂ©nĂ©ration pour les auteurs de ses jours. Nous Ă©tions quatre rĂ©unis, pour remplir ce respectable devoir. SÉJOUR À PARIS[1] Nous sommes arrivĂ©s Ă  Paris le 18 juillet, heureux de nous reposer d’une longue route, faite trĂšs prĂ©cipitamment dans les plus grosses chaleurs. Un sĂ©jour dans la capitale, avec tous les dĂ©sirs possibles de la connaĂźtre ! J’en profitai avec dĂ©lire. Les monuments, les cabinets de curiositĂ©s, les bibliothĂšques, le MusĂ©um, quelquefois le spectacle, Ă©taient mes courses favorites. Je frĂ©quentais quelques cours publics ; malgrĂ© que ce ne fussent que des notions superficielles que j’acquĂ©rais, mon esprit ne se rassasiait pas d’entendre ces immortels professeurs. J’aurais dĂ©sirĂ© pouvoir disposer de tout mon temps pour tout voir, tout entendre et prendre une idĂ©e de tout. Le service Ă©tait pĂ©nible ; les appels frĂ©quents et rigoureux ne me permettaient guĂšre de courir oĂč mes dĂ©sirs me portaient ; j’étais cependant satisfait de mon sort. J’en souhaitais la continuation, lorsque le son du clairon vint rompre cet Ă©chafaudage de projets. Nous reçûmes l’ordre de partir pour le camp de Boulogne, pour y faire partie de l’armĂ©e destinĂ©e Ă  ĂȘtre jetĂ©e sur les cĂŽtes d’Angleterre. AprĂšs avoir reçu les effets nĂ©cessaires pour un embarquement, passĂ© et repassĂ© plusieurs revues, plus fatigantes que des journĂ©es de marche par leur longueur et leur minutie, nous Ă©tions enfin sac au dos, et dĂ©jĂ  hors de l’enceinte de l’École militaire ; on n’attendait plus que le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, pour faire par le flanc droit, marcher en avant et crier Vive la gloire ! » Mais ce fut tout le contraire. Un courrier extraordinaire arriva de Boulogne, porteur d’un ordre de l’Empereur. Nous fĂźmes par le flanc gauche, et rentrĂąmes dans nos chambres, avec injonction de ne pas s’absenter et de se tenir prĂȘts pour une nouvelle destination. Alors ce ne fut, pendant une quinzaine, qu’inspections, revues, manƓuvres. On aurait dit que nos chefs avaient pris Ă  tĂąche de nous harasser, pour nous faire dĂ©sirer d’entrer en campagne ! Aussi Ă©tait-ce le cri de tout le monde. Enfin les bruits de guerre avec l’Autriche s’accrurent, et au lieu d’aller sur cette cĂŽte de fer, oĂč une armĂ©e intrĂ©pide se rĂ©jouissait de passer le dĂ©troit, pour attaquer corps Ă  corps cette perfide Albion, comme disaient les journaux, nous fĂ»mes dirigĂ©s sur le Rhin, oĂč tant de glorieux souvenirs appelaient l’armĂ©e française. Nous Ă©tions restĂ©s Ă  Paris quarante-quatre jours. DÉPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE D’ALLEMAGNE 31 aoĂ»t. – Nous partĂźmes de Paris, tous satisfaits d’entrer en campagne plutĂŽt que d’aller Ă  Boulogne. Moi surtout, qui ne dĂ©sirais que guerre. J’étais jeune, plein de santĂ©, de courage, et je croyais que c’était plus que suffisant pour lutter contre tous les maux possibles ; j’étais en outre rompu Ă  la marche ; tout s’accordait pour me faire envisager une campagne comme une promenade, oĂč malgrĂ© qu’on y perdĂźt tĂȘte, bras et jambes, on devait trouver du dĂ©lassement. Je dĂ©sirais en outre de voir du pays le siĂšge d’une place forte, un champ de bataille. Je raisonnais alors comme un enfant. Et au moment que je jette ceci sur le papier, l’ennui qui me consume dans mon cantonnement Ă  Schönbrunn et quatre mois de courses, de fatigues, de misĂšres, m’ont prouvĂ© que rien n’est plus affreux, plus triste que la guerre. Et encore nos maux, dans la Garde, ne sont pas Ă  comparer avec ceux de la troupe de ligne. Notre route jusqu’à Strasbourg fut belle, mais longue. Pour ne pas nous heurter avec les colonnes qui descendaient de Boulogne, jusqu’à Chalons sur Marne, on nous fit passer par Provins, Langres, Vesoul et Colmar. Le temps fut, Ă  quelques jours prĂšs, constamment beau. Tout coĂŻncidait pour me faire trouver ce commencement de campagne agrĂ©able. Mes dĂ©sirs y correspondaient, mais la santĂ© s’y refusait. J’avais perdu l’appĂ©tit, je brĂ»lais de fiĂšvre ; la crainte de rester dans un hĂŽpital me donnait des forces ; je ne voulus mĂȘme pas aller aux voitures. La variĂ©tĂ© des scĂšnes, le dĂ©sir de suivre et un bon tempĂ©rament me soutinrent, et j’arrivai Ă  Strasbourg toujours enivrĂ© de gloire. Plusieurs de mes camarades, pas plus malades que moi, restĂšrent aux hĂŽpitaux et y trouvĂšrent la mort. Le vieux proverbe il faut surmonter le mal », doit ĂȘtre suivi principalement par les militaires. Malheur Ă  ceux qui, en campagne, entrent dans les hĂŽpitaux ! Ils sont isolĂ©s, oubliĂ©s, et l’ennui les tue plutĂŽt que la maladie. Depuis Belfort jusqu’à notre destination, les routes Ă©taient encombrĂ©es de troupes et surtout de voitures de fourrage, que tous les habitants du Haut-Rhin, des Vosges et de la Meurthe avaient dĂ» donner par rĂ©quisition. AprĂšs vingt-trois jours, nous arrivĂąmes devant Strasbourg. Avant d’y entrer, nous fĂźmes une petite toilette. Nous mĂźmes nos bonnets d’oursin et nos plumets, et la garde d’honneur vint Ă  notre rencontre. Nous fĂ»mes logĂ©s dans le quartier Feinck-Mack. 26 septembre. – L’Empereur, parti de Saint-Cloud le 24 septembre 2 vendĂ©miaire, arriva Ă  Strasbourg le 26. On avait Ă©levĂ© Ă  la porte de Saverne un arc triomphal, avec des inscriptions prĂ©sageant ses victoires. Son entrĂ©e fut annoncĂ©e par des salves d’artillerie et des sonneries de cloches. La garde d’honneur, brillante de jeunesse et de tenue, ouvrait la marche majestueuse. Elle fut accueillie par des acclamations mille fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Les habitants de l’Alsace s’étaient portĂ©s comme un torrent sur son passage. Le soir, au milieu des illuminations, la flĂšche de la cathĂ©drale Ă©tait une colonne de feu suspendue dans les airs. J’étais de garde au palais impĂ©rial. J’eus l’occasion de voir les prĂ©sents et les curiositĂ©s que l’on fit Ă  l’Empereur, notamment une carpe monstrueuse du Rhin. Depuis le 20, une partie des troupes du camp de Boulogne, celles venant de l’intĂ©rieur, et la garde impĂ©riale arrivaient Ă  Strasbourg par toutes les portes, prenaient les approvisionnements qui leur Ă©taient nĂ©cessaires et se dirigeaient sur le Rhin, qu’elles passaient Ă  Kehl. Elles s’organisaient dĂ©finitivement sur la rive droite, en attendant l’ordre de marcher en avant. Les hommes et les chevaux bivouaquaient dans les rues ; les voitures de l’artillerie, des Ă©quipages et des approvisionnements les encombraient c’était un pĂȘle-mĂȘle Ă  ne pas s’y reconnaĂźtre. 27 septembre. – Il ne restait presque plus de troupes, Ă  Strasbourg, que nous. Nous attendions, pour partir, la Garde, qui devait venir de Boulogne. Elle arriva dans la journĂ©e du 27 septembre. Ce fut un jour de fĂȘte, pour tout le monde, de se revoir aprĂšs une longue absence, et surtout pour les jeunes gens. On s’occupa tout de suite de nous amalgamer. Tous les vĂ©lites changĂšrent de compagnie. Je regrettai sincĂšrement la mienne, et j’entrai dans la 9Ăšme du 1er bataillon du 2Ăšme rĂ©giment. Il fut dĂ©livrĂ© Ă  chacun de nous cinquante cartouches, quatre jours de vivres et des ustensiles de campagne. J’eus l’extrĂȘme avantage d’ĂȘtre dĂ©signĂ© le premier pour porter la marmite de mon escouade, comme Ă©tant le moins ancien de service. ENTRÉE EN ALLEMAGNE 29 septembre. – Nous partĂźmes de Strasbourg avant le jour, et fĂ»mes nous rĂ©unir en avant de Kehl. Je vis pour la premiĂšre fois le Rhin, Ă  10 heures du matin, et je ne passai point le majestueux fleuve sans Ă©prouver un secret contentement, quand ma mĂ©moire me rappela tous les beaux faits d’armes dont ses rives avaient Ă©tĂ© tĂ©moin. Ces souvenirs belliqueux me faisaient dĂ©sirer quelques glorieux combats, oĂč je pourrais satisfaire ma vive impatience. Toute la Garde arrivĂ©e, nous nous mĂźmes en marche, le marĂ©chal BessiĂšres en tĂȘte. Jamais la Garde ne s’était vue aussi nombreuse. La colonne Ă©tait immense. La journĂ©e fut longue et fatigante, Ă  cause du soleil, de la poussiĂšre et des munitions qui nous Ă©crasaient, moi surtout avec ma pesante marmite. Si je m’étais laissĂ© tomber, je n’aurais pas pu me relever, tant mes forces Ă©taient anĂ©anties. Je ne marchais plus, je me traĂźnais. Quand on arriva Ă  10 heures du soir dans un village, prĂšs de Rastadt, j’étais si fatiguĂ©, que je ne pus ni manger, ni dormir. Je commençais Ă  regretter Paris. 1er octobre. – Nous Ă©tions sous les armes avant le jour, bien fatiguĂ©s de la veille. Il nous fut lu, avant de nous mettre en marche, une proclamation de l’Empereur aux soldats. Elle nous annonçait l’ouverture de la campagne contre les Autrichiens, qui venaient d’envahir la BaviĂšre ; elle nous annonçait aussi des marches forcĂ©es et des privations de toute espĂšce ; elle fut accueillie par des cris de Vive l’Empereur ! » On nous prĂ©vint en outre qu’il n’y aurait plus de grande halte, ni de journĂ©es d’étape rĂ©glĂ©es comme en France, et qu’il fallait, en consĂ©quence, conserver des vivres pour la marche. Et puis, dĂ©fense de manquer aux appels, de rester en arriĂšre, etc. Dans la journĂ©e, on marchait d’un soleil Ă  l’autre. Nous couchĂąmes dans un village, Ă  trois lieues d’Ettlingen. Dans les dĂ©buts, je puis citer mal, parce qu’alors je ne pouvais pas bien entendre la langue. On Ă©tait nourri chez l’habitant, suivant des arrangements pris avec les maisons de Bade, de Wurtemberg et de BaviĂšre. Il y eut un village, situĂ© sur la riviĂšre d’Ems, Ă  une petite lieue d’Ensweihingen, en Souabe, oĂč tous les habitants Ă©taient rassemblĂ©s sur la place, nous attendant, et quand nous arrivĂąmes, chaque paysan emmena le nombre de soldats qu’il pouvait, pour les loger et les nourrir parfaitement. Depuis le passage du Rhin jusqu’au Danube, nous avons trouvĂ© beaucoup de fruits ; les soldats s’en trouvaient trĂšs bien. La fraĂźcheur et l’aciditĂ© des pommes tempĂ©raient la soif ardente qui nous consumait. Pas de vin, peu de biĂšre et mauvaise. Le 7, Ă  Nordingen, dans la nuit, on battit la marche de nuit du rĂ©giment sorte de batterie ou de gĂ©nĂ©rale particuliĂšre Ă  chaque corps. En peu de temps, le rĂ©giment fut sac au dos et sous les armes. C’était pour partir immĂ©diatement pour Donawerth. Cette intempestive alerte nous priva de quelques heures de bon sommeil, dont nous avions bien besoin. Mais les Ă©vĂ©nements militaires se dĂ©veloppaient rapidement et nĂ©cessitaient le rapprochement des troupes sur le théùtre de la guerre. On s’était battu le 7 sur le Tech, pour prendre le pont et marcher sur Augsbourg. Le 8, nous arrivions Ă  Donawerth. Dans la soirĂ©e, nous entendĂźmes le canon c’était la victoire de Wertingen, que les marĂ©chaux Lannes et Murat remportaient sur les Autrichiens du gĂ©nĂ©ral Auttemberg. Le 9, nous passĂąmes le Danube Ă  Donawerth, sur le pont que l’ennemi, en se retirant, n’avait pas eu le temps de couper. À peu de distance de ce fleuve, dans l’immense et riche plaine que nous traversions pour nous rendre Ă  Augsbourg, le lieutenant de la compagnie, avec qui je causais souvent, me fit voir l’emplacement oĂč l’on avait Ă©levĂ© un monument Ă  la mĂ©moire du brave La Tour d’Auvergne, premier grenadier de la RĂ©publique, tuĂ© d’un coup de lance au combat de Neubourg, le 27 juin 1800. La nouvelle de l’occupation d’Augsbourg n’étant pas encore parvenue, on nous fit bivouaquer prĂšs d’une heure, pour le malheur des houblonniĂšres des environs, dont les perches servirent Ă  nous chauffer et Ă  nous sĂ©cher. Les 10 et 11 octobre, nous avons sĂ©journĂ© Ă  Augsbourg. Pendant ces deux journĂ©es qui furent dĂ©testables par la quantitĂ© de neige et de pluie qui tomba, l’armĂ©e acheva son grand mouvement de conversion autour d’Ulm, avons-nous su depuis, et coupa dĂ©finitivement la retraite Ă  l’ennemi. L’Empereur arriva le 10. Le 12, nous partĂźmes d’Augsbourg dans l’aprĂšs-midi, et, peu d’heures aprĂšs, nous Ă©tions dans les tĂ©nĂšbres. Nous marchions difficilement, Ă  cause de la boue qui Ă©tait gluante, tenace dans ces terres noires et fortes. DĂ©jĂ  embarrassĂ© de m’en tirer, j’eus la douleur de sentir qu’un de mes sous-pieds venait de se casser. Dans l’impossibilitĂ© oĂč j’étais de pouvoir continuer la marche, je m’arrĂȘtai pour en remettre un autre, mais pendant ce temps-lĂ  arrivent l’infanterie, la cavalerie, l’artillerie de la garde mon bataillon Ă©tait d’avant-garde. Je fus forcĂ© d’attendre que toute cette masse de troupes fĂ»t passĂ©e pour ne pas ĂȘtre Ă©crasĂ©, bousculĂ©, perdu dans cette foule, perdue elle-mĂȘme dans la boue, qui Ă©tait horriblement triturĂ©e, dĂ©layĂ©e. Cela fut long, parce qu’on Ă©tait beaucoup. Enfin, je me jetai dans un peloton de nos gens. Avec eux, j’arrivai au gĂźte et couchai dans un chenil qui Ă©tait donnĂ© pour corps de garde. Le lendemain, 13, dĂšs le jour, je voulus rejoindre ma compagnie, mais cela me fut impossible, elle Ă©tait trop en avant sur la route, et la route elle-mĂȘme Ă©tait trop encombrĂ©e de troupes. Je continuai de marcher avec le dĂ©tachement de la veille. Les chemins Ă©taient encore plus impraticables, par la masse Ă©norme de neige qui Ă©tait tombĂ©e toute la nuit. ArrivĂ© Ă  Guntzbourg, Ă  la nuit close, je demandai et cherchai ma compagnie. Impossible de la trouver, elle Ă©tait sur le bord du Danube. La ville Ă©tait sens dessus dessous, les maisons pleines de morts, de blessĂ©s, de malades et de vivants, pressĂ©s, serrĂ©s, entassĂ©s. Ne pouvant trouver Ă  me mettre Ă  l’abri en aucun lieu, je me rĂ©fugiai Ă  l’hĂŽtel de ville, oĂč je fus assez heureux pour trouver un coin prĂšs d’un fourneau bien chaud, oĂč je pus me rĂ©chauffer, me sĂ©cher et mettre ma tĂȘte Ă  couvert des intempĂ©ries de la saison. Je me rĂ©signais Ă  mon triste sort, quoique je fusse sans vivres et sans camarades pour me consoler, et entourĂ© de soldats autrichiens blessĂ©s et encore plus malheureux que moi. SĂ©parĂ© de ma compagnie, qui Ă©tait ma famille militaire, je trouvais ma situation trĂšs dĂ©plorable. Au jour, je me mis de nouveau en quĂȘte de mes compagnons d’armes. Enfin je les dĂ©couvris sur les bords de la rive droite du Danube, prĂšs du pont et dans un bon bivouac, avec des vivres en abondance. AprĂšs avoir rendu compte des motifs de mon absence, je trouvai chez tous mes amis, de douces preuves de leur amitiĂ©, et particuliĂšrement chez un vieux chasseur de mon pays, ancien grenadier d’Égypte, blessĂ© sur la brĂšche de Saint Jean d’Acre, que mon absence avait bien inquiĂ©tĂ©. Il me fit part de sa provision de vivres, qu’il avait mise en rĂ©serve pour moi. À la maniĂšre dont je fis honneur au dĂ©jeuner qu’il m’offrait, il jugea des privations que j’avais Ă©prouvĂ©es dans cette triste circonstance. Des larmes de joie coulaient sur ses joues fatiguĂ©es de me voir manger de si bon appĂ©tit. Ah ! c’est une triste chose que d’ĂȘtre perdu au milieu d’une armĂ©e qui manƓuvre. Le soir du 14, la compagnie passa sur la rive gauche du Danube, pour garder la tĂȘte du pont qui avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ© par les Autrichiens, mais sur lequel on pouvait passer par le moyen de quelques planches. Pendant deux heures, je fus en faction sur bord d’un ravin, sur l’autre rive, duquel Ă©tait une sentinelle ennemie. Nous nous observĂąmes mutuellement, sans tirer, pour ne pas troubler le repos de la partie de l’armĂ©e qui se trouvait dans les environs. Vers le milieu de la nuit, nous repassĂąmes le Danube, et toute l’infanterie de la garde remonta la rive droite, Ă  peu prĂšs une lieue, pour prendre position sur une hauteur, oĂč nous passĂąmes le reste de la nuit, sans feu et sans abri, sous une bise hyperborĂ©enne. Ce fut lĂ , pour la premiĂšre fois, que je fus tĂ©moin d’un Ă©chantillon des horreurs de la guerre. Comme le froid Ă©tait extrĂȘmement vif, on se dĂ©tacha pour se procurer du bois, afin d’établir des bivouacs. Le village oĂč l’on allait le prendre fut, dans un instant, entiĂšrement dĂ©vastĂ© ; on ne se contentait pas d’enlever le bois, on emportait les meubles, les instruments aratoires, les effets et le linge. Les chefs s’aperçurent, mais trop tard, de ce torrent dĂ©vastateur. Il fut donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres qui condamnaient Ă  la peine de mort tous les soldats qui seraient trouvĂ©s avec des effets, linge, etc. Si cet ordre eĂ»t Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© dans tout le courant de la campagne, toute la Grande ArmĂ©e eut Ă©tĂ© fusillĂ©e. Plusieurs subirent cette peine. Ce spectacle, nouveau pour moi, me dĂ©chirait le cƓur ; je versai des larmes sur le sort de ces pauvres habitants qui, dans un clin d’Ɠil, perdaient toutes leurs ressources. Mais ce que j’ai eu l’occasion de voir, depuis cette Ă©poque, me les a fait trouver encore heureux dans leur malheur. Comme j’étais nouveau dans l’art militaire, tout ce qui contrariait les principes que j’avais reçus me surprenait ; mais j’ai eu le temps de m’y accoutumer par la suite tant par satiĂ©tĂ© que par besoin. Un chasseur vĂ©lite Ă©tant allĂ© comme les autres au village pour quĂ©rir du bois, trouva une oie qu’on avait tuĂ©e. Sans dĂ©fiance, comme un nouveau, il la rapporta au camp et fut rencontrĂ© par M. Grosse, le colonel major de notre rĂ©giment, qui, aprĂšs lui avoir donnĂ© quelques coups de canne, ordonna qu’il resterait quinze jours Ă  l’avant-garde et que l’oie serait attachĂ©e Ă  son col, jusqu’à ce qu’elle fut en putrĂ©faction. Le jeune homme eut beau protester de son innocence, le jugement fut exĂ©cutĂ©, plus pour donner l’exemple aux autres que pour le punir. Toute la journĂ©e nous entendĂźmes la canonnade et la fusillade dans la direction d’Ulm. C’était le beau succĂšs d’Elchingen, que le corps du marĂ©chal Ney 6Ăšme remportait, aprĂšs un combat des plus opiniĂątres. 15 octobre. – Au jour, le rĂ©giment partit de Guntzbourg et se fut mettre en bataille, Ă  une petite lieue de cette ville, pour garder un pont du Danube. On avait placĂ© plusieurs piĂšces de canon, pour empĂȘcher le passage, au cas que l’ennemi voulĂ»t tenter une trouĂ©e. Notre compagnie Ă©tait la plus avancĂ©e et la premiĂšre Ă  soutenir le choc. Nous restĂąmes toute la journĂ©e sous les armes Ă  attendre si l’ennemi avait quelque dĂ©sir de troubler notre sĂ©curitĂ©. J’étais Ă  portĂ©e de voir le succĂšs de nos colonnes ; le bruit du canon fut terrible toute la journĂ©e et celui de la mousqueterie bien garni. Peu accoutumĂ© au bruit, j’en Ă©tais Ă©tourdi, sans cependant craindre de l’entendre de plus prĂšs. J’aurais dĂ©sirĂ© au contraire que l’on se battĂźt, pour prouver que, malgrĂ© que l’on fĂ»t nouveau dans un pareil service, on avait autant l’amour de la gloire que les anciens. L’ennemi nous laissant tranquilles, on s’occupa une partie de la journĂ©e Ă  faire des baraques en paille. Tout ce qui fut trouvĂ© dans le village, tant en bois qu’en comestibles, fut enlevĂ©. Les horreurs se renouvelĂšrent, mais j’y fus moins sensible ; d’ailleurs le besoin l’ordonnait. Un compatriote me cĂ©da du pain, sans quoi je m’en serais passĂ© toute la journĂ©e. Le soir je fus de garde de l’autre cĂŽtĂ© du Danube, en faction Ă  dix pas des Autrichiens. Il n’y avait qu’un petit canal qui me sĂ©parait du factionnaire ennemi ; il me laissa tranquille, j’en fis de mĂȘme. À peine ma faction Ă©tait-elle terminĂ©e, Ă  minuit, que nous fĂ»mes enlevĂ©s de nos superbes bivouacs pour nous porter plus loin, dans la nuit la plus obscure et la plus froide, pour nous rapprocher de l’Empereur. Dans ce nouvel endroit, nous ne trouvĂąmes rien pas de paille pour se coucher Ă  terre, peu de bois Ă  brĂ»ler et le vent du nord comme en Laponie. Je passai une triste nuit. BrĂ»lĂ© d’un cĂŽtĂ©, gelĂ© de l’autre, tel fut mon repos. Quelqu’un qui n’aurait eu que le dĂ©sir de s’amuser, de jouir d’un spectacle aussi nouveau qu’agrĂ©able, pouvait se satisfaire plusieurs lignes immenses de bivouacs, Ă  perte de vue, offraient un coup d’Ɠil ravissant ; des milliers de feux rĂ©pandus sur le vaste horizon ; les Ă©toiles vives et scintillantes contrastaient trop fort avec notre position, qui n’était rien moins que brillante. Ce fut ce jour lĂ  que je couchai pour la premiĂšre fois au bivouac ; je n’y trouvai rien de bien engageant ; c’est un triste couchage. J’ai dit, bien des fois depuis, que le plus beau des bivouacs ne vaut pas la plus misĂ©rable cabane. 16 octobre. – À la pointe du jour, nous partĂźmes du bivouac pour nous diriger sur Ulm. La journĂ©e commençait Ă  ĂȘtre trĂšs mauvaise ; les routes Ă©taient encombrĂ©e de boue et obstruĂ©es par l’artillerie. La pluie tombait avec force. Nous arrivĂąmes dans un bois, oĂč l’on trouva, sur le bord de la route, une clairiĂšre. Nous Ă©tions tellement gĂȘnĂ©s par l’artillerie et la cavalerie qu’on nous y laissa, pour attendre qu’elles eussent filĂ©. Quatre heures aprĂšs, nous Ă©tions encore lĂ , sous des torrents de pluie, dans la boue jusqu’aux genoux, n’ayant rien mangĂ© de la journĂ©e, et tous nos membres engourdis de froid. Ce qui ralentissait la marche de l’armĂ©e, c’était le pont d’Elchingen, Ă  un quart de lieue de lĂ , qui avait Ă©tĂ© coupĂ© par l’ennemi, et si mal rĂ©parĂ© par nous, Ă  cause de la hĂąte, qu’on craignait Ă  tout instant qu’il ne se rompĂźt. Un aide de camp du marĂ©chal BessiĂšres vint nous tirer de ce lieu de mort, en donnant l’ordre de nous porter de suite Ă  Elchingen, au quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur. Chacun suivit la route qui lui parut la plus convenable pour arriver plus vite. Quand j’eus passĂ© le pont, je vis pour la premiĂšre fois un champ de bataille. Ce spectacle me glaça d’effroi, mais l’état que j’avais embrassĂ© devait me faire oublier tout cela. La plaine Ă©tait couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout Ă©tait garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosĂ© de sang. Nous fĂ»mes logĂ©s militairement. Je n’ai pu me coucher de la nuit, faute d’espace pour m’asseoir sur le plancher. Les maisons Ă©taient pleines de blessĂ©s, sans habitants et dĂ©vastĂ©es. Je ne mangeai rien de la journĂ©e ; je ne pus mĂȘme pas faire sĂ©cher mes habits qui Ă©taient pourris d’eau. Quatre jours aprĂšs, ils ne l’étaient pas encore entiĂšrement. Tel fut le rĂ©sultat de la journĂ©e du 23, qui fut une des plus cruelles de la campagne. L’Empereur ne s’était pas dĂ©bottĂ© depuis huit jours. Mais le mouvement de nos corps d’armĂ©es avait tellement dĂ©rangĂ© les plans de campagne de l’ennemi, qu’il commença des pourparlers de capitulation que nous n’acceptĂąmes pas. 17 octobre. – C’est alors que l’Empereur donna l’ordre de battre en brĂšche pour tenter l’assaut. AussitĂŽt qu’il fit jour, chacun s’empressa de se procurer des pommes de terre ; quelques instants aprĂšs, il nous fut dĂ©livrĂ© un biscuit, qui ne pouvait arriver plus Ă  propos. La gĂ©nĂ©rale battit, et dans un instant nous fĂ»mes en bataille au-dessus du village d’Elchingen. Nous y restĂąmes toute la journĂ©e pour contenir l’ennemi, en cas qu’il eĂ»t fait une sortie de notre cĂŽtĂ©. On se battit toute la journĂ©e, Ă  peu de distance de nous, sans que nous prissions part Ă  l’action. Le bruit de l’artillerie qui battait la brĂšche d’Ulm Ă©tait si fort et si terrible qu’on aurait dit la destruction du monde entier. Au soir, Ă©tant allĂ© chercher du bois, aux environs de notre position, pour nous chauffer un peu, les tĂ©nĂšbres Ă©taient si profondes que je chargeai sur mes Ă©paules un kaiserlick mort, que j’avais pris pour une bĂ»che. Cela m’effraya beaucoup. Nous ne nous retirĂąmes que le soir, vers dix heures, en ayant toutes les peines du monde pour nous dĂ©gager de la boue. Je fus logĂ© dans la superbe abbaye oĂč Ă©tait l’Empereur. Dans toutes les salles, chambres, corridors, cellules, on avait allumĂ© des feux pour cuire nos pommes de terre. On ne peut se faire une idĂ©e de la beautĂ© de cette abbaye. La canonnade ne cessa de se faire entendre, jusqu’au soir du 17, oĂč elle cessa tout Ă  coup. Nous apprĂźmes peu de temps aprĂšs que le gĂ©nĂ©ral Mack, renonçant Ă  l’espoir de se faire jour l’épĂ©e Ă  la main, venait de capituler, en remettant aux mains de l’Empereur toute son armĂ©e et la place qu’il n’avait pas dĂ©fendue. 18 octobre. – Nous ne sortĂźmes pas de la journĂ©e, ce qui nous fit beaucoup de bien, tant pour nous reposer que pour approprier nos armes, qui Ă©taient rongĂ©es de rouille. Dans la nuit, au milieu d’un ouragan terrible, le Danube dĂ©borda et entraĂźna les cadavres qui n’étaient pas encore inhumĂ©s. Ils durent faire connaĂźtre Ă  Vienne les malheurs de l’armĂ©e de Souabe, car ils flottaient sur le fleuve comme les dĂ©bris d’un vaisseau. 20 octobre. – L’Empereur passa toute la journĂ©e Ă  Ulm, sur une hauteur, pour voir dĂ©filer l’armĂ©e autrichienne, qui sortit avec les honneurs de la guerre et dĂ©posa les armes devant lui. L’Empereur, entourĂ© d’une partie de la Garde, fit appeler les gĂ©nĂ©raux autrichiens, et les traita avec les plus grands Ă©gards. Ensuite, nous fĂ»mes coucher Ă  Augsbourg. L’Empereur arriva Ă  Augsbourg, prĂ©cĂ©dĂ© des grenadiers Ă  pied qui portaient les quatre-vingt-dix drapeaux pris dans cette premiĂšre campagne. Cette entrĂ©e brillante et martiale produisit sur les habitants un Ă©tonnement difficile Ă  dĂ©crire ; ils ne pouvaient se persuader qu’en si peu de jours on eĂ»t dĂ©truit une si grande armĂ©e. À l’appel du troisiĂšme jour, il fut lu, Ă  l’ordre des compagnies, une proclamation de l’Empereur aux soldats de la Grande ArmĂ©e, qui Ă©numĂ©rait tous les combats et les trophĂ©es qu’ils avaient conquis en quinze jours, et l’annonce d’une deuxiĂšme campagne contre les Russes, qui approchaient. Un dĂ©cret impĂ©rial, datĂ© d’Ulm, faisait compter pour campagne le mois de vendĂ©miaire an XIV, indĂ©pendamment de la campagne courante. 24 octobre. – À Munich – Le rĂ©giment de chasseurs partit d’Augsbourg, le 23 octobre, de trĂšs grand matin, coucha Ă  Schwabhausen, aprĂšs une journĂ©e pĂ©nible, et arriva le lendemain 24 Ă  Munich, Ă  3 heures de l’aprĂšs-midi. Une route superbe dans ses derniĂšres parties. Nous fĂźmes notre entrĂ©e en grande tenue ; une foule immense s’était portĂ©e sur notre passage. Les habitants paraissaient prendre plaisir Ă  voir la Garde et leurs protecteurs. Ils nous reçurent avec la plus grande joie. Il n’y a pas d’endroit oĂč nous ayons Ă©tĂ© aussi bien traitĂ©s. Ils nous embrassaient, tant ils Ă©taient contents de se voir Ă  l’abri des vexations des Autrichiens. Ils avaient dĂ©corĂ© leurs maisons d’emblĂšmes exprimant le bonheur qu’ils Ă©prouvaient de possĂ©der leur rĂ©gĂ©nĂ©rateur et leurs sauveurs. Les vivres Ă©taient en abondance, la volaille pour rien. Il n’y avait de cher que le pain. À mon arrivĂ©e, je fus commandĂ© de service pour monter la garde au palais Ă©lectoral. L’Empereur arriva Ă  9 heures du soir. Tous les grands de la cour se portĂšrent au-devant de lui. Ils Ă©taient chamarrĂ©s de dĂ©corations, de cordons et d’épaulettes. Ce qui me divertit le plus dans cette soirĂ©e, ce fut la garde de l’Électeur. Elle est d’une mine grotesque ; son costume tient beaucoup aux troupes du temps d’Henri IV ; elle est composĂ©e de beaux hommes, extrĂȘmement grands, tous armĂ©s d’un sabre et d’une pique. Pendant deux heures, je ne fis que porter et prĂ©senter les armes, tant le nombre des grands personnages qui furent admis Ă  offrir leurs hommages Ă  l’Empereur fĂ»t considĂ©rable. Je n’avais jamais autant vu de dĂ©corations de toute espĂšce et de tous les pays qu’il en passa devant moi pendant cette fatigante faction. Je crois avoir reçu le salut trĂšs profond de tous les princes, ducs, barons de la BaviĂšre reconquise et reconnaissante. Dans cette circonstance, un soldat de l’Empereur, un guerrier de la Grande ArmĂ©e, avait des titres Ă  mĂ©riter les grands saluts qu’on lui faisait. 25 octobre. – Une prostration presque complĂšte, une nuit passĂ©e sans sommeil, me faisaient vivement dĂ©sirer un bon lit et du repos de douze heures au moins. Je me couchai avec cet espoir, mais, vers dix ou onze heures, un bruit discordant de sonnettes nous rĂ©veilla brusquement, cinq ou six que nous Ă©tions dans ce logement. C’était un adjudant major, du rĂ©giment, qui nous donna l’ordre de nous rendre avec armes et bagages, dans un corps de garde qu’il nous dĂ©signa. ArrivĂ©s lĂ , avec quelques autres chasseurs qu’on avait recrutĂ©s de la mĂȘme maniĂšre, on nous envoya sur la route de Landshut, Ă  une lieue de Munich, pour garder le grand parc de l’armĂ©e. La nuit Ă©tait profondĂ©ment noire, la pluie tombait Ă  torrent ; il faisait si mauvais que, dans tout autre moment, on n’aurait pas mis un chien Ă  la porte. J’eus beau observer que je descendais de garde, on me rĂ©pondit qu’on en tiendrait compte une autre fois. Il fallut marcher, le devoir et le service l’exigeait. Nous voilĂ  dix Ă  douze, pataugeant dans une profonde boue, marchant Ă  l’aventure, et regrettant tous, de bien bon cƓur, l’excellent coucher qu’il nous avait fallu quitter. ArrivĂ©s Ă  notre destination, les camarades du 1er corps marĂ©chal Bernadotte, que nous relevions, nous laissĂšrent une trĂšs bonne baraque en planches garnie de bonne paille, un feu de bivouac en trĂšs grande activitĂ© et beaucoup de bois pour l’alimenter. C’était du moins une compensation Ă  notre infortune et un dĂ©dommagement qui nous Ă©tait bien dĂ», mais malheureusement cette faveur inespĂ©rĂ©e nous Ă©chappa bientĂŽt. À peine avait-on placĂ© les sentinelles sur les points indiquĂ©s, et le reste du poste pris possession de cette baraque qui promettait de nous ĂȘtre si utile, que le feu s’y dĂ©clara avec tant d’intensitĂ© que les hommes qui s’y trouvaient Ă  l’abri eurent beaucoup de peine Ă  en sortir sans ĂȘtre atteints par les flammes. Les efforts que l’on fit pour l’éteindre furent sans rĂ©sultat, car elle s’abĂźma en peu de minutes. Malheureusement, on n’avait pas eu le temps de retirer tous les fusils, les sacs et les bonnets Ă  poil qui s’y trouvaient. Les deux fusils qui manquaient Ă©taient chargĂ©s, comme tous les autres des hommes du poste. Une fois atteints par le feu, ils partirent. PlacĂ© en faction sur la route, une balle atteignit mon bonnet au-dessus de la tĂȘte, et le perça de part en part, sans trop m’en apercevoir. Ces longues flammes, ces deux coups de feu portĂšrent l’alarme dans tous les postes d’alentour. On cria partout aux armes » ; l’inquiĂ©tude fut gĂ©nĂ©rale parce qu’on craignait que ce fĂ»t une attaque pour enlever le grand parc, ou qu’on le fĂźt sauter. AprĂšs des reconnaissances faites, et qu’on se fut assurĂ© de la cause de cette chaude alerte, tout rentra dans l’ordre matĂ©riellement parlant, mais la crainte d’ĂȘtre punis, et le dĂ©sagrĂ©ment de notre fĂącheuse position nous tinrent sur le qui-vive le restant de notre garde. RentrĂ©s Ă  Munich sur les deux heures, nous fĂ»mes, tous ensemble, rendre compte de ce fĂącheux Ă©vĂ©nement Ă  l’adjudant major de semaine qui, aprĂšs avoir pris les ordres du gĂ©nĂ©ral, envoya le sergent et le caporal Ă  la garde du camp, et les chasseurs Ă  leur logement jusqu’à nouvel ordre. Ainsi se termina une nuit pleine d’anxiĂ©tĂ© et de fatigue, et qui aurait pu avoir des suites extrĂȘmement fĂącheuses, si le feu avait pu communiquer au grand parc, ce qui fut rendu impossible Ă  cause de la pluie torrentielle. Le 26, mon indisposition, la fatigue et les Ă©motions de la veille ne me donnĂšrent pas l’envie de visiter Munich. Les 5, 6 et 7 novembre, sur les bords du Danube, nous prĂźmes plusieurs fois les armes, surtout la nuit, pour veiller Ă  la sĂ»retĂ© du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial, car une portion trĂšs forte de l’armĂ©e russe occupait encore la rive gauche. Les patrouilles, sur la rive, par ce temps trĂšs froid et ce brouillard Ă©pais, Ă©taient peu rĂ©crĂ©atives. Le 8 novembre, Ă  Strenberg, bourg oĂč nous fĂ»mes tous logĂ©s si Ă  l’étroit, que plus de la moitiĂ© des hommes de la garde furent contraints de bivouaquer. MalgrĂ© la neige qui tombait par avalanche, les fureteurs des compagnies et le nombre en Ă©tait grand dĂ©couvrirent des caves d’excellent vin de Hongrie. On en but pour se rĂ©chauffer, pour se restaurer, pour dissiper l’ennui qu’on Ă©prouvait d’ĂȘtre empilĂ©s, Ă©touffĂ©s dans ces chambres, oĂč l’on ne pouvait pas remuer ni bras, ni jambes ; enfin, on but tant et tant que, s’il avait fallu faire le coup de feu dans la nuit, on n’aurait pas su oĂč prendre les cartouches
 Spectateur bĂ©nĂ©vole de cette gigantesque orgie, ne buvant pas, ou du moins trĂšs peu, j’admirai, sans en ĂȘtre Ă©bloui, la surprenante consommation qu’en faisaient certains hommes. C’étaient de vĂ©ritables Gargantuas. Le lendemain 9, dans une longue et fatigante marche, la plupart des hommes, obligĂ©s de se coucher sur le bord du chemin, faute de jambes pour suivre leurs camarades, prouvaient suffisamment que ce vin Ă©tait plus nuisible que favorable Ă  la santĂ©. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes sur le champ de bataille du terrible combat d’Amstetten 5 novembre entre les grenadiers d’Oudinot, rĂ©unis Ă  la cavalerie du prince Murat, et les Russes, et ensuite dans la petite ville de ce nom. On eut Ă  passer plusieurs riviĂšres, dont les ponts, coupĂ©s et rĂ©tablis Ă  la hĂąte, retardĂšrent beaucoup la marche. Le 12 novembre, Ă  moitiĂ© chemin entre Saint-Poelten et Burkesdorf, nous rencontrĂąmes les magistrats de Vienne, qui venaient implorer l’Empereur de mĂ©nager la capitale et leur souverain, et lui offrir les clefs de la ville. L’Empereur nous suivait de prĂšs. Il passa donc au milieu de nous avec ces Viennois. Ils furent alors tĂ©moins d’une scĂšne qui dut leur prouver combien l’Empereur Ă©tait aimĂ© par ses troupes. Nous montions une cĂŽte extrĂȘmement rapide. Nous bordĂąmes la haie de chaque cĂŽtĂ© de la route. Le 4Ăšme corps, qui montait la montagne en mĂȘme temps, fit le mĂȘme mouvement que toute la Garde. Dans un instant, les cris de Vive l’Empereur » se communiquĂšrent sur toute la ligne, les chapeaux au bout des baĂŻonnettes ; les voitures de l’Empereur allant au petit pas, les dĂ©putĂ©s eurent tout le temps de recueillir les applaudissements que la Garde et l’armĂ©e tĂ©moignaient Ă  leur souverain. L’Empereur Ă©tait dans une des voitures de la cour ; c’était la premiĂšre fois qu’il s’en servait depuis son dĂ©part de Paris. Dans le Rhin, toutes les fois que Sa MajestĂ© nous rencontrait en route, nous nous arrĂȘtions pour lui rendre les honneurs militaires, et la saluer de nos acclamations. Tous les corps de l’armĂ©e en faisaient autant, Ă  moins d’ordre contraire. Souvent, dans ces revues inattendues, l’Empereur complimentait les rĂ©giments qui s’étaient distinguĂ©s dans une affaire rĂ©cente, complĂ©tait les cadres et distribuait les dĂ©corations. C’était une circonstance fortuite, qui Ă©tait vivement dĂ©sirĂ©e et qui satisfaisait bien des dĂ©sirs. 13 novembre. – À une petite demi lieue de Vienne, au lieu de continuer notre route, nous entrĂąmes dans un village Ă  gauche, appelĂ© SchƓnbrunn. Ce contretemps nous fit beaucoup de peine, car nous pensions loger en ville. Ce qui ne nous fit nullement plaisir, c’est que, du milieu de la place de ce village, on dĂ©couvrait Vienne Ă  travers le vallon ; cette quantitĂ© de clochers, flĂšches, tours, faisaient un contraste frappant avec la campagne, qui Ă©tait couverte de neige. Sur cette mĂȘme place s’élevait le palais impĂ©rial que l’Empereur avait choisi pour sa rĂ©sidence. Nous y fĂ»mes logĂ©s pour faire le service du palais. RĂ©veillĂ© dans la nuit, sans ĂȘtre commandĂ© de service, je fus contraint, avec d’autres camarades, pas plus amoureux que moi de trotter Ă  de telles heures, de faire autour du parc des patrouilles qui exigeaient une heure de marche. Il nous fut dĂ©fendu d’aller Ă  Vienne sans permission. 16 novembre. – Le rĂ©giment se disposait Ă  passer l’inspection, lorsqu’on reçut l’ordre du dĂ©part. Cette nouvelle fut un coup de foudre. Les Ă©vĂ©nements nous Ă©taient peu connus, et on ne les savait que fort tard. Nous ne pouvions nous imaginer ce qui empĂȘchait l’empereur d’Autriche de faire la paix. Nous entrions dans un nouveau pays, peu connu, offrant peu de ressources. Les Russes, continuant toujours de battre en retraite, nous entraĂźnaient nĂ©cessairement dans des pays affreux, et surtout dans une saison peu propre aux marches. J’avoue franchement que ce dĂ©part me fit assez de peine. Cela ne m’empĂȘcha pas de faire le voyage comme les autres. Nous partĂźmes, Ă  2 heures de SchƓnbrunn, et aprĂšs une demi-heure de marche, nous entrĂąmes dans Vienne. Je traversai cette ville avec un grand dĂ©sir de la connaĂźtre, mais le moment n’était pas encore arrivĂ©. En sortant de Vienne, mourants de froid, nous ne fĂźmes que courir pour nous empĂȘcher de geler. Nous arrivĂąmes Ă  Stockerau Ă  10 heures du soir. L’Empereur coucha Ă  Stockerau. 17 novembre. – Partis avec le point du jour, nous marchĂąmes toute la journĂ©e sans nous arrĂȘter, jusqu’à la Taya, qu’il fallut passer Ă  dix heures du soir, par une nuit trĂšs obscure, sur une planche trĂšs Ă©troite, flexible et vacillante. Nos rangs trĂšs dĂ©garnis depuis plusieurs heures, par la fatigue et la longueur de la marche, le devinrent encore bien davantage, car la moindre maladresse pouvait nous faire tomber dans l’eau. Aussi ceux qui se trouvĂšrent de l’autre cĂŽtĂ© furent peu nombreux, et Ă  peine suffisants pour fournir le service du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial. Une autre cause qui contribua Ă  faire rester beaucoup d’hommes derriĂšre, ce sont les nombreuses caves, remplies de vin de Moravie, qu’on trouvait sur le bord de la route. On conçoit que des hommes fatiguĂ©s, vivant mal, dormant peu, marchant toujours, profitassent de ces bonnes et rares occasions pour se donner des jambes et un moment de bon temps, mais malheureusement l’abus touchait de prĂšs au bienfait.[2] AUSTERLITZ Le 30 novembre, BarrĂšs se trouve au bivouac, Ă  deux lieues de Brunn, Ă  gauche de la route d’Olmutz sur le penchant d’une colline peu Ă©levĂ©e. 1er dĂ©cembre. – En avant de la position que nous occupions, Ă©tait un mamelon armĂ© de canons. Le bivouac de l’Empereur Ă©tait entre nous et ce mamelon. AprĂšs le mamelon Ă©tait une plaine de peu d’étendue, lĂ©gĂšrement inclinĂ©e vers un ruisseau qui coulait de gauche Ă  droite. Cette plaine, trĂšs longue dans le sens du cours du ruisseau, Ă©tait dominĂ©e par des hauteurs, qui commençaient sur l’autre rive et s’étendaient, depuis des bois Ă  gauche, jusqu’à des marais et Ă©tangs Ă  droite. Le soir, Ă  la clartĂ© des feux des bivouacs, il nous fut donnĂ© lecture de la proclamation de l’Empereur qui annonçait une grande bataille pour le lendemain, 2 dĂ©cembre. Peu de temps aprĂšs, l’Empereur vint Ă  notre bivouac, pour nous voir ou pour lire une lettre qu’on venait de lui remettre. Un chasseur prit une poignĂ©e de paille et l’alluma pour faciliter la lecture de cette lettre. De ce bivouac l’Empereur fut Ă  un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es pour Ă©clairer sa marche. Sa visite se prolongeant et s’étendant, le nombre des torches s’augmenta ; on le suivit en criant Vive l’Empereur. » Ces cris d’amour et d’enthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions, comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte qu’en moins d’un quart-d’heure, toute la Garde, les grenadiers rĂ©unis, le 5Ăšme corps qui Ă©tait Ă  notre gauche et en avant de nous, le 4Ăšme Ă  droite, ainsi que le 3Ăšme plus loin et en avant, enfin, le 1er qui Ă©tait Ă  une demi-lieue en arriĂšre, en firent autant. Ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral, un mouvement d’enthousiasme, si soudain que l’Empereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. C’était magnifique, prodigieux. AprĂšs avoir Ă©tĂ© assez loin, je revins Ă  mon bivouac, aprĂšs l’avoir cherchĂ© longtemps, tous ces feux m’ayant fait perdre la direction oĂč il se trouvait. Je ne doute pas que ce fut le hasard qui donna la pensĂ©e de cette fĂȘte aux flambeaux, et que l’Empereur n’y pensait pas lui-mĂȘme. 2 dĂ©cembre. – Longtemps avant le jour, la diane fut battue dans tous les rĂ©giments ; on prit les armes et on resta formĂ© en bataille jusqu’à ce que les reconnaissances fussent rentrĂ©es. La matinĂ©e Ă©tait froide, le brouillard assez Ă©pais, un silence complet rĂ©gnait dans toutes les lignes. Ce calme si extraordinaire, aprĂšs une soirĂ©e aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, d’une majestueuse soumission aux dĂ©crets de Dieu c’était le prĂ©curseur d’un orage impĂ©tueux, meurtrier, qui Ă©lĂšve et abat les empires. L’Empereur, entourĂ© de ses marĂ©chaux et des gĂ©nĂ©raux d’élite de son armĂ©e, Ă©tait placĂ© sur un mamelon dont j’ai parlĂ©, distribuant des ordres pour la disposition de ses troupes et attendant que le brouillard se dissipĂąt pour donner le signal de l’attaque. Il fut donnĂ©, et, peu de temps aprĂšs, toute cette immense ligne fut en feu. Pendant ce temps lĂ , le 1er corps, qui Ă©tait derriĂšre, se porta en avant, en passant Ă  droite et Ă  gauche du mamelon. Saluant, criant Vive l’Empereur ! » les chapeaux au bout des Ă©pĂ©es, des sabres, des baĂŻonnettes, le marĂ©chal Bernadotte en tĂȘte, portant le sien de la mĂȘme maniĂšre, et tout cela au bruit des tambours, de la musique, des canons et d’une vive fusillade. AprĂšs le passage du 1er corps, notre mouvement commença ; nous formions la rĂ©serve elle se composait de 20 bataillons d’élite, dont 8 de la Garde impĂ©riale, 2 de la garde royale italienne, et 10 de grenadiers et de voltigeurs rĂ©unis. DerriĂšre nous, marchaient la cavalerie de la Garde et plusieurs bataillons de dragons Ă  pied. Les bataillons d’élite Ă©taient ployĂ©s en colonne serrĂ©e par division, Ă  distance de dĂ©ploiement, ayant quatre-vingts piĂšces de canon dans leur intervalle. Cette formidable rĂ©serve marchait en ligne de bataille, en grande tenue, bonnets Ă  poil et plumets au vent, les aigles et les flammes dĂ©couvertes, indiquant d’un regard fier le chemin de la victoire. Dans cet ordre, nous franchĂźmes la plaine et gravĂźmes les hauteurs aux cris de Vive l’Empereur ! » Parvenus sur le plateau que les Russes occupaient quelques instants auparavant, l’Empereur nous arrĂȘta pour nous haranguer, aprĂšs nous avoir fait un signe de la main, qu’il voulait parler. Il dit d’une voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă  cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe ; colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris ; rien n’a rĂ©sistĂ© Ă  leur intrĂ©pide valeur vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt aprĂšs pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons de rĂ©serve. L’armĂ©e russe Ă©tait percĂ©e dans son centre et coupĂ©e en deux tronçons. Celui de gauche, celui qui faisait face Ă  la droite de l’armĂ©e française, Ă©tait aux prises avec les corps des marĂ©chaux Soult et Davoust ; celui de droite, avec les corps de Bernadotte et Lannes. La rĂ©serve liait les quatre corps, et tenait sĂ©parĂ© ce qui avait Ă©tĂ© disjoint par les habiles manƓuvres du gĂ©nĂ©ral en chef et la bravoure des soldats. AprĂšs un quart d’heure de repos, l’infanterie de la Garde fit un changement de direction, Ă  droite, pour aller seconder le 4Ăšme corps, en marchant sur les hauteurs. Parvenu Ă  la descente qui domine les lacs, je sortis un instant des rangs, et je vis, par ce moyen, dans la plaine, la lutte terrible engagĂ©e entre le 4Ăšme corps et la portion de l’armĂ©e russe qui lui faisait face, ayant les lacs Ă  dos. Nous arrivĂąmes pour lui donner le coup de grĂące, et achever de la jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Qu’on se figure 12 Ă  15 000 hommes se sauvant Ă  toutes jambes sur une glace fragile et s’abĂźmant presque tous Ă  la fois. Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivĂ©e prĂšs des lacs fut saluĂ©e par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. L’artillerie de la Garde eut bientĂŽt Ă©teint ce feu, et tira ensuite avec une vivacitĂ© incomparable sur la glace pour la briser et la rendre impropre Ă  porter des hommes. La bataille Ă©tait complĂštement gagnĂ©e, une victoire sans exemple avait couronnĂ© nos aigles d’immortels lauriers. AprĂšs quelques instants de repos, nous revĂźnmes sur nos pas, en suivant Ă  peu prĂšs le mĂȘme chemin, et en traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait Ă©tĂ© beau pendant toute la journĂ©e, se mit Ă  la pluie, et l’obscuritĂ© devint si profonde qu’on n’y voyait plus. AprĂšs avoir marchĂ© longtemps au hasard, pour trouver le quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur, le marĂ©chal BessiĂšres, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fit bivouaquer sur le terrain mĂȘme oĂč il prit cette dĂ©termination. Il Ă©tait temps, car il Ă©tait tard et nous Ă©tions tous trĂšs fatiguĂ©s. AprĂšs avoir formĂ© les faisceaux par section et dĂ©posĂ© nos fourniments, il fallut s’occuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais oĂč aller pour en trouver ? Il faisait si noir et si mauvais ! Rien ne pouvait nous indiquer oĂč nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5Ăšme corps, qui rĂŽdaient autour de nous, en indiquĂšrent un dans une gorge. J’y fus avec plusieurs de mes camarades ; il Ă©tait plein de morts et de blessĂ©s russes ; car je crois que c’était dans les environs que la Garde russe avait Ă©tĂ© Ă©charpĂ©e. J’y trouvai quelques pommes de terre et un petit baril de vin blanc nouveau, qui Ă©tait si sĂ»r qu’on aurait pu s’en servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques Ă  se croire empoisonnĂ©s. La nuit se passa en causeries chacun racontait ce qui l’avait le plus frappĂ© dans cette immortelle journĂ©e. Il n’y avait point d’action personnelle Ă  citer, puisqu’on n’avait fait que marcher, mais on parlait de l’effroyable dĂ©sastre du lac, du courage des blessĂ©s que nous rencontrions sur notre passage, des immenses dĂ©bris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes dĂ©posĂ©s avant l’action, qu’ils n’avaient pu reprendre ensuite, ayant Ă©tĂ© repoussĂ©s dans une autre direction, fusillĂ©s, mitraillĂ©s, sabrĂ©s, anĂ©antis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localitĂ©s, ni le lieu oĂč s’étaient donnĂ©s les plus grands coups. Puisqu’on ne savait encore rien du rĂ©sultat dĂ©finitif, la question resta sans solution. Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille oĂč nous avions passĂ© la nuit se dissipa. Je reconnus, aprĂšs avoir fait une tournĂ©e dans les environs, couverts de cadavres et de blessĂ©s qu’on enlevait, que nous Ă©tions Ă  peu prĂšs Ă  une demi lieue sur la droite de la route de Brunn Ă  Olmutz et Ă  la mĂȘme distance de celle de Brunn Ă  Austerlitz, ces deux routes se bifurquant prĂšs de la poste de Posaritz, oĂč l’Empereur avait dĂ» coucher. Vers dix heures, nous partĂźmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route Ă  travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin nous arrivĂąmes de nuit Ă  Austerlitz. L’Empereur couchait au chĂąteau de cette petite ville, et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en Ă©taient partis le matin. Dans la journĂ©e, il nous fut fait lecture de la proclamation de l’Empereur Ă  l’armĂ©e commençant par ces mots Soldats, je suis content de vous » et finissant par cette phrase Il suffira de dire j’étais Ă  la bataille d’Austerlitz, pour qu’on vous rĂ©ponde VoilĂ  un brave ! » 4 dĂ©cembre. – Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent rĂ©unis et dirigĂ©s sur la route de la Hongrie. J’en Ă©tais. AprĂšs quatre heures de marche, on nous fit prendre, Ă  droite de la route, position sur une hauteur avec de la cavalerie et de l’artillerie de la Garde ; plus loin, sur la mĂȘme ligne, Ă©tait aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait l’Empereur se chauffant Ă  un feu de bivouac, entourĂ© de son Ă©tat-major. Sur la colline en face Ă©taient des troupes ennemies en bataille. Nous crĂ»mes d’abord qu’une affaire allait s’engager, mais, aprĂšs quelques instants d’attente, arrivĂšrent deux belles voitures, entourĂ©es d’officiers et de cavaliers, d’oĂč je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit l’Empereur NapolĂ©on. Nous comprĂźmes facilement alors que c’était une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture Ă©tait l’empereur d’Autriche. AprĂšs leur conversation, qui dura moins d’une heure, nous reprĂźmes la route d’Austerlitz, oĂč nous arrivĂąmes extĂ©nuĂ©s de fatigue et mourants de faim nous avions fait huit lieues dans la boue et par un froid trĂšs vif. Il Ă©tait nuit, depuis longtemps, quand nous entrĂąmes dans nos logements. Le 7 dĂ©cembre commença le retour en France. À Brunn, nous longeĂąmes une partie du champ de bataille, sur lequel on voyait encore des morts. Le 10, aprĂšs avoir repassĂ© le Danube et traversĂ© Vienne, nous arrivons Ă  Freysing, en face du village et du palais impĂ©rial de SchƓnbrunn, pour y sĂ©journer jusqu’au 27 dĂ©cembre. Pendant ce long et salutaire repos, je fus plusieurs fois Ă  Vienne pour visiter cette capitale, faire quelques emplettes et convertir en monnaie de France les florins en papier, avec lesquels on venait de rĂ©gler l’arriĂ©rĂ© de solde qui nous Ă©tait dĂ», depuis notre passage du Rhin. C’était de l’argent bien gagnĂ©, mais les coquins de changeurs profitĂšrent de la circonstance pour nous faire perdre beaucoup dessus, la guerre dĂ©sastreuse que venait de faire l’Autriche ayant beaucoup dĂ©prĂ©ciĂ© ce papier monnaie, sans compter l’ignorance oĂč j’étais sur sa vĂ©ritable valeur. Pendant notre sĂ©jour, nous reçûmes nos capotes d’uniforme venant de France. Elles furent bien accueillies, car nos sarraux de toile avec lesquels nous avions fait la campagne n’étaient ni chauds ni beaux. Nous eĂ»mes, pendant les dix-sept jours de ce cantonnement, de trĂšs mauvais jours, surtout beaucoup de neige et de fortes gelĂ©es. L’Empereur nous faisait souvent prendre les armes, pour nous faire manƓuvrer et dĂ©filer. Le 26, le canon nous annonça la conclusion de la paix ; elle avait Ă©tĂ© signĂ©e le 25 Ă  Presbourg. Le 28 au matin, notre bataillon fut envoyĂ© Ă  Vienne, pour prendre et escorter le TrĂ©sor de l’armĂ©e jusqu’à Strasbourg ; il se composait de huit fourgons et de douze Ă  quinze millions en or ou en argent. La plus grande partie venait de France, et n’avait pas Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©e dans cette courte campagne, qui, au lieu de l’appauvrir, l’avait augmentĂ©. Le 20 fĂ©vrier 1806, nous arrivions Ă  la caserne de Rueil. Notre absence de Paris avait Ă©tĂ© de 174 jours. Jours de marche, 110 ; jours de repos 60. De Vienne Ă  Paris, on marcha 46 jours pour faire 306 lieues, ce qui fait une moyenne de 6 lieues 2/3 par jour. SEPT MOIS À RUEIL À Rueil, notre service se bornait Ă  monter la garde Ă  la Malmaison et au palais de Saint-Cloud, ces deux services n’étant pas fatigants parce que peu frĂ©quents. À Saint-Cloud, on Ă©tait nourri des deniers de l’Empereur ; les repas Ă©taient Ă  peu prĂšs les mĂȘmes qu’à la caserne. Un autre service, un peu plus pĂ©nible, c’était d’aller dĂ©filer la parade aux Tuileries, tous les quinze jours. Les gardes qu’on montait Ă  Saint-Cloud offraient beaucoup d’intĂ©rĂȘt, par le curieux spectacle que prĂ©sentait cette immense rĂ©union de grands personnages, qui allaient faire leur cour au puissant monarque, au vainqueur de l’anarchie et des ennemis de la France. J’ai vu lĂ , bien souvent, des rois, des princes, presque tous les marĂ©chaux, les ministres, les grands dignitaires de l’Empire, les grands officiers de la couronne, les sĂ©nateurs, les gĂ©nĂ©raux de l’armĂ©e et tous les grands fonctionnaires, qui venaient saluer le maĂźtre des destinĂ©es de l’Europe. C’était vraiment beau, le jour des grandes rĂ©ceptions. Il ne passait pas un de ces personnages illustres que je ne m’informasse de son nom ; en peu de temps, je les connus presque tous. Ce fut pendant mon sĂ©jour Ă  Rueil que je fus instruit de la douloureuse perte que ma mĂšre et toute la famille venaient de faire en la personne de mon pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© Ă  l’ñge de soixante-six ans. Cette mort inattendue me causa beaucoup de douleur, car je perdais en lui plutĂŽt un ami qu’un pĂšre, tant il avait de bontĂ© et d’amitiĂ© pour moi. Sa correspondance si aimante, si questionneuse, me charmait et me consolait souvent. Des bruits de guerre qui circulaient depuis quelques temps prenaient de jour en jour plus de consistance ; un camp d’infanterie de quatre rĂ©giments, Ă©tabli sous Meudon, faisait pressentir de prochaines hostilitĂ©s, car tout s’y organisait pour la guerre. La curiositĂ©, le dĂ©sir de voir un de mes amis, nommĂ© officier rĂ©cemment, lors de la promotion qui avait Ă©tĂ© faite Ă  Vienne, m’y firent aller deux fois pour jouir de ce spectacle militaire, aux portes de la capitale, et tĂ©moigner Ă  mon ami combien j’étais satisfait de lui voir les Ă©paulettes et l’épĂ©e, au lieu du sac et du fusil que nous portions, nous, ses camarades moins favorisĂ©s. À la vĂ©ritĂ©, cette promotion fut peu nombreuse, puisqu’elle ne s’étendit que sur seize des grenadiers et chasseurs ; mais elle fit plaisir, mĂȘme Ă  ceux qui ne furent pas au nombre des Ă©lus, parce qu’elle prouvait que l’intention de l’Empereur Ă©tait de nous nommer, tous, successivement ; mais seize sur seize cents, c’était bien peu. Le 11 septembre 1806, toute la Garde, considĂ©rablement augmentĂ©e depuis la fin de la campagne, fut rĂ©unie dans la plaine des Sablons pour passer la revue de dĂ©tail de l’Empereur. Tout y Ă©tait, personnel, matĂ©riel, administration on n’avait laissĂ© dans les quartiers que les hommes et les chevaux qui ne pouvaient pas se tenir sur leurs jambes. Les compagnies ayant Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es sur un seul rang, les sacs Ă  terre et ouverts devant chaque homme, et les cavaliers Ă  pied tenant leurs chevaux par la bride, l’Empereur passa Ă  pied devant le front du rang dĂ©ployĂ©, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, l’habillement avec une lenteur presque dĂ©sespĂ©rante. Il visita de mĂȘme les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances, avec la mĂȘme sollicitude, la mĂȘme attention que pour l’infanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminĂ©e, les rĂ©giments se reformĂšrent dans leur ordre habituel, pour qu’il vĂźt l’ensemble des troupes et les fĂźt manƓuvrer. DĂ©jĂ  quelques mouvements avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s, lorsque survint un orage furieux, dĂ©chaĂźnĂ©, Ă©pouvantable toute cette splendeur, des Ă©clatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs Ă  cheval et de l’artillerie, si Ă©lĂ©gants et si riches. Moins d’un quart d’heure suffit pour rendre le terrain impraticable et interdire mĂȘme le dĂ©filement. On se retira triste, dĂ©fait comme si on eĂ»t perdu une grande bataille. Quelques jours aprĂšs, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prĂȘts Ă  partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On Ă©tait ennuyĂ©, depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-ĂȘtre, qu’on ne sait pas apprĂ©cier, quand on ne le compare pas avec les souffrances passĂ©es et si vite oubliĂ©es. Nous restĂąmes dans cette pacifique garnison sept mois justes. GUERRE CONTRE LA PRUSSE Nous partĂźmes le 20 septembre. Cette Ă©tape, dĂ©jĂ  trĂšs longue en partant de Paris, le fut de trois lieues de plus, pour nous qui venions de Rueil. Quand j’arrivai Ă  Saint-Marc, oĂč la compagnie Ă©tait dĂ©tachĂ©e, je tombai sur le seuil de mon logement, comme un homme frappĂ© par un boulet. Je fus longtemps sans reprendre connaissance. GrĂące aux soins touchants de la respectable dame chez qui j’étais logĂ©, et grĂące Ă  une saignĂ©e, que me pratiqua le chirurgien du village, je revins Ă  la vie. Le repos de la nuit et une forte constitution me donnĂšrent du courage et des jambes, pour le lendemain. Le 22, au jour, nous montĂąmes sur les chars qui avaient portĂ© la veille le 1er rĂ©giment. Ces voitures nous conduisirent jusqu’à Soissons, oĂč nous prĂźmes ceux qu’il venait de quitter, en sorte que les mĂȘmes voitures faisaient deux Ă©tapes, et que le 2Ăšme rĂ©giment couchait oĂč le 1er faisait halte dans la journĂ©e et halte dans le lieu oĂč le 1er couchait. Le 23, nuit Ă  Rethel ; le 24, nuit Ă  Stenay. Les 25, 26 et 27 et toute la nuit du 28 en route, sans autre repos que le temps nĂ©cessaire pour changer de voiture et manger un morceau Ă  la hĂąte, quand on le permettait. Ces soixante-douze heures passĂ©es sur les voitures nous brisĂšrent le corps. EntassĂ©s sur des mĂ©chants chariots de paysans, sans bancs, presque sans paille, ne pouvant ni nous asseoir passablement, ni dormir quelques minutes tranquillement, nous dĂ©sirions ardemment la fin de ce long voyage, oĂč l’on Ă©tait si incommodĂ©ment sous tous les rapports. Comment aurait-on pu trouver une place passable, avec l’embarras de dix Ă  douze fusils, les sabres, les gibernes, les sacs de dix Ă  douze hommes ennuyĂ©s, mĂ©contents et souvent peu endurants, la moindre contrariĂ©tĂ© se changeant en querelle ! À part ces moments de mauvaise humeur, bien excusables parfois, on Ă©tait gai dans le jour, parce qu’on marchait aux montĂ©es, parce qu’on causait avec les habitants, qui se portaient en foule sur notre passage. C’était un spectacle nouveau et intĂ©ressant pour eux. Dans beaucoup de villages, on jetait des paniers de fruits dans les voitures ; on nous offrait du cidre dans les Ardennes, de la biĂšre dans les dĂ©partements allemands. Quoi qu’il en soit, nous quittĂąmes ces voitures sans regrets, prĂ©fĂ©rant marcher et porter tout notre attirail militaire. Le 5 octobre, nous Ă©tions au soir Ă  Closler-Brach, bourg avec une superbe abbaye. Le 1er rĂ©giment y resta ; le 2Ăšme fut dĂ©tachĂ© dans un fort village, sur la gauche et trĂšs loin de la route qui conduit Ă  Bamberg. Pour y arriver, il fallait traverser une forĂȘt trĂšs accidentĂ©e et montueuse. La nuit nous y surprĂźmes. En peu d’instants, les hommes n’y voyant plus, dans le chemin presque pas tracĂ© que l’on suivait, heurtĂšrent contre les arbres et les buttes, tombĂšrent dans les creux, les fossĂ©s, les ravins ou les prĂ©cipices. Ce furent des cris, des jurements, des gĂ©missements Ă©pouvantables. Les chasseurs, pour Ă©viter les accidents qui arrivaient Ă  ceux qui les prĂ©cĂ©daient, s’écartĂšrent de la route, s’éparpillĂšrent dans la forĂȘt et finirent par s’y Ă©garer. C’est en vain que le gĂ©nĂ©ral Curial, colonel en second, qui Ă©tait Ă  la tĂȘte du rĂ©giment, le fit arrĂȘter, battre les tambours pour les rallier, cela fut sans rĂ©sultat, parce qu’il y avait impossibilitĂ©. On ne faisait pas quatre pas sans trouver un obstacle ; heureusement que j’étais Ă  l’avant-garde, oĂč il y avait des guides et des torches Ă©clairĂ©es, ce qui nous permit d’arriver, quoi que tard, au logement, sans accident. Plus des trois-quarts du rĂ©giment passĂšrent la nuit dans la forĂȘt ; beaucoup Ă©taient blessĂ©s ou contus. Tous ceux des hommes qui Ă©taient restĂ©s en arriĂšre rejoignirent le rĂ©giment, avant d’entrer Ă  Bamberg ; on s’arrĂȘta longtemps pour les rallier tous. Le 7, Ă  Bamberg, une proclamation de l’Empereur Ă  la Grande ArmĂ©e, lue aux compagnies formĂ©es en cercle, nous apprit que la guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e Ă  la Prusse. Le 10, aprĂšs avoir traversĂ© les forĂȘts de la Thuringe et les petites villes de Lobenstein, Eberedorf et Saalbourg, sur la Saale, nous vĂźmes le 5Ăšme corps aux prises avec l’armĂ©e prussienne et la poussant vigoureusement vers Saalfeld, oĂč elle fut battue complĂštement. Le prince Louis de Prusse, neveu du roi, qui se tenait Ă  l’arriĂšre-garde, fut tuĂ© d’un coup de sabre par un marĂ©chal des logis du 10Ăšme hussards. Le point oĂč nous nous trouvions et d’oĂč Ă©tait partie une division d’infanterie du 5Ăšme corps pour entrer en ligne, Ă©tait couvert de nombreux effets d’habillement, que les soldats avaient jetĂ©s, pour allĂ©ger leurs sacs qui Ă©taient trop lourds pour combattre. En effet, nous Ă©tions tous trop chargĂ©s, ce qui rendait la marche de l’infanterie lourde et embarrassĂ©e. Nous arrivĂąmes Ă  Schleitz. Tout Ă©tait sens dessus dessous dans cette petite ville saxonne, tant les maux de la guerre avaient portĂ© l’effroi et la terreur chez les habitants. À souper, notre bauer paysan, comme disaient les vieux chasseurs nous servit en argenterie. AprĂšs le repas, je lui dis que s’il voulait la conserver, je l’engageais trĂšs fort de la cacher et de la remplacer par des couverts en fer. Je pense qu’il aura suivi mon conseil. Le 11 octobre, sur la route et dans les champs qu’avoisinaient Auma, nous voyions beaucoup de cadavres prussiens, des suites d’un combat de cavalerie. Il nous fut dĂ©fendu d’entrer dans cette petite ville assez jolie ; mais, n’ayant pas de vivres la faim qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. J’étais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dĂ©pecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le marĂ©chal LefĂšvre, commandant la Garde Ă  pied, et le gĂ©nĂ©ral Rousset, chef d’état-major gĂ©nĂ©ral de la Garde impĂ©riale, y entrĂšrent. La peur nous glaça d’effroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermĂ© la porte sur eux. D’abord, grande colĂšre, menace de nous faire fusiller ; mais, aprĂšs avoir Ă©tĂ© entendus, ils nous dirent, moitiĂ© en colĂšre, moitiĂ© en riant Sauvez-vous bien vite au camp, sacrĂ©s pillards que vous ĂȘtes ; emportez votre maraude sans qu’on la voie, et surtout Ă©vitez de vous laisser prendre par les patrouilles. » Le conseil Ă©tait bon, nous le suivĂźmes en tous points. On rit beaucoup, au bivouac, de la venette que nous venions d’avoir et de la grande colĂšre pour rire du bon marĂ©chal. IÉNA 13 octobre. – Au bivouac, en avant d’IĂ©na, sur une montagne et sur la rive gauche de la Saale. Pour y arriver, nous traversons la ville et prenons position il Ă©tait dĂ©jĂ  nuit. Ayant su que le 21Ăšme lĂ©ger du 5Ăšme corps n’était pas trĂšs Ă©loignĂ©, je fus voir les nombreux compatriotes qui y servaient. Ils Ă©taient aux avant-postes, sans feu, avec dĂ©fense de combat, et je les quittai bientĂŽt. De retour au camp, j’apprends qu’IĂ©na est en feu et qu’on s’y est rendu en foule. Je fis comme les autres, malgrĂ© la lassitude, la distance Ă  parcourir et le dĂ©testable chemin Ă  descendre, que plus de mille hommes Ă©taient occupĂ©s Ă  rendre praticable pour l’artillerie et la cavalerie. Et, en effet, sur l’étroit plateau oĂč se trouvaient les combattants, il n’y avait encore ni artilleurs, ni cavaliers, et cependant une portĂ©e de fusil ne sĂ©parait pas les deux armĂ©es. AprĂšs avoir franchi ce mauvais pas, j’entrai dans IĂ©na. Grand Dieu ! quel affreux spectacle offrait cette malheureuse ville, dans cet instant de la nuit ! D’une part le feu ; de l’autre, le bris des portes, les cris de dĂ©sespoir. J’entrai dans la boutique d’un libraire les livres Ă©taient jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le plancher. J’en prends un au hasard c’était le guide des voyageurs en Allemagne, imprimĂ© en français. C’était le deuxiĂšme volume ; je cherche vainement le premier, je ne le trouve pas. Mais le lendemain de la bataille, quand l’ordre eut Ă©tĂ© rĂ©tabli, je retournai chez le libraire, pour le prier de me vendre ce premier volume. C’était un peu lourd Ă  porter dans un sac, mais j’étais si content d’avoir cet ouvrage qu’il me semblait que son poids ne devait pas m’incommoder. En sortant de cette librairie, j’entrai dans la boutique d’un Ă©picier ; on se partageait du sucre en pains. On m’en donna cinq ou six livres, que je portai de suite au camp. Je n’eus que cela Ă  manger pendant toute la journĂ©e du lendemain. Peu d’heures aprĂšs mon retour au camp, on prit les armes, on se forma en carrĂ© et on attendit en silence le signal du combat. 14 octobre. – Un coup de canon tirĂ© par les Prussiens, dont le boulet passa par dessus nos tĂȘtes, annonça l’attaque. Un bruit de canons et de fusils se fit aussitĂŽt entendre sur les lignes des deux armĂ©es ; les feux d’infanterie Ă©taient vifs, continuels, mais on ne dĂ©couvrait rien, le brouillard Ă©tant si Ă©pais qu’on ne voyait pas Ă  six pas. L’Empereur Ă©tait parvenu par ses habiles manƓuvres Ă  forcer les Prussiens Ă  donner la bataille dans une position et sur un terrain peu favorables, puisqu’ils prĂ©sentaient le flanc gauche Ă  leur base d’opĂ©ration et qu’elle Ă©tait tournĂ©e. L’Empereur dĂ©jeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levĂąt. Enfin, le soleil se montra radieux, l’Empereur monta Ă  cheval, et nous nous portĂąmes en avant. Jusqu’à quatre heures du soir, nous manƓuvrĂąmes pour appuyer les troupes engagĂ©es. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons Ă  abandonner les positions qu’ils dĂ©fendaient ; malgrĂ© cela, la lutte fut vive, la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivĂ©e en ligne et put manƓuvrer, alors ce ne fut plus que dĂ©sastre. La retraite se changea en dĂ©route, et la fuite fut gĂ©nĂ©rale. L’Empereur nous arrĂȘta sur un plateau dĂ©couvert et trĂšs Ă©levĂ©, oĂč il resta prĂšs d’une heure Ă  recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, Ă  donner des ordres et Ă  causer avec les gĂ©nĂ©raux. PlacĂ© au milieu de nous, nous pĂ»mes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des Ă©loges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophĂ©es qu’on lui apportait. CouchĂ© sur une immense carte ouverte, posĂ©e Ă  terre, ou se promenant les mains derriĂšre le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il Ă©coutait attentivement tout ce qu’on lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements. AprĂšs que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent dĂ©filĂ© devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses dĂ©tonations furent trĂšs Ă©loignĂ©es, l’Empereur rentra Ă  IĂ©na, suivi de la garde Ă  pied. Nous avions plus de deux lieues Ă  faire, il Ă©tait plus de cinq heures ; aussi nous ne pĂ»mes arriver qu’aprĂšs sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison d’assez belle apparence nous engagea Ă  y entrer ; nous Ă©tions les premiers, nous en prĂźmes possession c’était un pensionnat de demoiselles. La cage Ă©tait restĂ©e, mais les oiseaux s’étaient envolĂ©s, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs hardes les pianos, les harpes, les guitares, leur livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau Ă  satisfaire tous les besoins et tous les goĂ»ts. Les appartements Ă©taient Ă©lĂ©gamment meublĂ©s et trĂšs coquets. Je profitai de cette circonstance pour Ă©crire Ă  mon frĂšre aĂźnĂ© une longue lettre, oĂč je lui rendais compte de notre brillante victoire. Le lendemain, au jour, je fus flĂąner autour du quartier gĂ©nĂ©ral, pour guetter le dĂ©part du courrier impĂ©rial. Je n’attendis pas longtemps. Je priai le premier courrier qui partit de mettre ma lettre Ă  la poste, dĂšs son arrivĂ©e Ă  Mayence. Il s’en chargea avec plaisir, en me disant qu’on ne saurait trop rĂ©pandre les bonnes nouvelles. Le 15, nous fĂ»mes chargĂ©s de faire cuire beaucoup de viande, qu’on dut chercher dans la campagne, pour faire du bouillon pour les blessĂ©s. Toute la journĂ©e, la Garde s’est occupĂ©e de ce pieux devoir. Mon Dieu, que de blessĂ©s ! Toutes les Ă©glises, tous les grands Ă©tablissements en Ă©taient remplis. Les fonctions d’infirmier sont bien pĂ©nibles, quand on s’identifie avec les souffrances des malheureux qu’on s’efforce de soulager ! Le 18, Ă  Mersebourg, sur la rive gauche de la Saale, dans une situation charmante. J’étais de garde auprĂšs de l’Empereur, qui arriva aprĂšs nous, venant de Weimar. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes prĂšs du champ de bataille de Rosbach. La journĂ©e d’IĂ©na a bien vengĂ© cette dĂ©faite. L’EMPEREUR ENTRE À BERLIN 27 octobre. – Depuis quelques jours, nous marchions dans les sables des bords de l’Elbe et de la marche de Brandebourg, ce qui avait singuliĂšrement attendri et ramolli nos pieds. Une fois sur l’affreux pavĂ© de Potsdam, fait en petits cailloux pointus, on Ă©prouva des douleurs vraiment atroces. Ce n’était pas marcher qu’on faisait, mais sauter comme des brĂ»lĂ©s. Si ce n’eĂ»t pas Ă©tĂ© aussi douloureux, ç’aurait Ă©tĂ© bien comique. Au matin, nous partĂźmes de Charlottenbourg, en grande tenue, bonnet et plumet en tĂȘte, toute la Garde rĂ©unie et disposĂ©e Ă  faire une entrĂ©e solennelle. ArrivĂ© Ă  la belle porte de Charlottenbourg, ou plutĂŽt Ă  ce magnifique arc de triomphe sur lequel est un quadrige d’un trĂšs beau travail, l’Empereur laissa passer sa belle Garde Ă  cheval, et se mit Ă  notre tĂȘte, entourĂ© d’un Ă©tat-major aussi brillant que nombreux. Les grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie d’élite fermait la marche. Pour nous rendre au palais du roi, oĂč l’Empereur devait loger, nous suivĂźmes cette grande et magnifique allĂ©e des Tilleuls, la plus belle que l’on connaisse, et qui est supĂ©rieure en beautĂ©, sinon en longueur, aux boulevards de Paris. Je fus de garde au palais. Dans la soirĂ©e, Ă©tant en faction, dans une allĂ©e de la prairie qui se trouve en face du palais, un homme trĂšs bien mis m’offrit de la liqueur qu’il avait dans une bouteille cachĂ©e sous son habit. Je le repoussai assez rudement ; il dut penser que je ne me conduisais ainsi Ă  son Ă©gard que parce que je craignais que la liqueur fĂ»t empoisonnĂ©e. Il me dit Soyez sans inquiĂ©tude, elle est salutaire. » Et, en mĂȘme temps, il but un bon coup. Je le remerciai de nouveau, en lui disant en mĂȘme temps de s’éloigner. Il partit, mais de mauvaise humeur, et en prononçant quelques gros jurons en allemand. Parbleu, me dis-je, voilĂ  un Berlinois qui n’est guĂšre de son pays ; il semblerait qu’il est bien aise qu’on ait donnĂ© une bonne raclĂ©e Ă  son roi, Ă  ses compatriotes, et Ă  tout ce qui porte l’uniforme prussien. Le 28, nous habitions dans une grande rue, la Roos-Strass, une maison belle et vaste. Il Ă©tait minuit, mes cinq camarades et moi, nous dormions profondĂ©ment, lorsque nous fĂ»mes rĂ©veillĂ©s par les cris Au feu, au feu ! » Je me mets le premier Ă  la fenĂȘtre, je vois tout le dessus de notre maison en flammes. Nous commençons de tourner dans notre chambre comme des Ă©garĂ©s, cherchant Ă  nous habiller sans pouvoir y parvenir, nous heurtant, nous bousculant, sans trop songer Ă  gagner la porte pour nous assurer si la fuite Ă©tait possible. L’escalier, fort heureusement, Ă©tait intact, et nous pĂ»mes sortir sans accident. Nous voilĂ  dans la rue, presque nus, sans souliers, ayant de la neige jusqu’aux genoux, nos effets dans des draps de lit que nous avions sur le dos, embarrassĂ©s de nos fusils, sabre, giberne, bonnet d’oursin, plumet, chapeau, le diable enfin, ne sachant oĂč nous diriger, ahuris par les cris de la foule qui dĂ©bouchait de tous les coins de rue, par le galop des chevaux qui amenaient des pompes et des tonneaux fixĂ©s sur des traĂźneaux, par le tocsin sonnĂ© par toutes les cloches de la ville, par la gĂ©nĂ©rale qui se battait dans toutes les sections, par l’arrivĂ©e des premiers piquets de cavalerie, des officiers d’ordonnance, des gĂ©nĂ©raux et du gouverneur de la ville, le gĂ©nĂ©ral Huttin, colonel des grenadiers Ă  pied de la Garde, et de tous les militaires qui pouvaient craindre que ce fĂ»t un signal, pour une insurrection contre la vie de l’Empereur et de la garnison. C’était un vacarme Ă  ne savoir oĂč donner de la tĂȘte. Pendant que tout s’organisait pour arrĂȘter les progrĂšs de l’incendie, nous achevĂąmes de nous habiller au milieu de cette cohue ; mais le sauvetage de nos effets n’était pas complet, il fallut remonter dans notre chambre pour les chercher, ce ne fut pas sans danger, et en les recouvrant, nous eĂ»mes la douce satisfaction de pouvoir faciliter la sortie de quelques personnes qui auraient pu ĂȘtre victimes de ce dĂ©sastre. Je dois mentionner, Ă  la louange des autoritĂ©s et des habitants, que les secours furent prompts et bien dirigĂ©s. Un mot de mĂ©contentement, prononcĂ© par le gouverneur, nous faisait craindre qu’il nous accusĂąt d’ĂȘtre les auteurs de ce malheureux sinistre. Dans la matinĂ©e, nous nous rendĂźmes chez lui pour ĂȘtre interrogĂ©s ; quelques mots suffirent pour nous justifier. On nous logea chez un banquier de la mĂȘme rue. Il y avait tous les jours grande parade, dans la cour extĂ©rieure du chĂąteau, situĂ©e entre le palais et la prairie dont j’ai parlĂ©. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la Garde s’y trouvaient et restaient pour dĂ©filer les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui Ă©taient restĂ©es en arriĂšre pour poursuivre les dĂ©bris de l’armĂ©e prussienne ou pour bloquer les places fortes, que l’ennemi cĂ©dait tous les jours, Ă©taient passĂ©es en revue par l’Empereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait Ă  l’instant mĂȘme toutes les promotions nĂ©cessaires pour complĂ©ter les cadres des rĂ©giments, distribuait des dĂ©corations aux militaires qui lui Ă©taient signalĂ©s comme ayant mĂ©ritĂ© cette glorieuse rĂ©compense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manƓuvrer pour s’assurer de leur instruction pratique, enfin ne nĂ©gligeait rien de ce qui pouvait intĂ©resser leur bien-ĂȘtre ou les enflammer du dĂ©sir de voler Ă  d’autres combats. Ces parades et revues Ă©taient trĂšs curieuses Ă  observer ; on aimait Ă  suivre du regard celui qui foudroyait les trĂŽnes et les peuples. Nous fĂ»mes deux fois exĂ©cuter de grandes manƓuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de l’Empereur. J’étais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris Ă  l’ennemi, Ă  la bataille d’IĂ©na, quand l’Empereur les prĂ©senta Ă  la dĂ©putation du SĂ©nat, qui vint jusqu’à Berlin pour les recevoir. C’était un cadeau que l’Empereur faisait Ă  son SĂ©nat conservateur. Pendant les vingt-sept jours pleins que je restais Ă  Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle, pour voir jouer des grands opĂ©ras français, traduits et arrangĂ©s pour la scĂšne allemande. Le lendemain de son entrĂ©e Ă  Berlin, l’Empereur fit mettre Ă  l’ordre de l’armĂ©e une nouvelle proclamation, pour annoncer que les Russes marchaient Ă  notre rencontre, et qu’ils seraient battus comme Ă  Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que j’éprouve pour vous, qu’en disant que je porte dans mon cƓur l’amour que vous me montrez tous les jours. » À LA RENCONTRE DES RUSSES EntrĂ© en Pologne le 29 novembre, BarrĂšs arrive le 3 dĂ©cembre Ă  Posen, oĂč il restera jusqu’au 15. À notre arrivĂ©e, on nous lut la nouvelle proclamation que l’Empereur fit mettre Ă  l’ordre de l’armĂ©e, le 2 dĂ©cembre, pour annoncer l’anniversaire de la bataille d’Austerlitz, la prise de Varsovie que les Russes n’avaient pas pu dĂ©fendre, et l’arrivĂ©e de la Grande ArmĂ©e sur les bords de la Vistule. Cette belle proclamation Ă©tait suivie d’un dĂ©cret qui Ă©rigeait l’emplacement de la Madeleine Ă  Paris en un temple de la gloire, sur le frontispice duquel on devait placer cette inscription en lettres d’or L’Empereur NapolĂ©on aux soldats de la Grande ArmĂ©e. Ce dĂ©cret prouvait Ă  l’armĂ©e combien l’Empereur avait pris soin de sa gloire et l’encourageait Ă  de nouveaux triomphes
 Le 24 dĂ©cembre, nous arrivĂąmes Ă  Varsovie. Depuis le passage de la Wertha, le 29 novembre, nous Ă©tions dans la Pologne prussienne. Notre marche rapide ne nous donna pas une trĂšs bonne opinion de sa richesse. Que de pauvres et tristes villages nous rencontrĂąmes, que de misĂšres nous eĂ»mes sous les yeux, sans compter la nĂŽtre ! Toujours dans la boue ou la neige fondue, jusqu’aux genoux, marchant toute la journĂ©e et n’ayant ni abri, ni feu. ArrivĂ© au gĂźte, la nourriture rĂ©pondait Ă  tout ce que nous voyions, Ă  tout ce qui nous entourait. Le 25, le passage de la Vistule Ă  Varsovie s’opĂ©ra sur un pont de bateaux, qui avait Ă©tĂ© rĂ©tabli aprĂšs la retraite des Russes. Le fleuve charriait considĂ©rablement, la gelĂ©e ayant repris depuis deux jours, avec assez d’intensitĂ© pour faire craindre pour sa sĂ»retĂ©. AprĂšs le pont, nous traversĂąmes obliquement une partie du faubourg de Prague, cĂ©lĂšbre par son importance, mais bien plus encore par ses malheurs, la presque totalitĂ© de la population ayant Ă©tĂ© massacrĂ©e par les Russes de Souvarow, en 1794. À l’autre extrĂ©mitĂ© du faubourg sont les frontiĂšres autrichiennes, qu’on dut respecter, ce qui obligeait Ă  se jeter Ă  gauche pour ne pas violer la neutralitĂ© de cette puissance. Le passage du Bug prĂ©sentait des difficultĂ©s assez grandes et des dangers assez sĂ©rieux. Le pont, rĂ©tabli Ă  la hĂąte pour le passage de la partie de l’armĂ©e qui opĂ©rait sur la rive droite, fut souvent emportĂ© par la force du courant, ou brisĂ© par les Ă©normes glaçons que cette grande riviĂšre charriait. On ne passait que par petits dĂ©tachements, et lorsque les officiers pontonniers jugeaient qu’on pouvait le faire en sĂ»retĂ©. Le 26, au bivouac, prĂšs d’un village appelĂ© Loparzin, quartier gĂ©nĂ©ral de l’Empereur. À la nuit close, en traversant une forĂȘt de sapins trĂšs Ă©paisse, je fus appelĂ© par mon nom. C’était trois ou quatre compatriotes de Blesle, qui se trouvaient en arriĂšre de leur corps ce qu’on appelle des traĂźnards ou fricoteurs. ArrĂȘtĂ©s prĂšs d’une cantine, ils m’offrirent du pain et du petit salĂ©, que j’acceptai avec plaisir, n’ayant rien mangĂ© de la journĂ©e. AprĂšs ĂȘtre restĂ© quelque temps avec eux, je cherchai Ă  rejoindre ma compagnie. Mais je m’égarai, avec plusieurs de mes camarades, dans cette infernale forĂȘt, qui semblait n’avoir pas de limites. Enfin, au jour, nous rencontrĂąmes un hameau, oĂč beaucoup de militaires Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. J’appris avec plaisir que mon rĂ©giment n’était pas Ă©loignĂ©. Je m’arrĂȘtai un instant pour me reposer, car je tombais de lassitude et de sommeil. Quand je m’aperçus que le rĂ©giment se disposait Ă  partir, je me dirigeai dans sa direction Ă  travers champs. La surface Ă©tait gelĂ©e, mais le fond ne l’était pas, Ă  cause du dĂ©gel qui s’était dĂ©clarĂ© la veille, en sorte que chaque pas que je faisais, j’enfonçais dans cette terre molle Ă  ne pouvoir plus retirer mes jambes. Mes souliers y seraient restĂ©s, si je n’avais pas pris le parti de les prendre Ă  la main et de marcher pieds nus. Je fis ainsi plus de deux lieues sur une lĂ©gĂšre croĂ»te de glace que je brisais Ă  chaque pas. Je ne pus rĂ©tablir ma chaussure, Ă  la faveur d’un repos momentanĂ©, que longtemps aprĂšs que j’avais rejoint la compagnie. Dans la journĂ©e, les chemins, ou plutĂŽt les endroits oĂč nous passions, Ă©taient devenus impraticables. Deux hommes ne pouvaient pas poser le pied Ă  la mĂȘme place sans courir le risque d’ĂȘtre engloutis. On marchait comme si on eĂ»t Ă©tĂ© en tirailleurs. Tout restait derriĂšre, vainqueurs et vaincus. Les canons, les caissons, les voitures, les carrosses de l’Empereur, comme la modeste carriole de la cantiniĂšre, s’embourbaient et ne bougeaient plus. Les routes, les champs Ă©taient couverts d’équipages, de bagages russes. Si cette poursuite eĂ»t pu ĂȘtre continuĂ©e encore deux ou trois jours, l’armĂ©e ennemie abandonnait tout son matĂ©riel forcĂ©ment sans pouvoir mĂȘme le dĂ©fendre. Mais les Français n’étaient pas plus en mesure d’attaquer. Il fallait s’arrĂȘter sous peine de ne plus ĂȘtre. Aussi l’ordre fut-il donnĂ© le mĂȘme jour de faire prendre des cantonnements Ă  l’armĂ©e, et Ă  la Garde de rentrer Ă  Varsovie, oĂč l’Empereur fut Ă©tablir son quartier gĂ©nĂ©ral. 31 dĂ©cembre. – Mon billet de logement Ă©tait pour Mgr l’évĂȘque de Varsovie. Je me rĂ©jouis beaucoup de cet heureux hasard, qui m’envoyait chez un trĂšs grand dignitaire de l’Église, sans doute pour lui voir mettre en pratique cette charitĂ© chrĂ©tienne qui veut qu’on soulage ceux qui souffrent ; mais il n’en fut rien. Monseigneur ne daigna pas s’intĂ©resser Ă  nos estomacs dĂ©labrĂ©s, ni Ă  nous faire oublier nos misĂšres de la rive droite du Bug. Au contraire, il nous fit changer de logement, pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de nous fournir l’air que nous consommions chez lui. Notre fortune nous envoya chez un chanoine de Monseigneur, qui parlait trĂšs bien français. VoilĂ  tout
 Pendant notre sĂ©jour Ă  Varsovie, le froid fut trĂšs vigoureux. En vingt-quatre heures, la Vistule fut prise et praticable partout pour les gens Ă  pied. Cela n’empĂȘchait pas l’Empereur de passer des revues ou de faire dĂ©filer la parade. Il se conduisait de mĂȘme qu’à Berlin, avec cette diffĂ©rence cependant que ces travaux sur la place Ă©taient moins longs, parce que souvent il y avait impossibilitĂ© d’y rester. De nombreux et Ă©lĂ©gants traĂźneaux sillonnaient toutes les rues avec la rapiditĂ© de l’éclair. Ce genre de locomotion que je connaissais peu m’intĂ©ressait vivement. Varsovie est une trĂšs belle ville, dans quelques unes de ses parties. Nous y restĂąmes jusqu’au 27 janvier 1807. Cependant, je fus peu curieux d’en visiter les monuments et curiositĂ©s ; la saison ne s’y prĂȘtait pas. Blotti dans un coin de ma pauvre et froide chambre, oĂč je lisais une partie de la journĂ©e, je ne sortais que lorsque le devoir et le service m’en faisaient une obligation. Il y eut une petite promotion de vĂ©lites au grade d’officier c’était la deuxiĂšme. Elle ne s’étendit que sur quelques protĂ©gĂ©s des gĂ©nĂ©raux en crĂ©dit ou des personnages de la suite de l’Empereur. Le 2 fĂ©vrier 1807, aprĂšs un combat, oĂč nous Ă©tions en rĂ©serve, on nous fit bivouaquer en avant de Passenheim. J’allai, comme de coutume, chercher du bois, de la paille ou des vivres, enfin ce que je pouvais trouver. En revenant au camp, chargĂ© de bois, je tombai dans un ravin trĂšs profond, et restai enseveli sous 10 Ă  12 pieds de neige. Je fus plus d’une heure sans pouvoir sortir de mon tombeau. J’y parvins enfin, mais Ă  moitiĂ© mort de froid et de fatigue. Le temps Ă©tait affreux, le froid Ăąpre ; la neige tourbillonnait, Ă  nous empĂȘcher de voir Ă  deux pas. Je passai une bien mauvaise nuit, car j’eus trop de peine Ă  me rĂ©chauffer. Le 3, prĂšs du village de Geltkendorf, oĂč l’Empereur coucha, aprĂšs les terribles combats de Geltkendorf et du pont de Bergfried, nous restĂąmes en position jusqu’à 2 heures du matin, sur 3 pieds de neige, et Ă  la rigueur d’une bise qui coupait la respiration. Ce fut une soirĂ©e terrible. Depuis notre entrĂ©e en Pologne, on nous avait permis de porter le chapeau, la corne en avant, et d’ajouter de chaque cĂŽtĂ© un morceau de fourrure qu’on attachait sous le menton avec des cordons, pour nous garantir le visage et surtout les oreilles du froid. L’Empereur, le prince de NeufchĂątel, et la plupart des gĂ©nĂ©raux avaient des bonnets en forme de casque, faits avec des fourrures de prix, desquels il pendait deux bandes, aussi en fourrure, pour ĂȘtre attachĂ©es sous le menton, quand le froid devenait plus piquant. Ces deux princes Ă©taient habillĂ©s d’une polonaise en velours gris, doublĂ©e d’hermine ou de fourrure aussi riche, et chaussĂ© de bottes fourrĂ©es avec un vĂȘtement semblable. Ils pouvaient supporter la rigueur de la saison, mais nous, pauvres diables, avec nos vieilles capotes, ce n’était pas la mĂȘme chose. À la vĂ©ritĂ©, nous Ă©tions jeunes, nous marchions tout le jour, et puis on s’y Ă©tait habituĂ©. Le 5, c’est une journĂ©e oĂč il n’y eut point d’affaire. Notre camp avait Ă©tĂ© Ă©tabli, prĂšs d’Arensdorf, sur un Ă©tang, sans qu’on s’en doutĂąt. Dans la nuit, notre feu de bivouac fit fondre la glace et le peu de neige qui, en cet endroit, la couvrait, et s’abĂźma dans l’eau Ă  une assez grande profondeur. Nous en fĂ»mes quittes pour la perte de ce que nous faisions cuire, afin de le manger avant notre dĂ©part. Le 6, au bivouac, autour du petit hameau de Haff. AprĂšs le terrible combat de ce jour, oĂč l’arriĂšre-garde russe fut hachĂ©e et presque dĂ©truite, nous restĂąmes en position sur une hauteur jusqu’à 11 heures du soir. Revenus sur nos pas, aprĂšs cette longue faction, nous passĂąmes la nuit sans feu, ne nous chauffant qu’à la dĂ©robĂ©e aux bivouacs des autres troupes qui Ă©taient arrivĂ©es avant nous. Les quelques maisons de ce hameau Ă©taient remplies de blessĂ©s français. Le nombre en Ă©tait grand, trĂšs grand, et ils n’y Ă©taient pas tous, les autres Ă©tant restĂ©s sur le champ de bataille, exposĂ©s Ă  toute la rigueur de cette glaciale journĂ©e. Quelle nuit affreuse je passai ! Je regrettai bien des fois de ne pas ĂȘtre au nombre de ces milliers de cadavres qui nous entouraient. EYLAU 7 fĂ©vrier 1807. – Au bivouac, sur une hauteur, Ă  une demi-lieue en arriĂšre d’Eylau. Au dĂ©part, nous repassĂąmes, de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupĂ©e jusqu’à 11 heures du soir ; un peu plus loin, sur l’emplacement oĂč deux rĂ©giments russes avaient Ă©tĂ© anĂ©antis dans une charge de cuirassiers. À cet endroit, les morts Ă©taient sur deux et trois de hauteur ; c’était effrayant. Enfin, nous traversĂąmes la petite ville de Landsberg sur la Stein. AprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous cette ville, nous arrivĂąmes devant une grande forĂȘt, traversĂ©e par la route que nous suivions, mais qui Ă©tait tellement encombrĂ©e de voitures abandonnĂ©es, et par les troupes qui nous prĂ©cĂ©daient, que l’on fut obligĂ© de s’arrĂȘter pour ce motif ou pour d’autres que je ne connaissais pas. Du reste, le canon grondait fort, en avant de nous, ce qui faisait croire Ă  un engagement sĂ©rieux. Je profitai de ce repos pour dormir, en me couchant sur la neige avec autant de voluptĂ© que dans un bon lit. J’avais les yeux malades par la fumĂ©e du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la rĂ©verbĂ©ration de la neige qui surexcitait mes souffrances. J’étais arrivĂ© au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, d’une heure peut-ĂȘtre, me soulagea, et me permit de continuer avec le rĂ©giment le mouvement d’en avant qui s’exĂ©cutait. À la sortie du bois, nous trouvĂąmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravĂźmes. C’était pour enlever cette position que les fortes dĂ©tonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eu lieu. Le 4Ăšme corps l’enleva et jeta l’ennemi de l’autre cĂŽtĂ© d’Eylau, mais il y eut de grandes pertes Ă  dĂ©plorer. Le terrain Ă©tait jonchĂ© de cadavres de nos gens ; c’est lĂ  qu’on nous Ă©tablit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu’il fĂźt dĂ©jĂ  noir depuis longtemps. Une fois libre, on se mit en quĂȘte de bois, de paille pour passer la nuit ; il neigeait Ă  ne pas s’y voir, et le vent Ă©tait trĂšs piquant. Je me dirigeai vers la plaine, avec cinq ou six de mes camarades. Nous trouvĂąmes un feu de bivouac abandonnĂ©, trĂšs ardent encore, et beaucoup de bois ramassĂ©. Nous profitĂąmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous Ă©tions Ă  philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bĂȘlement d’un mouton se fit entendre. Courir aprĂšs, le saisir, l’égorger, le dĂ©pouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents ou le faire rĂŽtir au bout d’une baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pĂ»mes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dĂ©vorante faim, du moins l’apaiser un peu. AprĂšs la dĂ©goĂ»tante pĂąture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit qu’on trouvait dans Eylau des pommes de terre et des lĂ©gumes secs. Nous y allĂąmes, en attendant que le mouton que nous apportions pĂ»t ĂȘtre cuit. En effet, nous trouvĂąmes en assez grande quantitĂ© ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part Ă  la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait Ă  la belle Ă©toile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions malgrĂ© le froid, nous pensĂąmes que ce repos, aprĂšs une agitation et des courses si rĂ©pĂ©tĂ©es, nous serait funeste. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă  Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs au passage du rĂ©giment, qui devait aller, selon nous, coucher Ă  KƓnigsberg, le mĂȘme jour. À peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et, avec lui, une Ă©pouvantable canonnade dirigĂ©e sur les troupes qui couvraient la ville. S’armer et chercher Ă  sortir de la ville ne fut qu’une pensĂ©e, mais l’encombrement Ă  la porte Ă©tait si grand, occasionnĂ© par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour d’Eylau, que le passage en Ă©tait pour ainsi dire interdit. L’Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps lĂ , des boulets perdus venaient augmenter le dĂ©sordre. Nous arrivĂąmes Ă  notre poste, avant que le rĂ©giment eĂ»t reçu l’ordre de se porter en avant. J’avais tant luttĂ©, tant couru, que j’étais hors d’haleine. 8 fĂ©vrier. – Le rĂ©giment descendit la hauteur en colonne et se dirigea Ă  la droite de l’église oĂč il se dĂ©ploya. DĂ©jĂ  plusieurs boulets avaient portĂ© dans le rĂ©giment, et enlevĂ© bien des hommes. Une fois en bataille, et assez Ă  dĂ©couvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous Ă©tions sous les coups d’une immense batterie, qui tirait sur nous Ă  plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait Ă  droite fut frappĂ©e en pleine poitrine ; un instant aprĂšs, la file de gauche eut les cuisses droites emportĂ©es. Le choc Ă©tait si violent que les voisins Ă©taient renversĂ©s comme les malheureux qui Ă©taient frappĂ©s. On donna ordre d’emporter les trois derniers Ă  l’ambulance, Ă©tablie dans les granges du faubourg qui Ă©tait Ă  notre gauche. Un de mes camarades rĂ©clama mon assistance c’était un vieux soldat breton qui m’était trĂšs attachĂ©. Je souscrivis avec empressement Ă  son dĂ©sir et le portai, ainsi que trois autres de mes camarades, dans la maison oĂč se trouvait le docteur Larrey. Nous apprĂźmes le lendemain, par le capitaine, qu’il nous avait donnĂ© sa montre en or, dans le cas qu’il succomberait Ă  l’amputation de sa cuisse. Pendant notre absence, le rĂ©giment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placĂ© derriĂšre une lĂ©gĂšre Ă©lĂ©vation qui le garantissait de quelques coups. L’Empereur, qui sentait la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager sa rĂ©serve pour l’employer plus tard, si les Ă©vĂ©nements, qui devenaient critiques, l’y contraignaient, avait donnĂ© cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fĂ»mes obligĂ©s de dĂ©filer sous une grĂȘle de boulets, dont les coups Ă©taient si rapprochĂ©s qu’on ne pouvait faire six pas sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par l’explosion d’un obus ou le ricochet d’un projectile. Enfin, j’arrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades Ă©taient tombĂ©s morts sur la hauteur. Pendant quelque temps, une neige, dont l’épaisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de rĂ©pit ; le restant de la journĂ©e s’écoula lentement, recevant de temps Ă  autres des marques non Ă©quivoques de la prĂ©sence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cĂ©dĂšrent le terrain et se retirĂšrent en assez bon ordre, loin de la portĂ©e de nos canons. Une fois leur retraite bien constatĂ©e, nous fĂ»mes reprendre notre position du matin, bien cruellement dĂ©cimĂ©s et douloureusement affectĂ©s de la mort de tant de braves. Ainsi se termina la journĂ©e la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la RĂ©volution. Les pertes furent Ă©normes, dans les deux armĂ©es, et quoique vainqueurs, nous Ă©tions aussi maltraitĂ©s que les vaincus. 9 fĂ©vrier. – MĂȘme position. Dans la journĂ©e, je fus envoyĂ© en corvĂ©e Ă  Eylau, mais comme elle n’exigeait pas un retour immĂ©diat au camp, j’en profitai pour visiter le champ de bataille. Quel Ă©pouvantable spectacle prĂ©sentait ce sol, naguĂšre plein de vie, oĂč 160 000 hommes avaient respirĂ© et montrĂ© tant de courage ! La campagne Ă©tait couverte d’une Ă©paisse couche de neige, que perçaient çà et lĂ  les morts, les blessĂ©s et les dĂ©bris de toute espĂšce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piĂ©tinement des hommes et des chevaux. Les endroits oĂč avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques Ă  la baĂŻonnette et l’emplacement des batteries Ă©taient couverts d’hommes et de chevaux morts. On enlevait les blessĂ©s des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie Ă  ce champ de carnage. De longues lignes d’armes, de cadavres, de blessĂ©s dessinaient l’emplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portĂąt, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traĂźnaient, on n’entendait que des cris dĂ©chirants. Je me retirai Ă©pouvantĂ©. RestĂ© Ă  Eylau, jusqu’au 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de dĂ©solation, pour bien me graver dans la mĂ©moire l’emplacement oĂč tant d’hommes avaient pĂ©ri, oĂč seize gĂ©nĂ©raux français avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s Ă  mort, oĂč un corps d’armĂ©e, des rĂ©giments entiers avaient succombĂ©. Sur la place de la ville Ă©taient vingt-quatre piĂšces de canon russes qu’on avait ramassĂ©es sur le champ de bataille. Un jour que je les visitais trĂšs attentivement, je fus frappĂ© sur l’épaule par le marĂ©chal BessiĂšres, qui me demanda de le laisser passer. Il Ă©tait suivi de l’Empereur, qui dit en passant devant moi J’ai Ă©tĂ© content de mes visites » Je ne rĂ©pondis rien ma surprise avait Ă©tĂ© trop grande de me trouver si prĂšs d’un homme si haut placĂ©, que j’avais vu trois jours auparavant exposĂ© aux mĂȘmes dangers que nous. Avant notre dĂ©part, il y eut une troisiĂšme promotion de vĂ©lites. Comme je n’attendais rien encore, je m’en occupai peu. Le sĂ©jour d’Eylau devenait misĂ©rable ; nous Ă©tions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous Ă©tions entassĂ©s les uns sur les autres. Le dĂ©gel Ă©tait bien prononcĂ©, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncĂ© par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous n’avancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements Ă  trente lieues en arriĂšre. Ce n’était qu’une trĂȘve momentanĂ©e la reprise des hostilitĂ©s viendrait avec les beaux jours. 19 fĂ©vrier. – À Liebstadt, petite ville sur la Passarge, riviĂšre derriĂšre laquelle l’armĂ©e se retirait et oĂč elle devait prendre de fortes positions pour couvrir ses quartiers d’hiver, et se prĂ©parer Ă  reprendre l’offensive, aussitĂŽt que le pĂšre La Violette, nom qu’on donnait Ă  l’Empereur, en donnerait le signal. Notre escouade entiĂšre fut logĂ©e dans une maison isolĂ©e, demeure de l’équarrisseur. Les approches Ă©taient peu rĂ©crĂ©antes, mais l’intĂ©rieur valait mieux. On trouva dans la cave un tonneau de saumon fumĂ©, d’une parfaite conservation et d’un goĂ»t exquis. C’était une dĂ©couverte prĂ©cieuse, pour nous qui, depuis longtemps, ne mangions que des pommes de terre, et en petite quantitĂ© encore. AprĂšs nous en ĂȘtre rĂ©galĂ©s et avoir partagĂ© le reste, le bourgmestre de la ville vint avec un aide de camp du grand-duc de Berg rĂ©clamer ce tonneau. On lui rĂ©pondit que tout Ă©tait mangĂ©. L’aide de camp nous pria, s’il en restait encore, de vouloir bien lui en donner pour le souper du prince, qui manquait de tout. Nous fĂźmes la sourde oreille, parce que nous pensĂąmes qu’il Ă©tait plus facile au gĂ©nĂ©ral en chef de toute la cavalerie de se procurer des vivres qu’à nous, pauvres fantassins, qui ne pouvions pas nous Ă©carter de la route. Il se retira fort mĂ©content. 21 fĂ©vrier. – À OstĂ©rode, petite ville de la Prusse sur la route de KƓnigsberg Ă  Thorn. L’Empereur Ă©tablit son quartier gĂ©nĂ©ral dans cette ville et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui n’est pas nĂ©cessaire au service de sa personne et de son Ă©tat-major. L’annonce de l’entrĂ©e en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, Ă©prouvĂ© tant de fatigues, qu’il Ă©tait bien permis de se rĂ©jouir et d’aspirer Ă  un peu de repos. D’ailleurs, nos effets Ă©taient dans un Ă©tat de dĂ©labrement dĂ©plorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongĂ©s par la vermine, faute de temps et de linge pour s’en dĂ©barrasser. Cette campagne, que j’appellerai une campagne de neige, comme la premiĂšre en fut une de boue, fut plus pĂ©nible encore par la privation de vivres que par l’intensitĂ© du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement. 23 fĂ©vrier. – Schildeck, village Ă  deux lieues d’Osterode. Nous Ă©tablissons notre domicile dans le chĂąteau du seigneur du village, qui n’avait de seigneurial que le nom, car c’était un simple rez-de-chaussĂ©e, beau et assez vaste. Nous y logions tous, officiers, sous-officiers et chasseurs et vivions tous ensemble, Ă  la mĂȘme table, comme des frĂšres d’armes. Nous trouvĂąmes dans les greniers du grain ; Ă  l’écurie, des vaches ; Ă  la cave, de la biĂšre et des pommes de terre ; Ă  la grange, de la paille en sorte que nous pĂ»mes nous organiser pour passer les jours de repos, qui nous Ă©taient accordĂ©s, dans une douce et tranquille aisance. Ce bien-ĂȘtre inespĂ©rĂ© dut ĂȘtre souvent partagĂ© avec des passagers, mĂȘme avec des gĂ©nĂ©raux, qui venaient s’asseoir Ă  notre foyer domestique. Plus tard, quand on sut Ă  Osterode l’espĂšce d’abondance dans laquelle nous vivions, on nous demanda du grain. Mais pour remplir les commandes qui nous Ă©taient faites, il fallut battre en grange. C’était un travail peu connu de la majeure partie d’entre nous, c’était en outre bien fatigant ; nous y suppléùmes par des paysans que nous mettions en rĂ©quisition. D’abord, ils refusĂšrent avec obstination, mais quand ils se virent traitĂ© avec bontĂ©, et payĂ©s en nature, nous eĂ»mes plus de bras qu’il ne nous en fallait. Avec le repos et la nourriture, revinrent la santĂ©, la propretĂ© et la bonne tenue. Nos cadres, si faibles Ă  notre arrivĂ©e, se complĂ©tĂšrent par la rentrĂ©e des hommes restĂ©s aux hĂŽpitaux, par des vieux soldats et des nouveaux vĂ©lites venant des corps ou de France. On Ă©tait aussi heureux qu’on pouvait l’espĂ©rer dans notre position. Moi et deux ou trois camarades de la compagnie, nous faisions exception, nous avions les pieds gelĂ©s. Dans cette fĂącheuse position, je ne pouvais faire aucun service, ni suivre la compagnie en cas de dĂ©part. Le chirurgien dĂ©cida que je serais envoyĂ© sur les derriĂšres, au petit dĂ©pĂŽt de la Garde, de l’autre cĂŽtĂ© de la Vistule. J’en fus bien contrariĂ©, mais le rĂ©tablissement de ma santĂ© l’exigeait je dus obĂ©ir. Le 9, je quittai le cantonnement oĂč j’étais si bien, pour aller Ă  Osterode, oĂč on nous donna des voitures, car nous Ă©tions plusieurs malades ou blessĂ©s et conduits par un caporal. Le 15 mars, j’arrivai Ă  Inowraslow ou Inowladislow. Du 15 mars au 14 avril, Ă  Inowraslow – Au lieu d’entrer Ă  l’hĂŽpital Ă©tabli pour les troupes de la Garde impĂ©riale, je reçus un billet de logement. Le hasard me servit bien, puisque j’eus un logement chaud et tranquille, ce qui accĂ©lĂ©ra ma guĂ©rison, Ă  laquelle je donnai tous mes soins. La ville, ainsi que je l’ai dĂ©jĂ  dit, Ă©tait exclusivement affectĂ©e aux troupes de la Garde. Le nombre des blessĂ©s et des malades Ă©tait considĂ©rable, dans les premiers moments, mais l’influence du printemps commençant Ă  se faire sentir, il diminua bien vite, et le dĂ©pĂŽt de convalescence ne dut pas tarder aprĂšs mon dĂ©part, Ă  devenir presque inutile. Ce fut sur cette ville que tous nos blessĂ©s d’Eylau furent Ă©vacuĂ©s. L’hĂŽpital en Ă©tait plein, quand j’arrivai, mais il ne tarda pas Ă  se dĂ©semplir, plutĂŽt pour cause de mort que par guĂ©rison. Le pauvre chasseur, mon bon camarade, que j’avais aidĂ© Ă  porter Ă  l’ambulance, Ă©tait mort en route ; un seul, sur les trois, blessĂ©s par ce boulet, allait bien et paraissait sauvĂ©. Le 15 avril, j’allai rejoindre ma compagnie. Pendant mon absence, l’Empereur avait transfĂ©rĂ© son quartier gĂ©nĂ©ral Ă  Finckenstein, superbe chĂąteau au comte de Dohna, ancien premier ministre du roi de Prusse, prĂšs de la petite ville de Rosenberg. Dans cette ville, Ă©tait logĂ©e la majeure partie des officiers de la maison impĂ©riale. Le 27 avril, il y eut une grande revue de toute la Garde dans la plaine de Finckenstein ; un ambassadeur persan se trouvait Ă  cette revue. L’EMPEREUR GOÛTE LA SOUPE DE BARRÈS. 18 mai. – Sur une hauteur prĂšs de Finckenstein, pour y vivre dans des baraques que nous devions construire. DĂšs notre arrivĂ©e, on se mit Ă  l’Ɠuvre, et en peu de jours ce fut un camp de plaisance des plus intĂ©ressants. Il y eut beaucoup Ă  travailler, bien des bois abattus, bien des maisons dĂ©molies pour construire les nĂŽtres. C’était des actes de vandalisme qui affligeaient, mais la guerre fait une excuse. Le 25 mai, l’Empereur vint visiter notre camp. Il dut ĂȘtre satisfait, car on y avait pris peine pour le rendre digne de l’auguste visiteur. J’étais ce jour lĂ  de cuisine. Il visita la mienne comme les autres, me fit beaucoup de questions sur notre nourriture et surtout le pain de munition. Je lui dis sans balbutier, et trĂšs nettement, qu’il n’était pas bon, surtout pour la soupe. Il demanda Ă  le goĂ»ter, je lui en prĂ©sentai un. Il ĂŽta son gant, en brisa un morceau avec ses doigts, et, aprĂšs l’avoir mĂąchĂ©, il me le rendit en disant En effet, ce pain n’est pas assez bon pour ces messieurs. » Cette rĂ©ponse m’atterra. Il fit ensuite d’autres questions, mais, dans la crainte que je rĂ©pondisse comme je venais de le faire, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs prit la parole pour moi. Pendant quelques jours, dans le camp, on ne m’appelait que le monsieur ». Quoi qu’il en soit, nous eĂ»mes le lendemain du pain blanc pour mettre Ă  la soupe, du riz et une ration d’eau-de-vie de grain, qu’on appelle schnaps. Le mot messieurs » n’avait pas Ă©tĂ© dit pour se moquer de mon audacieuse rĂ©clamation. Le 31 mai, Ă  Finckenstein, pour faire le service auprĂšs de l’Empereur. Pendant les six jours que le rĂ©giment y resta, il y eut tous les jours parade et revue des troupes qui arrivaient de France. C’était long mais curieux Ă  voir. Je fus tĂ©moin de bien des impatiences, de bien des colĂšres, qui n’étaient pas toujours contenues, quand les manƓuvres allaient mal. Plus d’un officier se retira, l’oreille basse, et d’autres avec la douleur d’ĂȘtre renvoyĂ©s sur les derriĂšres. L’Empereur faisait aussi faire l’exercice Ă  feu et Ă  balle, par peloton, aux troupes arrivantes, dans le jardin du chĂąteau, rempli de bosquets, de jets d’eau et de statues. Il leur donnait pour point de mire une belle fontaine en pierre sculptĂ©e qui se trouvait Ă  l’extrĂ©mitĂ© et Ă  l’opposĂ© du palais. HEILSBERG 5 juin. – Reprise des hostilitĂ©s Au bivouac, en avant de Saafeld, petite ville de la Prusse ducale. Dans la journĂ©e, tous nos avant-postes placĂ©s sur la Passarge et l’Alle furent attaquĂ©s inopinĂ©ment et avec vigueur par les Russes, et repoussĂ©s sur tous les points. Cette nouvelle arriva au quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial dans la soirĂ©e. Une heure aprĂšs, l’Empereur, sa suite et toute la Garde Ă©taient en marche pour Saafeld oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. L’Empereur passa dans nos rangs en voiture, allant trĂšs vite ; le grand-duc de Berg avait pris la place du cocher de la calĂšche oĂč se trouvait l’Empereur. La cĂ©lĂ©ritĂ© de notre marche, l’activitĂ© de tous les officiers attachĂ©s au grand quartier gĂ©nĂ©ral annonçait que cela pressait et que de grands coups se donnaient en avant de nous. Quand nous arrivĂąmes sur les hauteurs au-dessus de la plaine qui prĂ©cĂšde la ville de Heilsberg et non loin de la rive gauche de l’Alle, la bataille Ă©tait vivement engagĂ©e depuis le matin. PlacĂ©s en rĂ©serve, nous dĂ©couvrions les deux armĂ©es engagĂ©es et les attaques incessantes des Français pour s’emparer des redoutes Ă©levĂ©es qui, dans la plaine, couvraient le front de l’armĂ©e russe. Les troupes en lignes n’ayant pas pu s’en rendre maĂźtresse, l’Empereur y envoya les deux rĂ©giments de jeune garde, fusiliers, chasseurs et grenadiers, organisĂ©s depuis quelques mois et arrivĂ©s Ă  l’armĂ©e depuis peu de jours. Les redoutes furent enlevĂ©es, aprĂšs un grand sacrifice d’hommes et d’hĂ©roĂŻques efforts. Le gĂ©nĂ©ral de division Rousset[3], chef d’état-major qui les commandait, eut la tĂȘte emportĂ©e, et beaucoup d’officiers et de sous-officiers de la Garde qui les avaient organisĂ©s, et dont plusieurs Ă©taient de ma connaissance, y perdirent la vie. Pendant que ce beau fait d’armes s’accomplissait, trois ou quatre fusiliers de ces rĂ©giments traversĂšrent nos rangs en demandant oĂč Ă©taient leurs corps. L’Empereur qui Ă©tait devant nous, suivant avec sa lorgnette les progrĂšs de l’attaque, se retournant vivement, dit Ah ! ah ! des hommes qui ne sont pas Ă  leur poste ! GĂ©nĂ©ral SoulĂšs, vous leur ferez donner la savate ce soir et du gras encore ! » Une minute aprĂšs, il dit Demandez leur pourquoi ils sont restĂ©s derriĂšre » Ils rĂ©pondirent qu’ayant bu de l’eau trop fraĂźche, cela leur avait coupĂ© les jambes, etc. Ah ! ah ! c’est diffĂ©rent, je leur pardonne. Faites-les rentrer dans vos rangs, il fait meilleur ici que lĂ -bas » Par moment, quelques rares boulets envoyĂ©s de la rive droite de l’Alle venaient nous tuer des hommes et dĂ©ranger l’Empereur dans ses observations. Pour dĂ©tourner la direction de ces boulets, il envoya deux batteries de la Garde Ă©teindre le feu des canons russes. Ce fut l’affaire de deux ou trois volĂ©es, et puis ce fut fini. La journĂ©e se termina sans rĂ©sultat, chacun garda ses positions et nous bivouaquĂąmes sur le terrain que nous occupions, au milieu des morts du combat de la matinĂ©e. Nous Ă©tions restĂ©s douze heures sous les armes, sans changer de place. Le lendemain soir, l’ennemi Ă©vacua la ville d’Heilsberg, ses magasins et les retranchements dont la dĂ©fense avait fait couler tant de sang. FRIEDLAND 12 juin. – Nous quittĂąmes, Ă  dix heures du matin, les hauteurs que nous occupions depuis l’avant-veille ; nous traversĂąmes le terrain sur lequel s’était donnĂ© la bataille, puis la ville d’Heilsberg et nous arrivĂąmes, aprĂšs une longue marche de nuit, sur le champ de bataille d’Eylau, le 13, Ă  six heures du matin, pour bivouaquer Ă  peu prĂšs sur le mĂȘme emplacement oĂč nous avions Ă©tĂ© mitraillĂ©s quatre mois auparavant. Cette marche de nuit fut remarquable en ce que nous fĂ»mes assaillis, lorsque nous traversions une immense forĂȘt, par un orage si violent, si impĂ©tueux, que nous fĂ»mes obligĂ©s de nous arrĂȘter pour attendre qu’il fĂ»t passĂ©, dans la crainte qu’on s’égarĂąt. Nous arrivĂąmes dĂ©faits, mouillĂ©s, horriblement fatiguĂ©s et hors d’état de faire le coup de feu, si cela eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire ; mais l’ennemi Ă©tait sur la rive droite de l’Alle et nous sur la rive gauche, Ă  une assez grande distance. 13 juin. – Au bivouac sur le champ de bataille d’Eylau. Je revis avec une certaine satisfaction ce terrain si cĂ©lĂšbre, si dĂ©trempĂ© de sang, maintenant couvert d’une belle vĂ©gĂ©tation et de monticules sous lesquels reposaient des milliers d’hommes. À la place de l’immense tapis de neige Ă©taient des prairies, des ruisseaux, des Ă©tangs, des bouquets de bois dont le jour de la bataille on ne distinguait rien. 14 juin. – On partit de grand matin, en se dirigeant Ă  droite, vers Friedland et les bords de l’Alle. Le canon se fit entendre de trĂšs bonne heure, et le bruit paraissait devenir plus fort, Ă  mesure que nous avancions. L’ordre fut donnĂ© de mettre nos bonnets Ă  poil et nos plumets ; c’était nous annoncer qu’une grande affaire allait avoir lieu. Nos chapeaux, en gĂ©nĂ©ral, Ă©taient en si mauvais Ă©tat, il Ă©tait si incommode de porter deux coiffures et d’en avoir toujours une sur le sac, qui embarrassait plus qu’elle ne valait, que cela fit prendre la rĂ©solution Ă  tous les chasseurs, et comme par un mouvement spontanĂ©, de jeter leurs chapeaux. Ce fut gĂ©nĂ©ral dans les deux rĂ©giments. On eut beau le dĂ©fendre et crier, l’autodafĂ© se fit au milieu des cris de joie de toute la garde Ă  pied. Une fois prĂȘts, on se remit en route ; peu de temps aprĂšs, on commença Ă  rencontrer les premiers blessĂ©s. Leur nombre devenait plus grand, d’un instant Ă  l’autre ; ce qui nous indiquait que l’affaire Ă©tait chaude et que nous approchions du lieu oĂč l’armĂ©e Ă©tait aux prises. Enfin nous sortons du bois oĂč nous Ă©tions depuis presque notre dĂ©part, nous dĂ©bouchons dans une assez grande plaine, et voyons devant nous l’armĂ©e russe en bataille, qui passait l’Alle sur plusieurs ponts, pour venir nous disputer le terrain que nous occupions, et se diriger sur KƓnigsberg pour le dĂ©bloquer. PlacĂ©s d’abord en bataille, Ă  portĂ©e de canon de l’ennemi, Ă  gauche de la route de Dom
 Ă  Friedland, nous restĂąmes plusieurs heures dans cette position ; mais quand une fois l’action fut bien engagĂ©e, vers 5 Ă  6 heures du soir, nous nous portĂąmes en avant pour prendre possession d’un plateau qui domine un peu la ville, et appuyer les attaques des corps d’armĂ©e qui agissaient. À 10 heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, les Russes enfoncĂ©s sur tous les points, jetĂ©s dans l’Alle, et toute la rive gauche dĂ©blayĂ©e de leur prĂ©sence. Leur perte fut immense, en hommes et en matĂ©riel. Cette sanglante et Ă©clatante dĂ©faite les terrassa complĂštement. Le 17 et le 18, l’Empereur logea au village de Sgaisgirren, dans le chĂąteau du baron. Je me trouvais de garde auprĂšs de sa personne. Le lendemain de son dĂ©part, je visitai ses appartements ; ils ne mĂ©ritaient pas cette attention, car ils Ă©taient plus que simples, mais j’y trouvai un gros paquet de journaux de Paris, d’Altona, de Francfort, de Saint-PĂ©tersbourg, dont je m’emparai avec joie, n’ayant pas eu l’occasion d’en lire depuis Varsovie. Ce fut une bonne fortune, car nous ne savions rien de ce qui se passait Ă  l’armĂ©e que par les journaux de Paris. La Garde bivouaqua autour du village. L’Empereur partit avant nous ; le bruit courait d’une suspension d’armes. Le piquet de garde ne quitta le poste que lorsque les voitures, les fourgons, les chevaux de mains et les mulets de l’Empereur et de sa suite furent prĂȘts Ă  partir, escortĂ©s par la gendarmerie d’élite. TILSITT Le 19 juin, Ă  Tilsitt, nous fĂ»mes logĂ©s dans le faubourg qui longe la rive gauche du NiĂ©men, au-dessus de la ville, mais comme l’emplacement Ă©tait trĂšs bornĂ© et malpropre, on prĂ©fĂ©ra bivouaquer dans les jardins et les champs d’alentour. Les habitants, avant notre arrivĂ©e avaient cachĂ© dans la terre de leurs jardins leurs effets et des provisions considĂ©rables. Quand ils virent qu’on respectait les propriĂ©tĂ©s et les personnes, ils vinrent nous prier de leur permettre de faire des fouilles pour dĂ©terrer les objets cachĂ©s. On y consentit avec empressement, mais avec cette rĂ©serve que s’il y avait des comestibles, ils nous en feraient part. Il se trouva en effet, tant et tant de piĂšces de lard et de jambon que nos ordinaires se trouvĂšrent pourvus, pour quelques jours, d’une denrĂ©e bien prĂ©cieuse pour donner du goĂ»t Ă  nos maigres aliments. La viande ne manquait pas, mais le pain, oĂč il y avait plus de paille et de son que de farine, Ă©tait dĂ©testable. Il fallait avoir une faim canine pour oser le porter Ă  la bouche. Les Russes Ă©taient campĂ©s sur l’autre rive du fleuve, oĂč on les voyait et les entendait facilement, surtout quand ils se rĂ©unissaient le soir pour chanter la priĂšre. Le beau pont en bois Ă©tabli sur cette riviĂšre Ă©tait brĂ»lĂ© ; aucune communication n’était possible entre les deux rives, car toutes les barques et bateaux avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ou coulĂ©s bas cependant, quand il fut convenu qu’une entrevue entre les deux empereurs aurait lieu sur un radeau, au milieu du fleuve, il s’en trouva pour porter les matĂ©riaux nĂ©cessaires Ă  sa construction. Ces prĂ©paratifs nous prĂ©occupĂšrent singuliĂšrement ; on Ă©tait las de la guerre, on se voyait en quelque sorte Ă  l’extrĂ©mitĂ© du monde civilisĂ©, Ă  cinq cents lieues de Paris et extĂ©nuĂ© de fatigue. C’était bien suffisant pour dĂ©sirer voir sortir de ce radeau une paix prochaine et digne des grands efforts d’une armĂ©e qui avait tout fait pour vaincre les ennemis de la France. 25 juin. – J’étais sur le rivage, quand l’Empereur s’embarqua pour rejoindre l’Empereur Alexandre, et j’y restai jusqu’à son retour. Ce spectacle Ă©tait si extraordinaire, si merveilleux, qu’il mĂ©ritait bien tout l’intĂ©rĂȘt qu’on lui attachait. 26 juin. – D’aprĂšs les conventions arrĂȘtĂ©es la veille sur le radeau, l’empereur Alexandre devait venir habiter Tilsitt, avec sa suite et 800 hommes de sa Garde. La ville fut dĂ©clarĂ©e neutre et partagĂ©e en partie française et en partie russe. Il nous fut dĂ©fendu d’entrer, mĂȘme sans armes, dans le quartier habitĂ© par l’empereur de toutes les Russies. Cependant, plus tard, il fut permis de le traverser pour nous rendre Ă  notre faubourg qui se trouvait dans cette direction, mais en tenue de promenade. Ce 26 juin, nous prĂźmes les armes Ă  midi et fĂ»mes nous former en bataille, dans la belle et large rue oĂč habitait NapolĂ©on l’infanterie Ă©tait Ă  droite et la cavalerie Ă  gauche. À un signal convenu, NapolĂ©on se rendit sur le bord du NiĂ©men pour recevoir Alexandre et le conduire Ă  son logement. Peu de temps aprĂšs, ces deux grands souverains arrivĂšrent, prĂ©cĂ©dĂ©s et suivis d’un immense et superbe Ă©tat-major, ayant Ă©changĂ© leurs cordons et se tenant par la main, comme de bons amis. AprĂšs avoir passĂ© le front des troupes, les deux empereurs se placĂšrent au pied de l’escalier de l’Empereur NapolĂ©on, et nous dĂ©filĂąmes devant eux. Une fois le dĂ©filĂ© terminĂ©, nous rentrĂąmes dans nos bivouacs, et l’empereur Alexandre fut reconduit chez lui avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial. 27 juin. – Grandes manƓuvres et exercices Ă  feu de toute la garde impĂ©riale, sur les hauteurs de Tilsitt, devant Leurs MajestĂ©s ImpĂ©riales. NapolĂ©on tenait beaucoup Ă  ce que sa Garde justifiĂąt la haute renommĂ©e qu elle s’était acquise, car, dans les feux, il passait derriĂšre les rangs pour exciter les soldats Ă  tirer vite, et dans les marches, pour les exciter Ă  marcher serrĂ©s et bien alignĂ©s. De la voix, du geste, du regard, il nous pressait et nous encourageait. De son cĂŽtĂ©, l’empereur Alexandre Ă©tait bien aise de voir de prĂšs ces hommes qui, soit qu’ils chargeassent sur sa cavalerie, soit qu’ils marchassent sur son infanterie, suffisaient par leur seule prĂ©sence pour les arrĂȘter ou les contenir. Il arriva un moment qu’il s’était placĂ© devant nos feux. NapolĂ©on fut le prendre par la main, et le retira de lĂ , en lui disant Une maladresse pourrait causer un grand malheur. » Alexandre rĂ©pondit Avec des hommes comme ceux lĂ , il n’y a rien Ă  craindre. » AprĂšs le dĂ©filĂ©, qui fut trĂšs bien exĂ©cutĂ©, on mit Ă  l’ordre du jour les tĂ©moignages de la satisfaction que l’empereur Alexandre avait plusieurs fois manifestĂ©e pendant les manƓuvres. 28 juin. – ArrivĂ©e de le roi de Prusse. J’étais en faction en bas des escaliers de la rue, quand l’Empereur NapolĂ©on vint le recevoir Ă  la descente de voiture. Il lui prit la main et le fit passer devant pour monter les escaliers. Ce n’était pas la rĂ©ception du 26, c’était un roi vaincu qui venait demander un morceau de sa couronne brisĂ©e. La Garde Ă  pied donna Ă  dĂźner, dans la plaine situĂ©e derriĂšre notre faubourg, aux 800 gardes russes qui faisaient le service auprĂšs de leur souverain. Pendant le dĂźner, les gardes prussiennes arrivĂšrent ; elles furent accueillies et traitĂ©es avec le plus vif empressement ; en gĂ©nĂ©ral, on les prĂ©fĂ©rait aux Russes, probablement parce qu’ils Ă©taient Allemands. Il y eut beaucoup de soĂ»leries, surtout chez les Russes, mais il n’y eut ni querelles, ni dĂ©sordre. Du reste, les officiers des trois puissances Ă©taient lĂ , pour arrĂȘter toute manifestation contraire Ă  la bonne harmonie. Pendant mon sĂ©jour Ă  Tilsitt, je reçus une lettre du vieux gĂ©nĂ©ral Lacoste, du Puy, pour son fils, gĂ©nĂ©ral de division du gĂ©nie, aide de camp de l’Empereur. Je fus trĂšs bien reçu, et il me promit de s’intĂ©resser Ă  moi. Un soir que j’étais en faction sur les bords du NiĂ©men, j’eus l’occasion de remarquer combien les nuits sont courtes dans le Nord, Ă  cette Ă©poque de l’annĂ©e. C’était le 23 juin. PlacĂ© en sentinelle Ă  11 heures du soir, il faisait encore assez clair pour lire une lettre, et quand on me releva Ă  une heure du matin, la nuit s’était Ă©coulĂ©e et le jour avait reparu. Les entrevues et les Ă©vĂ©nements de Tilsitt me firent connaĂźtre une infinitĂ© de grands personnages de l’Europe, que je remarquai avec plaisir et que j’étais bien aise d’observer. Peu d’occasions s’étaient prĂ©sentĂ©es oĂč l’on avait vu autant d’hommes marquants, rĂ©unis dans un si petit endroit. 3 juillet. – Les nĂ©gociations pour la conclusion de la paix presque terminĂ©es, les 2Ăšme rĂ©giments de chaque arme de la Garde reçurent l’ordre de partir le lendemain pour KƓnigsberg et ensuite pour la France. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande dĂ©monstration de joie. La glorieuse paix qui venait d’ĂȘtre signĂ©e Ă  Tilsitt nous dĂ©dommageait bien de tous les maux que nous avions soufferts, pendant ces quatre grandes, rudes et vigoureuses campagnes, mais nous n’en Ă©tions pas moins dĂ©sireux de nous reposer un peu plus longtemps, de laisser aux rĂąteliers d’armes nos lourds fusils et sur la planche nos incommodes sacs, sauf Ă  les reprendre l’un et l’autre, si l’indĂ©pendance de la France rĂ©clamait nos bras et notre vie. Pour le moment, nous en avions assez. RETOUR EN FRANCE Du 7 au 13 juillet, nous fĂ»mes Ă  KƓnigsberg. Durant ce temps, l’Empereur, son Ă©tat-major et tout ce qui restait de la Garde arrivĂšrent de Tilsitt. Toutes les dispositions se faisaient pour quitter le Nord et reprendre le chemin de notre patrie, que nous appelions de tous nos vƓux. Les distributions de vivre, qui avaient presque cessĂ© depuis notre dĂ©part de Varsovie, reprirent leur rĂ©gularitĂ©. Elles furent mĂȘme abondantes et variĂ©es. L’ennemi, en Ă©vacuant la ville Ă  la nouvelle de la perte de la bataille de Friedland, y avait laissĂ© des magasins immenses, richement approvisionnĂ©s. IndĂ©pendamment des vivres ordinaires, ils contenaient de la morue, des harengs, du vin, du rhum, etc. Il y avait dans le port beaucoup de navires, chargĂ©es de denrĂ©es propres Ă  la nourriture et Ă  l’entretien de l’armĂ©e. Toutes ces causes rĂ©unies firent renaĂźtre l’abondance et le bien-ĂȘtre. Durant les six jours que nous restĂąmes dans cette ville, il m’arriva une aventure qui aurait pu me devenir fĂącheuse, si je n’avais pas Ă©tĂ© reconnu innocent de l’accusation qu’on portait contre moi. Nous Ă©tions logĂ©s six dans un petit cabaret, et confinĂ©s dans un cabinet oĂč Ă  peine si nous pouvions nous retourner. On rĂ©clama un appartement plus grand, sans pouvoir l’obtenir. Les plaintes se renouvelaient Ă  chaque instant, parce que nous Ă©touffions de chaleur, que nous manquions d’air, d’espace pour nous habiller et nous approprier. La mĂ©chante femme du cabaretier, toute jeune et jolie qu’elle Ă©tait, nous fut dĂ©noncer au gouverneur de la ville, qui n’était rien de moins que le gĂ©nĂ©ral Savary, colonel de la gendarmerie d’élite, l’officier gĂ©nĂ©ral le plus dur, disait-on, de toute l’armĂ©e. Elle arriva avec quatre hommes et un caporal de la ligne pour nous faire arrĂȘter. Mais faire conduire six hommes Ă  la fois lui paraissait un peu audacieux ; elle dĂ©signa le plus jeune comme le plus coupable. Le caporal m’invita Ă  le suivre, en m’expliquant l’ordre qu’il avait Ă  remplir. Je lui dis de passer devant avec les hommes, que je le suivrais et me rendrais chez le gouverneur. J’y arrive, j’explique notre position, la mĂ©chancetĂ© de cette femme et l’absurditĂ© de sa dĂ©nonciation. Tout ce que je disais parut si vrai, si naturel, si raisonnable, que le gouverneur fit chasser cette mĂ©gĂšre, me renvoya sans m’adresser un seul reproche, et nous fit changer de logement. La veille de notre dĂ©part, il y eut une grande promotion de vĂ©lites au grade de sous-lieutenant, et annoncĂ©e seulement au moment de nous mettre en marche. J’espĂ©rais beaucoup en faire partie, mais je fus trompĂ© dans mon impatiente attente. J’en fus assez contrariĂ©, et quittai sans regret une ville oĂč j’avais Ă©prouvĂ© des dĂ©sappointements et des vexations. Le 14 juillet, comme nous allions arriver Ă  Brandebourg, une partie des Ă©quipages de l’Empereur, escortĂ©s par les gendarmes d’élite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria Place aux immortels ! » Il s’en serait suivi une vive querelle, si les officiers n’étaient pas intervenus. Cette mordante Ă©pigramme Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ©e Ă  tous les passages des gendarmes depuis IĂ©na. C’était parce que cette troupe d’élite, Ă©tant chargĂ©e de la police militaire du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial et de la garde des Ă©quipages de l’Empereur, ne paraissait jamais au feu, qu’on l’avait baptisĂ©e du nom d’immortelle. Cette insulte Ă©tait injuste, mais que faire contre une opinion rĂ©pandue ? Cependant, aprĂšs la bataille d’Eylau, l’Empereur ordonna qu’un jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer Ă  leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie. Le 12 aoĂ»t, la veille de notre dĂ©part de Berlin, plusieurs de mes camarades me dirent qu’ils Ă©taient sĂ»rs que j’étais nommĂ© sous-lieutenant, mais rien ne vint confirmer cette bonne nouvelle ; on me l’avait dĂ©jĂ  dite en route. Je n’osai pas aller aux informations. Le 25 aoĂ»t, nous arrivĂąmes Ă  Hanovre, pour y rester jusqu’au 12 octobre, c’est-Ă -dire quarante-neuf jours. Ce long repos inattendu, et bien contraire Ă  notre empressement de nous rendre Ă  Paris fut nĂ©cessitĂ©, dit-on, par l’apparition d’une flotte anglaise dans la Baltique, le bombardement et la prise de Copenhague par les Anglais, et peut-ĂȘtre aussi pour veiller Ă  l’exĂ©cution des traitĂ©s de Tilsitt, Ă  la consolidation du royaume de Westphalie, nouvellement créé, etc. Nous aurions prĂ©fĂ©rĂ© continuer notre voyage ; nous Ă©tions trop rompus Ă  la marche pour dĂ©sirer de nous arrĂȘter. Je profitai de ce long relais pour visiter attentivement cette jolie ville ; je fus souvent au théùtre de la cour Ă©lectorale voir jouer des opĂ©ras allemands, dans une salle fort riche de dorures. Le colonel Boudinhon, du 4Ăšme hussards, nĂ© au Puy et ami de mon frĂšre, de passage Ă  Hanovre, m’invita Ă  dĂ©jeuner et me garda avec lui une partie de la journĂ©e. Un prĂȘtre Ă©migrĂ©, nĂ© en Auvergne, de la connaissance de mon pĂšre, professeur Ă  l’universitĂ© de cette ville, m’engagea souvent Ă  aller le voir pour parler du pays. Il mit Ă  ma disposition sa belle et riche bibliothĂšque ; sa connaissance me fut trĂšs prĂ©cieuse par ses entretiens pleins d’intĂ©rĂȘt. Plusieurs rĂ©giments espagnols, sous les ordres du marquis de La Romana, leur gĂ©nĂ©ral en chef, tenaient garnison avec nous. Leur indiscipline et leurs mƓurs fĂ©roces occasionnĂšrent de frĂ©quentes querelles, oĂč leurs poignards jouaient toujours le rĂŽle d’auxiliaire. Un sergent-major et deux ou trois militaires de la Garde furent tuĂ©s traĂźtreusement par eux. Ces Espagnols faisaient partie du corps d’armĂ©e que leur gouvernement avait mis Ă  la disposition de l’Empereur. Il y eut Ă  Hanovre une cinquiĂšme promotion de vĂ©lites. Je n’y fus pas compris, malgrĂ© tous les efforts que fit mon capitaine. Mes notes Ă©taient des plus favorables, mais il y en avait de bien plus protĂ©gĂ©s que moi. Enfin, le 25 octobre, nous arrivĂąmes Ă  Mayence, sur le sol de l’Empire français. Et, le 17 novembre, Ă  Meaux. La ville de Paris avait votĂ© des couronnes d’or, pour nos aigles, et une grande fĂȘte pour l’entrĂ©e de la Garde impĂ©riale dans la capitale. Afin que tous les corps qui la composaient fussent rĂ©unis, il fallut ralentir la marche de ceux qui faisaient tĂȘte de colonne, et les faire tourner autour de Paris pour donner place Ă  ceux qui nous suivaient. C’est ainsi que nous parcourĂ»mes Dammartin, Louvres, Luzarches, Gonesse, Rueil, en attendant que les derniĂšres troupes arrivassent aux portes de Paris. ENTRÉE TRIOMPHALE DE LA GARDE À PARIS 25 novembre. – La ville de Paris avait fait Ă©lever, prĂšs de la barriĂšre du Nord ou Saint-Martin, un arc triomphal de la plus grande dimension. Cet arc n’avait qu’une seule arcade, mais vingt hommes pouvaient y passer de front. À la naissance de la voĂ»te, et Ă  l’extĂ©rieur, on voyait de grandes RenommĂ©es prĂ©sentant des couronnes de laurier. Un quadrige dorĂ© surmontait le monument, des inscriptions Ă©taient gravĂ©es sur chacune des faces. DĂšs le matin, l’arc de triomphe Ă©tait entourĂ© par une foule immense de peuple. ArrivĂ©s Ă  Rueil, vers 9 heures, nous fĂ»mes placĂ©s en colonne serrĂ©e dans les champs qui bordent la route et le plus prĂšs possible de l’arc de triomphe, en laissant la route libre pour la circulation. À midi, tous les corps Ă©tant arrivĂ©s, les aigles furent rĂ©unies Ă  la tĂȘte de la colonne et dĂ©corĂ©es par le prĂ©fet de la Seine. Des couronnes d’or avaient Ă©tĂ© votĂ©es par le conseil municipal, qui, avec les maires de Paris, entourait le prĂ©fet, M. Frochot et tout notre Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, ayant Ă  sa tĂȘte le marĂ©chal BessiĂšres, notre commandant en chef. AprĂšs les discours d’usage et la rentrĂ©e des aigles Ă  leur place habituelle, 10 000 hommes en grande tenue s’avancĂšrent pour dĂ©filer sous l’arc de triomphe, au bruit des tambours, des musiques des corps, de nombreuses salves d’artillerie et des acclamations d’un peuple immense, qui s’était portĂ© sur ce point. De la barriĂšre au palais des Tuileries, les mĂȘmes acclamations nous accompagnĂšrent. Nous dĂ©filions entre les haies formĂ©es par la population de la capitale. Toutes les fenĂȘtres, tous les toits des maisons du faubourg Saint-Martin et des boulevards Ă©taient garnis de curieux. Des piĂšces de vers oĂč nous Ă©tions comparĂ©s aux dix mille immortels, et des chants guerriers Ă©taient chantĂ©s et distribuĂ©s sur notre passage. Des vivats prolongĂ©s saluaient nos aigles. Enfin, l’enthousiasme Ă©tait complet, et la fĂȘte digne des beaux jours de Rome et de la GrĂšce. En arrivant aux Tuileries, nous dĂ©filĂąmes sous le bel arc de triomphe qui avait Ă©tĂ© construit pendant notre absence. À la grille du Carrousel, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© nos aigles au palais, oĂč elles restaient habituellement pendant la paix, nous traversĂąmes le jardin des Tuileries et y laissĂąmes nos armes, formĂ©es en faisceaux. On se rendit ensuite aux Champs-ÉlysĂ©es, oĂč une table de dix mille couverts nous attendait. Elle Ă©tait placĂ©e dans les deux allĂ©es latĂ©rales. Au rond-point Ă©tait celle des officiers, prĂ©sidĂ©e par le marĂ©chal. Le dĂźner se composait de huit plats froids, qui se rĂ©pĂ©taient indĂ©finiment ; tout Ă©tait bon ; on Ă©tait placĂ© convenablement, mais malheureusement la pluie contraria les ordonnateurs et les hĂ©ros de cette magnifique fĂȘte. AprĂšs le dĂźner, nous fĂ»mes dĂ©poser nos armes Ă  l’École militaire, oĂč nous Ă©tions casernĂ©s, et rentrĂąmes dans Paris pour jouir de l’allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, des illuminations, des feux d’artifices, des danses publiques et jeux de toute espĂšce. Les pauvres eurent aussi leur part dans ce gigantesque festin. Nous venions d’ĂȘtre absent de Paris ou de Rueil un an, deux mois et cinq jours. Durant plusieurs jours, les fĂȘtes continuĂšrent. Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts Ă  la Garde. On avait rĂ©servĂ© pour elle le parterre, l’orchestre et les premiĂšres loges, ainsi que les premiers rangs des autres. Je fus du nombre de ceux qui furent dĂ©signĂ©s pour le grand OpĂ©ra. On joua le Triomphe de Trajan, piĂšce de circonstance et pleine d’allusions Ă  la campagne qui venait de se terminer. La beautĂ© du sujet, les brillantes dĂ©corations, la pompe des costumes et le gracieux des danses et du ballet m’enivrĂšrent de plaisir. Quand Trajan parut sur la scĂšne, dans son char de triomphe, attelĂ© de quatre chevaux blancs, on jeta du centre du théùtre des milliers de couronnes de laurier, dont tous les spectateurs se couronnĂšrent comme des CĂ©sars ce fut une belle soirĂ©e et un beau spectacle. Le 28, le SĂ©nat conservateur nous donna ou voulut nous donner une superbe et brillante fĂȘte. Tout Ă©tait disposĂ© pour qu’elle fĂ»t digne du grand corps qui l’offrait, mais malheureusement le mauvais temps la rendit fort triste, et mĂȘme dĂ©sagrĂ©able. On avait Ă©levĂ© un temple Ă  la Gloire, oĂč toutes les victoires de la Grande ArmĂ©e Ă©taient rappelĂ©es sur des boucliers, entourĂ©s de couronnes de laurier et entremĂȘlĂ©s de trophĂ©es qui rĂ©unissaient les armes des peuples vaincus ; des inscriptions Ă©voquaient les grandes actions que la fĂȘte avait pour objet de cĂ©lĂ©brer ; des jeux de toute espĂšce, des orchestres et une infinitĂ© de buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. La neige qui tombait en abondance, l’humiditĂ© du sol et le froid noir de l’automne glacĂšrent nos cƓurs, nos estomacs et nos jambes. Beaucoup de militaires demandĂšrent Ă  se retirer, mais les grilles Ă©taient fermĂ©es ; il fallut parlementer avec le SĂ©nat ; tout cela entraĂźnait des longueurs qui irritaient. Enfin, la menace d’escalader les murs s’étant rĂ©pandue, la consigne fut levĂ©e, les portes ouvertes et tous les vieux de la Garde s’échappĂšrent comme des prisonniers qui recouvrent la libertĂ©. Il n’y resta, je crois, que les fusiliers et ceux qui, n’ayant pas d’argent pour dĂźner en ville, trouvaient qu’il valait encore mieux manger un dĂźner froid que de ne pas dĂźner du tout. Ils durent s’en donner, car il y avait de quoi et du bon. Les officiers Ă©taient traitĂ©s dans le palais. Je fus, avec plusieurs de mes camarades, dĂźner chez VĂ©ry, ensuite au Français. Peu aprĂšs, l’ImpĂ©ratrice nous donna Ă  dĂźner Ă  la caserne, par escouade c’était l’ordinaire, mais considĂ©rablement augmentĂ©, et arrosĂ© d’une bouteille de vin de Beaune par homme. Enfin, le 19 dĂ©cembre, la Garde nous donna une grande fĂȘte Ă  la ville de Paris. Elle eut lieu le soir, dans le Champ de Mars et le palais de l’École militaire ; les apprĂȘts furent longs, parce qu’ils furent grandioses et tout militaires. Dans la vaste enceinte du Champ de Mars, on avait placĂ©, sur des fĂ»ts de colonnes, des vases remplis de matiĂšres inflammables, ou des aigles avec des foudres ailĂ©s remplis d’artifices. Les vases et les aigles alternaient et se communiquaient par un dragon volant, qui devait les embraser tous en mĂȘme temps. Au-dessous des aigles Ă©taient les numĂ©ros des rĂ©giments qui formaient la brigade, avec le nom du gĂ©nĂ©ral qui la commandait, et sous les pots Ă  feu, les noms d’une affaire et du gĂ©nĂ©ral de division qui y commandait les deux brigades. Au milieu, une immense carte gĂ©ographique du nord de l’Europe faisait voir en lettres Ă©normes les principales villes et le lieu de nos grandes batailles ; et le chemin suivi par la Grande ArmĂ©e, dans les campagnes de 1805, 1806 et 1807, Ă©tait tracĂ© par des Ă©toiles blanches sous lesquelles, ainsi que sous le nom des villes, il y avait un feu gras colorĂ©, qui devait brĂ»ler, pendant que l’artifice qui entourait la carte serait lui-mĂȘme en feu. Au-dessus de la carte, on voyait des Victoires ailĂ©es aussi garnies d’artifices, etc. La Garde Ă  pied se rendit en armes dans cette enceinte, pour faire l’exercice Ă  feu avec des projectiles d’artifice. Quand la nuit fut tout Ă  fait close, l’ImpĂ©ratrice mit le feu Ă  un dragon volant qui, au mĂȘme instant, le communiqua Ă  toutes les piĂšces d’artifice. Au mĂȘme instant aussi, les 4 000 Ă  5 000 hommes Ă  pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voĂ»te des cieux Ă©clairĂ©e par des milliers d’étoiles flamboyantes, des Ă©pouvantables dĂ©tonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait Ă  donner Ă  cette fĂȘte militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes, quand ils dĂ©ploient toutes leurs facultĂ©s pour faire du beau et du sublime. La Grande ArmĂ©e tenait sa place dans cette fĂȘte de la Garde impĂ©riale, puisque tous les corps d’armĂ©e, les divisions, les brigades et les rĂ©giments y figuraient par leurs numĂ©ros. Les feux et les salves d’artillerie terminĂ©s, nous rentrĂąmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de quinze cents personnes de la cour et de la ville y assistĂšrent ; on dit qu’il fut magnifique
 Dans les premiers jours de notre arrivĂ©e, on renouvela complĂštement toutes les parties de notre habillement. La coupe des habits fut amĂ©liorĂ©e et calquĂ©e sur celle des Russes. Nos bonnets Ă  poil, qui Ă©taient devenus hideux, furent aussi remplacĂ©s. J’eus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers. Quant aux chapeaux, il Ă©tait de toute nĂ©cessitĂ© qu’on nous en donnĂąt d’autres, puisque nous n’en avions plus depuis la bataille de Friedland. JE SUIS NOMMÉ SOUS-LIEUTENANT Quelques jours aprĂšs mon arrivĂ©e, je fus faire une visite Ă  M. le gĂ©nĂ©ral La Coste, qui m’accueillit bien et me tĂ©moigna toute sa surprise de voir que je n’étais pas officier. À quelques questions qu’il me fit, je crus remarquer qu’il pensait peut-ĂȘtre que ses recommandations n’avaient pas fait effet parce que ma conduite pouvait n’ĂȘtre pas rĂ©guliĂšre. Je le dĂ©sabusai, et me retirai assez mĂ©content. Le 31 dĂ©cembre, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui
 AprĂšs m’avoir demandĂ© mon nom, il sortit d’un tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, oĂč je distinguai sur le champ la lettre qui Ă©tait pour moi. Il me demanda alors Avez-vous fait toute la campagne ? Étiez-vous Ă  IĂ©na, Ă  Varsovie, Ă  Eylau, Ă  KƓnigsberg, Ă  Berlin, au retour ? » Je rĂ©pondis oui Ă  toutes les questions, parce que cela Ă©tait vrai
 Mais alors, comment se fait-il que, lorsque j’ai fait demander aprĂšs vous en diffĂ©rentes fois, on m’ait rĂ©pondu que vous Ă©tiez inconnu au rĂ©giment ? – Cela tient Ă  deux faits, mon gĂ©nĂ©ral le premier, c’est que ce ne sont pas mes prĂ©noms. Le dĂ©cret porte Pierre-Louis, tandis que je m’appelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxiĂšme, c’est plus grave j’ai le malheur de n’ĂȘtre pas aimĂ© du sergent-major. – Ah ! ah ! pourquoi cela ? – En voici la cause, mon gĂ©nĂ©ral Ă  la bataille d’Eylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui Ă©tait alors reposĂ© sous les armes et le bras gauche appuyĂ© sur la douille de la baĂŻonnette, ce qui lui fit faire une si singuliĂšre pirouette, que je ne pus contenir un Ă©clat de rire qui m’échappa bien involontairement, sans malice et sans penser qu’il pouvait ĂȘtre blessĂ© ; il l’était en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit Je me souviendrai de votre rire. » Je compris de suite combien sa menace pourrait m’ĂȘtre prĂ©judiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas ĂȘtre puni par lui. À KƓnigsberg, Ă  Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il rĂ©pondait Il y a bien un BarrĂšs, Ă  la compagnie, mais ce n’est pas celui-lĂ . » Il se gardait bien de m’en parler, de crainte que je ne fisse des dĂ©marches pour prouver que nous n’étions pas deux de ce nom dans les deux rĂ©giments. VoilĂ  pourquoi, mon gĂ©nĂ©ral, on m’a fait passer pour inconnu
 » AprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, il me dit Mettez-vous Ă  mon bureau, et Ă©crivez. » C’était une lettre au ministre de la Guerre, pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prĂ©noms. AprĂšs l’avoir signĂ©e, il me la remit en me disant Portez-lĂ  vous-mĂȘme au bureau de l’infanterie, et pressez-en le rĂ©sultat. Quant Ă  vous, vous ĂȘtes maintenant officier ; je vous dispense de tout service, jusqu’au moment de votre dĂ©part. » Ma nomination Ă©tait du 13 juillet, datĂ©e de KƓnigsberg, pour le 16Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre. Je rentrai tout joyeux Ă  ma chambrĂ©e, oĂč je reçus les fĂ©licitations de mes camarades et donnai de bon cƓur un coup de pied Ă  mon sac, qui m’avait tant pesĂ© sur les Ă©paules
 J’entrai chez un coiffeur pour faire couper ma queue, ornement ridicule que l’infanterie de l’armĂ©e ne portait plus, exceptĂ© un ou deux rĂ©giments de la Garde. Quand je fus dĂ©barrassĂ© de cette incommode coiffure, je me rendis chez un ami de mon pĂšre, pour lui faire part de mon changement de position et lui souhaiter une bonne annĂ©e. Je dĂźnai chez lui et ne rentrai au quartier qu’à dix heures du soir. Ainsi, dĂšs le premier jour, je profitai des avantages de mon nouveau grade. Je restai Ă  Paris jusqu’au 6 fĂ©vrier 1808 au soir. Je mis Ă  profit avec dĂ©lices les quelques jours de libertĂ© que je me donnai, pour mieux connaĂźtre cette immense ville, passer les soirĂ©es aux spectacles et voir plus souvent quelques amis que j’y avais. Quel heureux changement je venais d’éprouver ! Il faut avoir fait trois campagnes et mĂȘme quatre, le sac sur le dos, et avoir parcouru Ă  pied la moitiĂ© de l’Europe, pour apprĂ©cier toute ma fĂ©licitĂ©. J’avais servi dans la Garde rĂ©ellement trois ans, six mois et dix-sept jours. Ma feuille de route me fut donnĂ©e, sur ma demande, le 2 fĂ©vrier, pour Neuf-Brisach, dĂ©pĂŽt du 16Ăšme lĂ©ger, et ma place fut retenue le 5, pour partir le 7 au matin, aux VĂ©locifĂšres de la rue du Bouloi. DIX-NEUF MOIS EN FRANCE De Neuf-Brisach, oĂč il est trĂšs heureux, BarrĂšs en mai 1808 est brusquement envoyĂ© Ă  Rennes. 14 juin. – Pour gagner Rennes, j’eus trente-cinq jours de marche ou de sĂ©jours. Le voyage fut heureux, tranquille et sans incident, les hommes se conduisirent bien, mais je m’ennuyais beaucoup, Ă  cause de mon isolement, surtout dans les lieux d’étape, oĂč j’étais obligĂ© de vivre et me promener seul. AussitĂŽt arrivĂ© Ă  Rennes, je fis les visites d’usage, pour connaĂźtre les personnes avec qui je devais vivre. À mon Ăąge, les rapports de bonnes relations s’établissent vite, surtout quand on est Ă  peu prĂšs du mĂȘme grade et qu’on a les mĂȘmes annĂ©es de service. Le soir du deuxiĂšme jour, j’étais comme en famille et me rĂ©jouissais du repos que j’allais prendre. Mais mon Ă©toile ou les Ă©vĂ©nements voulaient que tous ces projets ne fussent qu’illusoires. Le lendemain 16, on reçut l’ordre de faire partir, dans les vingt-quatre heures, toutes les troupes valides de la lĂ©gion pour NapolĂ©onville Pontivy. Je fus dĂ©signĂ© pour ĂȘtre officier-payeur du bataillon, faire provisoirement les fonctions d’adjudant-major et prendre le commandement d’une compagnie. C’était beaucoup trop pour un jeune sous-lieutenant de quatre mois, mais je fus tellement pressĂ© d’accepter par le chef de bataillon, le commandant du dĂ©pĂŽt et le commissaire des guerres chargĂ© de l’administration de la lĂ©gion, que je me laissai accabler d’honneurs et d’ouvrage. Le chef de bataillon, M. Dove, sortait de la Garde, oĂč je l’avais connu capitaine. Cette circonstance et quelque chose en moi qui lui plut me valurent cette prĂ©fĂ©rence et la confiance qu’il m’accordait. Tout le restant de cette journĂ©e et une partie de la nuit furent employĂ© Ă  habiller et armer nos jeunes conscrits, Ă©tablir les contrĂŽles, faire la situation, les bon-comptes, toucher une quinzaine de solde, etc. La nuit fut pour moi une nuit de travail. Le 3 juillet, je reçus l’ordre de partir le 4 avec tout mon bataillon, pour Belle-Île-en-Mer. Le 6 juillet, arrivĂ© Ă  Quiberon, qui est un triste et sale village dans les terres, je vis pour la premiĂšre fois la mer, dans toute son Ă©tendue, sa beautĂ© et ses divers aspects. Je passai une partie de la soirĂ©e sur les bords, pour la contempler dans toute son immensitĂ© et Ă©tudier quelques-unes de ses merveilles et de ses productions. Le lendemain 7, le dĂ©tachement fut embarquĂ© sur des chasse-marĂ©e, stationnĂ©s dans le port de Portaliguen, qui est Ă  peu de distance du bourg de Quiberon. Quand on se fut assurĂ© que le passage Ă©tait libre, que la traversĂ©e pouvait se faire sans danger, la mer et la marĂ©e Ă©tant bonnes, on hissa les voiles et on mit le cap sur Palais, chef-lieu et port de l’üle. AprĂšs trois heures de navigation, nous abordĂąmes, sans avoir Ă©tĂ© remarquĂ©s par les Anglais et sans accident. Je craignais d’ĂȘtre malade du mal de mer, mais j’en fus quitte pour la peur. Il n’en fut pas de mĂȘme chez les soldats ; ils Ă©taient presque tous dans un Ă©tat de prostration si complet, que si nous avions Ă©tĂ© abordĂ©s par une chaloupe ennemie, ils n’auraient pas pu faire usage de leurs armes, que j’avais eu la prĂ©caution de faire charger avant l’embarquement. Notre arrivĂ©e Ă©tant connue, je trouvai tous les officiers du 3Ăšme bataillon sur le quai pour me recevoir. Leur accueil fut trĂšs cordial. Dix-sept jours aprĂšs, le 3Ăšme bataillon partit en entier pour l’Espagne. On me prit une centaine d’hommes pour le complĂ©ter. Je restai seul avec mes deux compagnies, fortes encore de 220 hommes, pour les instruire, les discipliner et les administrer. L’embarras que cela me donnait, et le dĂ©sir que j’avais de faire campagne comme officier, me firent bien regretter de ne pas pouvoir suivre mes camarades. Je me sĂ©parai d’eux et surtout de quelques uns, dont les caractĂšres me plaisaient, avec une vĂ©ritable affliction. De ces vingt officiers, je n’en ai revu que deux, le commandant, qui Ă©tait devenu colonel, et un sous-lieutenant, capitaine. Tous les autres Ă©taient morts en 1814. Peu de jours suffirent pour me mettre en bonnes relations avec les officiers de ces corps, et avec presque toute la bourgeoisie de la ville, et cela dans de si bons termes que, chez eux, je me croyais chez moi. Ce fut une existence bien douce, dont j’apprĂ©ciai tout le charme. Pas un dĂźner de famille ou d’amis, pas une partie de campagne ou de pĂȘche dont je ne fisse partie. Les gĂ©nĂ©raux ne furent pas moins bien pour moi. Je mangeai souvent chez eux et surtout chez le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, original, bizarre, capricieux, mais au fond excellent homme. Il m’avait pris en amitiĂ©, me choyait, me boudait, et, quand j’étais un jour sans aller chez lui, il m’envoyait chercher, en me disant, quand j’arrivais Ă  son quartier gĂ©nĂ©ral, comme il appelait sa maison Monsieur, j’ai un meilleur caractĂšre que vous ; j’oublie bien vite les torts des autres, comment se fait-il que vous n’oubliez pas les miens, si j’en ai ? » Je fus, trois mois, son aide de camp par intĂ©rim. Ce fut souvent plus qu’une corvĂ©e. La premiĂšre fois qu’il m’invita Ă  dĂźner, c’était peu de jours aprĂšs mon arrivĂ©e. J’étais de garde au poste. Sur le port, l’aide de camp M. de Bourayne, vint me dire que le gĂ©nĂ©ral m’invitait Ă  dĂźner pour 2 heures prĂ©cises et de m’y trouver exactement, car il se mettait Ă  table, sans attendre cinq minutes ses convives. J’observai que j’étais de service, que je ne m’appartenais pas. Il me rĂ©pondit Venez quand mĂȘme, j’en prĂ©viendrai le gĂ©nĂ©ral Roulland. » À 2 heures, j’étais dans sa salle Ă  manger. Il me dit d’un ton assez sec Que venez-vous faire ici ? – DĂźner, mon gĂ©nĂ©ral. – Comment dĂźner ? N’ĂȘtes-vous pas de service ? Pensez-vous que je sois capable de dĂ©tourner un officier de remplir ses devoirs ? – Mais je ne suis venu que parce que vous me l’avez fait dire par votre aide de camp. – Mon aide de camp a trop de tact pour avoir exĂ©cutĂ© une semblable mission. » Je ne savais plus que rĂ©pondre. Je commençai Ă  gagner la porte, fort mĂ©content de cette rĂ©ception, lorsque je m’écriai, moitiĂ© riant, moitiĂ© boudant Puisque je suis invitĂ©, je reste. – VoilĂ  qui est bien audacieux pour un sous-lieutenant, me dit-il, mais puisqu’il est un des braves d’Austerlitz, qu’il a Ă©tĂ© Ă  IĂ©na, Eylau, Friedland, il faut bien lui pardonner. » Il me plaça Ă  son cĂŽtĂ© et me fit toutes sortes d’amitiĂ©. Il se moqua beaucoup de mon embarras et de la piteuse figure que je fis pendant un moment. Du reste, cette rĂ©ception presque brutale Ă©tait bien faite pour intimider un jeune officier qui ne connaissait pas encore les allures de son chef supĂ©rieur. Dans d’autres circonstances, il voulut bien renouveler ce genre de pasquinades, mais cela ne prenait plus. Dans le courant du mois de septembre, plusieurs officiers venant de la rĂ©forme arrivĂšrent pour prendre le commandement des compagnies et du dĂ©tachement. Le capitaine, qui eut cet avantage Ă  cause de son anciennetĂ©, Ă©tait l’ĂȘtre le plus Ă©trange au moral et au physique, le plus ivrogne, le plus triste militaire que jusqu’alors j’avais vu. Heureusement que mes fonctions d’officier-payeur me plaçaient en quelque sorte au-dessus de lui. C’était un septembriseur. Dans un de ses moments d’ivresse, il m’avait parlĂ© de ces affreux Ă©vĂ©nements comme un tĂ©moin actif. C’était un grand maigre, sec, vieux, Ă  la figure Ă  moitiĂ© coupĂ©e par une tĂąche lie de vin, d’un dĂ©goĂ»tant aspect. Sa femme, car il Ă©tait mariĂ©, n’était ni plus jeune, ni plus sobre, ni moins hideuse que lui. Ah ! l’affreux couple, l’ignoble mĂ©nage, le honteux chef ! Dans ce temps lĂ , je fus envoyĂ© en cantonnement avec une section dans le village de Banger, au centre de l’üle. Je profitai de mon isolement pour inviter une bonne partie de mes connaissances du chef-lieu Ă  venir dĂźner dans ma triste solitude. Je leur annonçai l’arrivĂ©e d’une caisse de vin de Bordeaux que le pĂšre d’un conscrit de ma compagnie, que j’avais fait caporal, m’avait envoyĂ©e. Ils furent exacts au rendez-vous, et le dĂźner fut bon pour la saison et la localitĂ©, mais ce qui fut mieux, c’est qu’on y but non seulement le contenu de ma caisse, mais autant de vin ordinaire, qui Ă©tait encore du bordeaux, du frontignan, du punch, etc. Et alors, je dus louer des charrettes, les camper dessus, et puis, fouette cocher. Ils arrivĂšrent chez eux dans un Ă©tat dĂ©plorable, ensevelis dans une couche de boue Ă  les rendre mĂ©connaissables. Je fus plusieurs jours sans oser aborder leurs femmes, qui Ă©taient furieuses contre moi. On rit beaucoup de la colĂšre des unes et de la triste figure des autres. Ce repas pantagruĂ©lique me fit beaucoup d’honneur, parce qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’un jeune sous-lieutenant ait pu faire perdre la raison Ă  des tĂȘtes si vĂ©nĂ©rables, Ă  des hommes si recommandables par leur position et leur Ăąge. Janvier 1809. – J’étais encore dans ce village, quand une grosse tempĂȘte se fit sentir sur les cĂŽtes de l’üle et probablement dans bien d’autres lieux du continent. La mer bouleversĂ©e Ă©tait effrayante Ă  voir ; les vagues, monstrueuses. Leur choc contre les rochers de la mer sauvage, au sud de l’üle, ressemblait Ă  des dĂ©charges incessantes de batterie ; les flots brisĂ©s s’éparpillaient dans les airs et faisaient sentir leur amertume Ă  plus d’une demi-lieue. Les plus vieux marins ne se rappelaient rien de semblable. C’était le 6 janvier, jour des Rois ; j’étais invitĂ© Ă  dĂźner en ville chez un capitaine des canonniers garde-cĂŽtes sĂ©dentaires. Au moment oĂč j’allais me mettre en route, mon toit de chaume fut enlevĂ© ; je fis transporter mes effets dans une maison voisine et partis avec un sous-officier. En nous cramponnant mutuellement, nous arrivĂąmes en bon port Ă  notre destination, mais en entrant dans la maison oĂč j’étais attendu, je trouvai toute la famille et beaucoup d’étrangers en larmes. Une des cheminĂ©es de la maison avait Ă©tĂ© renversĂ©e et Ă©tait arrivĂ©e presque en bloc dans la salle Ă  manger, avait Ă©crasĂ© la table oĂč le couvert Ă©tait mis, et nous nous serions trouvĂ©s dessous, si j’étais arrivĂ© quinze Ă  dix-huit minutes plus tĂŽt, car on n’attendait que moi pour servir. Personne ne fut atteint, mais la maison n’était presque plus habitable. La façade avait Ă©tĂ© fortement Ă©branlĂ©e, deux planchers Ă©taient enfoncĂ©s, les meubles brisĂ©s, etc. Cette tempĂȘte, qui avait Ă©branlĂ© l’üle, se fit aussi sentir, jusqu’aux couches les plus profondes de la mer ; le lendemain et les jours suivants nos postes retirĂšrent de la mer plus de cent piĂšces doubles et ordinaires de vin de Porto. Ces beaux et forts tonneaux cerclĂ©s en fer Ă©taient recouverts d’une couche trĂšs Ă©paisse de madrĂ©pores, huĂźtres, bernicles et autres coquillages de ces parages. AprĂšs les avoir dĂ©barrassĂ©s de cette enveloppe marine, on lut sur tous le mot Malborough » On se rappela alors qu’en 1794 un vaisseau de guerre anglais de ce nom avait coulĂ© dans la baie de Quiberon. Il est probable que la carcasse Ă©tait restĂ©e intacte jusqu’à la tempĂȘte du 6 janvier, qu’elle fut brisĂ©e ce jour lĂ , et que les tonneaux n’étant plus retenus furent jetĂ©s non seulement sur les cĂŽtes de Belle-Île, mais aussi sur toutes celles de la Bretagne, car on opĂ©ra le sauvetage Ă  douze ou quinze lieues de la baie. Ce vin Ă©tait parfait et se vendait bien. Le dĂ©tachement eut, pour sa part de prise, plus de 300 francs, qui lui furent payĂ©s par l’Administration des douanes. J’eus aussi la mienne comme officier de dĂ©tachement. AprĂšs ĂȘtre rentrĂ© en ville et avoir habitĂ© quelque temps la citadelle, je fus dĂ©tachĂ© Ă  la batterie de Belle-Fontaine, peu Ă©loignĂ©e du Palais, oĂč je venais prendre mes repas et passer une partie de mes journĂ©es. Le logement que j’habitais ne pouvait contenir que mon lit, une chaise et une petite table ; mais il Ă©tait situĂ© dans un site charmant, prĂ©cĂ©dĂ© d’un dĂ©licieux petit parterre, et battu par la mer, oĂč je descendais de ma petite chambre pour prendre des bains Ă  marĂ©e basse. Quand elle Ă©tait haute et agitĂ©e, elle arrivait jusqu’à la croisĂ©e. Le 1er septembre, nous reçûmes l’ordre de partir le 6 pour LocminĂ©, et j’entrevis que j’irais en Espagne. MalgrĂ© tout le plaisir que je trouvais dans cet aimable et excellent pays, qui m’avait fait connaĂźtre tant de braves gens, je ne fus pas fĂąchĂ© de le quitter. J’étais blasĂ© de cette vie molle, tranquille et assoupissante. Mon Ăąme avait besoin de se retrouver dans une sphĂšre d’activitĂ© plus en rapport avec mon Ăąge, et de prendre un peu de la gloire et des pĂ©rils de mes camarades. Ces jours derniers furent employĂ©s Ă  rĂ©gler les comptes avec chacun, Ă  emballer les effets des magasins, Ă  faire la remise des lits, des fournitures diverses, du casernement, et autres dĂ©tails aussi fastidieux que nĂ©cessaires, et puis Ă  faire des adieux touchants, sincĂšres et bien sentis par moi et par tous ceux avec qui je vivais depuis longtemps dans cette douce intimitĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Quentin, toujours extraordinaire dans tout, me vit partir avec regret. Je me sĂ©parai aussi de lui avec peine, malgrĂ© que son originalitĂ© ne fĂ»t pas toujours agrĂ©able ; Ă  la fin, je m’étais tellement habituĂ© Ă  ses folles bizarreries, que je ne m’en occupais plus et que je vivais avec lui comme presque avec un de mes Ă©gaux. Il enrageait de ne pas ĂȘtre comte ou baron ; de ne pas ĂȘtre Ă  la tĂȘte d’une division active, en Espagne ou ailleurs. Le ministre de la Guerre avait beau lui dorer la pilule, en lui disant que l’Empereur l’avait placĂ© Ă  l’avant-garde de l’Empire, cela ne lui suffisait pas. Que de lettres il m’a dictĂ©es, pour se plaindre de l’oubli oĂč on le laissait ! Que de fois il m’a fait part de l’insulte qu’on lui faisait, en mĂ©connaissant ses capacitĂ©s militaires. Un jour, il reçoit un paquet oĂč l’adresse portait Ă  M. le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, Ă  l’armĂ©e d’Espagne. Il se croit nommĂ©, se fait couper la queue qui avait deux pieds de long, vend sa batterie de cuisine, prend pension dans un hĂŽtel et se dispose Ă  partir. AussitĂŽt ma nomination arrivĂ©e, me disait-il, j’écrirai pour te faire nommer mon aide de camp. » Je le remerciai bien sincĂšrement de cet honneur, auquel je ne tenais pas du tout
 Je le laissai bien dĂ©couragĂ© et sentant sa fin ou sa disgrĂące. Au fond, c’était un excellent homme, mais avec beaucoup d’esprit, manquant de tenue et de jugement. Il Ă©tait un autre homme que je voyais moins souvent, mais qui m’était aussi trĂšs attachĂ©, c’était le pĂšre du gĂ©nĂ©ral Bigarri, mon capitaine dans la Garde. Parler Ă  ce bon vieillard, qui Ă©tait commissaire des guerres, de son fils et de son gendre, quartier-maĂźtre au 16Ăšme lĂ©ger, c’était le faire revivre, c’était lui rappeler toutes ses affections. Aussi Ă©tais-je un de ses bons amis. J’ai beaucoup parlĂ© de Belle-Île, mais si j’avais voulu consigner dans ce journal toutes les particularitĂ©s de ma vie militaire et privĂ©e, pendant ces quatorze mois de sĂ©jour, il y faudrait un volume. Le souvenir de cet heureux pays ne s’effacera jamais de ma mĂ©moire. Ses fĂȘtes, ses rochers, ses bons habitants y tiendront toujours une trĂšs bonne place. ESPAGNE ET PORTUGAL DĂ©cembre 1809. – Je venais d’ĂȘtre nommĂ© lieutenant, quand l’ordre arriva de faire partir le bataillon, le 10 dĂ©cembre, pour l’Espagne. Le 31 dĂ©cembre, j’étais Ă  Bordeaux. Le matin du 4 janvier, avant le dĂ©part du bataillon pour Saint-AndrĂ©-de-Cubzac, je fus prendre Ă  la citadelle de Blaye cent conscrits rĂ©fractaires, pour ĂȘtre incorporĂ©s dans le corps aprĂšs notre entrĂ©e en Espagne. De crainte qu’ils dĂ©sertassent encore une fois, ils devaient marcher rĂ©unis, sous la conduite d’une escorte et ĂȘtre enfermĂ©s tous les soirs dans un local fermĂ©. 8 janvier 1810. – Un bataillon du 46Ăšme de ligne, commandĂ© par un chef de bataillon plus qu’original, faisait route avec nous depuis Bordeaux. Les officiers des deux corps mangeaient ensemble aux Ă©tapes. À Tartas, Ă  la fin du dĂźner, l’aubergiste vint annoncer qu’il manquait douze Ă  quinze couverts d’argent. Cette insolente rĂ©clamation souleva les murmures d’indignation de tous les convives. La porte fut sur le champ fermĂ©e, on ordonna Ă  l’hĂŽtelier de fouiller tous les officiers ; il s’y refusa ; le commandant le fit, en sa prĂ©sence. La visite Ă©tait prĂšs d’ĂȘtre terminĂ©e, quand on vint dire que les couverts Ă©taient retrouvĂ©s. Alors le commandant tomba sur cet homme, le battit horriblement, malgrĂ© les cris et les priĂšres de sa femme. Il fallut intervenir, pour empĂȘcher qu’il ne le laissĂąt mort sur la place. Il partit immĂ©diatement aprĂšs pour Mont-de-Marsan, dĂ©poser sa plainte chez le procureur impĂ©rial. Je ne sus pas ce que cela devint, mais il y eut de l’exagĂ©ration dans la vengeance, un emportement dĂ©placĂ©, et surtout un manque de tenue dans la conduite de ce chef. Le 15 janvier, nous Ă©tions Ă  Ernani, petite ville de la province de Guipuscoa Biscaye. Je procĂ©dai Ă  la rĂ©partition dans les compagnies des cent conscrits rĂ©fractaires qui m’avaient Ă©tĂ© remis Ă  Blaye. Il n’en manquait point ; il s’en trouva au contraire un de plus ! Je ne pus m’expliquer cette erreur, qu’on n’avait pas remarquĂ©e pendant la route, parce qu’on ne faisait pas l’appel et qu’on se contentait de les compter comme des moutons, qu’en pensant que cet homme s’était faufilĂ© dans les rangs des autres au moment du dĂ©part, pour recouvrer sa libertĂ© et essayer de la gloire. Quoi qu’il en soit, il fallut en rendre compte, Ă©crire Ă  bien des autoritĂ©s pour expliquer ce mystĂšre, et mettre les parents de ce soldat Ă  l’abri des rigueurs qu’on exerçait contre eux, lorsque leur enfant Ă©tait dĂ©clarĂ© dĂ©serteur. Le 16 Ă  Tolosa, au matin en me levant, je m’aperçus que ma chemise Ă©tait garnie de vermine. C’était un triste dĂ©but, qui me donna une bien mauvaise opinion de la propretĂ© espagnole. Le 20 janvier, l’ordre portait que nous devions tenir garnison Ă  Durango. Je fus dĂ©signĂ© pour commander la place. On logea les officiers et la troupe dans un couvent. Moi, je crus devoir prendre un beau logement en ville, avec sentinelle Ă  ma porte. Dans la nuit je fus rĂ©veillĂ© par un sale paysan couvert de guenilles, que je pris d’abord pour un guĂ©rilla mal intentionnĂ©, mais qui n’était autre qu’un agent du gĂ©nĂ©ral Avril, commandant Ă  Bilbao, qui m’envoyait l’ordre de nous rendre Ă  Vittoria. Je quittai sans regret mon noble logement et mes honorables fonctions, pour redevenir simple lieutenant. 26 janvier. – J’arrivai Ă  Burgos, pour y rester jusqu’au 27 fĂ©vrier. Ces trente-deux jours se passĂšrent fort tranquillement et mĂȘme agrĂ©ablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journĂ©es de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatiguĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirĂ©es, fort remarquables par leur Ă©clat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse d’AbrantĂšs, arrivĂ©s quelques jours aprĂšs nous, se trouvĂšrent Ă  quelques unes de ces soirĂ©es dansantes. Il y avait en outre beaucoup d’autres gĂ©nĂ©raux et de grands personnages des deux nations. Ces rĂ©unions Ă©taient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles, qui s’y trouvaient en grand nombre, ne se faisaient gĂ©nĂ©ralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goĂ»t de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national Ă©taient beaucoup mieux. Dans ce pays arriĂ©rĂ©, on ne connaĂźt pas les cheminĂ©es, ni les fourneaux. On chauffe ses appartements avec des braseros, alimentĂ©s avec du charbon de bois, chauffage insuffisant et qui occasionne des maux de tĂȘte, quand il n’asphyxie pas. Pour Ă©chapper au froid et Ă  l’ennui de notre triste intĂ©rieur, nous allions au cafĂ©, tenu par un Français et constamment plein, malgrĂ© la vaste Ă©tendue des nombreuses salles. On y jouait tous les soirs des masses d’or. L’appĂąt du gain, le besoin de rĂ©parer de grandes pertes, entraĂźnĂšrent quelques officiers Ă  commettre des actions honteuses, qui amenĂšrent de frĂ©quents duels et des mesures de rigueur. Quelques un furent chassĂ©s de leur rĂ©giment. 20 mars. – À GradefĂšs, bourg prĂšs des frontiĂšres du royaume des Asturies, sur l’Elza. Le 4Ăšme bataillon fut logĂ© plus loin, en remontant le cours de la riviĂšre. Quelques grenadiers et une cantiniĂšre, Ă©tant restĂ©s derriĂšre, s’arrĂȘtĂšrent dans un village pour y passer la nuit. Le lendemain, on leur donna un guide qui les conduisit dans une embuscade prĂ©parĂ©e ; ils y furent tous Ă©gorgĂ©s, avec un raffinement de cruautĂ©. Le chef de bataillon, instruit de cet affreux guet-apens, marcha sur ce village, le fit cerner, s’empara de tous les hommes valides, et leur annonça qu’il les ferait tous passer par les armes, s’ils ne faisaient pas connaĂźtre les assassins. DĂ©jĂ  quatre Ă©taient tombĂ©s sous les balles des grenadiers, sans avoir rien avouĂ©, enfin le cinquiĂšme les fit connaĂźtre. Ils Ă©taient prĂ©sents ; ils furent fusillĂ©s. Cette dure reprĂ©saille donne une idĂ©e de ce qu’était la guerre d’Espagne. Nous restĂąmes dans ce village, avec un escadron de dragons, jusqu’au 5 avril. 8 avril. – À LĂ©on. Dans la matinĂ©e, j’avais reçu l’ordre de rejoindre mon bataillon. En route, Ă©tant Ă  quelques cent pas du dĂ©tachement et dans une position Ă  ne pas ĂȘtre aperçu de lui par la forme du terrain, je fus accostĂ© par un homme Ă  cheval, armĂ© jusqu’aux dents, en costume espagnol, dans le genre de celui de Figaro, avec un ample manteau par-dessus. À peine l’eus-je vu, qu’il Ă©tait sur moi. Il ouvre rapidement son manteau, cherche dans ses poches comme pour prendre ses pistolets, et me prĂ©sente une attestation pour indiquer qu’il Ă©tait au service de la France, je ne sais Ă  quel titre. Ma contenance fut assez embarrassĂ©e, croyant bien avoir Ă  faire Ă  une guĂ©rilla, avec d’autant plus de raison que je n’avais que mon Ă©pĂ©e pour me dĂ©fendre, pauvre arme contre des pistolets, un tromblon et une lance. Cette surprise inattendue me fit penser qu’il n’était pas prudent de s’éloigner de sa troupe, dans un pays oĂč chaque arbre, buisson ou rocher cachait un ennemi. Le 4Ăšme bataillon Ă©tait parti dans la matinĂ©e pour le blocus d’Astorga. Nous restĂąmes dans LĂ©on jusqu’au 13 avril, avec le 5Ăšme bataillon de notre division. 14 avril. – Au pont d’Orbigo, bourg Ă  deux lieues d’Astorga
 Nous restĂąmes dans ce bourg, pour assurer les communications avec LĂ©on et avec le derriĂšre des troupes employĂ©es au siĂšge d’Astorga, pour escorter les convois de vivres et de munitions de guerre, pour soigner les malades et les blessĂ©s des troupes du siĂšge, et pour fournir des dĂ©tachements armĂ©s aux tranchĂ©es. Le duc d’AbrantĂšs Ă©tant arrivĂ©, le blocus d’Astorga fut converti en siĂšge. L’artillerie nĂ©cessaire pour battre en brĂšche l’avait prĂ©cĂ©dĂ©. Les travaux de sape commencĂšrent immĂ©diatement. Le 20 avril vendredi saint, la batterie fut dĂ©masquĂ©e, et tira pendant trente-six heures, sans discontinuer, sur le mur d’enceinte. Mais pas assez armĂ©e ou peut-ĂȘtre trop Ă©loignĂ©, son effet fut mĂ©diocre ; malgrĂ© cela, l’assaut fut dĂ©clarĂ© praticable. Il eut lieu le 21, Ă  cinq heures du soir. Six compagnies d’élite, dont deux de notre 4Ăšme bataillon, furent chargĂ©es de cette terrible mission. Il fut long, meurtrier et incomplet. À cinq heures du matin, les assiĂ©geants Ă©taient retranchĂ©s sur la brĂšche, sans que nous puissions pĂ©nĂ©trer dans la ville par la difficultĂ© des obstacles que notre troupe rencontrait sur son passage. Toutefois, le commandant, quand le jour fut venu, demanda Ă  capituler. On accĂ©da Ă  ses propositions, et il fut convenu que la garnison sortirait le jour de PĂąques, Ă  midi, avec les honneurs de la guerre, et qu’elle serait prisonniĂšre de guerre. La matinĂ©e de PĂąques fut employĂ©e Ă  perfectionner les travaux, pendant qu’on parlementait, et Ă  donner la sĂ©pulture Ă  toutes les victimes de cette triste nuit. À midi, la garnison sortit avec ses armes, qu’elle dĂ©posa hors des murs ; elle Ă©tait encore forte. Dans le nombre, il se trouvait cinq Ă  six dĂ©serteurs français, qui furent reconnus et fusillĂ©s sur le champ, sans mĂȘme prendre leurs noms. Les pertes des Français furent trĂšs considĂ©rables, beaucoup trop, eu Ă©gard Ă  l’importance de la place. Mais le commandant du 8Ăšme corps d’armĂ©e voulait faire parler de lui ; il voulait conquĂ©rir, sur les murs de cette bicoque, un bĂąton de marĂ©chal d’Empire. Nos deux compagnies eurent plus de cent hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, dont trois officiers de voltigeurs, tuĂ©s sur la brĂšche, et deux de grenadiers blessĂ©s. Pendant le siĂšge, je fus escorter un convoi de poudre pour Astorga. Les dix Ă  douze voitures de paysans, traĂźnĂ©es par des bƓufs, Ă©taient de celles dont les essieux en bois tournent avec les roues. En route, le feu prend Ă  un de ces essieux ; pas d’eau pour jeter dessus, la position Ă©tait critique. Je veux faire marcher les voitures qui Ă©taient en avant de celle qui brĂ»lait, et rĂ©trograder celles qui Ă©taient derriĂšre, mais les conducteurs qui ont peur de l’explosion se sauvent, quelques soldats en font autant. Cependant, il m’en reste assez pour faire exĂ©cuter ce que j’avais prescrit. Pendant de temps lĂ , quelques hommes lestes Ă©taient descendus dans le vallon, et m’apportĂšrent de l’eau dans leurs shakos ; cela nous sauva. Le convoi continua sa marche sans autre accident. Nous restĂąmes au pont d’Orbigo jusqu’au 29 avril. Puis vingt jours Ă  Morias, petit village Ă  une demi-lieue d’Astorga, sur la route et Ă  l’entrĂ©e des montagnes de la Galice. C’était un trĂšs pauvre village oĂč nous fĂ»mes plus que mal. Je fus plusieurs fois Ă  Astorga, par dĂ©sƓuvrement et aussi pour dĂźner chez un restaurateur français. Dans toutes les villes occupĂ©es par les Français, il s’établissait, dĂšs le lendemain de leur installation, au moins un restaurateur et cafetier de notre nation. Ils Ă©taient chers, ces empoisonneurs Ă  la suite de l’armĂ©e, mais du moins, ils nous rendaient service avec notre argent. Le 1er juin, Ă  Zamora, oĂč je sĂ©journai sept jours, je trouvai plusieurs officiers de ma connaissance et, entre autres, le gĂ©nĂ©ral Jeannin, qui avait Ă©tĂ© mon chef de bataillon dans la Garde. Ma visite lui fit plaisir, et il m’engagea Ă  aller manger sa soupe. Le gĂ©nĂ©ral Jeannin avait Ă©pousĂ© une des filles du fameux peintre David. Du 7 juillet au 31, je restai Ă  Salamanque. Quelques lieues avant d’y arriver, le bataillon, qui traversait un bois considĂ©rable, fur assailli par un troupeau de bƓufs sauvages, qui nous mit en dĂ©route. Il fallut tirer des coups de fusil, pour les forcer Ă  rentrer dans le taillis. Il y eut trois ou quatre hommes terrassĂ©s et blessĂ©s. Quand ce hourra d’un nouveau genre fut passĂ©, on rit beaucoup de cette charge Ă  fond, aussi imprĂ©vue qu’impĂ©tueuse. Les officiers, une fois le danger connu, avaient ralliĂ© une partie de leurs hommes, fait mettre la baĂŻonnette au bout du fusil et marcher contre eux, en leur tirant quelques coups de feu qui les dispersĂšrent. LogĂ© sur la grande place de Salamanque, si belle par son architecture uniforme, ses portiques couverts, ses galeries et ses balcons continus Ă  tous les Ă©tages, je fus tĂ©moin, de la croisĂ©e de mon logement, de plusieurs courses de taureaux qui m’intĂ©ressĂšrent vivement. Je montai deux fois la garde chez le prince d’Essling MassĂ©na, commandant en chef de l’armĂ©e du Portugal. Ces deux gardes me mirent en relation d’amitiĂ© avec le fils aĂźnĂ© du prince et le fils unique du marĂ©chal de Dantzick Lefebvre, et avec plusieurs autres officiers de son Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral. Le 3 avril 1810, nous partĂźmes pour Ciudad-Rodrigo. Le terrain qui sĂ©pare Salamanque de Ciudad-Rodrigo est un pays dĂ©sert, stĂ©rile, sans culture et cependant couvert de chĂȘnes verts et d’une autre espĂšce qui produit des glands doux. Ces arbres sont beaux, vigoureux, Ă©pais, ce qui prouve que ce n’est pas la faute du sol, mais bien le manque de bras, s’il est pour ainsi dire inhabitĂ©. Le soir de mon arrivĂ©e Ă  Rodrigo, mon sous-lieutenant et moi, nous ne trouvĂąmes que deux chambres une occupĂ©e par un gendarme et l’autre par un valet du prince d’Essling. Nous dĂźmes Ă  la maĂźtresse de la maison que nous prenions une des deux chambres, et que l’autre resterait aux deux individus que je viens de dĂ©signer. BrisĂ© de fatigue par la marche, la chaleur et la maladie, je me couchai aussitĂŽt, sans manger, tant le besoin de repos se faisait sentir. Quelques instants aprĂšs, deux grands coquins de laquais vinrent me chercher querelle, parce que j’avais pris le lit de l’un d’eux. AprĂšs leur avoir expliquĂ© les arrangements qui avaient Ă©tĂ© pris, dans l’intĂ©rĂȘt des quatre ayants droit au logement, je les priai de se retirer, mais j’avais Ă  faire Ă  des insolents galonnĂ©s, et de bonnes raisons n’étaient pas capables d’arriver Ă  leur intelligence Ă©goĂŻste. Ils m’insultĂšrent, me menacĂšrent du prince et du grand prĂ©vĂŽt de l’armĂ©e, et de leurs poignets, si on ne leur rendait pas justice. Ils sortirent, et je me rendormis, mais une ou deux heures aprĂšs, je fus mandĂ© chez le grand prĂ©vĂŽt. Un marĂ©chal des logis de gendarmerie m’apportait cet ordre. ArrivĂ© prĂšs du colonel de gendarmerie Pavette, je lui expliquai ce qui s’était passĂ©. Comment, colonel, lui dis-je Ă  la fin de ma narration, un officier de l’armĂ©e qui expose tous les jours sa vie pour la dĂ©fense de la patrie, qui use sa santĂ© sur les routes Ă  la poursuite de l’ennemi, qui passe souvent les jours sans pain et les nuits sans sommeil, sera mandĂ© Ă  la requĂȘte d’un valet devant un prĂ©vĂŽt, comme un criminel. Est-ce ainsi qu’on respecte l’épaulette, l’honneur de l’armĂ©e, les soldats dont le sang est demandĂ© tous les jours ? » AprĂšs une conversation assez longue, oĂč le colonel mit autant de politesse que de mesure, je sortis et fus reprendre ma place dans ce misĂ©rable lit qu’on m’avait disputĂ©. Le lendemain, en causant de cette affaire avec les aides de camp du prince, j’appris que sur le rapport du grand prĂ©vĂŽt, l’audacieux valet et son digne acolyte, le piqueur, avaient Ă©tĂ© mis en prison. Peu auparavant, une pareille scĂšne, pour le mĂȘme motif, Ă©tait arrivĂ©e Ă  un capitaine d’un rĂ©giment de notre division, mais plus violent et armĂ© dans ce moment lĂ  de son sabre, il avait fait une blessure grave Ă  un domestique du duc d’AbrantĂšs. Celui-ci, aprĂšs avoir puni des arrĂȘts forcĂ©s l’officier, voulait le faire destituer. Les officiers du corps, instruits de cette inconvenante rigueur, lui firent dire que si cela arrivait, ils donneraient tous leur dĂ©mission motivĂ©e. Le duc eut peur, l’affaire en resta lĂ . Pendant le siĂšge d’Almeida, je fus deux fois en dĂ©tachement vers cette ville, depuis Rodrigo, pour escorter des convois. J’y Ă©tais, le soir oĂč le feu de nos piĂšces commença et occasionna l’épouvantable explosion du magasin Ă  poudre. On ne peut se faire une juste idĂ©e de l’intensitĂ© de la dĂ©tonation, de l’ébranlement gĂ©nĂ©ral de l’air, de l’énorme colonne de feu, de fumĂ©e, de pierres qui s’élevĂšrent dans les airs. Des pierres et des cadavres furent jetĂ©s jusque dans nos lignes. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu le 26 aoĂ»t, la ville fut occupĂ©e le 27. Le 15 septembre BarrĂšs passe la frontiĂšre du Portugal, oĂč notre armĂ©e, forte de 50 000 hommes, Ă©tait commandĂ©e par MassĂ©na. 16 septembre. – Dans la matinĂ©e, ayant laissĂ© Almeida Ă  notre droite, nous passĂąmes le torrent de la Coa, dont l’abord est horrible, les pentes presque Ă  pic, et la profondeur Ă©norme. Tous les jours qui suivirent, il me fut le plus souvent impossible de me faire dire le nom de la ville ou du village que nous traversions, car nous ne rencontrions pas un seul habitant. Toute la population avait fui, en dĂ©truisant tout ce qui aurait pu nous ĂȘtre utile. Les Anglais avaient composĂ© cette Ă©migration gĂ©nĂ©rale, sur notre passage, pour crĂ©er des plus grands obstacles Ă  notre marche et nous rendre plus odieux aux Portugais. 25 septembre. – Dans cette journĂ©e, nous fĂ»mes attaquĂ©s assez vivement par un parti ennemi ; mais, vivement repoussĂ©, il se retira, aprĂšs nous avoir tuĂ© et blessĂ© plusieurs hommes. Le lendemain, nous eĂ»mes une alerte qui nous donna autant d’ouvrage que d’inquiĂ©tude. Le matĂ©riel que nous escortions Ă©tait parquĂ© sur une lande, calcinĂ©e par les grandes chaleurs que nous Ă©prouvions, depuis notre entrĂ©e dans ce royaume dĂ©sert. Le feu se mit Ă  cette bruyĂšre, et fit de si grands progrĂšs, malgrĂ© tous les moyens employĂ©s pour l’arrĂȘter, qu’on fut obligĂ© de faire venir les chevaux et d’atteler Ă  la hĂąte pour les parquer sur un autre terrain. Le danger Ă©tait grave ; la perte eut Ă©tĂ© immense pour l’armĂ©e, car toutes ses ressources pour la continuation de la guerre Ă©taient dans ce parc de rĂ©serve. 27 septembre. – Au bivouac, assez prĂšs du lieu oĂč se donna, le mĂȘme jour, la bataille de Bussaco et d’Alcoba, oĂč nous fĂ»mes sinon battus, du moins repoussĂ©s de tous les points dont on cherchait Ă  s’emparer. Cette funeste journĂ©e, qui coĂ»ta Ă  l’armĂ©e plus de 4 000 hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, la dĂ©couragea beaucoup. Cependant le marĂ©chal MassĂ©na ne renonça pas au projet de marcher sur Lisbonne. Ayant reconnu un peu trop tard, et quand le mal Ă©tait fait, que la position de l’Alcoba Ă©tait inexpugnable de front, il rĂ©solut de tourner par la droite, en s’emparant des dĂ©filĂ©s de Serdao, que Wellington avait nĂ©gligĂ© d’occuper. Cette faute obligea le gĂ©nĂ©ral anglais de battre en retraite, de repasser le Mondego, d’évacuer Coimbre et de nous abandonner tout le pays entre les montagnes et la mer. Ainsi, malgrĂ© notre grave Ă©chec, nous continuĂąmes Ă  poursuivre une armĂ©e victorieuse, abondamment fournie de tout, ayant la sympathie des populations pour elle, tandis que nous, nous ne vivions que de maraudes, qu’il fallait aller chercher loin, ce qui augmentait les fatigues et les dangers des soldats. 2 octobre. – Dans la matinĂ©e, nous finissons de sortir du long dĂ©filĂ© de Serdao, oĂč nous Ă©tions depuis cinq jours, et enfin des montagnes que nous traversions depuis notre dĂ©part de Rodrigo. Nous dĂ©couvrons au loin la mer et, Ă  nos pieds, un beau pays. Nous voici dans une plaine riche, fertile, couverte de nombreux villages, dĂ©serts Ă  la vĂ©ritĂ©, comme tous ceux que nous avions trouvĂ©s, mais plus abondamment pourvus de vivres. Le 4 octobre dans la matinĂ©e, nous restĂąmes quelques heures Ă  Coimbre, belle et grande ville, sur le Mondego qui la divise en deux parties. La cathĂ©drale et les fontaines sont magnifiques, les environs couverts de vignes, d’orangers, d’oliviers. Les Anglais en l’abandonnant avaient forcĂ© les habitants Ă  quitter la ville. L’armĂ©e y fit de prĂ©cieuses provisions en riz, morue, cafĂ©, sucre, thĂ©, chocolat dont les magasins Ă©taient abondamment fournis. On laissa tous les blessĂ©s et les malades dans un couvent situĂ© sur une hauteur de la rive gauche du Mondego, avec une garde armĂ©e pour les faire respecter, mais, vingt-quatre heures aprĂšs, la garde Ă©tait prisonniĂšre et les malades dangereusement exposĂ©s Ă  ĂȘtre massacrĂ©s. Le 8 octobre, en avant de Leiria, par une pluie torrentielle, la compagnie ne trouva d’autre gĂźte disponible que l’église, dont elle prit possession avec joie. La place et le bois ne manquant pas, nous eĂ»mes bientĂŽt Ă©tabli un bivouac assez bon pour ne pas regretter les maisons qui regorgeaient de militaires. On y trouva d’excellent vin, et comme le sucre et la cannelle abondaient dans les sacs et bagages, on fit beaucoup de vin chaud, qui restaura tous ces corps accablĂ©s de fatigue et mouillĂ©s jusqu’à la moelle des os. 12 octobre. – Depuis trois jours, nous marchions dans les forĂȘts d’oliviers sans discontinuitĂ© et qui semblaient n’avoir pas de limites, quand nous atteignĂźmes la petite ville d’Alemquer, quartier gĂ©nĂ©ral du marĂ©chal prince d’Essling. Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s dans la vallĂ©e du Tage, aprĂšs laquelle nous soupirions depuis longtemps, pensant que nous trouverions sur ses bords le bien-ĂȘtre, un peu de repos, ou du moins de meilleurs chemins et plus d’abri. Je vis, pour la premiĂšre fois de ma vie, autour de cette jolie petite ville, beaucoup de palmiers, qui me parurent d’une beautĂ© et d’une venue remarquables. Avant notre arrivĂ©e au gĂźte, le gĂ©nĂ©ral de cavalerie Sainte-Croix, officier d’un trĂšs grand mĂ©rite, tout jeune, fut coupĂ© en deux, au milieu de nos rangs, par un boulet de canon parti d’une canonniĂšre anglaise stationnĂ©e sur le Tage. Le lit de ce magnifique fleuve Ă©tait couvert de bĂątiments armĂ©s, destinĂ©s Ă  nous en dĂ©fendre l’approche. Le lendemain, par une dĂ©licieuse matinĂ©e, j’allai me promener avec plusieurs officiers sur les coteaux environnants, couverts de vignes, qui n’étaient pas encore vendangĂ©es, et de figuiers qui ployaient sous le poids des fruits. 14 octobre. – À Villafranca, petite ville sur les bords du Tage. Nous restons dans les maisons de campagne qui l’entourent jusqu’au 28 octobre inclus. Les majestueuses et riantes rives du Tage, les magnifiques maisons de campagne qui bordent ses bords enchanteurs, les jardins dĂ©licieux qui couvrent la plaine situĂ©e entre la colline Ă©levĂ©e et le fleuve, pleins d’orangers plantĂ©s rĂ©guliĂšrement, de citronniers, de lauriers roses et d’autres arbres aussi intĂ©ressants ; les coteaux tapissĂ©s de vignes, de figuiers, d’oliviers, un ciel d’une beautĂ© ravissante, une route magnifique, rendaient la position de Villafranca une des plus belles qu’il m’eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© d’admirer jusqu’alors. Ce beau pays me parut un sĂ©jour de dĂ©lices, un nouveau paradis terrestre, malgrĂ© les effroyables dĂ©tonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des Ă©normes boulets qu’ils nous envoyaient. En arrivant Ă  Villafranca, nous pensions en partir le lendemain pour nous rendre Ă  Lisbonne, mais des obstacles invincibles que nous, machines mouvantes et obĂ©issantes, nous ne connaissions pas, nous arrĂȘtĂšrent. La compagnie fut envoyĂ©e aux avant-postes, sur un petit ruisseau qui sĂ©parait les deux armĂ©es dans cette direction. Nous restĂąmes huit jours dans cette position, oĂč nous pĂ»mes, malgrĂ© le voisinage de l’ennemi, que le cours du ruisseau seul sĂ©parait de nous, prendre quelque repos et assurer nos subsistances. Nous occupions cinq ou six belles maisons de campagne, richement meublĂ©es, luxueuses, dans lesquelles nous trouvĂąmes quelques provisions et un peu de blĂ© cachĂ©. Dans une de ces maisons, il y avait un moulin Ă  farine, qui marchait par le moyen d’un ou plusieurs chevaux. Les voltigeurs servirent de bĂȘte de somme, et nuit et jour, ils le faisaient tourner. La farine Ă©tait grossiĂšre, brute, mais avec elle on faisait du pain sans levain, des galettes, de la bouillie. Enfin, nous vivions tant bien que mal, et nous nous trouvions tout trĂšs heureux, officiers et soldats, d’avoir cette ressource, qui devait avoir une courte durĂ©e. Notre gĂ©nĂ©ral en chef, le comte RĂ©gnier, envoyait, tous les jours une ou deux fois, son aide de camp, le capitaine Brossard, qui parlait anglais, aux avant-postes, pour porter des lettres, recevoir les rĂ©ponses et les journaux anglais. Il me prenait, en passant, avec un clairon, et nous allions, tous trois, Ă  une barricade Ă©levĂ©e de la route. En arrivant, je faisais sonner la trompette, un officier anglais remettait les journaux et les plis, le capitaine en faisait autant de son cĂŽtĂ©. On causait, on buvait du rhum, on mangeait de l’excellent biscuit de mer, que l’Anglais apportait, et on se retirait bons amis. Il avait Ă©tĂ© convenu qu’on n’attaquerait point sans se prĂ©venir d’avance et que les sentinelles ne feraient pas feu l’une sur l’autre ; ainsi il y avait sĂ»retĂ© provisoire et suspension d’armes tacite. Une nuit que j’étais de garde, on tira un coup de fusil sur la ligne des postes que je commandais. Je fis aussitĂŽt prendre les armes Ă  tous mes hommes et envoyai des patrouilles en reconnaissance. AprĂšs un temps assez long, mes hommes rentrĂšrent en riant et conduisant un prisonnier. C’était un de nos Ăąnes qui, en pĂąturant trĂšs pacifiquement, avait dĂ©passĂ© les deux lignes, violĂ© le territoire ennemi et s’était montrĂ© Ă  une sentinelle anglaise qui l’avait repoussĂ© de notre cĂŽtĂ©. Ma sentinelle cria Qui vive » Ă  son apparition et, n’ayant pas eu de rĂ©ponse, tira dessus, le manqua et occasionna une prise d’armes sur toute la ligne qui dut se prolonger bien loin, car on entendait bien longtemps aprĂšs cette alerte bouffonne Sentinelles, prenez garde Ă  vous. Ces utiles et patient animaux, disons-le Ă  cette occasion, ont rendu d’immenses services Ă  l’armĂ©e du Portugal, que la misĂšre a rendu bien ingrate envers ses sauveurs. Tous les rĂ©giments avaient au moins de cent vingt Ă  cent cinquante Ăąnes Ă  la suite, pour transporter les malades et les blessĂ©s, les sacs des convalescents, les provisions de vivres, quand on Ă©tait assez heureux d’en trouver pour plus d’un jour. Cette masse de quadrupĂšdes enlevait bien des hommes Ă  leur rang, alourdissait bien la marche des colonnes ; mais elle sauva bien des malheureux. Peu de jours aprĂšs notre arrivĂ©e devant les lignes anglaises, la misĂšre devint si poignante, si gĂ©nĂ©rale, que tous ces ĂȘtres inoffensifs furent tuĂ©s et mangĂ©s avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ceux qui voulurent ou purent en conserver les tinrent bien cachĂ©s, et les surveillĂšrent, comme des chevaux de prix, car on les volait et on les tuait sans scrupule. J’ai dĂ©jĂ  dit que les Anglais couvraient le fleuve de leur flottille, et remontaient bien plus haut que la limite convenue entre les deux armĂ©es. Un homme ne pouvait pas se montrer sur la digue du Tage, ou passer sur la route, sans recevoir aussitĂŽt un coup de canon. Cette tracasserie meurtriĂšre gĂȘnait beaucoup nos mouvements. Une nuit que j’étais de garde aux avant-postes, je m’étais retirĂ© dans la cour d’une maison avec deux ou trois hommes, pour me chauffer, car la nuit Ă©tait froide et il y avait dĂ©fense de faire du feu en rase campagne. La porte extĂ©rieure de la cour Ă©tait ouverte son ouverture faisait face au fleuve, et le feu face Ă  cette porte cochĂšre. Le feu Ă©tait ardent et Ă©clairait bien ; assis sur une chaise et causant avec ces hommes, qui Ă©taient debout Ă  mes cĂŽtĂ©s, un boulet arrive et en coupe un en deux qui fut jetĂ© sur le foyer bien enflammĂ©. Le malheureux ne prononça pas un mot, sa mort avait Ă©tĂ© instantanĂ©e. Je fis Ă©teindre le feu, et passai le reste de la nuit avec mes hommes qui, tout en regrettant leur camarade, regrettaient aussi ce petit soulagement Ă  leur dure existence. À notre bivouac, au pied de la colline qui dominait Villafranca, il y avait des maisons isolĂ©es dans les vignes que nous habitions dans la journĂ©e pour nous mettre Ă  l’abri du soleil et prendre nos repas, quand il y avait quelque chose Ă  manger. Dans la nĂŽtre, nous trouvĂąmes une cachette remplie de livres français, presque tous de nos meilleurs auteurs, bien Ă©ditĂ©s et supĂ©rieurement reliĂ©s, c’étaient les deux encyclopĂ©dies, c’était Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Rien de semblable ne s’était offert Ă  mes yeux en Espagne. 29 octobre. – À Ponte de Mugen, sur la route de Santarem. Dans la matinĂ©e, notre bataillon reçoit l’ordre de prendre les armes et de se disposer Ă  partir pour remplir une mission particuliĂšre. Ce dĂ©part prĂ©cipitĂ©, pour une destination inconnue, excita vainement la sagacitĂ© des officiers qui devinaient tout. Les soldats se rĂ©jouirent de ce changement de position. TalonnĂ©s par la misĂšre, fatiguĂ©s de service, dĂ©vorĂ©s par de petites puces presque invisibles, ils ne pouvaient pas ĂȘtre plus mal ailleurs. Quelques heures aprĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous traversons Santarem, sur une hauteur baignĂ©e par le Tage. Nous nous arrĂȘtĂąmes, Ă  la nuit, dans une immense maison de campagne, remarquable par ses vastes magasins remplis de denrĂ©es coloniales, de caisses d’oranges, de grains, et ses caves par leurs vins. C’était l’abondance, aprĂšs les privations. Nous bivouaquĂąmes autour, et des sentinelles furent placĂ©es aux portes pour empĂȘcher le gaspillage. 31 octobre. – À Tancos, jolie petite ville sur le Tage. On nous tira, de l’autre rive, force coups de fusil auxquels nous ne faisions pas attention. Dans la journĂ©e, nous traversĂąmes une autre petite ville appelĂ©e Barquigny, oĂč il y avait, comme Ă  Tancos, des magasins de riz, cafĂ©, sucre, chocolat, morue, rhum, etc. On en chargea les Ăąnes qui nous restaient, et quelques autres qu’on avait dĂ©jĂ  recrutĂ©s depuis le dĂ©part, en battant la campagne Ă  gauche de la route. J’avais Ă  moi, depuis notre entrĂ©e en Portugal, un trĂšs fort mulet, que j’avais payĂ© assez cher et qui me rendit de trĂšs grands services. Je le chargeai autant que je le pus, pensant que nous allions faire le siĂšge d’AbrantĂšs sur lequel nous marchions. Le pays que nous avions traversĂ© jusqu’alors Ă©tait magnifique, riche, fertile ; les vignes n’étaient pas vendangĂ©es, ni les figues cueillies ; mais ce n’était plus une ressource les fruits Ă©taient en grande partie pourris. Quelles belles rĂ©coltes perdues, surtout les olives, qui Ă©taient dĂ©vorĂ©es par des millions de vanneaux ! Je n’avais jamais vu autant d’oiseaux c’était comme des nuages, lorsqu’ils passaient devant le soleil. Les villes et les villages Ă©taient sans habitants ni animaux. 1er novembre. – À PunhĂšte. Pour passer le Zezer, qui Ă©tait rapide et assez profond, il n’y avait ni pont, ni barques. On planta des jalons dans la largeur, et on assujettit des cordes bien tendues, pour que les hommes s’appuyassent dessus, de maniĂšre Ă  ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le courant. De bons nageurs Ă©taient placĂ©s au-dessous, pour saisir au passage ceux que l’eau aurait entraĂźnĂ©s. Ce fut une opĂ©ration longue, difficile et mĂȘme dangereuse pour la majeure partie des soldats qui, ayant de l’eau au-dessus de la ceinture, Ă©taient soulevĂ©s et entraĂźnĂ©s, s’ils ne se tenaient pas fortement Ă  la corde. Beaucoup furent repĂȘchĂ©s par les nageurs. Il y eut quelques fusils perdus, mais point d’hommes noyĂ©s. Je le passai sur mon mulet, aprĂšs qu’il eut dĂ©posĂ© sur l’autre rivage son chargement. Le soir, le gĂ©nĂ©ral Foy, qui nous commandait, et que nous n’avions guĂšre vu jusqu’alors, Ă©tant toujours en avant avec la cavalerie, vint visiter nos bivouacs. À son approche, en l’absence du capitaine, je fus Ă  lui pour le recevoir et prendre ses ordres. AprĂšs avoir causĂ© assez longtemps avec lui sur divers sujets de service, il aperçut, en s’approchant davantage d’un de nous bivouacs, une espĂšce d’homme Ă  genoux prĂšs du feu, ayant les mains jointes et une chemise sur le corps Mon Dieu, me dit-il, qu’a donc cet homme, qu’a-t-il fait ? – Rassurez-vous sur son compte, mon gĂ©nĂ©ral ; cet homme est un dieu de bois en priĂšre, c’est un christ, qu’un voltigeur a pris Ă  l’église pour faire sĂ©cher sa chemise. » Il rit beaucoup, tout en la blĂąmant, de cette plaisanterie, peu rĂ©vĂ©rencieuse, que les dĂ©sordres de la guerre excusaient. La douceur du caractĂšre du gĂ©nĂ©ral Foy, son affabilitĂ© et son accueil bienveillant me charmĂšrent. C’était la premiĂšre fois que je lui parlais. Depuis Tancos, nous suivions le Tage sur ses bords, Ă  cause des montagnes, oĂč son lit Ă©tait trĂšs resserrĂ© et son cours trĂšs rapide. Ses rives Ă©taient plus pittoresques, mais les belles plaines qui le bordaient avaient disparu. 2 novembre. – Comme nous Ă©tions au bivouac, la diane fut battue plus matin encore que de coutume. Le bataillon prit les armes, et quand il fut formĂ©, le gĂ©nĂ©ral Foy rĂ©unit autour de lui les officiers, pour leur annoncer que nous allions en Espagne pour l’escorter, et, lui, en mission auprĂšs de l’Empereur. L’entreprise Ă©tait pĂ©rilleuse ; il ne s’agissait rien moins que de traverser un royaume en insurrection, mais avec de l’audace, de la bravoure et une parfaite soumission Ă  ses ordres, il se faisait fort de nous conduire en Espagne, sans combats, mais non pas sans fatigues. Il nous prĂ©vint qu’on partirait toujours avant le jour et qu’on ne s’arrĂȘterait qu’à la nuit, afin de dĂ©rober nos traces aux nombreux partis qui sillonnaient le royaume. Il nous recommanda de marcher serrĂ©s, et de ne pas nous Ă©carter de la colonne, sous peine d’ĂȘtre tuĂ©s par les paysans
 Voici l’ordre de marche qu’on devait suivre habituellement une compagnie de dragons Ă  la premiĂšre avant-garde ; une section de grenadiers en avant du bataillon ; les chevaux, les mulets, les Ăąnes, les malades et les blessĂ©s, derriĂšre le bataillon ; les voltigeurs Ă  l’arriĂšre-garde ramassant les traĂźnards, faisant serrer les hommes et les bagages ; une compagnie de dragons, plus en arriĂšre encore, pour surveiller les derriĂšres de la colonne ; enfin, sur les flancs, cinquante lanciers hanovriens, pour Ă©clairer, courir et battre la campagne au loin, afin d’annoncer l’approche de l’ennemi. Le dĂ©tachement Ă©tait fort de trois cent cinquante fantassins et deux cents chevaux. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda d’étudier le pays que nous traversions, de prendre des notes et de les lui remettre tous les soirs, quand on serait arrĂȘtĂ©. Cette circonstance fit que je le voyais, tous les jours, deux ou trois fois, et me mit en rapport avec lui d’une maniĂšre presque intime. Entreprendre une expĂ©dition aussi hasardeuse, avec aussi peu de monde, Ă©tait bien hardi ; mais le gĂ©nĂ©ral Ă©tait actif, entreprenant, et il avait prĂšs de lui un Portugais qui connaissait le pays, plus un aide de camp qui parlait la langue pour interroger les habitants qu’on rencontrerait ou les prisonniers qu’on ferait. Pour faciliter cette course presque Ă  travers champs, et dĂ©gager le pays des bandes qui pouvaient s’y trouver, on envoya des troupes vers la place forte d’AbrantĂšs, avec l’idĂ©e de faire croire Ă  un prochain siĂšge. Cette crainte devait faire courir dans cette direction, Ă  la dĂ©fense d’AbrantĂšs, toutes les colonnes mobiles c’est ce qui arriva pour notre droite ; d’autres dĂ©monstrations faites Ă  notre gauche eurent le mĂȘme rĂ©sultat, en sorte que nous trouvĂąmes le pays Ă  parcourir presque libre. Du reste je ne doute pas que si nous avions Ă©tĂ© serrĂ©s de plus prĂšs, le gĂ©nĂ©ral aurait abandonnĂ© l’infanterie, qui s’en fĂ»t tirĂ©e comme elle aurait pu, et qu’il serait parti avec la cavalerie pour remplir sa mission, qui lui paraissait plus importante que la conservation de quelques centaines d’hommes. Quelques mots qu’il me dit dans une conversation particuliĂšre me le firent penser. Le 3 novembre, nous traversĂąmes un village oĂč il y avait une manutention de pain et des magasins de vivres et de vin pour les corps de partisans. À notre approche, les magistrats de la localitĂ© mirent le feu aux magasins et dĂ©foncĂšrent les tonneaux. Cependant on put prendre du pain, qui n’était pas encore la proie des flammes, et les soldats se mirent Ă  plat ventre et se dĂ©saltĂ©rĂšrent du vin qui coulait dans la rue, comme ils auraient fait de l’eau aprĂšs un orage. Le 4, peu de moments avant d’arriver au lieu oĂč nous devions passer la nuit, et quand il faisait dĂ©jĂ  noir, un coup de fusil fut tirĂ© sur la compagnie, par un homme embusquĂ© derriĂšre une haie, au-delĂ  d’un ruisseau Ă  notre gauche. La balle coupa la taille de mon habit, qui Ă©tait ouvert, et atteignit au bras gauche le sergent de remplacement qui Ă©tait Ă  ma droite. Les Ă©claireurs de la cavalerie Ă©tant rentrĂ©s sans avoir rien aperçu, nous continuĂąmes notre route. Le 5, au dĂ©part, le gĂ©nĂ©ral nous prĂ©vint que, dans quelques heures, nous traverserions une plaine, oĂč nous pourrions rencontrer la cavalerie de Silvera, gĂ©nĂ©ral portugais ; qu’il Ă©tait dĂšs lors prudent de marcher serrĂ©s, pour pouvoir se former de suite en carrĂ© et rĂ©sister Ă  son choc. En effet, Ă  la sortie d’un village, nous aperçûmes une grande plaine, prĂ©cĂ©dĂ©e d’un ruisseau qu’on dut passer sur une seule planche, homme par homme. Le commandant, assez pauvre militaire, continua de marcher sans reformer son bataillon, en sorte que les hommes avançaient dans cette plaine isolĂ©ment et en quelque sorte Ă©parpillĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral s’en aperçut, il revint sur ses pas au galop ; bourra le chef de bataillon et les officiers de la maniĂšre la plus violente. Il Ă©tait si colĂšre qu’il ne pouvait plus parler. Je passai le ruisseau dans ce moment lĂ . J’arrĂȘtai les premiers hommes au-delĂ , et au fur et Ă  mesure qu’ils arrivaient, je faisais mettre la baĂŻonnette au fusil et former sur trois rangs. Le passage terminĂ©, je me portai en avant dans cet ordre, et parfaitement serrĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral me vit arriver, il s’écria Enfin, voilĂ  une compagnie qui connaĂźt ses devoirs, qui comprend sa situation. TrĂšs bien, voltigeurs, trĂšs bien lieutenant BarrĂšs. » Le 7, dans la matinĂ©e, nous entrĂąmes dans un village d’Espagne, Ă  notre grande satisfaction, car nous Ă©tions horriblement fatiguĂ©s par ces six jours de marche forcĂ©e et maintenant il nous semblait que nous Ă©tions chez nous, malgrĂ© que le pays ne fĂ»t pas plus hospitalier. Le soir, nous n’étions plus qu’à trois lieues d’Almeida et cinq de Rodrigo. Malheureusement pour moi, dans la mĂȘme nuit, j’acquis la certitude que j’étais empoignĂ© par une violente fiĂšvre. Le 8 novembre, le matin, le gĂ©nĂ©ral nous rĂ©unit pour nous faire ses adieux. AprĂšs quelques mots obligeants, dits assez froidement, il me prit Ă  l’écart pour me demander les derniĂšres notes que j’avais pu prendre, et ajouta tout bas Je vous recommanderai au ministre. » Il partit ensuite avec la cavalerie. En arrivant Ă  Rodrigo, nous ne l’y trouvĂąmes plus ; il avait hĂąte d’arriver Ă  Paris pour exposer Ă  l’Empereur l’état oĂč il avait laissĂ© l’armĂ©e du Portugal et la nĂ©cessitĂ© qu’il y avait de lui envoyer un renfort. Ainsi se termina une expĂ©dition pleine de dangers, sans avoir rencontrĂ© une seule fois l’ennemi, ni mĂȘme reçu quelques coups de fusil, sinon celui dont j’ai parlĂ© et qui aurait pu m’ĂȘtre fatal. Nous eĂ»mes fort peu de malades, malgrĂ© les fatigues et l’assez mauvaise nourriture que nous prenions. Notre marche Ă©tait si irrĂ©guliĂšre qu’il aurait Ă©tĂ© trĂšs difficile Ă  l’ennemi de nous poursuivre, car, semblables au liĂšvre chassĂ©, nous changions plusieurs fois de direction dans la journĂ©e, pour rompre la piste de ceux qui nous auraient su en route. On dit, mais je ne l’ai pas vu, que les guides que l’on prenait Ă©taient ensuite tuĂ©s par les Hanovriens, lorsqu’ils arrivaient Ă  la gauche de la colonne. 9 novembre. – Ce jour lĂ  et le suivant, je ne sortis point de mon logement, j’étais trop accablĂ© par la fiĂšvre pour m’occuper de service. La maladie Ă©tant bien caractĂ©risĂ©e, et la guĂ©rison devant ĂȘtre longue, je me dĂ©terminai Ă  entrer Ă  l’hĂŽpital de Rodrigo, malgrĂ© la rĂ©pugnance que j’en avais. Je vendis alors mon mulet. EntrĂ© Ă  l’hĂŽpital le 11, j’y restai quarante jours, sans Ă©prouver un changement favorable Ă  ma santĂ©. Pensant peut-ĂȘtre que les mĂ©dicaments n’y Ă©taient pas bons, ou que l’air qu’on y respirait Ă©tait insalubre, j’en sortis aussi malade, le 21 dĂ©cembre, pour me faire traiter en ville Ă  mes frais. Le bataillon Ă©tait parti depuis longtemps pour Almeida. Je me trouvai donc seul, Ă  Rodrigo, avec un voltigeur qui sortait aussi de l’hĂŽpital. Un des premiers jours de ma sortie, retenu au lit par la souffrance, je lui dis Tu m’as menacĂ© un jour de me tuer, Ă  la premiĂšre occasion qui se prĂ©senterait ; tu m’en as menacĂ© au Portugal, parce que j’exigeais que tu portes le fusil d’un camarade malade, eh bien ! tu peux le faire aujourd’hui sans crainte, car je ne me sens pas la force de me dĂ©fendre. – Ah ! me rĂ©pondit-il en rougissant, ce sont des choses que l’on dit, quand on est en colĂšre, mais qu’on ne fait pas, Ă  moins d’ĂȘtre un scĂ©lĂ©rat. » J’avais entendu dire que le quinquina de premiĂšre qualitĂ©, infusĂ© dans du bon vin, Ă©tait un excellent fĂ©brifuge ; je me procurai l’un et l’autre, le jour mĂȘme de ma sortie, et j’en fis immĂ©diatement usage. Quelques jours aprĂšs, je n’eus plus de fiĂšvre, mais une trĂšs grande faiblesse que je ne pouvais pas rĂ©parer par une nourriture abondante et substantielle, crainte d’une rechute. Il n’y avait que le temps et beaucoup de mĂ©nagement qui pouvaient me rendre mes forces. 1er janvier. – Le premier jour de l’an 1811, comme je revenais de passer la soirĂ©e chez un capitaine de mes amis, blessĂ©, mon soldat me dit Il y a un officier couchĂ© dans votre lit. » Je le blĂąmai de l’avoir permis. Il s’excusa, en disant que ce capitaine Ă©tait trop fatiguĂ© pour aller faire changer son billet de logement, qu’il partait le lendemain au jour, que c’était un jeune officier, propre dans son extĂ©rieur, enfin qu’il l’avait priĂ© si poliment de lui permettre de coucher Ă  mes cĂŽtĂ©s qu’il ne s’était pas senti le courage ni la volontĂ© de l’en empĂȘcher. AprĂšs y avoir rĂ©flĂ©chi, sachant qu’il n’y avait que ce seul lit et cette seule chambre dans la maison, je pensai Ă  moi en pareille circonstance. Je me mis au lit Ă  cĂŽtĂ© de cet inconnu. Au jour, il se leva bien doucement pour ne pas me rĂ©veiller, mais ayant ouvert les yeux, je reconnus un officier du 16Ăšme lĂ©ger avec qui j’avais servi, un bon camarade qui m’avait donnĂ© de grandes preuves de regrets, lorsque nous nous dĂźmes adieu Ă  Belfort en 1808. Joie vive de part et d’autre, satisfaction de nous revoir, grĂące Ă  un hasard qui pourrait passer pour une rencontre de comĂ©die. Le 3 janvier, je me croyais assez bien rĂ©tabli pour pouvoir aller rejoindre ma compagnie ; mais la pluie et le froid de la journĂ©e me firent craindre le soir, Ă  GaliĂ©gos, d’avoir encore commis une imprudence. Le 4, quand je fus voir le capitaine Ă  mon arrivĂ©e, Ă  Almeida, il me dit Vous avez eu tort de venir, vous n’ĂȘtes pas encore rĂ©tabli. » Je l’assurai que je l’étais, mais mon physique et mes forces me dĂ©mentaient. Le lendemain, j’avais le dĂ©lire ; on me porta dans un grenier qui servait d’hĂŽpital. J’y restai trente-six jours entre la vie et la mort, sans connaissance, mais ayant conservĂ© le sens de l’ouĂŻe d’une maniĂšre remarquable. Aussi j’entendis, plusieurs matins de suite, le mĂ©decin dire Il n’y a plus de pouls, il n’en a pas pour longtemps. » Ou bien Il ne passera pas la journĂ©e. » J’en revins cependant, comme par miracle, tout le monde mourant autour de moi, grĂące surtout Ă  mon fort tempĂ©rament, car les soins et les remĂšdes qui me furent donnĂ©s furent trop insignifiants, s’ils ne furent pas mauvais. Pendant ma convalescence, le gĂ©nĂ©ral Foy revint de Paris. Ayant su que j’étais Ă  l’hĂŽpital, il vint m’y voir. Cette bienveillante attention me toucha jusqu’aux larmes. J’étais restĂ© Ă  Almeida ou Ă  l’hĂŽpital soixante-dix-huit jours, quand le 23 mars, le cadre du 4Ăšme bataillon, qui rentrait en France, vĂźnt Ă  passer. En faisant partie, je dus partir avec lui. Je n’en fus pas fĂąchĂ©, ma santĂ© demeurait trop dĂ©labrĂ©e pour que je regrettasse de ne pas ĂȘtre d’un cadre actif. Le 27, par Ciudad-Rodrigo, Samonios et Malitra, nous arrivions Ă  Salamanque, oĂč nous apprĂźmes la naissance du roi de Rome. Nous y restĂąmes jusqu’au 8 avril. Le 11 avril, nous approchions de Valladolid, quand je commis encore une imprudence qui aurait pu m’ĂȘtre funeste. À la halte de Valdesillas, je rencontrai plusieurs officiers de la garde impĂ©riale, que j’avais connu quand j’y servais. Ils m’invitĂšrent Ă  dĂ©jeuner, ce que j’acceptai avec plaisir, tout en leur disant que je n’avais que trois quarts d’heure Ă  rester, pour ne pas me trouver seul sur la route. On causa beaucoup, et, quand je sortis de table, la colonne Ă©tait partie. J’avais deux lieues Ă  faire dans un pays dĂ©sert, sillonnĂ© tous les jours par de nombreuses guĂ©rillas, qui avaient pour mission d’intercepter la route de Valladolid Ă  Madrid et Ă  Salamanque. Le danger Ă©tait grave, la mort presque certaine, mais la pensĂ©e d’ĂȘtre contraint d’attendre, peut-ĂȘtre longtemps, un autre convoi pour rentrer en France me fit tout braver. Je partis, peu rassurĂ© sur ma position. En route, je fus atteint par un gendarme Ă  cheval, qui allait grand train. Je saisis la queue de son cheval, et je galopai avec lui, mais bientĂŽt fatiguĂ©, je fus obligĂ© d’abandonner. Cependant, je gagnais du terrain ; enfin, j’étais prĂȘt d’atteindre la colonne, quand cinq ou six Espagnols Ă  cheval se montrĂšrent sur ma gauche. Soit qu’ils ne me vissent point, soit pour tout autre motif, ils n’avançaient point. Je redoublais d’effort pour me tirer de leurs griffes, lorsque j’aperçus, derriĂšre un petit bouquet de bois, cinq ou six cavaliers français qui venaient Ă  ma rencontre. Le bon gendarme les avait prĂ©venus du danger que je courais. AussitĂŽt l’officier d’arriĂšre-garde avait fait rebrousser chemin Ă  quelques cavaliers, pour me sauver, s’il Ă©tait encore temps. Sans eux, j’étais occis ces bandes cruelles ne faisaient pas de prisonniers. Je remerciai mes libĂ©rateurs, et aprĂšs m’ĂȘtre un peu reposĂ©, je continuai ma route avec eux jusqu’aux bords du Duero, oĂč j’atteignis la colonne. Le 12 avril, le marĂ©chal du d’Istrie nous passa en revue et nous chargea de la conduite en France de 3500 prisonniers, venant de Badajoz. C’était une dĂ©sagrĂ©able corvĂ©e, dont nous nous serions bien passĂ©s. À la visite que nous lui fĂźmes, il reconnut un capitaine du rĂ©giment, qui avait Ă©tĂ© fifre sous ses ordres en Égypte. Ah, te voilĂ , mauvais sujet. » – Merci, Monseigneur, je vois avec plaisir que vous vous rappelez de moi. » Le marĂ©chal rit beaucoup, et lui dit ensuite Je t’attends pour dĂźner. » Il y avait aussi, Ă  cette prĂ©sentation, un officier de nos amis, lieutenant au 70Ăšme, que le marĂ©chal reconnut, appelĂ© Porret, que nous appelions, nous, le sauveur de la France ». Il avait Ă  Saint-Cloud, lors du 18 Brumaire, pris Bonaparte dans ses bras, pour le garantir des coups qu’on lui portait et le sortir de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Cela lui valut le grade d’officier, une pension, le titre de chevalier, avec des armoiries, et bien des cadeaux de prix. C’était un excellent homme, peu instruit, mais bon camarade. Le marĂ©chal le garda aussi Ă  dĂźner, ainsi que quelques officiers supĂ©rieurs. Depuis ce jour, j’ai eu souvent l’occasion de voir, Ă  Paris, ce robuste grenadier de la garde du Directoire, qui se vit enlever sa pension privĂ©e par la Restauration, mais qui en fut dĂ©dommagĂ© par le comte de Las-Cases. Las-Cases lui en fit une plus forte, rĂ©versible sur sa femme en cas de survie, du produit du legs que l’Empereur NapolĂ©on lui avait attribuĂ© dans son fameux testament de Saint-HĂ©lĂšne. Enfin le 27 avril au matin, nous passĂąmes la Bidassoa. Il serait difficile d’exprimer la joie qu’éprouvĂšrent tous ceux qui faisaient partie de cette immense colonne. Un hourra gĂ©nĂ©ral retentit sur toute la ligne. Une fois le pont passĂ©, nous n’avions plus Ă  redouter les assassinats et la misĂšre, ni la crainte de nous voir enlever nos prisonniers. J’étais si pauvre que je fus obligĂ© d’emprunter de l’argent Ă  mon capitaine, pour payer le premier repas que je prenais en France. Nous fĂźmes halte pour dĂ©jeuner Ă  Saint-Jean-de-Luz. J’étais restĂ© dans la pĂ©ninsule un an, trois mois et treize jours. DĂ©tachĂ© Ă  l’üle de Groix, BarrĂšs est promu capitaine le 19 avril 1812. Il rejoint la Grande ArmĂ©e, au dĂ©but de 1813 ; et en qualitĂ© de capitaine des voltigeurs du 3Ăšme bataillon de la 47Ăšme, reprend pour la troisiĂšme fois, en avril, la route de l’Allemagne. CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 Le 5 mars 1813, dans la soirĂ©e, je partis en diligence pour Paris, oĂč j’étais envoyĂ© par le commandant du bataillon pour prendre des sabres, des buffleteries, des caisses de tambours et de clairons, enfin plusieurs effets d’uniforme ou de tenue pour les officiers. Pendant quatre jours, je m’occupai activement de la mission qui m’avait Ă©tĂ© confiĂ©e et que j’eus le bonheur de remplir complĂštement. Le 10, au matin, j’avais expĂ©diĂ© Ă  Saint-Denis, oĂč sĂ©journait le bataillon, tous les effets commandĂ©s, qui satisfirent gĂ©nĂ©ralement. Les officiers m’avaient chargĂ© de leur faire prĂ©parer un bon dĂźner, pour le 9. Je commandai chez Grignon, restaurateur, rue Neuve-des-Petits-Champs, Ă  un prix assez Ă©levĂ© pour que la plupart d’entre eux pussent dire que c’était le meilleur qu’ils eussent jamais fait. Il fut aussi gai que si on eĂ»t Ă©tĂ© en voyage pour une partie de plaisir, au lieu de l’ĂȘtre pour une campagne terrible, qui s’annonçait devoir ĂȘtre trĂšs meurtriĂšre, vu la masse des combattants qui allaient se trouver en ligne. À notre retour Ă  Paris en 1816, seize mois aprĂšs, la moitiĂ© au moins des convives de cette charmante et Ă©picurienne soirĂ©e n’avaient plus revu leur patrie. MalgrĂ© mes nombreuses occupations, j’eus le temps de faire faire mon portrait au physionotrace. Le bataillon arriva le 5 avril Ă  Mayence. J’y passais pour la troisiĂšme fois. Le 29 avril, dans l’aprĂšs-midi, Ă©tant au bivouac, nous entendĂźmes le canon pour la premiĂšre fois de cette campagne. Un jeune soldat du 6Ăšme, au bruit de cette canonnade, qui paraissait assez Ă©loignĂ©e, fut prendre son fusil aux faisceaux, comme pour le nettoyer, et dit Ă  ses camarades en s’éloignant Diable, voici dĂ©jĂ  le brutal. Je ne l’entendrai pas longtemps. » Il fut se cacher derriĂšre une haie et se fit sauter la cervelle. Cette action fut considĂ©rĂ©e comme un acte de folie, car elle Ă©tait incomprĂ©hensible. Si cet homme craignait la mort, il se la donnait cependant. S’il ne la craignait pas, il devait attendre qu’elle lui arrivĂąt, naturellement ou accidentellement. Le 1er mai, Ă  notre arrivĂ©e au bivouac, nous vĂźmes passer un fourgon qu’on conduisait au grand galop Ă  Weissenfels. Il contenait le corps du marĂ©chal duc d’Istrie BessiĂšres, qui venait d’ĂȘtre traversĂ© par un boulet sur les hauteurs situĂ©es en avant de nous. L’Empereur perdait en lui un fidĂšle ami, un vieux et brave compagnon d’armes. La mort de ce bon marĂ©chal m’attrista douloureusement, car j’avais Ă©tĂ© longtemps sous ses ordres il Ă©tait doux et affable. 2 mai 1813. – Lutzen. On se mit en marche de grand matin, en suivant la route de Leipsick. ArrivĂ©e sur la hauteur et Ă  l’entrĂ©e de la plaine de Lutzen, la division se forma en colonne Ă  gauche de la route. À l’horizon, en avant de nous, on voyait la fumĂ©e des canons ennemis. Insensiblement, le bruit augmenta, se rapprocha et indiqua qu’on marchait vers nous. Pendant ce temps, les 2Ăšme et 3Ăšme divisions de notre corps d’armĂ©e arrivaient et se formaient en colonne derriĂšre nous ; l’artillerie mettait ses prolonges et se prĂ©parait Ă  faire feu. Toute la garde impĂ©riale, qui Ă©tait derriĂšre, se portait Ă  marches forcĂ©es sur Lutzen, en suivant la chaussĂ©e. Enfin, nous nous Ă©branlĂąmes, pour nous porter en avant ; notre division Ă©tait Ă  l’extrĂȘme droite. En colonne serrĂ©e, nous traversĂąmes la route et nous nous portĂąmes directement sur le village, Ă  droite de Strasiedel. Nous laissions Ă  notre gauche le monument Ă©levĂ© Ă  la mĂ©moire du grand Gustave-Adolphe, tuĂ© Ă  cette place en 1632. En avant de Strasiedel, nous fĂ»mes saluĂ©s par toute l’artillerie de la gauche de l’armĂ©e ennemie et horriblement mitraillĂ©s. MenacĂ©s par la cavalerie, nous passĂąmes de l’ordre en colonne en formation de carrĂ©, et nous reçûmes dans cette position des charges incessantes, que nous repoussĂąmes toujours avec succĂšs. DĂšs le commencement de l’action, le colonel Henrion eut l’épaulette gauche emportĂ©e par un boulet et fut obligĂ© de se retirer. Le commandant Fabre prit le commandement du rĂ©giment, et fut remplacĂ© par un capitaine. En moins d’une demi-heure, moi, le cinquiĂšme capitaine du bataillon, je vis arriver mon tour de le commander. Enfin, aprĂšs trois heures et demie ou quatre heures de lutte opiniĂątre, aprĂšs avoir perdu la moitiĂ© de nos officiers et de nos soldats, vu dĂ©monter toutes nos piĂšces, sauter nos caissons, nous nous retirĂąmes en bon ordre au pas ordinaire, comme sur un terrain d’exercice, et fĂ»mes prendre position derriĂšre le village de Strasiedel, sans ĂȘtre serrĂ©s de trop prĂšs. Le chef de bataillon Fabre fut admirable dans ce mouvement de retraite quel sang-froid, quelle prĂ©sence d’esprit, dans cette organisation inculte ! Un peu de rĂ©pit nous ayant Ă©tĂ© accordĂ©, je m’aperçus que j’avais quarante-rois voltigeurs de moins, et un officier blessĂ© Ă  la tĂȘte. Je l’étais aussi en deux endroits, mais si lĂ©gĂšrement que je ne pensai pas Ă  quitter le champ de bataille. Une de ces blessures m’avait Ă©tĂ© faite par la tĂȘte d’un sous-lieutenant, qui m’avait Ă©tĂ© jetĂ©e Ă  la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de l’École militaire, nous disait la veille À trente ans, je serai colonel ou tuĂ©. » ObligĂ©s de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivĂ© la veille d’Espagne avec cent autres au moins, me rassura en me disant qu’au contraire la bataille Ă©tait bien prĂšs d’ĂȘtre gagnĂ©e ; que le 4Ăšme corps comte Bertrand dĂ©bouchait Ă  notre droite, derriĂšre l’aile gauche ennemie, et que le 5Ăšme corps comte Lauriston dĂ©bouchait Ă  l’extrĂȘme gauche, derriĂšre l’aile droite ennemie. AprĂšs une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupĂ© si longtemps et jonchĂ© de nos cadavres. Nous trouvĂąmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisĂ©e par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus d’une demi-heure, les boulets des deux armĂ©es se croisaient au-dessus de sa tĂȘte. AprĂšs avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyĂ© plusieurs dĂ©charges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, l’ennemi se retira sans ĂȘtre poursuivi, n’ayant point de cavalerie Ă  mettre Ă  ses trousses. Nous bivouaquĂąmes sur le champ de bataille, formĂ©s en carrĂ© pour nous mettre en mesure de repousser l’ennemi, s’il se prĂ©sentait dans la nuit. C’est ce qui arriva en effet, mais non pas Ă  nous. Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire qu’on avait laissĂ©s derriĂšre, parce qu’ils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet, et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă  pouvoir marcher encore, venaient me demander Ă  quitter la compagnie pour aller se faire panser c’était une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă  leur supĂ©rieur, qui affligeaient plus qu’elle n’étonnait. Ma compagnie Ă©tait dĂ©sorganisĂ©e ; il manquait la moitiĂ© des sous-officiers et des caporaux ; les fusils Ă©taient en partie brisĂ©s par la mitraille ; les marmites, les bidons, les Ă©paulettes, les pompons, etc., Ă©taient perdus. 3 mai. – Au bivouac, en avant de Pegau
 L’armĂ©e se mit en marche dans la matinĂ©e, toute disposĂ©e Ă  attaquer l’ennemi, s’il nous avait attendu sur l’Elster, mais nous ne le rencontrĂąmes pas. Je formais l’avant-garde du corps d’armĂ©e. AprĂšs avoir dĂ©passĂ© Pegau, je reçus l’ordre de m’arrĂȘter, de prendre position sur les hauteurs, et de me retirer ensuite quand j’aurais Ă©tĂ© relevĂ©. Pendant que j’étais dans cette position, un escadron de dragons badois se porta en avant pour faire une reconnaissance, et le poste qui devait me relever arriva. Je prĂ©vins le sous-officier du 86Ăšme que des cavaliers Ă©trangers ne tarderaient pas Ă  se prĂ©senter pour rentrer au camp les faire reconnaĂźtre, mais se garder de les prendre pour des ennemis. J’étais en route pour rejoindre mon bataillon, lorsque j’entendis tirer des coups de fusil derriĂšre moi. C’étaient les Badois qu’on prenait pour des Russes. Le poste lĂącha pied, lorsqu’il se vit charger et se dĂ©banda. L’alarme se rĂ©pandit dans les bivouacs de la division ; on prit les armes. J’envoyai de suite prĂ©venir que c’était une mĂ©prise, mais les troupes Ă©taient dĂ©jĂ  formĂ©es. Un quart d’heure aprĂšs, tout Ă©tait rentrĂ© dans l’ordre un cavalier avait Ă©tĂ© blessĂ©. Le sergent fut relevĂ© et puni. 4 mai. – Au bivouac, autour de Borna, petite ville de Saxe, Ă  quatre lieues d’Altenbourg. Je fus chargĂ© de faire l’arriĂšre-garde de la division. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda de me tenir au moins Ă  une lieue en arriĂšre de toutes les troupes, de marcher prudemment et bien en ordre, parce que j’avais une plaine considĂ©rable Ă  traverser, oĂč je pouvais ĂȘtre chargĂ© par des cosaques cachĂ©s dans la forĂȘt que je longeais Ă  droite. J’en vis quelques uns, en effet, mais n’étant pas en assez grand nombre, ils ne vinrent pas nous attaquer. Le soir au bivouac, le commandant me fit faire des mĂ©moires de proposition pour de l’avancement et pour la dĂ©coration de la LĂ©gion d’honneur, ainsi qu’un ordre du jour pour des nominations de sous-officiers et de caporaux. Mon sergent-major fut fait adjudant sous-officier. Je cite cette promotion, parce qu’il est devenu plus tard un personnage important dans la finance. Encore adjudant en 1816, il demanda son congĂ© et l’obtint. Devenu commis d’un receveur gĂ©nĂ©ral, il Ă©tait en 1824 trĂ©sorier gĂ©nĂ©ral de la marine et avait vu son contrat de mariage signĂ© par Charles X et la famille royale. S’il Ă©tait devenu officier, il serait restĂ© au service. Mais Ă  supposer mĂȘme qu’il eĂ»t Ă©tĂ© heureux, sa position n’eĂ»t jamais valu probablement celle qu’il a acquise. Il s’appelle Morbeau et est encore en fonctions. JE REÇOIS LA LÉGION D’HONNEUR 18 mai. – Une lettre du major gĂ©nĂ©ral de la Grande ArmĂ©e, prince de NeufchĂątel et de Wagram, m’annonce que, par dĂ©cret datĂ© du 17, j’ai Ă©tĂ© nommĂ© chevalier de la LĂ©gion d’honneur, sous le numĂ©ro 35 505. Jamais rĂ©compense ne me causa autant de joie. Le commandant fut nommĂ© officier, le capitaine de grenadiers et deux ou trois autres sous-officiers et soldats furent nommĂ©s lĂ©gionnaires. Ceux des capitaines qui ne le furent pas, murmurĂšrent beaucoup contre le commandant, mais c’était injuste, car il l’avait demandĂ© pour tous. LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN 20 mai. – Tous les prĂ©paratifs d’une bataille gĂ©nĂ©rale ayant Ă©tĂ© terminĂ©s le 19 au soir, nous en fĂ»mes prĂ©venus le 20 au matin. On se disposa pour cette grande journĂ©e. Vers dix heures, nous nous portĂąmes en avant, pour forcer le passage de la SprĂ©e, ayant la ville de Bautzen situĂ©e sur l’autre rive. Le passage ne pouvait s’exĂ©cuter, faute de ponts. On en Ă©tablit sur des chevalets et, quand les rampes furent praticables, nous le franchĂźmes rapidement. Toutes les positions furent enlevĂ©es et nous laissĂąmes la ville derriĂšre nous. À sept heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, et les corps prenaient position pour passer la nuit en carrĂ©, car on craignait les surprises de la cavalerie. Avant de passer la SprĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Compans, commandant notre division, m’avait demandĂ© quinze voltigeurs avec un sergent et un caporal. Il les conduisit lui-mĂȘme au pied des murs de la ville, leur indiqua une brĂšche oĂč ils pouvaient passer, leur dit de monter par lĂ , de renverser tout ce qui leur ferait obstacle et de se porter ensuite Ă  une porte qu’il leur indiqua pour l’ouvrir. Le sergent monte le premier, il est tuĂ©. Le caporal le remplace et donne la main aux voltigeurs pour les aider Ă  monter. Ils font le coup de feu, perdent deux ou trois hommes, arrivent Ă  la porte, l’ouvrent et donnent entrĂ©e Ă  des troupes du 11Ăšme corps qui attendaient au pied des murailles, ne pouvant pas les escalader, faute d’échelles. La ville prise, les voltigeurs vinrent me rejoindre. Un instant aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral Compans arriva devant la compagnie. Il me dit Capitaine, vous allez faire sergent ce brave caporal, et caporal celui des voltigeurs qui a le plus d’instruction, car ils mĂ©riteraient tous des rĂ©compenses, ne faisant pas de diffĂ©rence entre eux. Si le sergent n’eĂ»t pas Ă©tĂ© tuĂ©, je l’aurais fait faire officier. Enfin, vous proposerez pour la dĂ©coration ce mĂȘme caporal, et un des voltigeurs Ă  votre choix. » Tout cela m’avait Ă©tĂ© dit Ă  l’écart. J’étais Ă©loignĂ© du bataillon, me trouvant alors dĂ©tachĂ© avec une batterie d’artillerie pour sa garde. Je fis les deux promotions, ce qui n’était pas trĂšs rĂ©gulier ; mais les ordres Ă©taient impĂ©ratifs, et le motif trop honorable pour que je ne les exĂ©cutasse pas sur le champ. Dans la soirĂ©e, mon soldat de confiance m’apporta du pain, du saucisson, une bouteille de liqueurs et une botte de paille qu’il avait achetĂ©s Ă  Bautzon. J’en fis part Ă  mes deux officiers. Puis j’étendis ma botte de paille, derriĂšre les faisceaux de la compagnie, dont un rang Ă©tait debout et les deux autres couchĂ©s, et ainsi alternativement d’heure en heure. Tout cela fut reçu avec reconnaissance, car nous Ă©tions bien anĂ©antis par la faim et la fatigue. 21 mai. – Avant le jour, on prit les armes, et plus tard on se porta au pied des collines qui se trouvaient de l’autre cĂŽtĂ© du ruisseau, oĂč nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s la veille au soir. Dans l’ignorance de ce qui se passait, nous attendions l’ordre de nous porter en avant pour poursuivre l’ennemi ; mais la dĂ©tonation de plusieurs centaines de canons et la vive fusillade qui se firent entendre sur toute la ligne de l’armĂ©e nous apprirent que ce que nous avions fait la veille, n’était que le prologue d’un sanglant drame qui allait se jouer en avant de nous par 350 000 hommes conviĂ©s Ă  cette reprĂ©sentation. L’Empereur Ă©tant arrivĂ©, nous gravĂźmes sans rĂ©sistance la colline qui Ă©tait devant nous, et descendĂźmes dans la plaine opposĂ©e oĂč nous vĂźmes l’armĂ©e russe couverte par des redoutes et des retranchements, dont tout son front Ă©tait hĂ©rissĂ©. Cette ligne retranchĂ©e se prolongeait, depuis les versants des montagnes de la BohĂȘme, Ă  gauche de l’ennemi, jusqu’à une ligne de mamelons Ă  droite, perpendiculaire Ă  la ligne de bataille. Notre corps d’armĂ©e Ă©tait au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchĂ©e ennemie pour donner Ă  penser qu’on voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point et ainsi permettre aux corps d’armĂ©e, qui Ă©taient aux extrĂ©mitĂ©s, de la tourner et de faire tomber le front sans l’attaquer directement. À cet effet, plus de cent piĂšces de canons furent mises en batterie et tirĂšrent constamment, depuis neuf heures du matin, jusqu’à quatre heures du soir. Nous Ă©tions en carrĂ©s dans cette plaine, derriĂšre les batteries, recevant tous les boulets qui leur Ă©taient destinĂ©s. Nos rangs Ă©taient ouverts, broyĂ©s, horriblement mutilĂ©s par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulĂ©es de pluie qui obscurcissaient momentanĂ©ment l’atmosphĂšre nous laissaient quelques rĂ©pits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils Ă©taient courts. Enfin, vers quatre ou cinq heures, l’ordre arriva d’enlever Ă  la baĂŻonnette ces formidables redoutes, dont le feu n’était pas encore entiĂšrement Ă©teint. On commençait Ă  former les colonnes d’attaque, lorsque la canonnade cessa tout Ă  coup l’ennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrĂąmes de prĂšs, pendant une heure ou deux, et nous nous arrĂȘtĂąmes enfin, harassĂ©s, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe. Je crois qu’il n’y a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirĂ©e de celui oĂč l’on vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempĂ©rĂ©e par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle n’en est pas moins vive, enivrante. Nous nous rĂ©unĂźmes autour du gĂ©nĂ©ral Joubert pour nous fĂ©liciter mutuellement du rĂ©sultat de cette terrible journĂ©e. Une bouteille de rhum circula pour boire Ă  la santĂ© de l’Empereur. On Ă©tait formĂ© en cercle, et l’on causait gaiement, lorsqu’un boulet perdu arrive, en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, s’il l’eĂ»t rencontrĂ©. PrĂ©venus Ă  temps, nous l’évitĂąmes lestement, et personne ne fut atteint. J’eus vingt et un hommes tuĂ©s ou blessĂ©s dans les deux journĂ©es. Les blessures Ă©taient horribles. 22 mai. – Nous prĂźmes position pour prendre part au combat de Reichenbach, qui eut lieu dans l’aprĂšs-midi, mais nous ne donnĂąmes pas. Ce fut dans ce combat d’arriĂšre-garde que le grand marĂ©chal du palais Duroc, duc de Frioul, et le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie de la garde Kirgener furent tuĂ©s par le mĂȘme boulet. Le soir, Ă  la lumiĂšre de notre bivouac, le commandant Fabre et moi, nous fĂźmes des mĂ©moires de proposition, pour pourvoir aux places vacantes d’officiers et pour des dĂ©corations. Je n’oubliai pas d’y porter le sergent qui s’était si bien conduit Ă  l’attaque de Bautzen, et un voltigeur que je choisis comme le plus mĂ©ritant, parmi les douze qui restaient. 26 mai. – L’ennemi voulut nous dĂ©fendre le passage de la Katsbach, prĂšs de WĂŒdschĂŒs, en nous envoyant des boulets. Je fus envoyĂ© en tirailleur, pour les chasser de la rive gauche et les suivre dans leur mouvement de retraite. AprĂšs une fusillade assez vive, oĂč je perdis trois hommes, ils se retirĂšrent. Je les suivais de prĂšs et comptais passer la riviĂšre aprĂšs eux, mais je me trouvai devant un cours d’eau considĂ©rable, que je ne pus franchir. La nuit arrivait, le marĂ©chal ne jugea pas Ă  propos d’engager une affaire Ă  une heure aussi avancĂ©e ; il me fit dire de bivouaquer un peu au-dessus du pont oĂč j’étais et oĂč je trouverais une route. Je m’y rendis ; je vis alors que l’obstacle qui m’avait arrĂȘtĂ© Ă©tait un amas d’eau artificiel, pour faire tourner un moulin. 26 mai. – Le matin, je pris la tĂȘte de la colonne et reçus directement les ordres du marĂ©chal. AprĂšs deux heures de mouvement, le marĂ©chal se dĂ©cida Ă  abandonner la vallĂ©e que nous suivions et se dirigea Ă  gauche pour traverser la plaine d’Iauer. Il y eut quelques charges de cavalerie, qui furent repoussĂ©es, et on arriva ainsi sous les murs de la ville d’Iauer. En traversant la ville, je butai contre un corps passablement gros, que je ramassai et emportai avec moi, ayant le pressentiment que ce pouvait ĂȘtre quelque chose de bon. En effet, c’était un Ă©norme dindon, le plus gros que j’avais vu jusqu’alors. PlumĂ©, vidĂ©, troussĂ©, renfermĂ© dans une serviette et une musette de cavalerie, je l’annonçai Ă  mes camarades, qui furent d’avis qu’on le mangerait le lendemain, tous ensembles, si, comme le bruit en courait, nous sĂ©journions dans cette position. Le 29, les officiers un peu cuisiniers se mirent Ă  l’Ɠuvre pour prĂ©parer le dĂźner projetĂ© la veille ; les vivres ne manquaient pas, l’art n’y fit pas dĂ©faut. Nous fĂźmes, ce jour lĂ , ce qui ne nous Ă©tait pas arrivĂ© depuis le passage du Rhin, un trĂšs bon repas, arrosĂ© de vin de Moravie excellent, qu’on avait trouvĂ© en ville. Les prĂ©paratifs, les difficultĂ©s Ă  vaincre, le plaisir d’ĂȘtre rĂ©unis et de manger, tranquillement assis, les produits de nos connaissances culinaires, nous firent passer quelques heures agrĂ©ables, moments rares Ă  la guerre. 30 mai. – Nous restĂąmes Ă  Eisendorf, qui est un village, prĂšs de Neumarckt, Ă  attendre que fĂ»t signĂ© l’armistice de Plessvitz, et le 6 juin commença notre mouvement rĂ©trograde, pour aller occuper les positions que la Grande ArmĂ©e devait prendre, pendant les cinquante jours de repos qui lui Ă©taient accordĂ©s par l’armistice. Le soir au bivouac, en avant de Neudorf, le voltigeur que j’avais proposĂ© pour la dĂ©coration se rendit coupable de vol envers un de ses camarades. SoupçonnĂ© de ce crime, il fut fouillĂ©, et trouvĂ© nanti de l’objet volĂ©. Les voltigeurs le saisirent, lui donnĂšrent la savate, et envoyĂšrent prĂšs de moi une dĂ©putation pour qu’il fĂ»t chassĂ© de la compagnie. J’étais retirĂ© dans une maison Ă  l’écart, ce qui fut cause que cette justice fut rendue Ă  mon insu. Je m’y serais opposĂ©, le vol, quoique prouvĂ©, Ă©tant d’une trĂšs petite valeur. Mais le mal Ă©tait fait, il fallait bien l’approuver tacitement, pour conserver dans la compagnie cette honorable susceptibilitĂ©. J’en rendis compte au commandant, et il fut convenu que si ce malheureux jeune homme Ă©tait nommĂ© lĂ©gionnaire, son brevet serait renvoyĂ© en expliquant les motifs. 7 juin. – Avant le dĂ©part de Neudorf, le gĂ©nĂ©ral Joubert me donna l’ordre de me rĂ©pandre, avec ma compagnie, dans tous les villages situĂ©s Ă  une lieue et plus du flanc droit de la colonne, et d’enlever tous les bestiaux que je trouverais, pour les conduire Ă  Gaadenberg, oĂč je devais ĂȘtre rendu le 8 au soir. Le 8, je rejoignis la division dans la soirĂ©e, longtemps aprĂšs qu’elle avait Ă©tabli ses bivouacs, avec quatre cents bƓufs ou vaches, trois mille moutons, quelques chĂšvres, chevaux, etc. Le gĂ©nĂ©ral Joubert fut enchantĂ© de cette excursion ; le gĂ©nĂ©ral Compans vint m’en faire compliment, et me dit de conduire mes prises au parc du corps d’armĂ©e. C’est tout ce que j’en eus, car si j’avais voulu faire de l’argent, je l’aurais pu sans difficultĂ©, les propriĂ©taires barons m’offrant de l’or pour leur laisser la moitiĂ© de ce que je leur prenais. Mais j’avais une mission de confiance Ă  remplir, je le fis en conscience. Cependant, quand les voltigeurs m’amenaient des vaches appartenant Ă  de pauvres gens qui venaient les rĂ©clamer, je les leur rendais. Dans une dĂ©pendance d’un trĂšs beau chĂąteau, un gĂ©nĂ©ral italien, un peu blessĂ©, et qui s’y trouvait, voulut s’opposer Ă  ma rĂ©quisition. Je le veux bien, mon gĂ©nĂ©ral, mais donnez-m’en l’ordre par Ă©crit. » Il n’osa pas. Le 10 juin ma compagnie eut pour quartier une trĂšs grosse ferme isolĂ©e, oĂč elle fut bien Ă©tablie. Nous commencions Ă  avoir un trĂšs grand besoin de repos. L’armĂ©e Ă©tait extrĂȘmement affaiblie par les combats de tous les jours, par les marches et les maladies, par les nombreuses mutilations, par les facilitĂ©s que l’ennemi avait de faire des prisonniers, les soldats cherchant les moyens de se faire prendre. Elle avait aussi un besoin pressant d’effets d’habillement de linge et de chaussures, tout Ă©tait Ă  rĂ©parer et en grande partie Ă  renouveler. DĂšs le lendemain, j’organisai des ateliers de tailleurs et de cordonniers pour les rĂ©parations. Il fallut s’occuper de guĂ©rir les maladies de peau, dĂ©barrasser les pauvres jeunes soldats de la vermine qui les rongeait, donner des soins aux maladies lĂ©gĂšres, envoyer Ă  l’hĂŽpital de Buntzlau les hommes les plus gravement atteints. Il fallut aussi s’occuper de l’armement, de la buffleterie, des mille dĂ©tails qu’exige l’administration d’une compagnie. Mon sous-lieutenant blessĂ© Ă  Lutzen m’ayant rejoint, j’avais trois officiers avec moi. Nous couchions tous quatre dans une petite chambre, sur de la paille, mais cela valait mieux que le meilleur bivouac, car nous Ă©tions Ă  couvert. Il y avait quarante-quatre nuits que je dormais Ă  la belle Ă©toile. Le 15 juin, le commandant reçut huit nominations de chevalier de la LĂ©gion d’honneur dont deux pour ma compagnie. Celle du voltigeur chassĂ© de la compagnie Ă©tait de ce nombre. Le mĂȘme jour, elle fut renvoyĂ©e au gĂ©nĂ©ral de brigade, accompagnĂ©e d’un rapport motivĂ©. Le 17, un dĂ©cret spĂ©cial, datĂ© de Dresde, annulait cette nomination. La proposition, la nomination et l’annulation ne furent pas connues du malheureux intĂ©ressĂ©, ni d’aucun des officiers du bataillon. Peu de jours aprĂšs notre Ă©tablissement dans ce village d’Ober-Thomaswald, un jeune parent, que j’avais amenĂ© de chez moi, aprĂšs avoir montrĂ© beaucoup d’énergie et de courage dans cette guerre qui en exigeait plus que d’ordinaire, tomba malade. Je le gardai quelque temps prĂšs de moi, puis, son Ă©tat s’aggravant, je le fis conduire Ă  l’hĂŽpital de Buntzlau, oĂč il succomba. Cette mort me fut douloureuse et me fit bien regretter de l’avoir pris avec moi. Pendant l’armistice, le marĂ©chal se fit prĂ©senter tous les hommes mutilĂ©s, le nombre en Ă©tait trĂšs grand. C’était vraiment affligeant. Il y en avait plus de vingt mille dans le bataillon, et peut-ĂȘtre plus de 15 000 dans toute l’armĂ©e. Ils furent renvoyĂ©s sur les derriĂšres, pour travailler aux fortifications, conduire les charrois, etc. Quand M. Larrey, chirurgien en chef de l’armĂ©e, assurait l’Empereur que le fait Ă©tait faux, il le trompait sciemment. Il n’y avait pas un officier dans l’armĂ©e qui en doutĂąt, car cela se passait pour ainsi dire sous leurs yeux. Cette dĂ©plorable monomanie datait dĂ©jĂ  depuis longtemps, mais elle fut bien plus pratiquĂ©e dans cette terrible campagne. C’était un prĂ©curseur de nos futurs dĂ©sastres. 18 juillet. – L’armistice, qui devait finir le 20 juillet, fut prolongĂ© jusqu’au 15 aoĂ»t. La fĂȘte de l’Empereur qui se cĂ©lĂ©brait ordinairement le 15 aoĂ»t fut rapprochĂ©e de cinq jours et fixĂ©e au 10. Pour lui donner tout l’éclat convenable, pour imposer Ă  cette grande solennitĂ© un caractĂšre en rapport avec les circonstances extraordinaires oĂč la France et l’armĂ©e se trouvaient, de grands prĂ©paratifs furent faits Ă  tous les quartiers gĂ©nĂ©raux et dans tous les cantonnements. Le 10 aoĂ»t, le corps d’armĂ©e se rĂ©unit dans une vaste plaine et fut passĂ© en revue par son chef, le marĂ©chal duc de Raguse, qui, en grand costume, manteau, chapeau Ă  la Henri IV, et bĂąton de marĂ©chal Ă  la main, passa devant le front de bandiĂšre de chaque corps. AprĂšs la revue, il y eut quelques grandes manƓuvres et dĂ©filĂ© gĂ©nĂ©ral. Le corps d’armĂ©e, composĂ© de trois divisions Compans, Bonnet et Friederich, Ă©tait remarquablement beau et plein d’enthousiasme. Sa force Ă©tait de 27 000 hommes et de 82 piĂšces de canons. AprĂšs la revue, tous les officiers de la division se rĂ©unirent Ă  Guadenberg pour assister Ă  un grand dĂźner que le gĂ©nĂ©ral de division donna dans le beau temple des protestants. On servit, sur un immense fer Ă  cheval, trois chevreuils rĂŽtis, entiers, se tenant sur les quatre jambes. Les amateurs de venaison bien faisandĂ©e purent se rĂ©galer, car ils empestaient la salle du festin. Dans la soirĂ©e, on se rendit au quartier gĂ©nĂ©ral, oĂč des jeux de toute espĂšce furent en activitĂ©. Ce fut une belle journĂ©e, que de bien mauvaises devaient suivre. Dans le village d’Ober-Thomaswald, oĂč je restai soixante-neuf jours, j’ai vu, pour la premiĂšre et derniĂšre fois une espĂšce de rosier, dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. DRESDE 18 aoĂ»t. – Reprise des hostilitĂ©s. Au bivouac, prĂšs de Gnadenberg, faisant face Ă  la BohĂȘme, pour couvrir notre flanc droit, menacĂ© par les Autrichiens qui venaient de se joindre Ă  la coalition. Cette guerre du beau-pĂšre contre le gendre surprit autant qu’elle indigna l’armĂ©e. Ce nouvel ennemi sur les bras, sans en compter bien d’autres qu’on nous annonçait, firent prĂ©voir des Ă©vĂ©nements dont beaucoup de nous ne devaient pas voir la fin. Mais nous Ă©tions confiants dans le gĂ©nie de l’Empereur, dans nos succĂšs antĂ©rieurs. Et cette prĂ©somption que rien ne pouvait nous abattre nous rassura sur l’issue de cette guerre. 26 aoĂ»t. – Au bivouac, Ă  deux lieues avant d’arriver Ă  Dresde. La pluie tomba par torrent toute la journĂ©e. La route Ă©tait couverte de troupes qui se rendaient aussi Ă  Dresde. Le canon qui se faisait fortement entendre dans cette direction, le passage continuel d’aides de camp et d’ordonnances, l’agitation qu’on remarquait sur toutes les figures annonçaient de grands Ă©vĂ©nements. Le bivouac fut triste, pĂ©nible, tout Ă  fait misĂ©rable. 27 aoĂ»t. – Nous partĂźmes de notre position avant le jour, mais la route Ă©tait si embarrassĂ©e de fantassins, de cavaliers, de canons, qu’à midi nous Ă©tions dans les rues de Dresde sans pouvoir dĂ©boucher dans la plaine. La pluie Ă©tait aussi forte que la veille. Les dĂ©tonations d’une immense artillerie nous assourdissaient. Enfin, nous arrivĂąmes sur le champ de bataille et nous fĂ»mes mis en ligne, mais dĂ©jĂ  la victoire Ă©tait restĂ©e Ă  nos aigles. Ce qui restait Ă  faire se rĂ©duisait Ă  profiter de cet Ă©clatant succĂšs. On poursuivit un peu l’ennemi ; le terrain Ă©tait trop dĂ©trempĂ© pour qu’on pĂ»t avancer vite et lui faire beaucoup de mal la nuit arriva, quand l’action s’engageait avec notre division. Au bivouac dans la boue et sur le champ de bataille. 28 aoĂ»t. – À la poursuite de l’ennemi dĂšs le jour. Nous l’abordĂąmes plusieurs fois, mais sans engagement sĂ©rieux il ne tenait pas. Sur les derniĂšres hauteurs qui entourent Dresde, le gĂ©nĂ©ral m’envoya fouiller un village que nous laissions Ă  notre droite, dans la vallĂ©e de Plauen, et dans lequel on lui avait signalĂ© beaucoup d’Autrichiens. Je m’y rendis avec ma compagnie, appuyĂ©e par celle des grenadiers, qui devait rester en rĂ©serve. Sur la hauteur, aprĂšs un Ă©change insignifiant de coups de fusil, je fis plus de cinq cent cinquante prisonniers, qui se rendirent plutĂŽt qu’ils ne se dĂ©fendirent. D’aprĂšs leurs dires, je pouvais en faire trois Ă  quatre mille en continuant ma course dans le fond de la vallĂ©e, et y trouver mĂȘme beaucoup de canons et de bagages, mais je reçus l’ordre de rentrer, le corps d’armĂ©e devant se porter plus Ă  gauche, oĂč l’arriĂšre-garde russe s’obstinait Ă  dĂ©fendre un dĂ©filĂ© difficile. Sa rĂ©sistance ne cessa qu’avec le jour. Nous bivouaquĂąmes de l’autre cĂŽtĂ© de la grande forĂȘt, et prĂšs de la petite ville de Dippoldwalde, dans la vallĂ©e de Plauen. En gĂ©nĂ©ral, les Autrichiens ne faisaient aucune rĂ©sistance, mais les Russes Ă©taient plus opiniĂątres que jamais. La bataille de Dresde avait dĂ©truit l’armĂ©e autrichienne, et fort peu entamĂ© les autres alliĂ©s. Je n’eus que deux hommes blessĂ©s dans cette journĂ©e, oĂč nous apprĂźmes, dĂšs le matin, la mort du gĂ©nĂ©ral Moreau, qui Ă©tait venu se faire tuer dans les rangs de l’armĂ©e russe ? Ce fut une punition du ciel. 30 aoĂ»t. – Combat de Zinwald. Je ne suis pas trĂšs sĂ»r de ce nom, l’ayant pris sur une carte dont j’étais pourvu, mais n’ayant personne pour m’indiquer si je ne commettais pas d’erreur de lieu. Ce combat fut trĂšs honorable pour ma compagnie, qui, de l’aveu du gĂ©nĂ©ral Joubert, avait fait plus, Ă  elle seule, que tous les autres tirailleurs de la division. Le rĂ©cit de ce combat serait intĂ©ressant Ă  Ă©crire, mais demanderait de trop longues descriptions. AprĂšs avoir enlevĂ© la position, nous jetĂąmes l’ennemi en dĂ©sordre dans la forĂȘt de LƓplitz, et nous y bivouaquĂąmes. J’avais eu huit hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, et moi-mĂȘme, je reçus un coup de lance de cosaque, qui heureusement ne fit que m’effleurer l’épaule droite. Huit jours aprĂšs, la compagnie reçut deux dĂ©corations, pour sa belle conduite dans cette journĂ©e. Nous Ă©tions depuis deux jours au milieu des forĂȘts impĂ©nĂ©trables de la BohĂȘme, et parfois, dans des gorges d’une profondeur et d’une sauvagerie remplies de terreur. 31 aoĂ»t. – Presque au jour, les Russes nous attaquĂšrent avec une violence qui nous surprit et qui contrastait avec leur conduite des jours prĂ©cĂ©dents. D’abord vainqueur, nous les repoussĂąmes plus loin qu’ils ne se trouvaient le matin, jusqu’en vue de LƓplitz. RamenĂ©s Ă  notre tour, jusqu’à notre premiĂšre position, nous y restĂąmes malgrĂ© tous les efforts qu’ils firent pour nous en chasser. Toute la division se battait en tirailleurs, sauf quelques rĂ©serves destinĂ©es Ă  relever les compagnies trop fatiguĂ©es. À quatre heures du soir, je me retirai un instant du combat pour nettoyer mes armes ; elles Ă©taient si encrassĂ©es que les balles n’entraient plus dans le canon. Je rentrai de nouveau en ligne jusqu’à la nuit. Nous bivouaquĂąmes sur le mĂȘme terrain de la veille, cruellement maltraitĂ©s. Le bataillon avait eu plusieurs officiers tuĂ©s ou blessĂ©s et prĂšs du tiers de ses soldats. Je comptais un officier et vingt-cinq hommes de moins dans mes rangs. Dans le milieu de la nuit, nous reçûmes l’ordre de faire de grands feux le bois ne manquait pas et de nous retirer ensuite en silence, sans tambours ni trompettes, par le mĂȘme chemin que nous avions suivi les jours prĂ©cĂ©dents. La marche fut lente, dangereuse, dans ces chemins affreux oĂč l’on ne voyait rien. À l’aube, du jour, nous arrivĂąmes sur le terrain de combat du 30. Nous y restĂąmes quelques instants, pour nous organiser et nous reposer, car nous en avions grand besoin. C’est alors que nous apprĂźmes que le gĂ©nĂ©ral Vandamme, commandant le 1er corps d’armĂ©e, avait Ă©tĂ© complĂštement battu le 30, Ă  Culm, pas bien loin de nous, sur notre gauche, mais si profondĂ©ment sĂ©parĂ© par des gorges affreuses et des bois si touffus, qu’on n’aurait pas pu lui porter secours. Cela nous expliqua l’acharnement du combat de la veille et notre mouvement de retraite. 2 septembre. – Depuis six jours, nous Ă©tions sans vivres. Je ne mangeai guĂšre autre chose que des fraises et des myrtilles, qu’on trouvait abondamment dans les bois. Enfin, la cantiniĂšre de la compagnie, sur la voiture de laquelle j’avais des vivres, nous rejoignit. Cette misĂ©rable femme nous avait abandonnĂ©s, quand elle avait vu que nous entrions dans un pays si sauvage. 4 septembre. – Un dĂ©cret de ce jour ordonne que sur dix hommes trouvĂ©s hors de leur corps, il en serait fusillĂ© un. Cette mesure indique suffisamment combien la dĂ©moralisation est rĂ©pandue dans l’armĂ©e. 10 septembre. – Au camp de baraque, devant Dresde, nous avons un repos de trois jours. Il me rĂ©tablit complĂštement. J’avais Ă©tĂ© bien mal, sans lĂącher pied. Il fit aussi beaucoup de bien Ă  l’armĂ©e qui, depuis vingt-quatre jours, Ă©tait sur les chemins, de l’aube Ă  la nuit. Le 13, Ă  Grossen-Hayn il se passa un Ă©vĂ©nement qui me navra le cƓur. Un pauvre soldat avait Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  mort pour un crime ou dĂ©lit assez insignifiant. Conduit sur le terrain pour ĂȘtre fusillĂ© et aprĂšs avoir entendu la lecture de son jugement, il cria grĂące et s’enfuit Ă  toutes jambes. Il fut poursuivi Ă  coups de fusil, et finit par ĂȘtre atteint. Une fois tombĂ©, on l’acheva. 27 septembre. – Dans la nuit, on fut instruit que la cavalerie ennemie approchait et se disposait Ă  attaquer la nĂŽtre, qui, composĂ©e de jeunes soldats, n’était pas en mesure de pouvoir lui rĂ©sister. Notre bataillon partit le premier pour prendre position Ă  l’entrĂ©e d’un dĂ©filĂ©, afin de protĂ©ger la retraite de la cavalerie. Je fus placĂ© dans le cimetiĂšre d’un village que la route traversait. Je fis cacher mes hommes, et leur donnai la consigne de ne faire feu sur les cosaques que quand notre cavalerie serait entrĂ©e dans le village. Peu de temps aprĂšs, je vis arriver notre mauvaise cavalerie dans un dĂ©sordre effroyable, suivie d’une immense nuĂ©e de cosaques. Quand elle fut Ă  peu prĂšs toute passĂ©e, je fis faire feu, ce fut alors au tour des cosaques Ă  fuir. Quelle raclĂ©e ils reçurent, avec quelle vitesse ils disparurent ! Une fois Ă©loignĂ©s, je rejoignis mon bataillon qui Ă©tait de l’autre cĂŽtĂ© du ravin. On rallia la cavalerie et une fois organisĂ©e, on se remit en marche, mais une demi-heure aprĂšs, elle Ă©tait encore en dĂ©route et s’était laissĂ© prendre deux piĂšces de canon. Le bataillon tout entier partit au pas de charge et les reprit. Dans cette position, le bon colonel Boudinhox, commandant un rĂ©giment provisoire de dragons, vint me voir et m’offrir ses services. Il Ă©tait navrĂ© de commander de si mauvais cavaliers. Je fus ensuite envoyĂ© par le duc de Raguse sur une hauteur, pour garder le dĂ©bouchĂ© de deux chemins, avec ordre de ne quitter cette position que quand il n’y aurait plus de nos gens dans la plaine, et de faire ensuite l’extrĂȘme arriĂšre-garde. Je marchai au hasard, une partie de la nuit, pour rejoindre le corps d’armĂ©e, que je trouvai prĂšs de l’Elbe, en face de Meissen, oĂč nous bivouaquĂąmes. Je fus bien heureux de n’avoir pas Ă©tĂ© enlevĂ© par les cosaques, dans l’abandon oĂč l’on m’avait laissĂ©, car, Ă  moins de me jeter dans les bois et de marcher Ă  l’aventure dans un pays que je ne connaissais pas, je n’aurais pas pu rĂ©sister longtemps Ă  de nombreuses charges rĂ©itĂ©rĂ©es. 28 septembre. – Nous descendĂźmes la rive gauche de l’Elbe. À une lieue au-dessous de Meissen, Ă  un endroit oĂč le fleuve est resserrĂ© entre deux chaĂźnes de collines assez Ă©levĂ©es, nous fĂ»mes horriblement canonnĂ©s par quinze ou vingt piĂšces de canon placĂ©es sur une hauteur de la rive droite, tirant Ă  plein fouet des boulets et de la mitraille, avec d’autant plus de succĂšs qu’on ne leur ripostait pas. Ce qu’il y avait de mieux Ă  faire, c’était d’accĂ©lĂ©rer le pas, pour se trouver, le plus vite possible, hors d’atteinte des projectiles ; la cavalerie put le faire rapidement, mais nous, ce n’était pas aussi facile. Nous laissĂąmes sur le terrain plus de trente morts, indĂ©pendamment d’une vingtaine de blessĂ©s, dont deux officiers que nous enlevĂąmes. Nous fĂźmes pendant quelque temps le coup de fusil, pour faire Ă©loigner les piĂšces, mais ce fut sans succĂšs. Nous restĂąmes Ă  peu prĂšs un quart d’heure sous les coups de cette incessante canonnade. Le soir, nous avons logĂ© Ă  Riesa, sur les bords de l’Elbe, c’est le premier logement que nous faisions depuis le 17 aoĂ»t
 8 octobre. – Nous Ă©tions au bivouac, sous les murs de Torgau, sur l’Elbe. Le 9 au matin, le comte de Narbonne, aide de camp de l’Empereur, et gouverneur de Torgau vint nous passer en revue et nous pria de le dĂ©gager un peu. Il y eut alors un combat, qu’on pourrait considĂ©rer comme une petite bataille en miniature, entre les glacis de la place et les blockhaus construits par les troupes du blocus. Trop faible pour tenir la campagne, l’ennemi chercha Ă  nous attirer vers ses retranchements pour nous accabler de sa grosse artillerie, mais, Ă  notre tour, nous n’étions pas assez nombreux pour tenter l’attaque de ces nombreuses positions aussi bien armĂ©es ; en sorte que la journĂ©e se passa en dĂ©monstrations de part et d’autre sans engagement trĂšs vif. Toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, furent en action, sans Ă©prouver beaucoup de pertes. Ma compagnie jouait le rĂŽle d’éclaireurs. Mais l’entreprise Ă©tait au dessus de nos forces. Le 12 octobre, nous sommes passĂ©s sur la rive droite de l’Elbe Ă  Vittemberg, et je commençai l’affaire sur l’ordre du gĂ©nĂ©ral Chastel, commandant une brigade de cavalerie du corps d’armĂ©e du gĂ©nĂ©ral Regnier. Ce combat combat de Coswick fut heureux et brillant. On y prit beaucoup de prisonniers, de bagages, et l’on fit un grand chemin en courant, car l’ennemi fut mis en dĂ©route dĂšs le commencement de l’affaire. Nous avons bivouaquĂ© Ă  deux lieues en avant du champ de bataille. Nous Ă©tions trĂšs fatiguĂ©s, parce que nous avions voulu rivaliser de vitesse avec la cavalerie. Le 13, nous avons poursuivi l’ennemi jusqu’en face d’Ackern. Il y eut dans la journĂ©e plusieurs charges de cavalerie trĂšs heureuses sur l’arriĂšre-garde ennemie. Nous allions Ă  marche forcĂ©e. Dans la journĂ©e, nous fĂźmes halte dans la jolie petite ville de Roslau. Pour avoir un bon dĂ©jeuner, mes camarades dirent au propriĂ©taire de la maison oĂč nous Ă©tions entrĂ©s militairement, que j’étais gĂ©nĂ©ral et qu’eux Ă©taient mon Ă©tat-major. Je devais cet honneur Ă  un large galon d’or que j’avais Ă  mon pantalon, et Ă  un manteau Ă  collet qui cachait mes Ă©paulettes. Dans la soirĂ©e, une terrible canonnade nous enleva plusieurs hommes. La nuit arrivĂ©e, nous revĂźnmes Ă  marche forcĂ©e coucher Ă  Coswick. Il Ă©tait quatre heures du matin. Le 14, dans la matinĂ©e, nous repassĂąmes l’Elbe Ă  Vittemberg, et fĂ»mes Ă©tablir notre bivouac prĂšs de Daben, petite ville. Nous marchions fort vite, les cosaques nous entouraient et s’ouvraient pour nous laisser passer. Ils nous enlevĂšrent beaucoup de traĂźnards. Le 15, nous avons bivouaquĂ© prĂšs de Leipsick. MĂȘme accĂ©lĂ©ration de marche que la veille, et mĂȘme entourage de cosaques. AprĂšs nous, le passage Ă©tait fermĂ©, et toute communication avec les derriĂšres interceptĂ©e. LE DÉSASTRE DE LEIPSICK 16 octobre. – Bataille de Wackau – Dans les premiĂšres heures de la matinĂ©e, nous traversĂąmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville Ă  notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, oĂč nous avions l’ordre de nous rendre. À peine y Ă©tions-nous arrivĂ©s que les mille canons qui Ă©taient en batterie Ă©clatĂšrent en mĂȘme temps. Toutes les armĂ©es du nord de l’Europe s’étaient donnĂ© rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick. Un gĂ©nĂ©ral du 11Ăšme corps d’armĂ©e nous donna l’ordre de nous porter en avant, vers un bois assez Ă©tendu, et d’en dĂ©loger l’ennemi. Nous nous trouvions Ă  l’extrĂȘme gauche de l’armĂ©e. Le bois fut attaquĂ© par les six compagnies, en six endroits diffĂ©rents ; par mon rang de bataille, je me trouvai le plus Ă©loignĂ©. EntrĂ© de suite en tirailleurs, je dĂ©busquai assez vivement les Croates autrichiens que j’y rencontrai, mais Ă  mesure que j’avançais, je trouvais plus de rĂ©sistance, et quand mon feu Ă©tait vif, on criait trĂšs distinctement Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois Ă©tait trĂšs Ă©pais ; c’était un taillis fourrĂ© oĂč l’on ne distinguait rien Ă  dix pas. Ne sachant plus Ă  qui j’avais affaire, ne comprenant rien Ă  cette dĂ©fense de faire feu, et criblĂ© en mĂȘme temps de balles, j’avançais seul, avec quelque prĂ©caution, vers le lieu d’oĂč partaient ces voix françaises ; je vis derriĂšre un massif un bataillon de Croates, qui fit feu sur moi. Mais j’avais eu le temps de me jeter Ă  plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai Ă  mes voltigeurs d’avancer, et une fois entourĂ© par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus s’occuper des cris Ne tirez pas ! » car il Ă©tait visible que c’était nos soldats prisonniers qu’on obligeait Ă  parler ainsi. Cependant une fois on m’appela par mon nom en criant À moi, BarrĂšs, Ă  mon secours ! » Nous accĂ©lĂ©rĂąmes le pas, et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates. Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine d’ennemis, qui fuyaient Ă  toutes jambes Ă  travers une plaine qui se prĂ©senta Ă  nous aprĂšs cette Ă©paisse broussaille. Point d’ennemis Ă  notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite l’enfer dĂ©chaĂźnĂ© tous les efforts et tous les effets d’une grande bataille. AprĂšs avoir ralliĂ© tous mes voltigeurs, je marchai sur le village de Klein-Possna, occupĂ© par des Autrichiens et des cosaques, qui se retirĂšrent aprĂšs une fusillade de moins d’un quart d’heure. Enhardi par ce succĂšs, je dĂ©passai le village, Ă  la suite de ceux que je venais d’en faire sortir, et vis de l’autre cĂŽtĂ©, sur la lisiĂšre d’un bois, pas mal d’ennemis. Je fus obligĂ© de m’arrĂȘter et de me tenir sur la dĂ©fensive. Je fis alors fouiller le village par quelques hommes, pour faire des vivres, et j’attendis la nuit, qui approchait, pour me retirer. Mes hommes rentrĂ©s, je marchai par ma droite vers le point oĂč l’on se battait et m’installai Ă  l’entrĂ©e du village, dans un prĂ© clos de haies, Ă  l’embranchement de deux chemins. J’avais choisi ce lieu, parce qu’il me mettait Ă  l’abri d’une surprise de nuit, et je pensais que le bataillon viendrait peut-ĂȘtre dans cette direction. Depuis le matin, je ne savais pas oĂč il pouvait ĂȘtre. J’avais combattu toute la journĂ©e isolĂ©ment et pour mon compte, sans avoir vu un seul chef. Avant que la nuit fĂ»t tout Ă  fait venue, le gĂ©nĂ©ral de division GĂ©rard, du 15Ăšme corps, vint Ă  mon bivouac. Je lui rendis compte de ce que j’avais fait, et des motifs qui m’avaient fait prendre cette position. Il m’approuva, et me dit d’y rester. Je lui demandai le rĂ©sultat de la bataille. Il me rĂ©pondit Vous voyez que nous sommes vainqueurs ici ; je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. » Cette journĂ©e m’avait coĂ»tĂ© huit hommes blessĂ©s, dont un officier. Je fondais tous les jours. La nuit venue, la cavalerie de cette partie de l’armĂ©e vint occuper le village que j’avais pris. Quelques heures aprĂšs, lorsque le calme le plus parfait semblait rĂ©gner dans les deux armĂ©es, une vive canonnade se fit entendre et porta l’effroi chez des hommes se reposant avec douceur des dures fatigues de la journĂ©e. Brusquement Ă©veillĂ©s par le bruit et par un obus qui me brisa trois fusils, les hommes, transis de froid et sous le coup d’une impression aussi inattendue, coururent Ă  leur armes. De son cĂŽtĂ©, la cavalerie en fit autant, en sorte que cette nuit, que l’on avait tant dĂ©sirĂ©e, se passa dans les alarmes et les dangers. Cela n’eut pas de suites, mais les hommes et les chevaux avaient perdu ce sommeil rĂ©parateur si nĂ©cessaire dans de semblables circonstances. C’était sans doute un dĂ©serteur, ou un prisonnier de guerre d’un esprit faible, qui avait indiquĂ© le village oĂč s’était retirĂ©e notre cavalerie. En envoyant des obus, l’ennemi voulait l’incendier et faire pĂ©rir nos chevaux dans les flammes. DĂšs le point du jour, j’envoyai des sous-officiers sur les derriĂšres pour chercher le bataillon, mais ils ne le trouvĂšrent pas. Plus tard je vis passer le gĂ©nĂ©ral Reisat Ă  la tĂȘte de sa brigade de cavalerie. Je lui demandai des nouvelles du bataillon. Il ne put m’en donner. Je lui exposai mon embarras et mes inquiĂ©tudes sur le compte de mes camarades ; il me dit Venez avec moi. – Merci, mon gĂ©nĂ©ral, si la bataille recommençait pendant que je serais dans la plaine, je serais broyĂ© entre tant de chevaux. Je me tirerai mieux d’affaire, avec mes quarante hommes isolĂ©s. » Il rit de mon observation et l’approuva. Enfin, dans la journĂ©e, j’appris que le bataillon Ă©tait Ă  Holzhausen depuis la veille au soir. Je m’y rendis ; on fut bien surpris de me revoir, car on nous croyait tous prisonniers. La journĂ©e se passa en concentration de troupes et dispositions prĂ©paratoires pour la bataille du lendemain, qui devait dĂ©cider la question restĂ©e indĂ©cise la veille. 18 octobre. – La matinĂ©e de cette journĂ©e, fatale Ă  nos armes, fut calme. PrĂšs de 300 000 hommes sur le point de s’entr’égorger attendaient sous les armes que le signal fĂ»t donnĂ©. Avant que l’action s’engageĂąt, le major Fabre, notre chef de bataillon, promu Ă  ce grade depuis moins d’un mois mais restĂ© Ă  notre tĂȘte jusqu’à ce qu’un chef de bataillon fĂ»t venu le remplacer, rĂ©unit les officiers pour leur demander s’il n’était pas plus convenable d’aller combattre dans les rangs du 6Ăšme corps, auquel nous appartenions et oĂč nous Ă©tions connus des gĂ©nĂ©raux, que de rester au 11Ăšme, auquel nous nous trouvions attachĂ©s sans savoir pourquoi, et oĂč personne ne faisait attention Ă  nous. Tous les officiers furent de cet avis, et nous quittĂąmes aussitĂŽt cette partie du champ de bataille, pour nous porter de l’autre cĂŽtĂ© de la Parthe, sur la route de Duben, par oĂč nous Ă©tions arrivĂ©s le 16 au matin et oĂč se trouvait le 6Ăšme corps. Dans cette marche, nous trouvĂąmes la garde impĂ©riale qui Ă©tait en rĂ©serve, prĂȘte Ă  se porter partout oĂč sa prĂ©sence deviendrait nĂ©cessaire. ArrivĂ©s Ă  ce point, la bataille commença. Le cercle du combat s’était rĂ©trĂ©ci ; nous Ă©tions dans un centre de feu, car partout, sur tous les points, dans toutes les directions, on se battait. Au passage de la Parthe, l’armĂ©e saxonne passa Ă  l’ennemi sous nos yeux. Ceux des Saxons qui se trouvaient de ce cĂŽtĂ©-ci de la riviĂšre ne purent exĂ©cuter assez tĂŽt leur mouvement de dĂ©sertion. Ils furent arrĂȘtĂ©s et envoyĂ©s sur les derriĂšres. Un marĂ©chal des logis d’artillerie, traversant nos rangs Ă  la suite de sa batterie, criait Ă  tue-tĂȘte Paris, Paris ! » Un sergent du bataillon, indignĂ© comme toute l’armĂ©e de cette lĂąche dĂ©sertion et de son insolence, lui rĂ©pondit Dresde, Dresde ! » et l’étendit mort Ă  ses pieds d’un coup de fusil. Peu de minutes aprĂšs, nous arrivĂąmes sur le terrain oĂč se trouvait le dĂ©bris du 6Ăšme corps, qui avait Ă©tĂ© anĂ©anti le 16. Il Ă©tait dans le beau village de Schönefeld, luttant corps Ă  corps avec les SuĂ©dois, au milieu des flammes et des dĂ©combres. La 1Ăšre division, dont nous faisions partie, Ă©tait Ă  droite, hors du village, contenant l’artillerie, qui foudroyait les masses ennemies, Ă  mesure que celles-ci approchaient pour tourner le village et nous jeter dans la Parthe. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans nous virent arriver avec plaisir, car notre bataillon, tout faible qu’il Ă©tait, Ă©tait encore plus fort que ce qui restait de cette belle division, forte de plus de 8 000 hommes Ă  la reprise des hostilitĂ©s. DĂšs notre arrivĂ©e, notre mince colonne fut sillonnĂ©e par les boulets ennemis. Les officiers et les soldats tombaient, comme les Ă©pis sous la faux du moissonneur. Les boulets traversaient nos rangs, du premier jusqu’au dernier, et enlevaient chaque fois trente hommes au moins, quand ils prenaient la colonne en plein. Les officiers qui restaient ne faisaient qu’aller de la droite Ă  la gauche de leur peloton, pour faire serrer les rangs vers la droite, tirer les morts et les blessĂ©s hors des rangs et empĂȘcher les hommes de se pelotonner et de tourbillonner sur eux. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans ayant Ă©tĂ© blessĂ©s, nous passĂąmes sous les ordres du marĂ©chal Ney, qui vint nous encourager Ă  tenir bon. Enfin, aprĂšs plusieurs heures de cette formidable canonnade, nous fĂ»mes contraints de nous retirer, quand Schönefeld eut Ă©tĂ© enlevĂ©, et notre gauche prise Ă  revers par les troupes qui venaient de s’emparer du faubourg de Halle. Notre retraite se fit en bon ordre, sous la protection de la grosse artillerie de rĂ©serve, qui arrĂȘta court l’armĂ©e de Bernadotte, ancien marĂ©chal français, prince royal de SuĂšde. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur la rive droite de la Parthe, oĂč nous passĂąmes la nuit. Elle fut triste, pĂ©nible, cruelle ! La douleur d’avoir perdu un grande et sanglante bataille, l’effrayante perspective d’un lendemain qui serait peut-ĂȘtre plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la dĂ©fection de nos lĂąches alliĂ©s, les cris de nos malheureux blessĂ©s, enfin les privations de toute espĂšce qui nous accablaient depuis quelques jours tous ces maux et ces causes rĂ©unis me firent faire de bien amĂšres rĂ©flexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdĂźmes, dans cette dĂ©sastreuse journĂ©e, la plus meurtriĂšre qui ait eu lieu jusqu’alors, la majoritĂ© des officiers et plus de la moitiĂ© de nos soldats. Il ne me restait pas vingt hommes, sur plus de deux cents qui avaient rĂ©pondu Ă  l’appel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps d’armĂ©e n’existait plus que de nom. Plus des deux tiers des gĂ©nĂ©raux avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s. 19 octobre. – Au jour, nous reçûmes l’ordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait s’opĂ©rer par corps d’armĂ©e et Ă  des heures fixĂ©es. ArrivĂ©s sur les boulevards, qui Ă©taient encombrĂ©s de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pĂ»mes pĂ©nĂ©trer plus avant, tant le dĂ©sordre, le pĂȘle-mĂȘle Ă©taient complets. Notre gĂ©nĂ©ral de brigade nous fit entrer dans un enclos, pour attendre le moment favorable de passer l’unique pont par oĂč nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de l’armĂ©e. Pendant ce temps lĂ , l’armĂ©e ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impĂ©tueuse par le faubourg de Halle, afin de s’emparer du pont, la seule retraite de l’armĂ©e, faisait des progrĂšs ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards. Je ne pourrais dire comment il se fit qu’en allant d’un point Ă  un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entourĂ© d’ennemis et prĂšs d’ĂȘtre saisi. Je m’esquivai par la porte d’un jardin, et aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de l’armĂ©e dans la plus complĂšte dĂ©route. Je suivis le mouvement, sans savoir oĂč j’allais, je passai le pont qui Ă©tait fermĂ© Ă  l’entrĂ©e par un des battants de la grille en fer, et encombrĂ© de cadavres qu’on foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de l’autre cĂŽtĂ©, portĂ© par la masse des hommes qui se sauvaient. C’était une confusion qui faisait saigner le cƓur. Une fois sur l’autre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, Ă©tait sans soldats ; qui, comme moi, ne savait pas ce qu’était devenu le bataillon. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur le cĂŽtĂ© droit de la route, pour l’attendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense dĂ©sastre. Moins de cinq minutes aprĂšs nous ĂȘtre couchĂ©s sur l’herbe, car nous Ă©tions trop fatiguĂ©s, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fĂ»mes couverts de ses dĂ©bris. C’était le dĂ©nouement de cette lugubre tragĂ©die qui avait commencĂ© le 17 aoĂ»t. Alors nous nous acheminĂąmes vers Langenau, oĂč finissait cette chaussĂ©e Ă©troite, construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondĂ©es par l’Elster et ses affluents. Le dĂ©sordre y Ă©tait aussi grand que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette Ă©troite route, nous trouvĂąmes l’Empereur dans la plaine, Ă  cheval c’est la derniĂšre fois que je l’ai vu, disant aux officiers qui passaient prĂšs de lui Ralliez vos soldats ! » Des poteaux, oĂč Ă©taient Ă©crits en gros caractĂšres les numĂ©ros des corps d’armĂ©e, indiquaient les chemins qu’on devait prendre. ArrivĂ©s Ă  Markrunstedt, nous trouvĂąmes le bataillon, qui avait passĂ© le pont avant nous. Cette rencontre inopinĂ©e me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique, qui avait sauvĂ© mon cheval et mon portemanteau. Enfin un voltigeur, qui avait trouvĂ© un cheval abandonnĂ© sur les boulevards de la ville et qui l’avait pris, me l’offrit, moyennant une petite indemnitĂ©. Ce beau cheval appartenait Ă  un commissaire des guerres, d’aprĂšs le contenu de son portemanteau, qui Ă©tait trĂšs bien garni d’effets. Je les distribuai Ă  ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette Ă©pouvantable dĂ©route. Les papiers furent conservĂ©s en cas de rĂ©clamation ; je les mis dans les fontes. Nous passĂąmes une partie de la nuit sur l’emplacement oĂč je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, l’ordre fut donnĂ© de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels. 20 octobre. – PassĂ© Ă  Lutzen et sur une portion de ce cĂ©lĂšbre champ de bataille que, prĂšs de sept mois auparavant, nous avions illustrĂ© par une brillante victoire. Les temps Ă©taient bien changĂ©s. Nous passĂąmes la Saale Ă  Weissenfels, et nous bivouaquĂąmes sur la rive gauche, prĂšs de la ville. Dans la matinĂ©e, Ă©tant sur mon cheval de la veille, je fus accostĂ© par son propriĂ©taire qui le rĂ©clama. Je lui fis observer que l’ayant abandonnĂ© il avait perdu tous ses droits Ă  sa possession. AprĂšs bien des pourparlers, il me demanda son portemanteau je lui dis l’usage que j’en avais fait et je lui remis ses papiers. Le soir, au bivouac, un caporal de ma compagnie, gravement blessĂ© au pied, me pria, les larmes aux yeux, de lui donner ce cheval pour le porter Ă  Mayence. Pour sauver ce malheureux soldat, qui avait bien fait son devoir pendant la campagne, je le lui donnai, Ă  condition qu’il me le remettrait Ă  Mayence. Je me condamnai Ă  faire la route Ă  pied pour lui ĂȘtre utile. Ayant passĂ© l’Unstrut Ă  Freybourg, non loin de Roosbach, sur un pont battu par l’artillerie ennemie, BarrĂšs est envoyĂ© Ă  Erfurt pour prendre des effets d’habillement. Cependant, la retraite se poursuit, aggravĂ©e par le froid et la faim. Le 27 octobre, Ă  Vach, la terre Ă©tait couverte de neige. N’ayant ni bois pour nous chauffer, ni paille pour nous reposer, je m’étais rĂ©fugiĂ©, la nuit, dans une Ă©glise. Au matin, mon fidĂšle domestique vint me dire d’arriver de suite pour manger un peu de soupe qu’il avait prĂ©parĂ©e. C’était une bonne fortune, car depuis plusieurs jours, je n’avais pas mĂȘme de pommes de terre. En approchant du feu oĂč il avait passĂ© la nuit, je le vis qui pleurait de dĂ©sespoir et de colĂšre. Pendant le peu de temps qu’il avait mis pour venir me prĂ©venir, on lui avait volĂ© son pot et les seules provisions qu’il avait pu se procurer en courant une partie de la nuit pour les trouver. Son chagrin me toucha, car c’était par intĂ©rĂȘt pour moi qu’il Ă©tait si dĂ©solĂ©. Dans la matinĂ©e du 30, je fus tĂ©moin d’un Ă©vĂ©nement qui m’affecta bien douloureusement. ArrĂȘtĂ© un instant dans un village entre Auttenau et Hanau, par suite d’embarras, ce qui nous arrivait souvent, un pauvre soldat blessĂ© au cĂŽtĂ© sortit un instant, par une nĂ©cessitĂ©, de la maison oĂč il s’était rĂ©fugiĂ© pour se guĂ©rir. En rentrant dans le logis, il fut accrochĂ© par un panier qui se trouvait sur un cheval qui passait. Il fut atteint Ă  l’endroit de sa blessure qui se rouvrit, poussa un cri de douleur, monta au second oĂč il Ă©tait logĂ© et se jeta par la fenĂȘtre sur la route, oĂč il vint tomber Ă  quelques pieds de moi et oĂč il fut tuĂ© raide sur le coup. Quelques soldats de ma compagnie, ayant aperçu un paysan, qui s’approcha de la fenĂȘtre quand le malheureux soldat s’y Ă©tait prĂ©cipitĂ©, criĂšrent de suite que c’était le paysan qui l’avait jetĂ©. C’était absurde, mais le malheur empĂȘche de raisonner. On saisit l’infortunĂ© paysan, et on le fusilla Ă  cent pas plus loin, hors du village. J’eus beau le dĂ©fendre et expliquer comment cela avait du se passer, je ne fus pas Ă©coutĂ©. L’officier d’état-major qui avait pris cette affaire en main voulut avoir raison, Ă  lui seul. Il commit un crime au lieu d’un acte de justice. AprĂšs ĂȘtre sorti de ce village, oĂč venait de s’accomplir un suicide et une atroce exĂ©cution, nous entendĂźmes en avant de nous de fortes dĂ©tonations de canon qui, par leur intensitĂ© et leur prolongation, nous annoncĂšrent que l’ennemi nous avait devancĂ©s, et cherchait Ă  nous barrer le passage, comme il l’avait dĂ©jĂ  tentĂ© deux ou trois fois, mais sans succĂšs, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers d’état-major, envoyĂ©s sur les derriĂšres pour accĂ©lĂ©rer la marche des troupes, nous apprirent que c’était l’armĂ©e bavaroise qui Ă©tait arrivĂ©e en poste et nous disputait le passage Ă  la hauteur de Hanau. On ne marchait plus, on courait. Avant d’arriver sur le terrain oĂč se livrait la bataille, nous fĂ»mes canonnĂ©s par des piĂšces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyĂ© avec mes voltigeurs, pour les obliger Ă  s’éloigner de cette rive. Mes hommes s’étant embusquĂ©s derriĂšre les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci aprĂšs quelques dĂ©charges se sauvĂšrent plus vite qu’ils Ă©taient venus. Les dĂ©bris du 6Ăšme corps se formĂšrent en colonne d’attaque et, marchant au pas de charge et Ă  la baĂŻonnette le long de la rive droite de la Kinzig, ils concoururent, avec les autres troupes dĂ©jĂ  engagĂ©es, Ă  jeter les perfides Bavarois dans cette riviĂšre, et Ă  rĂ©tablir les communications interceptĂ©es depuis quarante-huit heures. Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon qu’ils reçurent dans cette chaude journĂ©e. Leurs pertes furent considĂ©rables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, qu’ils n’évacuĂšrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit Ă©tait close quand la victoire fut complĂšte. 31 octobre. – Nous restĂąmes jusqu’à midi sur le champ de bataille, que nous quittĂąmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit, toute la matinĂ©e, Ă  coups de canon, d’une rive Ă  l’autre de la Kinzig. Dans un moment de relĂąche oĂč la troupe n’était pas sous les armes, je me chauffais prĂšs d’un feu de bivouac, oĂč je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que j’avais trouvĂ© sur le champ de bataille un boulet vint me tirer de mes rĂ©flexions que cette lecture faisait naĂźtre, et m’enlever le frugal dĂ©jeuner que je convoitais avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ce maudit boulet, aprĂšs avoir emportĂ© la tĂȘte d’un chef de bataillon d’artillerie de marine qui Ă©tait appuyĂ© contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, m’enleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le mĂȘme dĂ©sagrĂ©ment et le mĂȘme bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions Ă©tĂ© placĂ©s diffĂ©remment l’un et l’autre, nous Ă©tions coupĂ©s en deux. L’effet de ce boulet donna lieu Ă  une discussion et Ă  un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayĂ© se sauva dans le bois oĂč nous nous trouvions et, Ă©pouvantĂ© de nouveau par quelques boulets qui sifflĂšrent Ă  ses oreilles, on eut mille maux pour l’attraper. Le soldat qui le prit prĂ©tendit que c’était sa propriĂ©tĂ©, que tout ce qu’on prenait sur un champ de bataille Ă©tait de bonne prise. Les officiers du corps se rĂ©unirent immĂ©diatement, sous la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral de brigade, pour dĂ©cider de cette grave question, qui fut tranchĂ©e, aprĂšs des divergences d’opinion, en faveur des hĂ©ritiers du commandant. Pendant qu’on dĂ©libĂ©rait sous la volĂ©e des piĂšces de canon de nos ex-alliĂ©s, mon premier clairon, qui me manquait depuis trois jours, rentra Ă  la compagnie, m’apportant une volaille cuite et un pain pour faire excuser son absence. Je ne voulais pas l’accepter, mais mes officiers, qui n’avaient pas autant de motifs d’ĂȘtre sĂ©vĂšres, m’engagĂšrent Ă  fermer les yeux sur quelques actes d’indiscipline de cette nature, vu la faiblesse de leurs estomacs
 Cette considĂ©ration me fit ranger Ă  leur opinion. Mais comme je savais que notre excellent chef, le major Fabre, n’avait pas l’estomac plus garni que nous, je l’invitai Ă  venir en prendre sa part. Celui-ci me fit observer que le gĂ©nĂ©ral Joubert se mourait de faim. Je fus l’engager Ă  manger une aile de volaille, qu’il accepta de grand cƓur. Mais en pensant au plaisir qu’il allait avoir, il se rappela tout Ă  coup que le gĂ©nĂ©ral de division Lagrange, commandant le reste des trois divisions du corps d’armĂ©e, n’avait rien non plus pour dĂ©jeuner ; il me dit d’ĂȘtre bon prince Ă  son Ă©gard et de l’inviter Ă  en prendre sa part. Ainsi nous Ă©tions six affamĂ©s, autour d’une pauvre piĂšce qui n’aurait pas suffi Ă  un seul pour apaiser sa faim dĂ©vorante. Des troupes encore en arriĂšre Ă©tant arrivĂ©es pour nous relever, nous partĂźmes Ă  midi pour Francfort. Un peu plus tard, nous aurions assistĂ© Ă  une autre bataille qui commença peu de temps aprĂšs notre dĂ©part. Cette nouvelle attaque, trĂšs chaude, mais moins meurtriĂšre que celle de la veille, n’eut pas le mĂȘme rĂ©sultat. Les Bavarois furent refoulĂ©s dans la ville ou jetĂ©s dans la Kinzig. Notre marche sur Francfort fut difficile. La route encombrĂ©e de traĂźnards, de blessĂ©s, de malades, de voitures de toute espĂšce, horriblement mauvaise par suite du dĂ©gel, de la pluie et de la fonte des neiges, Ă©tait peu favorable Ă  un prompt Ă©coulement. Il Ă©tait nuit, quand nous prĂźmes possession du terrain sur lequel nous devions bivouaquer. Nous Ă©tions dans les vignes, autour et au-dessus de Francfort, dans la boue jusqu’aux genoux, sans feu, sans paille, sans abri et une pluie battante sur le corps. Quelle affreuse nuit ! Quelle faim ! 1er novembre. – Au bivouac autour de Höchet, petite ville au duc de Nassau, oĂč je passais pour la quatriĂšme fois. Il y avait eu beaucoup de dĂ©sordre au passage du pont de la Nidda, riviĂšre qui coula prĂšs de cette ville, mais cette nuit fut moins dĂ©sagrĂ©able que la prĂ©cĂ©dente. Nous eĂ»mes au moins un abri, des vivres et surtout de l’excellent vin du Rhin pour nous rĂ©chauffer et nous rĂ©conforter. Ce soir lĂ , je fus accostĂ© par notre officier-payeur que nous n’avions pas vu depuis longtemps. Il me raconta, les larmes aux yeux, que la veille de la bataille de Hanau, lui, le sergent vaguemestre, les hommes d’escorte, la caisse, la comptabilitĂ© et la caisse d’ambulance avaient Ă©tĂ© pris par les Bavarois, mais que dans la nuit il Ă©tait parvenu Ă  s’évader de leurs mains. Il me priait de prĂ©venir le major de ce malheur, et de lui Ă©pargner les premiers mouvements de sa colĂšre. Une fois Ă©tabli sur la position oĂč nous devions passer la nuit, je fus rendre compte de la nouvelle fĂącheuse que je venais d’apprendre. Le major entra dans une grande colĂšre, mais quand je lui eus expliquĂ© les moyens Ă  employer pour rĂ©parer ce malheur, et mettre sa responsabilitĂ© Ă  couvert ; quand je lui eus dit que je me chargeais de toutes les Ă©critures et des dĂ©marches Ă  faire pour y parvenir, il se radoucit. Je fis venir alors le jeune officier, Ă  qui il pardonna. Mais aprĂšs cette explication, je lui dis d’aller de suite voir le gĂ©nĂ©ral Joubert, pour lui en rendre compte et se faire dĂ©livrer un certificat qui constatĂąt que c’était par suite des Ă©vĂ©nements militaires de la retraite que la caisse avait Ă©tĂ© perdue. 2 novembre. – Enfin, aprĂšs dix-sept jours de fatigues, de combats, de privations de tout genre, d’émotions et de dangers de toute nature, nous atteignons les bords tant dĂ©sirĂ©s du Rhin, de ce majestueux fleuve qui allait, au moins pour quelques jours, mettre un terme Ă  nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac prĂšs des glacis de Cassel. Retracer les dĂ©sastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais dĂ©route, ce serait Ă©crire le tableau le plus douloureux de nos revers. AprĂšs les malheurs de Leipsick, on ne prit, ou ne put prendre, aucune mesure sĂ©rieuse pour rallier les soldats et rĂ©tablir l’ordre et la discipline dans l’armĂ©e. On marchait Ă  volontĂ©, confondus, poussĂ©s, Ă©crasĂ©s sans pitiĂ©, abandonnĂ©s sans secours, sans qu’une main amie vĂźnt vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indiffĂ©rents aux souffrances physiques ; la misĂšre rendait Ă©goĂŻstes des hommes bons et gĂ©nĂ©reux ; le moi personnel Ă©tait tout ; la charitĂ© chrĂ©tienne, l’humanitĂ© envers ses semblables n’étaient plus que des mots. Nous arrivĂąmes sur les bords du Rhin, comme nous Ă©tions partis des bords de l’Elster en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des dĂ©bris de notre armĂ©e. À chaque pas que nous faisions, nous laissions derriĂšre nous des cadavres d’hommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. C’était un spectacle horrible, qui navrait de douleur. À tous ces maux rĂ©unis, il vint s’en joindre d’autres qui augmentĂšrent encore notre triste situation. Le typhus Ă©clata dans nos rangs dĂ©sorganisĂ©s, d’une maniĂšre effrayante. Ainsi on peut dire qu’en partant de Leipsick, nous fĂ»mes accompagnĂ©s par tous les flĂ©aux qui dĂ©vorent les armĂ©es. J’eus le plaisir d’ĂȘtre rejoint Ă  mon bivouac par plusieurs voltigeurs guĂ©ris de leurs blessures, et entre autres par le caporal Ă  qui j’avais donnĂ© mon cheval pour le porter. Il allait mieux, sans ĂȘtre toutefois guĂ©ri. Je me trouvai avoir en peu d’instant sept chevaux, que les voltigeurs blessĂ©s me donnĂšrent. Mais comme ne n’avais pas le moyen de les nourrir, je les donnai Ă  mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin. 3 novembre. – Passage du Rhin Ă  Mayence. On nous envoie en cantonnement Ă  Dexheim, village situĂ© prĂšs d’Oppenheim, en remontant la rive gauche du Rhin. Notre envoi dans des villages, pour nous reposer, fut accueilli avec joie. C’était nĂ©cessaire ; nous Ă©tions Ă©puisĂ©s par la marche et les privations de toute espĂšce. Toujours au bivouac, dans la neige ou dans la boue, depuis prĂšs d’un mois, n’ayant eu pour vivre que les dĂ©goĂ»tants restes de ceux qui nous prĂ©cĂ©daient sur cette route de douleur, il n’était pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir Ă  apaiser ma faim, malgrĂ© les cinq ou six repas que je faisais par jour, lĂ©gers Ă  la vĂ©ritĂ© pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire. J’étais restĂ© de l’autre cĂŽtĂ© du Rhin sept mois. 9 novembre 1813. – Avant que nous fussions envoyĂ©s Ă  Mayence pour y tenir garnison, le prince de NeufchĂątel rĂ©unit notre corps d’armĂ©e dans une plaine, sur les bords du Rhin, au-dessous d’Oppenheim, pour ĂȘtre rĂ©organisĂ© et pourvu des officiers qui lui manquaient. Nous fĂźmes nos adieux au bataillon du 86Ăšme, avec qui nous avions fait toute la campagne et qui, plus malheureux que nous encore, avait Ă©tĂ© presque entiĂšrement dĂ©truit, le 16 octobre, Ă  Leipsick. En arrivant Ă  Mayence, nous trouvĂąmes sur la place d’armes le 4Ăšme bataillon, qui venait d’avoir une chaude affaire sur les hauteurs de Hocheim, pour son dĂ©but, et avait Ă©prouvĂ© quelques pertes d’hommes. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes notre rĂ©union par un bon dĂźner, qui leur fit oublier les Ă©motions de la journĂ©e. En ce temps lĂ , je fus envoyĂ© Ă  Oppenheim et logĂ© chez un propriĂ©taire aisĂ©, grand amateur des vins de son pays, qu’il mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux. Aussi m’en faisait-il boire d’excellents Ă  tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui ĂȘtre agrĂ©able, me l’ayant demandĂ© avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualitĂ©, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, pĂšre d’une nombreuse et aimable famille, descendait d’une famille française, expatriĂ©e pour cause de religion, lors de la rĂ©vocation de l’Édit de Nantes. Il Ă©tait Français de cƓur, et se proposait de quitter le pays, s’il redevenait Allemand. Le 28 dĂ©cembre, les deux bataillons reçurent l’ordre de remonter jusqu’en face de Mannheim pour surveiller le Rhin, sur les deux rives. Et moi je dus aller pour service Ă  Mayence. Le 31, pour rejoindre le rĂ©giment, j’étais en route sur mon bon cheval de prise, quand je rencontrai le gĂ©nĂ©ral Merlin, qui allait rejoindre Strasbourg. Il me demanda Ă  l’acheter, je consentis Ă  le lui cĂ©der moyennant 300 francs, qu’il me paya sur le champ. Peu aprĂšs, c’était au sortir de Worms, je rencontrai mon chef de bataillon, le commandant D
, qui se plaignait d’un rhumatisme aigu. Ce qui me chagrine, me dit-il, c’est que je voudrais partir pour Paris, et je n’ai pas le sou pour faire ce voyage. – Si ce n’est que cela qui vous inquiĂšte, je puis vous dĂ©barrasser de cet ennui. VoilĂ  300 francs en or, vous me les remettrez quand vous pourrez. » Il accepta, et continua sa route. Plus fin et plus ambitieux que tous les officiers du bataillon, il voyait que nous ne tarderions pas Ă  ĂȘtre bloquĂ©s dans Mayence, oĂč il n’y avait pas d’avancement Ă  espĂ©rer, et peut-ĂȘtre Ă©tait-il dĂ©jĂ  dans la confidence des trames prĂ©parĂ©es pour le retour des Bourbons. J’arrivai Ă  Ogersheim, le dernier soir de dĂ©cembre, comme un dĂ©tachement de cent hommes commandĂ©s par un capitaine de mes amis, ayant sous ses ordres trois officiers, partait pour tenir garnison dans une redoute Ă©levĂ©e en face de Mannheim pour dĂ©fendre le passage du Rhin en cet endroit. On lui donna la consigne de ne point entrer en pourparlers, pour aucune espĂšce de capitulation. Il fallait vaincre ou mourir. Absurde alternative, pour si peu de dĂ©fenseurs. Vers la fin de cette nuit, du 31 dĂ©cembre au 1er janvier 1814, une forte canonnade nous annonça que sa redoute Ă©tait attaquĂ©e et que l’armĂ©e prussienne, sous les ordres de BlĂŒcher, exĂ©cutait le passage du Rhin. Nous prĂźmes de suite les armes et marchĂąmes au canon. Mais dĂ©jĂ  la redoute Ă©tait enveloppĂ©e, vivement attaquĂ©e, et la plaine couverte d’éclaireurs ennemis. Ceux-ci, nous les repoussĂąmes sans peine, mais bientĂŽt nous nous trouvĂąmes en face de forces si supĂ©rieures que, pour ne pas ĂȘtre coupĂ©s de Mayence, oĂč nous avions ordre de rentrer, nous nous retirĂąmes en bon ordre et tenant toujours tĂȘte Ă  l’ennemi, sur Franckhal et Worms, oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. La redoute se dĂ©fendit trois heures, et finit par ĂȘtre prise d’assaut. Heureusement que ce qui restait de dĂ©fenseurs fut Ă©pargnĂ©. Bien plus, le roi de Prusse, qui se trouvait Ă  Mannheim, fit rendre aux officiers leurs Ă©pĂ©es, et les habitants s’empressĂšrent de rhabiller les soldats qui arrivaient nus dans cette ville. C’était un hommage qu’on rendait Ă  leur belle conduite, qui trouva mĂȘme chez leurs ennemis des sentiments de justice. Les Prussiens avouĂšrent avoir laissĂ© sept cent morts ou blessĂ©s dans les fossĂ©s ; le dĂ©tachement Ă©tait rĂ©duit de moitiĂ©. Cependant nous poursuivions notre retraite sur Mayence, et, la nuit venue, nous Ă©tions installĂ©s dans nos bivouacs, prĂšs de je ne sais quel village, quand le chef de bataillon du 4Ăšme invita quelques officiers, dont j’étais, Ă  venir manger un pĂątĂ© de foie d’oie qu’il venait de recevoir de Strasbourg. Nous Ă©tions autour de la piĂšce, nous la dĂ©vorions des yeux, attendant que ce fĂ»t avec nos bonnes dents, lorsqu’un cri sinistre se fit entendre Aux armes ! aux armes ! C’étaient les vedettes des gardes d’honneur qui arrivaient au grand galop, pour nous annoncer l’approche de l’ennemi. Nous courĂ»mes Ă  nos compagnies, et le commandant, tout en demandant son cheval, disait Ă  son domestique N’oublie pas le pĂątĂ© ! » Il lui fit au moins dix fois cette recommandation, ce qui nous faisait rire malgrĂ© la contrariĂ©tĂ© que nous Ă©prouvions de nous ĂȘtre contentĂ©s de l’avoir vu, car il ne fut plus question de le manger en famille, comme le disait le commandant, pour cĂ©lĂ©brer le renouvellement de l’annĂ©e. Elles furent fameuses, nos Ă©trennes de 1814 ! Nous continuĂąmes notre retraite sur Worms. Le 2 janvier, Ă  notre dĂ©part de Worms, nous eĂ»mes Ă  repousser plusieurs charges de cavalerie, qui ne nous firent aucun mal et oĂč l’ennemi fut assez maltraitĂ©. Ayant marchĂ© toute la journĂ©e, nous arrivĂąmes Ă  Mayence, au milieu de la nuit, avec la cavalerie russe sur les talons. SIÈGE DE MAYENCE Le bivouac commença le 4 janvier et ne finit que le 4 mai. Les deux bataillons du rĂ©giment furent laissĂ©s dans le faubourg de la Weisnau, pour le dĂ©fendre et faire le service de cette partie de la ville. C’est un faubourg sur la route d’Oppenheim, le long du Rhin, au-dessous d’une espĂšce de camp retranchĂ© dont nous avions la garde. Le service Ă©tait rigoureux, surtout les rondes de nuit, qui se renouvelaient souvent, Ă  cause de la dĂ©sertion gĂ©nĂ©rale des soldats hollandais, belges, rhĂ©nans et mĂȘme piĂ©montais. Le froid fut trĂšs dur, cette annĂ©e ; le Rhin gela complĂštement, Ă  pouvoir passer en voiture sur la glace ; on allait Ă  pied au fort de Cassel. Cette circonstance fit encore redoubler la surveillance des postes, car l’ennemi pouvait en profiter et achever la dĂ©fection commencĂ©e. Pendant les deux mois que nous restĂąmes dans ce faubourg, nous eĂ»mes quelques combats Ă  soutenir contre les troupes du blocus, qui Ă©taient peu dangereuses, car c’étaient en gĂ©nĂ©ral des conscrits levĂ©s de la veille ; mais nous Ă©tions si faibles, si accablĂ©s par la fiĂšvre typhoĂŻde, que nous ne valions guĂšre mieux que les assiĂ©geants. Une grande calamitĂ© avait frappĂ© notre malheureuse garnison et les habitants de la ville. Pendant plus de deux mois, la mort sĂ©vit avec tant de violence qu’on ne pouvait pas suffire Ă  enlever les victimes de cette horrible maladie. Les pestes d’Asie, la fiĂšvre jaune des colonies ne firent pas autant de dĂ©gĂąts que le typhus dans Mayence. On estime qu’il mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusqu’à 1 500 cadavres, qu’on brĂ»lait avec de la chaux. Nous perdĂźmes nos trois chirurgiens, trois officiers de voltigeurs, cinq ou six autres des compagnies du centre et la moitiĂ© de nos soldats. C’est ainsi que nous fĂ»mes plus faibles Ă  notre dĂ©part de Mayence que lorsque nous avions passĂ© le Rhin au retour de Leipsick, malgrĂ© les nombreuses recrues reçues avant le blocus. Le prĂ©fet, le fameux Jean Bon Saint-AndrĂ©, plusieurs gĂ©nĂ©raux, et beaucoup de personnages haut placĂ©s succombĂšrent. Au retour du beau temps, nous rentrĂąmes en ville, ce qui nous plut trĂšs fort, ayant Ă©tĂ© fort mal, pendant ces deux mois, dans ce faubourg ruinĂ©. Avec mars et la douce chaleur du printemps, revinrent la santĂ©, la gaietĂ© et les dĂ©cevantes espĂ©rances. On forma un Conseil d’administration des convalescents, sous la prĂ©sidence du colonel Follard, qui eut pleins pouvoirs du gĂ©nĂ©ral en chef pour tout accorder dans l’intĂ©rĂȘt des militaires, qui seraient envoyĂ©s au dĂ©pĂŽt des convalescents. J’étais le deuxiĂšme membre et le plus actif, puisque j’étais chargĂ© de l’exĂ©cution de tout ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ© et adoptĂ© dans la sĂ©ance du Conseil, qui se tenait le matin de chaque jour. J’avais plus de quarante officiers sous mes ordres, un pour chaque corps ou portion de corps. Ce Conseil commença ses opĂ©rations le 1er mars, et ne les cessa que vers la fin d’avril, lorsque la maladie eut tout Ă  fait disparue. Il s’assemblait tous les jours, et resta souvent en permanence. Son action sauva bien des malades d’une mort inĂ©vitable. Ma coopĂ©ration y contribua un peu, car, ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais toujours lĂ  pour veiller Ă  l’exĂ©cution des mesures ordonnĂ©es et supplĂ©er aux insuffisances. Les misĂšres du blocus, sous le rapport alimentaire, ne furent pas trĂšs rigoureuses. Si on excepte la viande de boucherie, qui manqua totalement, dĂšs les premiers jours, le pain, les lĂ©gumes secs, les salaisons, furent distribuĂ©s assez rĂ©guliĂšrement et en quantitĂ© suffisante, d’aprĂšs les rĂšgles en usage dans les places assiĂ©gĂ©es. La viande de bƓuf fut remplacĂ©e par celle de cheval. Un de mes officiers, chargĂ© des distributions, ne m’en laissa pas manquer. On donnait aussi un peu de vin, d’eau-de-vie, de la morue, des harengs secs, etc. On pouvait, en payant un peu cher, trouver Ă  dĂźner dans les hĂŽtels, mais quels dĂźners ! MalgrĂ© ces privations et la mortalitĂ© qui Ă©tait effrayante, les cafĂ©s, les théùtres, les concerts, les bals Ă©taient trĂšs suivis. Le spectacle Ă©tait trĂšs bon, malgrĂ© la mort de plusieurs acteurs. J’y allais souvent, pour chasser les prĂ©occupations du moment. Le 11 avril, nous apprĂźmes les Ă©vĂ©nements de Paris, et successivement, tous ceux qui en furent la suite. Cette foudroyante nouvelle nous fut communiquĂ©e officiellement par le gĂ©nĂ©ral SĂ©mĂ©lĂ©, qui avait rĂ©uni Ă  la Weisnau les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, Ă  peu prĂšs, versĂšrent des larmes de rage et de douleur, Ă  la lecture de cette accablante fin de notre hĂ©roĂŻque lutte avec l’Europe entiĂšre. On se retira morne, silencieux, dĂ©vorant intĂ©rieurement les souffrances morales que causaient des Ă©vĂ©nements qui nous avaient semblĂ© ne devoir jamais se rĂ©aliser. Avant d’entrer en ville, je fus accostĂ© par mon chef de bataillon, le commandant D
, qui n’avait pas pu s’éloigner de Mayence, comme il en avait le projet. – Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des bourbons que je croyais tous morts depuis longtemps ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondĂ©es, les acquĂ©reurs de biens nationaux, etc ? – Mon cher capitaine, me rĂ©pondit-il avec vivacitĂ©, vous ressemblez Ă  tous les officiers que nous venons de voir et d’entendre vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que d’aprĂšs les horreurs qu’on a dites d’eux pendant la RĂ©volution, sont des tyrans et des imbĂ©ciles. Rassurez-vous sur l’avenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier qu’on va chasser, s’il ne l’est dĂ©jĂ . Je m’éloignai furieux, aprĂšs lui avoir dit – Vous pensiez diffĂ©remment il y a trois mois. Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays. Le 21 avril, nous arborĂąmes le drapeau blanc et prĂźmes la cocarde de la vieille monarchie. Le mĂȘme jour, les officiers durent remettre individuellement un acte d’adhĂ©sion au nouvel ordre de choses. DĂšs ce moment, les relations avec l’extĂ©rieur furent permises, et les communications avec les ennemis, qu’on appelait nos alliĂ©s, autorisĂ©es. DĂ©jĂ , beaucoup d’officiers gĂ©nĂ©raux et supĂ©rieurs Ă©taient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif aprĂšs la cĂ©rĂ©monie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittĂ©e avec douleur, et la cocarde blanche arborĂ©e avec un serrement de cƓur. La veille de ce jour, avant que l’ordre en fĂ»t donnĂ©, je vis un colonel en second des gardes d’honneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi Tiens, voilĂ  une cocarde blanche ! » Le colonel en colĂšre marcha sur moi, en me disant Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous Ă  dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui rĂ©pondis froidement C’est la premiĂšre que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucĂ© de mon exclamation. Il devint pair de France sous la Restauration. C’était le marquis de Pange. Je l’ai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le dĂ©partement de la Meurthe, et nous riions de ce souvenir. L’ordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg, qui commandait les troupes du blocus, la cĂ©lĂšbre et forte place de Mayence, avec son immense matĂ©riel. Nous en sortĂźmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril, que reportait la France Ă  ses anciennes limites. Que de pertes nous fĂźmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon ! Les derniers jours furent passablement dĂ©sordonnĂ©s. Les soldats, satisfaits de partir et tenant peu Ă  la conservation des choses qu’ils Ă©taient obligĂ©s d’abandonner aux Ă©trangers, commirent beaucoup de dĂ©gĂąts, enlevĂšrent ce qu’ils purent pour le vendre aux juifs, brĂ»lĂšrent la poudre des batteries, pillĂšrent l’arsenal, etc. Les officiers ne firent rien pour arrĂȘter ces dĂ©sordres, parce qu’ils partageaient le mĂ©contentement des soldats, qui Ă©taient indignĂ©s contre les habitants, qui mutilaient les aigles des Ă©tablissements publics ou manifestaient publiquement la joie qu’ils Ă©prouvaient de nous voir partir. J’eus l’occasion de dire Ă  quelques bourgeois que je connaissais Vous voyez notre dĂ©part avec plaisir. Avant un mois vous regretterez notre puissance et nos institutions. » LA PREMIÈRE RESTAURATION LA RENTRÉE EN FRANCE Enfin le jour du dĂ©part, fixĂ© au 4 mai, arriva. Le 4Ăšme corps d’armĂ©e, fort de 15 000 hommes, sortit en bon ordre, emmenant deux piĂšces de canon par 1000 hommes, et prit la route de France. À Spire, le 5 mai, nous demandĂąmes la permission au major, trois capitaines et moi, de partir en avant pour aller visiter Mannheim, et de voyager pour notre compte jusqu’au sĂ©jour. Nous avions un si grand besoin d’air, de libertĂ©, d’indĂ©pendance qu’il semblait que tout cela nous manquĂąt, mĂȘme en plein champ. Nous prĂźmes Ă  la poste une voiture et des chevaux, et partĂźmes, heureux d’ĂȘtre nos maĂźtres. Nous visitĂąmes successivement Franckhal, Mannheim, Ogersheim, en changeant de vĂ©hicule Ă  tous les relais. À Landau, le 7, nous trouvĂąmes des agents du nouveau gouvernement, qui avaient toute la marque des ci-devant nobles. Ce fut la premiĂšre fois que je vis la croix de Saint-Louis. À Annweiler, petite ville de l’ancien duchĂ© des Deux-Ponts, nous avons rejoint le rĂ©giment. D’étape en Ă©tape, le 7 juin, nous Ă©tions Ă  Verdun et Clermont. LĂ , Ă  la halte, il s’éleva une querelle trĂšs vive entre nos soldats et des fantassins russes, qui s’y trouvaient en cantonnement. Sans l’intervention active des officiers, une collision dangereuse aurait pu naĂźtre et amener de graves dĂ©sordres. Nos soldats Ă©taient taquins en diable contre ces Ă©trangers, qui foulaient le sol de notre pays. DĂ©jĂ , depuis notre dĂ©part de la Sarre, de semblables scĂšnes avaient eu lieu. Celle-ci plus dangereuse, puisqu’il y eut du sang versĂ©. Le 9, Ă  ChĂąlons-sur-Marne, un vieil Ă©migrĂ©, chez qui j’étais logĂ©, et qui avait la vue trĂšs affaiblie par l’ñge, me prit pour un officier russe. Il m’accueillit de la maniĂšre la plus distinguĂ©e. Il n’y avait rien d’assez bon, d’assez digne de m’ĂȘtre offert. Il me fit d’étranges confidences. Les vanteries de ce voltigeur surannĂ© m’amusĂšrent beaucoup, et m’engagĂšrent Ă  le laisser dans son ignorance, jusqu’à mon dĂ©part. Quand il fut dĂ©sabusĂ©, sa colĂšre fut comique ! Il y eut aussi des querelles, entre des sous-officiers du corps et des officiers russes, assez compliquĂ©es, mais qu’on arrangea. Ce qui fut cause qu’on nous fit partir de ChĂąlons, au lieu d’y sĂ©journer, pour nous envoyer dans un village ruinĂ© par l’invasion, sur la route de Montmirail. Le 12 juin, une heure aprĂšs notre arrivĂ©e Ă  Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particuliĂšre, pour Paris. J’y Ă©tais envoyĂ© par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats, qu’on n’avait pu se procurer chez les payeurs des villes, oĂč nous Ă©tions passĂ©s, faute de fonds. Nous passĂąmes la nuit Ă  TrĂ©pors, village sur la rive gauche de la Marne. L’auberge oĂč nous descendĂźmes Ă©tait remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagnĂ© jusqu’à ce village les Russes qui se retiraient. Nous arrivĂąmes Ă  Paris, le 13, de bonne heure dans l’aprĂšs-midi, et Ă  peine si le soir nous Ă©tions logĂ©. La restauration de la vieille monarchie avait attirĂ© Ă  Paris tant de nobles et d’émigrĂ©s, tant de VendĂ©ens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la RĂ©volution, tant d’hommes bien pensants, tant d’hommes retournĂ©s, que tous les hĂŽtels Ă©taient pleins jusqu’aux combles. Et les théùtres aussi. On y jouait des piĂšces de l’ancien rĂ©pertoire, appropriĂ©es aux circonstances ; je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui Ă©tait vigoureusement applaudie. On aurait dit que l’Europe entiĂšre s’était donnĂ© rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal. DĂšs mon arrivĂ©e, je m’occupai, activement de ma mission, mais je trouvai partout des fins de non-recevoir. J’étais renvoyĂ© de l’inspecteur aux revues au ministĂšre de la Guerre, de celui-ci Ă  celui des Finances ; mes piĂšces en rĂšgle, je me prĂ©sentai chez le payeur, qui n’avait pas de fonds ou ne voulait pas m’en donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de paiement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journĂ©e, nous fĂ»mes payĂ©s. Pendant ces interminables formalitĂ©s, le rĂ©giment que j’avais laissĂ© sans argent cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charitĂ©. Moi, Ă  Paris, dans les derniers jours, je n’étais guĂšre plus heureux. Ayant partagĂ© mes ressources avec mes compagnons de voyage, – ressources qu’on ne mĂ©nagea point dans le commencement, parce qu’on comptait sur le paiement de la solde et de l’indemnitĂ© de route, – il arriva que le dernier jour nous n’aurions pas dĂ©jeunĂ©, si un dĂ©putĂ© de mes amis n’avait mis sa bourse Ă  ma disposition. Le 21 juin, je pus rejoindre mes camarades Ă  Mortagne. Je les trouvais Ă  table, mangeant leur dernier Ă©cu. Mon arrivĂ©e fut saluĂ©e avec des transports de joie. Avec moi, revint la bonne humeur, parce que j’apportais ce qui la fait naĂźtre et l’entretient. Le major m’avoua qu’on dĂ©pensait ce soir le dernier sol » qu’il y eut dans les bataillons. Cette situation n’étant plus tenable, il avait pris la rĂ©solution de s’arrĂȘter Ă  Alençon, et de prier le maire d’inviter les habitants Ă  nourrir les soldats, jusqu’à ce qu’ils eussent reçu l’argent nĂ©cessaire pour continuer leur route. Le 6 juillet, nous arrivĂąmes Ă  Lorient qui Ă©tait le lieu de notre destination. Dans le courant du mois de septembre, le chef de notre bataillon, le commandant D
, qui avait pris le titre de comte et qui Ă©tait restĂ© Ă  Paris depuis notre passage, pour se faire admettre comme officier dans la maison du roi chevau-lĂ©gers, ayant Ă©chouĂ© dans ses prĂ©tentions, m’écrivit pour me demander s’il avait des chances d’ĂȘtre employĂ© dans le rĂ©giment. Je lui rĂ©pondis que par son anciennetĂ©, il pouvait l’ĂȘtre encore, mais qu’il fallait se hĂąter d’arriver, parce qu’il se prĂ©sentait beaucoup d’officiers de son grade pour concourir. Il vint de suite, bien guĂ©ri de son enthousiasme pour les Bourbons, mĂ©content de la cour, et fort courroucĂ© contre le duc de Berri qui n’avait pas voulu admettre ses droits Ă  l’emploi qu’il sollicitait. J’appris par lui bien des choses sur l’opposition que le nouveau gouvernement rencontrait dans sa marche, sur les bĂ©vues qu’il commettait, les mĂ©contents qu’il faisait, et les injustices qu’on lui reprochait. Ce langage m’étonna, car Ă©tranger aux intrigues de cour, aux antichambres des ministres et au crĂ©dit des protecteurs en faveur, je ne comprenais pas qu’on eĂ»t besoin et qu’on employĂąt de pareils moyens pour arriver plus haut. Mais ce qui m’étonnait le plus, c’était d’entendre de semblables choses sortir de la bouche d’un homme qui m’avait si fort rembarrĂ©, quand j’avais mis en doute la bontĂ© du gouvernement qui allait nous ĂȘtre imposĂ©. Pendant un mois qu’il resta Ă  Lorient, nous fĂ»mes presque toujours ensemble. N’ayant pas Ă©tĂ© employĂ©, il fut manger sa demi-solde Ă  Paris. Lors de la cĂ©rĂ©monie du Champ-de-Mai, l’annĂ©e suivante, il Ă©tait un des officiers chargĂ©s de placer les troupes dans le Champ-de-Mars, avant la distribution des aigles. Ce retour vers l’aventurier fut cause qu’il resta sans emploi aprĂšs les Cent-Jours. Mais par la protection de son parrain, le duc d’OrlĂ©ans, aujourd’hui Louis Philippe, il entra dans les gardes du corps Ă  pied et arriva successivement au grade de lieutenant-gĂ©nĂ©ral, directeur gĂ©nĂ©ral au ministĂšre, conseiller d’État, etc. L’obligation d’aller Ă  la messe tous les dimanches contraria beaucoup les officiers et leur fit prendre les Bourbons en grippe, mais plus encore la certitude qu’une immensitĂ© d’entre nous serait envoyĂ©e en demi-solde. Le 1er octobre, l’organisation du 44Ăšme de ligne se fit dans le cabinet du colonel, en prĂ©sence de l’inspecteur gĂ©nĂ©ral comte de Clausel, mais ce travail demeura secret. Le 3, cette opĂ©ration se fit sur le terrain du polygone, en prĂ©sence d’un grand concours d’officiers, qui attendaient avec anxiĂ©tĂ© le rĂ©sultat des notes donnĂ©es sur le compte de chacun d’eux. L’appel des officiers maintenus en activitĂ© se fit d’abord pour les officiers supĂ©rieurs, puis pour les officiers comptables, puis pour les officiers de campagne. Quoique j’eusse une espĂšce de certitude, je trouvai cependant le temps long de ne pas entendre mon nom. Je fus appelĂ© le dernier, parce que je devais commander la 3Ăšme de voltigeurs. BarrĂšs, mis en congĂ© de semestre au dĂ©but de novembre 1814, se retira en Auvergne auprĂšs des siens 23 novembre. – À Blesle, oĂč j’ai le plaisir de retrouver ma mĂšre et tous mes parents en bonne santĂ©. Le changement de gouvernement avait aussi changĂ© l’esprit de la sociĂ©tĂ©. Il n’y avait plus l’entrain de 1812. La politique avait divisĂ© les individus et refroidi les familles. La noblesse avait repris son orgueil et ne recevait plus avec la mĂȘme simplicitĂ© qu’auparavant. Pour ne pas ĂȘtre tĂ©moin de ses hauteurs, je la frĂ©quentai peu, je sortis moins et m’ennuyai assez. Cependant il y avait une maison, illustre dans le pays par sa naissance et ses vieux parchemins, oĂč j’allais tous les vendredis, avec mon frĂšre, qui Ă©tait aussi en congĂ© de semestre, passer vingt-quatre heures. C’était chez le comte Hippolyte d’Espinchal, chef d’escadron au 81Ăšme de chasseurs, demeurant Ă  Massiac, petite ville Ă  une lieue de Blesle. Mon frĂšre servait dans le mĂȘme corps. PENDANT LES CENT-JOURS Ce fut dans la derniĂšre de ces courses, vers le 9 mars 1815, vaguement le vendredi soir, mais positivement le samedi matin, que j’appris par plusieurs lettres de Paris, que NapolĂ©on avait dĂ©barquĂ© en Provence le 1er mars, et marchait sur Lyon. Cette nouvelle plus qu’immense me surprit et m’étonna beaucoup. RentrĂ© chez moi, je contins la joie que j’en Ă©prouvais, sans pouvoir la dĂ©finir, car j’étais aussi inquiet sur les suites que satisfait de l’évĂ©nement. J’attendis quelques jours, espĂ©rant que des ordres me parviendraient, mais, n’en recevant pas, je me rendis au Puy pour savoir ce que nous devions faire. C’est dans ce temps lĂ  que le courrier qui portait les fonds du gouvernement fut arrĂȘtĂ© entre le Puy et Yssengeaux par des voleurs. Un gĂ©nĂ©ral que l’Empereur avait chassĂ© des rangs de l’armĂ©e, et qui commandait le dĂ©partement, eut l’infamie de soupçonner les officiers en demi-solde d’avoir exĂ©cutĂ© ce coup de main. Il les fit venir chez lui, aussitĂŽt qu’il eut connaissance de ce vol, pour s’assurer de leur prĂ©sence au chef-lieu. Quand les officiers eurent connaissance du motif de cet injurieux appel, ils traitĂšrent le gĂ©nĂ©ral comme il le mĂ©ritait ; et quand ils surent que l’Empereur Ă©tait Ă  Paris et que le roi Ă©tait parti, ils furent chez lui pour lui signifier de quitter le Puy, Ă  l’instant mĂȘme, parce que, une heure aprĂšs, ils ne rĂ©pondaient plus de son existence. Il partit immĂ©diatement, bien heureux d’en ĂȘtre quitte pour des menaces. Le jour qu’on reçut la nouvelle que l’Empereur Ă©tait arrivĂ© Ă  Paris, j’allai Ă  la prĂ©fecture avec mon frĂšre, pour voir notre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. Nous Ă©tions tous les deux en uniforme. PrĂšs d’entrer dans l’hĂŽtel, nous fĂ»mes assaillis par une multitude de misĂ©rables en haillons qui tombĂšrent sur nous aux cris de Vive l’Empereur, Ă  bas la cocarde blanche ! » et sans nous donner le temps de rĂ©pondre, nous bousculĂšrent, s’emparĂšrent de nos shakos, arrachĂšrent nos cocardes et nous couvrirent d’injures. Mon frĂšre et moi, nous avions mis l’épĂ©e Ă  la main pour nous dĂ©fendre, mais saisis en mĂȘme temps par derriĂšre, nous ne pĂ»mes en faire usage. La garde de la prĂ©fecture vint aussitĂŽt Ă  notre secours, et nous dĂ©livra des mains de ces forcenĂ©s, qui auraient fini par nous Ă©charper. Mon Dieu, que j’étais en colĂšre ! Je pleurais de rage ! Je pris ma feuille de route, le lendemain, pour rejoindre Ă  Brest le rĂ©giment. À Tours, Ă  l’hĂŽtel oĂč nous descendĂźmes, nous avons trouvĂ© plusieurs officiers de l’ancienne armĂ©e qui, Ă©tant entrĂ©s dans la Maison Rouge du roi, l’avaient accompagnĂ© jusqu’à la frontiĂšre. Ils se plaignaient amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s des troupes envoyĂ©es Ă  la poursuite du roi, et qu’ils avaient rencontrĂ©es Ă  leur retour. Nous achetĂąmes un tout petit bateau pour descendre la Loire jusqu’à Nantes, et louĂąmes un homme pour la conduire. Il fallut ramer souvent et longtemps pour vaincre la rĂ©sistance du vent et Ă©viter les vagues qui Ă©taient trĂšs fortes. J’avais plus de vingt ampoules aux mains quand je sortis du bateau. Nous le vendĂźmes plus qu’il ne nous avait coĂ»tĂ©, et le produit du passage de trois Ă  quatre personnes, que nous prĂźmes en route, nous couvrit de tous nos frais. Le voyage fut charmant pendant les deux premiers jours, et nous pĂ»mes voir sans fatigue, trĂšs en dĂ©tail, les rives tant vantĂ©es de la majestueuse Loire. À Quimpert-Corentin, mon chef de bataillon, qui y Ă©tait en garnison, nous chercha querelle, parce que nous avions encore sur nos croix d’honneur l’effigie d’Henri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait m’envoyer aux arrĂȘts parce que je n’avais pas fait changer l’effigie de NapolĂ©on et remplacer l’aigle impĂ©riale par les fleurs de lis de l’ancien rĂ©gime ! À Brest, oĂč nous arrivĂąmes le 18 mars, nos camarades nous accueillirent avec cet empressement, cette cordialitĂ© qu’on ne trouve plus guĂšre que chez les militaires. Le colonel lui-mĂȘme nous invita Ă  dĂźner, chose qu’il ne faisait guĂšre et nous tĂ©moigna beaucoup d’amitiĂ©. Cela tenait en grande partie Ă  ce que, pendant notre absence, il avait Ă©tĂ© excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de l’Empereur, le dĂ©noncĂšrent et demandĂšrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pĂ©tition Ă  Paris, et de la remettre en personne Ă  l’Empereur. Cette requĂȘte, contraire Ă  la discipline et Ă  la soumission envers un chef, fut envoyĂ©e au prĂ©sident d’une commission, chargĂ©e de purger l’armĂ©e de tous les officiers, Ă©migrĂ©s ou autres, qu’on y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce gĂ©nĂ©ral, ami du colonel, ne donna pas suite Ă  cette dĂ©nonciation, et renvoya le capitaine au rĂ©giment. Il fut mis aux arrĂȘts forcĂ©s, pour s’ĂȘtre absentĂ© du corps sans permission. Les capitaines qui Ă©taient cause de sa punition se rĂ©unirent pour demander sa grĂące. C’était audacieux, mais l’effervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait s’y attendre ; mais il s’en suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayĂ©s. Un capitaine accusa le colonel, aprĂšs bien d’autres reproches, d’ĂȘtre un lĂąche, un voleur, un tigre Vous ĂȘtes un lĂąche, je vous ai vu fuir Ă  Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme qu’il spĂ©cifia ; un tigre, vous avez fait manger des nĂšgres par vos chiens Ă  Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je l’ai vu
 » Le colonel Ă©couta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid, et nous renvoya en nous disant VoilĂ  cependant oĂč conduit l’indiscipline ; mais je ne m’abaisserai pas Ă  me justifier d’aussi atroces calomnies. » La Bretagne manifesta des symptĂŽmes d’insurrection, en faveur des Bourbons, qui nĂ©cessitĂšrent un envoi de troupes dans le Morbihan. Deux cents hommes du 3Ăšme bataillon y furent envoyĂ©s, sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le gĂ©nĂ©ral nous envoya parcourir le dĂ©partement pour contenir les partis, surveiller les cĂŽtes, et peut-ĂȘtre aussi pour se dĂ©barrasser de nous, se mĂ©nageant dĂ©jĂ  les moyens de se rĂ©concilier avec les Bourbons, dont la rentrĂ©e prochaine devait lui ĂȘtre connue. Pendant notre sĂ©jour Ă  Morlaix, plusieurs agents des rĂ©publiques de l’AmĂ©rique mĂ©ridionale nous engagĂšrent, vu les circonstances malheureuses oĂč se trouvait la France, Ă  aller servir dans leurs troupes. Les promesses Ă©taient avantageuses, mais elles ne sĂ©duisirent aucun de nous. LA DEUXIÈME RESTAURATION Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă  Brest, le 8 juillet, on apprit officiellement, coup sur coup, l’entrĂ©e des ennemis de la France Ă  Paris, le dĂ©part de NapolĂ©on et de l’armĂ©e pour la rive gauche de la Loire, l’arrivĂ©e de Louis XVIII et de toute sa famille Ă  Paris. Tous ces malheurs, suite inĂ©vitable du dĂ©sastre de Waterloo, nous accablĂšrent de douleur. Le 19 juillet, le gĂ©nĂ©ral commandant rĂ©unit tous les officiers de la garnison, pour nous engager Ă  reprendre la cocarde blanche, et Ă  faire acte d’adhĂ©sion au nouvel ordre des choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions, dans l’intĂ©rĂȘt de la France, qui Ă©tait gravement en danger, l’ennemi ne demandant que la dĂ©sunion de l’armĂ©e pour la morceler et l’anĂ©antir. Les officiers de la ligne baissĂšrent la tĂȘte, pour gĂ©mir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des CĂŽtes-du-Nord refusĂšrent avec une violence extrĂȘme. Alors, aprĂšs bien des dĂ©bats tumultueux, un colonel d’état-major s’écria Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens, en nous soumettant Ă  ce que nous ne pouvons pas empĂȘcher ! Laissons cette minoritĂ© factieuse dans ses rĂȘves insensĂ©s et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rĂ©bellion pour pouvoir prendre la ville et la dĂ©truire. » Les officiers se retirĂšrent avec leurs chefs pour dĂ©libĂ©rer de nouveau. Il fut convenu qu’on se conformerait Ă  ce que ferait l’armĂ©e de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par Ă©crit, et le signa individuellement. Je fus chargĂ© de porter ces adhĂ©sions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. C’est une escobarderie, me dit-il il faut dans notre mĂ©tier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire Ă  vos camarades d’ĂȘtre plus consĂ©quents et de se dĂ©clarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, j’annoncerai par le tĂ©lĂ©graphe la soumission entiĂšre de la garnison ou la rĂ©sistance de quelques corps. » De retour chez le major O’Neill, oĂč les officiers m’attendaient, je fis part de l’ultimatum du gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus grands cris, vacarme
 AprĂšs avoir bien exposĂ© la position des choses Ă  tous mes camarades, je pris une feuille de papier oĂč j’écrivis Je reconnais pour mon souverain lĂ©gitime Louis XVIII, et jure de le servir fidĂšlement. » ; et aprĂšs l’avoir signĂ©e, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copiĂšrent. Une demi-heure aprĂšs, je les dĂ©posais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major O’Neill, excellent officier sous tous les rapports, s’était tenu Ă  l’écart, pour ne pas gĂȘner les officiers dans leur dĂ©termination. Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluĂšrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. L’agitation de la veille avait cessĂ©, et les gardes nationales avaient reçu l’ordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire qu’il comptait sur la bravoure et le dĂ©vouement des troupes de la garnison pour conserver Ă  la France son plus riche matĂ©riel. L’ordonnance du 3 aoĂ»t, qui licenciait l’armĂ©e, ne fut mise Ă  exĂ©cution, en Bretagne, qu’au dĂ©but d’octobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans le Morbihan. Le marĂ©chal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays. Le 3 octobre, nous passĂąmes la derniĂšre revue comme 47Ăšme. Le lendemain 4, les derniers dĂ©bris de cette vaillante armĂ©e, qui pendant vingt-quatre annĂ©es avait rempli le monde de ses exploits et montrĂ© ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de l’Europe, Ă©taient dissĂ©minĂ©s sur toutes les routes, le bĂąton Ă  la main comme des pĂšlerins, demandant protection Ă  ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus gĂ©nĂ©reux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vĂ©tĂ©rans de la gloire, ces victimes de la trahison. Il y avait dans le port un chasse-marĂ©e en partance pour Bordeaux. Pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq annĂ©es d’humiliations que la RĂ©volution leur avait fait subir, j’y pris passage avec deux officiers. LA TERREUR BLANCHE 12 octobre. – Le lendemain de mon arrivĂ©e Ă  Bordeaux, je fus voir quelques connaissances que j’avais dans cette ville. Dans une maison, on me dit Nous sommes bons royalistes, mais nous ne voulons de mal Ă  personne. Vous ĂȘtes probablement bonapartiste, nous vous engageons Ă  vous assurer si vous n’avez rien de sĂ©ditieux dans vos malles, parce qu’on est capable d’aller les visiter pendant votre absence, et Ă  ne pas aller dans les cafĂ©s, crainte d’ĂȘtre insultĂ©. Enfin dans votre intĂ©rĂȘt et pour votre sĂ»retĂ©, nous vous engageons Ă  quitter la ville le plus tĂŽt possible. » C’était une jeune femme de vingt ans qui me disait cela, les larmes aux yeux. Le soir, je fus au spectacle avec mes amis et un capitaine du 86Ăšme de ma connaissance. On chanta entre les deux piĂšces la fameuse cantate dont le refrain Ă©tait Vive le roi, vive la France, et le chant Ă  la mode, vive Henri IV. Il fallut se lever de suite, et rester debout pendant tout le temps, et agiter son mouchoir blanc. À ne pas le faire, on aurait Ă©tĂ© jetĂ© des loges dans le parterre. Je n’ai jamais entendu autant crier, hurler, vocifĂ©rer le cri de vive le roi, que dans cette infernale soirĂ©e. Ce n’était pas un spectacle, mais bien un vrai pandĂ©monium oĂč tous les dĂ©mons de tous les sexes, de tous les Ăąges et de toutes les conditions, s’étaient rĂ©unis pour exprimer des sentiments horribles. Peu de jours avant, les deux frĂšres Faucher, tous deux marĂ©chaux de camp, avaient Ă©tĂ© fusillĂ©s par les royalistes bordelais. La ville accusait les bonapartistes de leur avoir refusĂ© la franchise du port. Le matin du 14, je fis porter ma malle Ă  la diligence de Clermont, et me dĂ©cidai Ă  faire le voyage Ă  pied. Mes compagnons suivaient une autre direction. Nous eĂ»mes un dĂ©jeuner d’adieu. Au cours de ce repas, un commis voyageur, ancien sous-officier du rĂ©giment, se permit de blĂąmer notre conduite, d’avoir suivi les drapeaux de l’usurpateur. Il s’ensuivit une forte querelle, qui ne cessa que par la disparition du provocateur. Le maĂźtre de l’hĂŽtel, qui avait entendu cette discussion, nous dit Partez vite dans votre intĂ©rĂȘt, et sortez par la porte de derriĂšre. » On se dit adieu Ă  la hĂąte, et l’on se sĂ©para. Dix minutes aprĂšs j’avais quittĂ© Bordeaux, passĂ© la Garonne en bateau, et cheminais tranquillement sur la route de Brannes, oĂč j’arrivai pour passer la nuit. Dans l’auberge, je fus pris pour le fils de la maison, qui Ă©tait aussi au service. D’abord, je me prĂȘtai Ă  cette plaisante erreur, mais quand elle devint plus sĂ©rieuse, je dus faire bien des efforts pour dĂ©sabuser ces braves gens, qui ne voulaient pas me croire. Je fus obligĂ©, pour les convaincre, de leur montrer ma feuille de route et de demander Ă  me retirer dans ma chambre. Les pleurs de la vieille mĂšre me faisaient mal. Le 16 octobre, je trouvai Ă  Bergerac, dans l’auberge oĂč je descendis, un capitaine de grenadiers du 47Ăšme, de mes meilleurs amis. Je demeurai lĂ , pour passer avec lui deux jours, dans une douce intimitĂ©. Ce capitaine, excellent officier et brave militaire, avait alors une certaine popularitĂ©, dans la partie de la France que l’ennemi n’avait pas envahie. Il Ă©tait chantĂ©, louĂ©, applaudi par tous les Français qui ne voyaient pas dans nos ennemis des amis. Ce fut lui qui, Ă©tant de garde, Ă  l’entrĂ©e du pont de Tours, du cĂŽtĂ© de la ville, le jour de la fĂȘte du roi de Prusse, fit coucher sur le pont toutes les dames de Tours qui Ă©taient allĂ©es cĂ©lĂ©brer cette fĂȘte dans les camps prussiens. AprĂšs la retraite, les barriĂšres des deux cĂŽtĂ©s furent fermĂ©es et tout ce qui se trouva entre fut condamnĂ© Ă  y rester jusqu’au lendemain matin. Les dames furent chansonnĂ©es, et le capitaine fĂ©licitĂ© par tous les gĂ©nĂ©raux d’avoir un peu vengĂ© l’insulte qu’on faisait Ă  la France. Le 20 octobre, un pauvre diable avec qui j’avais voyagĂ© dans la journĂ©e du 17 et Ă  qui j’avais payĂ© une bouteille de vin, sachant que je devais arriver, dans cette soirĂ©e, Ă  Argentat, eut la gĂ©nĂ©rositĂ© de venir m’attendre sur la route pour me conduire Ă  la meilleure auberge. Il Ă©tait dĂ©jĂ  nuit, et j’étais horriblement fatiguĂ©, quand j’y entrai. Ma lassitude, mon abattement, ma tenue assez mesquine, me firent sans doute prendre pour un des gĂ©nĂ©raux proscrits Ă  cette Ă©poque de vengeance, car aussitĂŽt assis auprĂšs du feu, un monsieur sortit de l’auberge pour aller chercher les gendarmes et m’arrĂȘter. Je leur prĂ©sentai ma feuille de route ; ils ne voulurent pas la regarder. Ils me dirent de les suivre chez le maire ; je protestai contre cette maniĂšre de faire leur devoir ; ils persistĂšrent je dus obĂ©ir. Ce pauvre diable dont je viens de parler, et qui ne m’avait pas encore quittĂ©, me disait Ne vous fĂąchez pas, ne rĂ©sistez pas, ils vous mettraient en prison. » Conduit par eux, le peuple criait sur mon passage Vive le roi, Ă  bas le brigand de la Loire ! Dix minutes aprĂšs, j’étais de retour Ă  l’auberge, le maire ayant trouvĂ© mes papiers trĂšs en rĂšgle, et s’excusant beaucoup d’avoir Ă©tĂ© contraint Ă  cette mesure de police. Je fus me coucher sans rien prendre, tant la marche de la journĂ©e et mon arrestation de la soirĂ©e m’avaient accablĂ©. Le 21, Ă  mon dĂ©part d’Argentat, je fus atteint par une forte pluie, qui ne me quitta point jusqu’à mon arrivĂ©e Ă  Pleau. N’ayant que ce que j’avais sur moi, je demandai du linge et des effets pour changer en attendant que les miens se sĂ©chassent, mais j’étais logĂ© dans une auberge oĂč il n’y avait que des femmes ; je dus me servir d’une de leurs chemises, et passer le reste de la journĂ©e au lit, dans une chambre qui servait de salle Ă  manger. C’était jour de foire, le temps Ă©tait affreux ; j’eus nombreuse compagnie de forains. En passant par Pleau, j’avais le projet de traverser les hautes montagnes d’Auvergne pour abrĂ©ger ma route, mais je dus y renoncer, tous les montagnards me disaient que le passage, en cette saison, Ă©tait impraticable. Je dus alors chercher Ă  atteindre Aurillac, dont je m’étais Ă©loignĂ© en me dirigeant sur Pleau. J’arrivai Ă  Aurillac, trop blessĂ© aux pieds pour pouvoir continuer de marcher, et j’y attendis la diligence pour terminer mon voyage en voiture. Le 25 octobre, j’arrivai Ă  Blesle, dans ma famille, bien satisfait de voir la fin de mon voyage. J’étais restĂ© vingt-deux jours en route, c’était beaucoup de temps et de fatigue ! Voyager Ă  pied, seul, un bĂąton Ă  la main, cela peut ĂȘtre charmant dans la belle saison et pour un amateur de pittoresque, mais pour un militaire, qui a passĂ© les dix plus belles annĂ©es de sa vie sur les grandes routes, cela n’a plus le mĂȘme attrait. Je ne fus pas enchantĂ© de ma fantaisie philosophique. Chez ma mĂšre, je trouvai une lettre du marĂ©chal de camp Romeuf, commandant le dĂ©partement de la Haute-Loire, qui me prĂ©venait que j’étais nommĂ© commandant provisoire de la lĂ©gion du dĂ©partement, et de me rendre Ă  Brioude, ville non occupĂ©e par nos amis les ennemis ils n’avaient pas dĂ©passĂ© l’Allier, pour commander le noyau qui s’y formait. J’avais besoin de repos, je le pris jusqu’au 4 novembre, tout flattĂ© que j’étais de la prĂ©fĂ©rence qu’on m’avait donnĂ©e. Le 4 novembre, j’allai Ă  Brioude, oĂč je trouvai une centaine d’hommes et l’ordre de partir avec eux pour Craponne, oĂč je trouverais des instructions. Le 6, je me perdis dans les bois et les neiges des montagnes de la Chaise-Dieu, aussi hautes que sauvages. Heureusement que le maire de la Chaise-Dieu fit sonner les cloches, dont le son me guida. Le lendemain 7, j’arrivai de la Chaise-Dieu Ă  Craponne. On avait rĂȘvĂ© que les gĂ©nĂ©raux proscrits s’étaient cachĂ©s dans les environs. Ma mission Ă©tait de visiter tous les villages, de dĂ©sarmer les habitants, de battre les bois, de fouiller les montagnes et de me mettre en rapport avec les colonnes mobiles de la Loire et du Puy-de-DĂŽme. Je le fis par devoir, mais sans conviction ; assez ostensiblement pour qu’on connĂ»t d’avance mes projets. Un jour, cette petite ville de Craponne ressembla Ă  un quartier gĂ©nĂ©ral d’armĂ©e. Les prĂ©fets de ces trois dĂ©partements et le gĂ©nĂ©ral comte de la Roche-Aymon, escortĂ©s de zĂ©lĂ©s royalistes Ă  cheval et en riche uniforme, s’y trouvĂšrent rĂ©unis pour se concerter sur les moyens d’arrĂȘter les projets rĂ©volutionnaires des bonapartistes, des libĂ©raux, des brigands de la Loire. La peur leur faisait voir partout des conspirateurs, mais ils ne faisaient rien pour calmer les populations irritĂ©es. Le 5 avril 1816, au Puy, un incident se produit. Quelques officiers, Ă  l’hĂŽtel, proposent de boire Ă  la santĂ© du roi. SoupçonnĂ© de n’avoir pas rĂ©pondu Ă  cette invite avec assez d’empressement, BarrĂšs est dĂ©noncĂ© au colonel, puis au gĂ©nĂ©ral, puis au prĂ©fet qui dĂ©cident de le maintenir dans la lĂ©gion, mais de le rĂ©primander. Il fallait alors, Ă©crit-il, ĂȘtre chaud royaliste, chaud jusqu’à l’extravagance. » Mes fonctions de commandant de place m’assujettissaient Ă  bien des occupations puĂ©riles, Ă  des courses de nuit, Ă  des enquĂȘtes prĂ©paratoires, Ă  des appels frĂ©quents chez le gĂ©nĂ©ral et le prĂ©fet. Ces messieurs voyaient partout des complots, des conspirations, des boutons Ă  l’aigle, des cocardes tricolores, des signes de rĂ©bellion. C’était Ă  qui montrerait le plus de zĂšle et de dĂ©vouement pour la bonne cause. Un dimanche du mois de juillet 1816, le prĂ©fet, pour cĂ©lĂ©brer l’anniversaire de la rentrĂ©e des Bourbons Ă  Paris, fit apporter, sur la plus grande place du Puy, tout le papier timbrĂ© Ă  l’effigie impĂ©riale, les sceaux des communes de la RĂ©publique et de l’Empire, et un magnifique buste colossal en marbre blanc d’Italie de l’empereur NapolĂ©on, chef d’Ɠuvre du cĂ©lĂšbre statuaire Julien, qui l’avait offert lui-mĂȘme Ă  ses ingrats et barbares compatriotes. Tout cela fut brĂ»lĂ©, mutilĂ©, brisĂ©, en prĂ©sence de la troupe et de la garde nationale sous les armes, des autoritĂ©s civiles, militaires, judiciaires, au bruit du canon, aux cris sauvages de Vive le roi ! ». Cet acte de vandalisme me brisa le cƓur.[4] Le 15 aoĂ»t 1816, nous reçûmes l’ordre de partir pour Besançon. Ce fut comique. Le gĂ©nĂ©ral Romeuf nous accompagna, pour surveiller notre marche. La gendarmerie nous suivait derriĂšre, pour empĂȘcher la dĂ©sertion des soldats. À Yssingeaux, le comte de MoidiĂšre, notre lieutenant-colonel, proposa sĂ©rieusement aux commandants de compagnie de prendre aux soldats leur culotte, pour les empĂȘcher de partir la nuit, et de la leur rapporter le lendemain matin pour la route ! En vĂ©ritĂ©, ces gens-lĂ  avaient perdu la tĂȘte. À notre arrivĂ©e Ă  Besançon, nous vĂźmes les inspecteurs gĂ©nĂ©raux chargĂ©s d’achever notre organisation. L’un d’eux Ă©tait un gĂ©nĂ©ral allemand, passĂ© au service de la France, le prince de Hohenlohe ! Leur premiĂšre opĂ©ration fut de dĂ©signer la moitiĂ© des officiers de tous grades pour aller en semestre forcĂ©. Je fus de ce nombre. On pense si cette mesure inique dĂ©plut Ă  tous les officiers qui la subirent ! Pour mon compte, elle me contraria beaucoup, car je n’étais guĂšre dans ce moment en position de supporter les frais d’un voyage aussi inattendu. Je m’en retournai en Auvergne. J. – B. BarrĂšs poursuivi par la dĂ©nonciation qui l’accuse d’avoir refusĂ© de boire Ă  la santĂ© du roi est cependant nommĂ© capitaine de grenadier du 2Ăšme bataillon. En mars 1817, il va d’Auvergne rejoindre la lĂ©gion Ă  Strasbourg et successivement en 1818 et 1819, il tient garnison au Puy, Ă  Grenoble, et Ă  Montlouis, prĂšs de la frontiĂšre espagnole. BARRÈS EST MIS EN DEMI-SOLDE Montlouis. – Le 15 octobre 1820, l’inspecteur gĂ©nĂ©ral, M. le marĂ©chal de camp VautrĂ©, commença ses opĂ©rations. Elles durĂšrent huit jours. Comme les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, je fus proposĂ© pour chef de bataillon et invitĂ© Ă  dĂźner par lui. Je fus aussi proposĂ© pour la croix de Saint-Louis. Le 17 dĂ©cembre, le mĂȘme gĂ©nĂ©ral VautrĂ© revint. À son arrivĂ©e, il demanda si je lisais encore le Constitutionnel. Le colonel, commandant de la place rĂ©pondit Oui. » Il mentait. Il aurait dĂ» dire non et que depuis septembre l’abonnement Ă©tait expirĂ©. Il aurait dit la vĂ©ritĂ©. Il le savait bien, puisque nous le lisions ensemble lui, le colonel, un chef de bataillon et dix capitaines, mais il eut peur et se tut. Sur cette affirmation, le gĂ©nĂ©ral dit BarrĂšs paiera pour les autres. Je le faisais passer au 19Ăšme de ligne lĂ©gion de la Gironde, il ira en demi-solde. » Ce dialogue, je l’ignorais. Il y eut un dĂźner. Tous les officiers Ă©taient tristes, parce qu’on savait dĂ©jĂ  les noms de plusieurs d’entre nous qui changeaient de corps ou Ă©taient renvoyĂ©s en demi-solde. J’étais de ce nombre. On me le laissa ignorer longtemps, mais enfin on finit par me l’apprendre. J’étais loin de penser qu’une semblable mesure pĂ»t jamais m’atteindre. J’avais rendu de si grands services ; ma conduite privĂ©e et militaire avait Ă©tĂ© si exempte de blĂąme, sous tous les rapports, que je restai confondu, anĂ©anti. Le lendemain, je voulus voir le gĂ©nĂ©ral ; il me fit dire de rester tranquille dans mon intĂ©rĂȘt. Ainsi j’étais condamnĂ© sans avoir Ă©tĂ© entendu. Je fus chez le colonel, qui eut l’air de me plaindre beaucoup. Chez le lieutenant-colonel, je trouvai plus de manifestation de regret et d’indignation. Mais comme je le connaissais faux, je ne me fis pas beaucoup d’illusion sur la sincĂ©ritĂ© de ses dĂ©monstrations. En voici une preuve lui ayant exprimĂ© l’inquiĂ©tude que j’avais que mon frĂšre, vicaire gĂ©nĂ©ral de l’archevĂȘque de Bordeaux, pĂ»t croire que j’avais commis quelque acte dĂ©shonorant dans ma carriĂšre militaire, il lui Ă©crivit une lettre de quatre pages pour lui faire mon Ă©loge. Quinze jours aprĂšs, il rĂ©clama cette lettre. Heureusement que je trouvai dans l’expression des regrets de la presque totalitĂ© de mes camarades, dans leur bonne affection, quelques consolations Ă  ma profonde douleur. Ce qui m’affligeait le plus dans cette brutale disgrĂące, c’était de voir que ce colonel qui, pendant cinq annĂ©es, m’avait comblĂ© de bons procĂ©dĂ©s, donnĂ© des preuves sincĂšres d’attachement, deux compagnies d’élite Ă  commander, proposĂ© pour chef de bataillon et pour la croix de Saint-Louis, choisi entre tous mes camarades pour remplir des fonctions dans les conseils de guerre, dans les places, dans l’administration, me sacrifiait pour complaire Ă  un gĂ©nĂ©ral qui voulait donner la preuve de son dĂ©vouement aux Bourbons en sacrifiant l’existence et l’avenir des anciens officiers, ses compagnons de l’Empire. Le 25 dĂ©cembre, au matin, je fis mes adieux, le cƓur bien gros, les yeux pleins de larmes, Ă  tous les officiers rĂ©unis. Ces derniers moments furent trĂšs touchants. Plusieurs m’accompagnĂšrent jusqu’à Prades. À Perpignan, le 27, je trouvai plusieurs de nos camarades du 1er bataillon, qui Ă©tait en garnison Ă  Collioure depuis un mois, venus pour m’accueillir. Pendant le dĂ©jeuner qu’ils m’offraient, le gĂ©nĂ©ral VautrĂ© me fit demander. Je trouvai chez lui le colonel O-Mahony, qui me parut assez embarrassĂ©. Le gĂ©nĂ©ral me dit d’un air assez dĂ©gagĂ©, en m’abordant – J’ai appris avec surprise, mon cher capitaine, que vous Ă©tiez trĂšs chagrin de la mesure que j’avais prise Ă  votre Ă©gard, et que je vous avais condamnĂ© sans vous avoir entendu ; ce qui pouvait vous faire croire que j’avais agi avec passion et d’aprĂšs des rapports qui m’auraient Ă©tĂ© faits contre vous, Ă  mon arrivĂ©e, dans le but de vous nuire. DĂ©trompez-vous ; voici une note ministĂ©rielle oĂč votre nom figure avec plusieurs autres. Je pris connaissance de ce document, Ă©manĂ© du ministĂšre de la Guerre, qui portait en tĂȘte Noms des officiers sur lesquels on prendra des renseignements. – Eh bien ! mon gĂ©nĂ©ral, avez-vous pris des renseignements sur mon compte ? Il me dit que oui. Alors un dialogue trĂšs vif s’établit entre lui et moi, oĂč je rĂ©futai victorieusement toutes les accusations qu’il me portait. – Si j’étais seul avec vous, mon gĂ©nĂ©ral, vous pourriez ne pas me croire, mais le colonel est lĂ  qui m’entend et qui peut dire si je mens. À chaque rĂ©ponse que je faisais je disais au colonel – Est-ce vrai ? Celui-ci Ă©tait bien forcĂ© de dire oui. Du reste, la principale accusation un peu sĂ©rieuse, c’était d’avoir Ă©tĂ© abonnĂ© au Constitutionnel. Mais quand je lui exposai que le colonel, un chef de bataillon et cinq ou six autres capitaines l’étaient aussi, cela le dĂ©concerta et embarrassa beaucoup le colonel. C’est alors que je lui dis – Si jamais je suis rappelĂ© Ă  faire partie de l’armĂ©e et que je sois tuĂ© au service du roi, viendra-t-on demander sur mon cadavre si je lisais le Constitutionnel ou le Drapeau blanc. Il me rĂ©pondit vivement et comme entraĂźnĂ© par mon apostrophe – Je suis convaincu que les lecteurs du premier firent toujours mieux leur devoir que les lecteurs du second. Une autre fois je lui dis – Comment se fait-il, mon gĂ©nĂ©ral, que vous m’ayez proposĂ© pour chef de bataillon, il y a deux mois, et que je ne sois pas mĂȘme bon aujourd’hui Ă  servir dans l’armĂ©e ? – Cela est vrai, mais alors je ne savais pas que vous fussiez un libĂ©ral. Il me fit lire les notes qu’il m’avait donnĂ©es Ă  cette Ă©poque, en me disant – Vous voyez que vous Ă©tiez bien dans mon esprit et que vous l’ĂȘtes encore, car je vous donne ma parole d’honneur qu’avant qu’il soit vingt jours vous serez replacĂ©. Je sortis satisfait, moins de ce que j’avais l’espoir d’ĂȘtre rĂ©intĂ©grĂ© dans mon grade, que d’avoir prouvĂ© que j’avais Ă©tĂ© calomniĂ©, mal jugĂ© et abandonnĂ© par mon protecteur naturel. Une heure aprĂšs, je montais en voiture pour Montpellier. Tous les officiers qui m’avaient invitĂ© Ă  dĂ©jeuner m’accompagnĂšrent jusqu’au bureau de la voiture. Le capitaine, aprĂšs m’avoir embrassĂ© avec toute l’effusion d’un cƓur chaud et aimant, et sitĂŽt que je fus hors de vue, se rendit chez le gĂ©nĂ©ral. Il y trouva l’aide de camp qui demanda aprĂšs moi. Il lui dit que j’étais parti. – Ah ! mon Dieu ! tant pis, le gĂ©nĂ©ral vient de le placer au 15Ăšme rĂ©giment d’infanterie lĂ©gĂšre. – C’est bien, dit le bouillant GuinguenĂ©, dans trois heures, je vous le ramĂšnerai. Il fut Ă  la poste aux chevaux, en monta un et se faisant prĂ©cĂ©der d’un postillon, il dit Ventre Ă  terre jusqu’à la rencontre de la voiture qui vient de partir. » Deux heures aprĂšs, il Ă©tait Ă  la portiĂšre de ma voiture, oĂč il me dit Descendez, j’ai ordre de vous ramener Ă  Perpignan. » AbsorbĂ© dans mes douloureuses rĂ©flexions, je crus rĂȘver quand je le vis auprĂšs de moi. AprĂšs quelques explications, je montai derriĂšre le postillon et nous galopĂąmes vers la ville. Le contentement que j’éprouvai de ce retour Ă  une meilleure apprĂ©ciation de ma conduite militaire et privĂ©e Ă©tait bien loin d’égaler la peine que j’avais ressentie en apprenant la fatale injustice, mais je triomphais un peu de mes lĂąches dĂ©nonciateurs. Nous Ă©tions prĂšs de Salus quand je fus sommĂ© de descendre de voiture. Le temps Ă©tait affreux ; la pluie tombait Ă  torrent, en sorte que quand nous arrivĂąmes Ă  Perpignan nous Ă©tions horriblement mouillĂ©s et crottĂ©s. MalgrĂ© cela nous descendĂźmes de cheval Ă  la porte du gĂ©nĂ©ral et montĂąmes chez lui. En me voyant, il vint Ă  moi, me serra cordialement la main, en me disant – Vous voyez que je ne garde pas toujours rancune. Une inclination fut ma seule rĂ©ponse. Il me dit ensuite – Vous pourrez partir quand vous voudrez pour PĂ©rigueux oĂč est le 15Ăšme lĂ©ger, j’ai dĂ©jĂ  donnĂ© avis de votre admission. J’observai qu’il me serait pĂ©nible d’arriver au rĂ©giment avant que l’organisation y fut faite, ma prĂ©sence devant ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  ceux qui pourraient se trouver dans la position oĂč j’étais il y a quelques jours. – Rassurez-vous, me rĂ©pondit-il, vous ne dĂ©placez personne, vous remplacez un officier qui demande sa retraite, et ceux qui doivent partir le sont dĂ©jĂ . Du reste vous rejoindrez quand vous voudrez, je vous donnerai une autorisation pour cela. CHEZ L’ARCHEVÊQUE DE BORDEAUX BarrĂšs se met en route vers PĂ©rigueux, et s’arrĂȘte pendant le trajet, Ă  Bordeaux, pour voir son frĂšre. À Agen, trois voyageurs montĂšrent dans la diligence, l’un trĂšs partisan du magnĂ©tisme, un autre trĂšs versĂ© dans la littĂ©rature anglaise, et enthousiaste de Lord Byron et de Walter Scott, dont j’entendais parler pour la premiĂšre fois, et le troisiĂšme, un rĂ©dacteur en chef d’un journal libĂ©ral de Bordeaux, qui s’était rendu Ă  Agen pour prier le prĂ©fet de ne pas lui faire l’honneur de composer un jury exprĂšs pour lui, vu qu’il se contenterait de celui qui serait chargĂ© de juger les assassins et les voleurs. Il Ă©tait poursuivi pour dĂ©lit de presse, pour avoir demandĂ© la dĂ©molition de la fameuse colonne du 12 mars qui Ă©tait une insulte Ă  la France. La conversation trĂšs spirituelle de ces trois hommes me fit supporter agrĂ©ablement l’ennui d’un long sĂ©jour en lourde diligence. AprĂšs avoir pris un logement, je fus Ă  l’archevĂȘchĂ© voir mon frĂšre aĂźnĂ©, vicaire gĂ©nĂ©ral. Il avait Ă©tĂ© successivement Ă©lĂšve de l’École normale et professeur de littĂ©rature Ă  l’École centrale. Sous l’Empire, il avait Ă©tĂ© deux fois candidat au Corps lĂ©gislatif, et chevalier de la LĂ©gion d’honneur. En 1817, alors qu’il Ă©tait secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du Puy, il s’était dĂ©goĂ»tĂ© du monde, et Ă©tait allĂ© se rĂ©fugier dans un sĂ©minaire pour y prendre les ordres. Il me prĂ©senta Ă  l’archevĂȘque. Ce bon vieillard, aussi respectable par ses vertus que par son grand Ăąge, exigea de moi, comme un devoir qui m’était imposĂ©, d’aller dĂźner tous les jours chez lui, tant que je resterais Ă  Bordeaux. C’est ce que je fis. À table, il ne voulut pas qu’on parlĂąt mĂ©tier, malgrĂ© les cinq ou six prĂȘtres qui s’y trouvaient habituellement. Il fallait lui parler guerre, batailles, et autres rĂ©cits de ce genre. Il n’admettait pas que d’autres que moi lui versassent Ă  boire. Enfin ce saint homme, comme on l’appelait dans la maison, me fit promettre, aprĂšs m’avoir donnĂ© sa bĂ©nĂ©diction, que dans les beaux jours du printemps je reviendrais le voir et que j’irais habiter sa belle maison de campagne qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e par l’Empereur NapolĂ©on. Il me dit que quand il fut nommĂ© chevalier du Saint-Esprit, on avait voulu lui faire quitter sa croix d’officier de la LĂ©gion d’honneur, dont il Ă©tait toujours dĂ©corĂ©, mais qu’il s’y Ă©tait refusĂ© en disant que celui qui la lui avait donnĂ©e savait bien ce qu’il faisait. Pendant les quatre jours que je restai dans cette ville, je fus tous les soirs au spectacle, oĂč je vis jouer plusieurs opĂ©ras nouveaux, qui me firent d’autant plus de plaisir que j’en Ă©tais privĂ© depuis longtemps et qu’ils Ă©taient bien reprĂ©sentĂ©s. Dans les Voitures versĂ©es, musique de Boieldieu, il y a une scĂšne oĂč trois jeunes femmes en grande toilette se trouvent rĂ©unies. Elles avaient chacune une couronne, l’une bleue, la deuxiĂšme blanche et la troisiĂšme rouge, et placĂ©es dans cet ordre. Quand elles parurent, elles furent applaudies. En 1815, les actrices et leurs admirateurs auraient Ă©tĂ© mangĂ©s vifs, c’est le mot, car je ne pouvais pas me rappeler sans effroi la soirĂ©e que j’y avais passĂ©e Ă  cette Ă©poque. Quel changement en si peu d’annĂ©es ! AprĂšs le spectacle, j’allais passer le reste de ma soirĂ©e avec des chanoines. On y buvait d’excellent vin de Bordeaux, et on y causait fort gaiement. J’eus le plaisir de visiter dans tous les dĂ©tails un bateau Ă  vapeur, le premier que je voyais et nouvellement construit. De Grenoble oĂč il assiste, le 24 aoĂ»t 1822, Ă  une grande cĂ©rĂ©monie militaire et civile pour la translation des cendres de Bayard, BarrĂšs revient, en 1823, tenir garnison Ă  Paris. Le 3 juillet, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă  Monsieur, comte d’Artois, et Ă  Mme la duchesse de Berry, prĂšs de laquelle Ă©tait le duc de Bordeaux. Le lendemain, 4, le roi nous reçut. Le 15 aoĂ»t, nous bordĂąmes la haie sur le quai de la CitĂ© quai NapolĂ©on pour le passage de la procession du vƓu de Louis XIII, oĂč se trouvaient Monsieur et les princesses de la famille royale. Le 25 aoĂ»t, je fus reçu chevalier de Saint-Louis par le colonel PerrĂ©gaux, et immĂ©diatement aprĂšs nous allĂąmes prĂ©senter nos hommages Ă  Louis XVIII, Ă  l’occasion de la fĂȘte. Tous les officiers de la garde royale, de la garnison et de la garde nationale, se rĂ©unirent dans la grande galerie du Louvre avant de dĂ©filer devant le trĂŽne. Le roi, affaissĂ© par l’ñge et la maladie, la tĂȘte pendante sur ses genoux, ne voyait ni ne regardait rien. C’était un cadavre, devant lequel on passa sans s’arrĂȘter. Il Ă©tait entourĂ© d’une cour splendide, par la richesse des costumes, la variĂ©tĂ© des couleurs, la beautĂ© des broderies, la multitude et l’éclat des dĂ©corations. Nous pĂ»mes croire qu’avant peu de jours nous assisterions Ă  des funĂ©railles royales. Elles n’eurent lieu pourtant que l’annĂ©e suivante. SĂ©jour dans le Nord, Ă  Dunkerque, Lille, Gravelines. Au camp de Saint-Omer, des grandes manƓuvres permettent Ă  BarrĂšs de faire apprĂ©cier l’instruction et la tenue de ses troupes. PremiĂšre tentative faite pour Ă©tablir une communication directe entre Dunkerque et la cĂŽte anglaise par bateaux Ă  vapeur l’entreprise ne rĂ©ussit pas, faute de passagers. Rencontre de deux officiers anglais qui avaient gardĂ© NapolĂ©on Ă  Sainte-HĂ©lĂšne. Tout ce qu’ils me racontaient me navrait de douleur et m’attachait Ă  eux, en mĂȘme temps que je les maudissais d’avoir contribuĂ© pour leur part Ă  river ses fers. » BarrĂšs a l’occasion de passer en Belgique, Ă  Ypres, avec ses camarades, en uniforme. Nous fĂ»mes saluĂ©s avec respect par tous les habitants que nous rencontrĂąmes et engagĂ©s Ă  dĂ©jeuner. Ils nous prouvĂšrent qu’ils se rappelaient qu’ils avaient Ă©tĂ© Français du grand peuple. » De lĂ , il est envoyĂ© Ă  Nancy, oĂč l’attendait l’évĂ©nement qui allait transformer sa vie. DE SAINT-OMER À NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL Le voyage de Saint-Omer Ă  Nancy fut trĂšs agrĂ©able. Il Ă©tait facile de voir la tournure militaire de nos hommes, Ă  l’aplomb de leur marche, que nous sortions d’une Ă©cole un peu rude le camp de Saint-Omer, mais favorable Ă  la discipline, Ă  la tenue et au dĂ©veloppement des forces physiques. Partis de Saint-Omer, le 28 septembre, nous passĂąmes par Arras, Cambrai, Landrecies, Avesnes, Hirson, Charleville. À Sedan, je dĂźnai chez la sƓur d’un de mes meilleurs amis, Mme de Montagnac, la mĂšre du brave et infortunĂ©, lieutenant-colonel du 15Ăšme lĂ©ger qui, plus tard, en Afrique, victime d’une infĂąme trahison, devait succomber avec tous les hommes qu’il commandait. Le 15 octobre, ayant dĂ©passĂ© Verdun, nous arrivions Ă  Saint-Mihiel. La soirĂ©e de ce jour, qui se trouvait un dimanche, Ă©tant fort belle et illuminĂ©e par un admirable clair de lune, toute la population dansante de la ville Ă©tait rĂ©unie sur les places et carrefours pour rondier. Il y avait, dans ces bals improvisĂ©s en plein air, tant de gaietĂ© et d’entrain, et dans les airs qu’on y chantait quelque chose de si mĂ©lodieux, que je pris un plaisir infini Ă  les regarder. La joie de cette bonne jeunesse me rĂ©jouissait l’ñme, et me faisait me rappeler que, moi aussi, j’avais Ă©tĂ© jeune. Si je ne dansai pas, du moins je partageai le bonheur de ceux qui me causaient d’aussi douces Ă©motions. Je ne me retirai qu’aprĂšs que les chants eurent cessĂ©. Le surlendemain, 17 octobre, nous arrivĂąmes Ă  Nancy, oĂč j’étais dĂ©jĂ  passĂ© le 5 fĂ©vrier 1806, en revenant d’Austerlitz. SÉJOUR À NANCY Nous allions demeurer dix-huit mois Ă  Nancy. C’est la garnison la plus agrĂ©able et une des meilleures de France. Les femmes de Nancy sont citĂ©es pour leur bon goĂ»t, la recherche dans la composition de leurs toilettes, et l’art de les bien porter. Avant de passer Ă  un fait personnel, je veux tout de suite noter comment, le 9 novembre 1827, le rĂ©giment prit les armes pour assister Ă  la translation des restes des ducs de Lorraine, dont les nombreux tombeaux avaient Ă©tĂ© violĂ©s et dispersĂ©s pendant la tourmente rĂ©volutionnaire. Ces poudreux dĂ©bris avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans une fosse d’un des cimetiĂšres de la ville. Ils furent recueillis avec soin et portĂ©s Ă  la cathĂ©drale, oĂč ils reçurent les honneurs dus Ă  leur rang et Ă  leur mĂ©moire. Une chapelle ardente y prĂ©sentait un aspect imposant, aussi curieux par l’éclat des tentures et des lumiĂšres que par son caractĂšre religieux. Tous les officiers de la garnison, le gĂ©nĂ©ral Ă  leur tĂȘte, furent jeter de l’eau bĂ©nite sur les cercueils et les urnes, qui contenaient les cendres de ces princes lorrains, dont quelques uns avaient joui d’une grande cĂ©lĂ©britĂ©. Le lendemain, la translation fut solennelle, majestueuse, aussi religieuse que militaire. Le roi de France, l’empereur d’Autriche s’y Ă©taient fait reprĂ©senter. La foule Ă©tait immense et recueillie. Dans la chapelle Ronde ou ducale, disposĂ©e pour recevoir les dĂ©bris de tant de grandeurs, on avait envoyĂ© de Paris les tentures qui avaient servi aux obsĂšques de Louis XVIII. Je n’avais rien vu jusqu’alors qui pĂ»t ĂȘtre comparĂ© Ă  la magnificence et Ă  la majestĂ© de cette dĂ©coration. Cette chapelle Ronde, rĂ©parĂ©e et embellie, est celle des anciens ducs, dont le vieux palais existe encore et sert maintenant de caserne Ă  la gendarmerie. Un caveau construit exprĂšs pour recevoir tous les ossements, et des monuments Ă©levĂ©s pour perpĂ©tuer la mĂ©moire des plus illustres princes de cette cĂ©lĂšbre maison de Lorraine, font de cette chapelle, dĂ©jĂ  remarquable par son architecture, un lieu plein de vĂ©nĂ©ration. Un discours ou sermon de l’évĂȘque Forbin-Janson, dirigĂ© contre la RĂ©volution et la philosophie, termina mal cette pompeuse cĂ©rĂ©monie. Il fut vivement censurĂ©, parce qu’il Ă©tait indigne d’un chrĂ©tien et d’un homme qui est censĂ© avoir de l’esprit et du jugement. C’est en grande partie la cause des disgrĂąces que l’évĂȘque eut Ă  subir, aprĂšs la RĂ©volution de juillet. ChassĂ© de son diocĂšse par le peuple, il est mort sans en avoir repris possession, la prudence n’ayant pas permis au gouvernement de l’y autoriser, car la haine qu’on lui portait demeurait toujours vivace. C’était la quatriĂšme cĂ©rĂ©monie de ce genre oĂč j’étais acteur et tĂ©moin depuis quelques annĂ©es deux Ă  Grenoble pour le connĂ©table de LesdiguiĂšres et Bayard, et la troisiĂšme Ă  Cambrai pour tous les archevĂȘques de cette ville et particuliĂšrement pour les prĂ©cieux restes de FĂ©nelon, qui furent trouvĂ©s sous le parvis de l’ancienne cathĂ©drale, quand on voulut en faire une place publique. MON MARIAGE Le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e Ă  Nancy, je fis la rencontre d’un de mes anciens camarades des vĂ©lites d’Écouen, que je n’avais plus revu depuis que j’avais quittĂ© la garde impĂ©riale au commencement de 1808. Ce vĂ©lite Ă©tait capitaine d’infanterie chargĂ© du recrutement du dĂ©partement de la Meurthe. Se faire un joyeux accueil Ă©tait trop naturel Ă  deux militaires qui avaient vĂ©cu de la mĂȘme vie, pendant plus de trois annĂ©es. PrĂ©sentĂ© par lui, dĂšs le lendemain, Ă  sa jeune femme et Ă  sa nouvelle famille, je fus accueilli avec cordialitĂ©, et traitĂ© par la suite comme un ami qu’on Ă©tait heureux de revoir. Dans le courant de l’hiver, il me proposa d’aller le printemps Ă  Charmes, petite ville des Vosges, pour faire connaissance de sa grand’mĂšre par sa femme. Je ne pensais guĂšre alors que ce petit voyage, dans un pays qui m’était aussi inconnu que la personne que j’allais voir, et fait autant par complaisance que par goĂ»t, me donnerait une Ă©pouse ; que mon ami deviendrait mon cousin, sa belle-mĂšre ma tante, et que sa grand’mĂšre serait aussi la mienne au mĂȘme titre. C’est ainsi que souvent les choses les plus futiles deviennent, par l’effet du hasard, des Ă©vĂ©nements trĂšs importants dans la vie, et qu’on s’engage dans des affaires desquelles on se serait Ă©loignĂ© peut-ĂȘtre, si on avait pu les prĂ©voir. 14 avril 1827. – La veille de PĂąques j’arrivai donc chez ma future grand’mĂšre qui m’accueillit parfaitement. Je le fus de mĂȘme par ses enfants et ses petits-enfants qui habitaient cette ville, c’est-Ă -dire poliment, aucun motif ne devant les engager Ă  faire plus, puisque j’étais Ă©tranger pour eux, et sans rapprochement de position. Cependant une circonstance bizarre fit que je fus un peu considĂ©rĂ© comme Ă©tant de la famille, c’est que deux frĂšres des personnes prĂšs desquelles je me trouvais, avaient Ă©tĂ© vĂ©lites. La niĂšce d’un de ces vĂ©lites Ă©tait une jeune fille dont les bonnes maniĂšres, l’agrĂ©ment et un Ăąge assez en rapport avec le mien, me firent impression. Huit jours restĂ© dans cette ville et une frĂ©quentation journaliĂšre m’amenĂšrent Ă  penser Ă  ce qui m’avait le moins occupĂ© jusqu’alors, au mariage. J’en parlai Ă  mon ami, qui approuva mon projet de demande, et ensuite, Ă  ma rentrĂ©e Ă  Nancy, Ă  sa belle-mĂšre, qui me fit espĂ©rer que mes vƓux pourraient ĂȘtre favorablement accueillis. Bref, aprĂšs quelques lettres Ă©crites, dont une par mon excellent colonel, je fus autorisĂ© Ă  me prĂ©senter. J’arrivai le 9 mai, je fis la demande le 10, et grĂące aux personnes qui s’intĂ©ressaient Ă  mon succĂšs, toutes les difficultĂ©s furent aplanies, les arrangements convenus, et le jour du mariage, fixĂ© au 3 juillet. DĂšs ce moment, je songeai sĂ©rieusement aux engagements que j’allais prendre, aux obligations que ma nouvelle situation devait m’imposer, aux dĂ©marches Ă  faire pour obtenir toutes les piĂšces qui m’étaient nĂ©cessaires. Je fis plusieurs voyages Ă  Charmes, pour faire ma cour et me faire connaĂźtre de celle qui devait devenir ma compagne. Je fus une fois la prendre, pour l’accompagner Ă  Nancy, avec sa mĂšre, pour les emplettes d’usage. Enfin, le 30 juin, je quittai mes camarades de pension pour ne plus manger avec eux. 3 juillet. – CĂ©lĂ©bration de mon mariage avec Marie-Reine Barbier. – Je n’ai jamais trouvĂ© le temps aussi long que depuis le jour oĂč je fus admis Ă  prĂ©senter mes hommages jusqu’à la date qui scella mon bonheur. Être l’époux de la femme qu’on recherche, sentir pour la premiĂšre fois trembler sa main dans la vĂŽtre, penser que des liens sacrĂ©s et doux vous unissent Ă  jamais, quand on a le pressentiment que ces chaĂźnes qu’on s’impose seront lĂ©gĂšres Ă  porter, c’est un beau jour de la vie, c’est ce que je considĂ©rai comme devant faire mon bonheur. Le colonel et le capitaine Chardron assistĂšrent Ă  mon mariage, qui fut cĂ©lĂ©brĂ© avec dignitĂ© et convenance. Aucun membre de ma famille n’y assista Ă  cause de l’éloignement. Le 6 juillet, nous fĂ»mes en famille chez un des oncles maternels de ma femme, maĂźtre de forges prĂšs de Rambervillers et qui par la suite allait ĂȘtre dĂ©putĂ© des Vosges, M. Gouvernel. Le 8, nous Ă©tions de retour ; le 11, nous partĂźmes pour Nancy oĂč nous entrĂąmes Ă  notre grande satisfaction dans notre petit mĂ©nage. Peu de semaines aprĂšs, quelques symptĂŽmes pleins d’espĂ©rance nous annoncĂšrent que notre union prospĂ©rait et qu’un nouveau gage de la meilleure des Ă©pouses viendrait bĂ©nir les liens qui nous unissaient. BientĂŽt et comme pour sceller son bonheur, BarrĂšs reçoit, Ă  Nancy, la nouvelle d’un avancement depuis longtemps attendu Le dimanche 18 novembre, au moment oĂč l’on allait dĂ©filer, aprĂšs une revue du marĂ©chal de camp commandant le dĂ©partement, le colonel reçut une lettre de M. O’Neill qui lui annonçait que j’étais nommĂ© chef de bataillon, Ă  la date du 14 novembre, pour le 3Ăšme bataillon qu’on allait organiser. Cette agrĂ©able nouvelle me fut communiquĂ©e immĂ©diatement, ainsi qu’à ma femme, qui se trouvait sur la place CarriĂšre oĂč la troupe Ă©tait rĂ©unie. Les compliments qui lui furent faits en cette occasion et la joie qu’elle en Ă©prouva doublĂšrent la mienne. C’était beaucoup d’ĂȘtre nommĂ© chef de bataillon, de l’ĂȘtre au choix, – j’étais le centiĂšme capitaine d’infanterie au 1er janvier 1827, – et dans son rĂ©giment, de n’avoir pas Ă  faire de nouvelles connaissances, ni Ă  changer d’uniforme, et surtout de ne point voyager dans un moment oĂč ma femme ne le pouvait pas. Enfin je continuais Ă  servir sous les ordres du colonel PerrĂ©gaux, dont j’avais tant Ă  me louer depuis 1813, et je ne quittais pas une ville que j’affectionnais pour son agrĂ©ment et son voisinage de Charmes. Pendant le mois de dĂ©cembre, je m’équipai, je reçus des visites, des sĂ©rĂ©nades, et donnai un grand dĂźner Ă  la majeure partie des officiers. Tout cela, y compris l’achat d’un beau cheval de selle, me coĂ»ta beaucoup d’argent, mais je ne le regrettai pas il me semblait que je ne pouvais payer trop cher l’avantage et la satisfaction de mon nouveau grade. Quel changement dans ma position ! quelle diffĂ©rence dans le service ! Cependant, le 10 avril 1828, le rĂ©giment partait pour Lyon. Mme BarrĂšs, restĂ©e Ă  Charmes, met au monde, le 12 mai, un fils, qui reçoit les prĂ©noms de Joseph Auguste. Au moment oĂč il arrive, BarrĂšs trouve sa femme gravement malade d’une inflammation du rein droit elle put ĂȘtre sauvĂ©e, mais resta dans un Ă©tat de faiblesse des plus inquiĂ©tants. Le dĂ©but de 1829 lui apporte une nouvelle tristesse il a la douleur, le 28 janvier, d’apprendre la mort de sa mĂšre, dĂ©cĂ©dĂ©e Ă  Blesle Ă  l’ñge de soixante-dix-sept ans. Il se rend auprĂšs des siens et passe quelques jours auprĂšs de sa sƓur, Ă  Ă©voquer les temps insoucieux de l’enfance. La tombe s’est fermĂ©e, dit-il, sur mes bons parents, et la mienne ne sera pas prĂšs de la leur. D’autres destinĂ©es, d’autres devoirs ont fixĂ© ma place ailleurs. » En mai 1829, le rĂ©giment est de nouveau envoyĂ© Ă  Paris. Ce ne fut pas sans une bien vive et parfaite satisfaction que je me vis Ă©tabli Ă  Paris pour une bonne annĂ©e au moins. Je commençais Ă  me fatiguer des voyages et Ă  m’ennuyer des routes, et puis je voyais la possibilitĂ© de conduire ma femme Ă  Paris, aprĂšs la saison des eaux qu’elle devait aller prendre en Ă©tĂ©. C’était pour nous deux une joie d’enfant de lui faire visiter ce beau Paris, qu’elle dĂ©sirait tant connaĂźtre. CHARLES X Le 31 mai 1829, je me rendis Ă  Saint-Cloud, avec tous les officiers supĂ©rieurs, pour faire notre cour au roi et Ă  la famille royale. PrĂ©sentĂ©s d’abord Ă  Mme la Dauphine par le colonel, nous le fĂ»mes ensuite Ă  Mgr le Dauphin qui, en entendant prononcer mon nom, se rappela m’avoir proposĂ© pour chef de bataillon deux ans auparavant et m’adressa la parole. Je ne m’attendais pas Ă  tant d’honneur. RĂ©unis ensuite dans la grande galerie du palais pour attendre le roi, nous y restĂąmes pour entendre la messe, ou plutĂŽt pour causer, n’ayant pu pĂ©nĂ©trer dans la chapelle, qui est peu spacieuse. AprĂšs la messe, le roi se promena longtemps dans la galerie, adressant la parole Ă  tous ceux qui lui prĂ©sentaient leurs hommages, avec beaucoup de grĂące et d’amĂ©nitĂ©. Cette prĂ©sentation me fit grand plaisir, car depuis longtemps je n’avais vu autant de dignitaires, ou de personnages cĂ©lĂšbres. C’étaient les ministres, les marĂ©chaux, des pairs, des dĂ©putĂ©s, des ambassadeurs, des gĂ©nĂ©raux. Les courtisans Ă©taient nombreux, l’assemblĂ©e Ă©clatante de broderies, de plaques, de cordons, de diamants. Dans cette belle galerie, on Ă©tait mĂȘlĂ©, confondu, chacun jouant son rĂŽle, guettant un regard du maĂźtre et cherchant Ă  l’approcher de plus prĂšs, pour se faire voir ou demander quelque faveur. PlacĂ© dans un des angles, hors du tourbillon des grands et des admirateurs passionnĂ©s de la puissance souveraine, je pus observer Ă  loisir ce magnifique ensemble des grandeurs du jour, chercher Ă  connaĂźtre tous ces illustres personnages, et me faire une idĂ©e de l’éclat des cours. Je ne vis rien de grand ni de distinguĂ© dans les maniĂšres du duc d’AngoulĂȘme, rien de bon dans les yeux ni les traits de Mme la Dauphine. Quand Ă  Charles X, il me fit l’effet d’un vieillard vert encore, qui inspire du respect, mais dont la figure annonce quelque chose de commun. Ce cĂ©lĂšbre palais de Saint-Cloud me fit ressouvenir qu’autrefois j’y avais montĂ© la garde, en ma qualitĂ© de chasseur vĂ©lite, que j’y avais vu une cour jeune, brillante, pleine de vigueur et d’espĂ©rance. Il y avait bien encore des hommes de cette Ă©poque Ă  la cour de Charles X, mais ce n’était plus que l’ombre de ces grands caractĂšres, de ces valeureux officiers, si cĂ©lĂšbres par leurs grandes actions de guerre. La gloire avait fait place Ă  l’hypocrisie dĂ©vote, les cĂ©lĂ©britĂ©s de l’Empire aux petits hommes de l’émigration, et les grandes actions de NapolĂ©on aux intrigues d’un gouvernement mal assis. Le soir, je fus au Théùtre Français voir jouer Henri III, drame en cinq actes d’Alexandre Dumas. C’était la piĂšce Ă  la mode, le triomphe des romantiques. MalgrĂ© le beau talent des acteurs, le luxe des dĂ©corations et la vĂ©ritĂ© des costumes, je jugeai la piĂšce bien au-dessous de sa haute rĂ©putation. Du moins je n’y trouvai pas ces grandes Ă©motions que j’avais Ă©prouvĂ©es, autrefois, aux piĂšces de Corneille et de Racine. Mlle Mars, comme Ă  son ordinaire, Ă©lectrisa tous les spectateurs. 7 juin. – Je vais aux Tuileries voir la procession des chevaliers du Saint-Esprit, le jour de la PentecĂŽte, fĂȘte de l’Ordre. Les chevaliers en manteaux de soie verte, richement brodĂ©s, chapeaux Ă  la Henri IV, tuniques, culottes et bas de soie blancs, collier au cou, sortirent des grands appartements, deux Ă  deux, pour se rendre Ă  la chapelle, et revinrent de mĂȘme dans la salle du trĂŽne. Le roi Ă©tait le dernier. Je ne pus entrer dans la chapelle pour voir les rĂ©ceptions qu’on y fit, les portes Ă©tant fermĂ©es aprĂšs l’entrĂ©e des chevaliers. À la sortie, me trouvant dans le premier salon qui suit celui des marĂ©chaux, le roi m’adressa la parole sur le sĂ©jour du rĂ©giment Ă  Paris. Cette promenade cĂ©rĂ©monieuse, plus curieuse encore qu’imposante, m’intĂ©ressa cependant, parce qu’elle me mit en position de connaĂźtre un foule de grands personnages, cĂ©lĂšbres tant par leur illustration propre, que par leur naissance, leurs titres, leurs fonctions et les services qu’ils ont rendu Ă  l’État, et beaucoup d’anciens Ă©migrĂ©s. Je vis lĂ , pour la premiĂšre fois, toute la famille du duc d’OrlĂ©ans. Un court voyage Ă  Charmes, auprĂšs de sa femme, dont l’état de santĂ©, aprĂšs une amĂ©lioration passagĂšre, est redevenu alarmant, permet Ă  BarrĂšs de voir son fils qui commence Ă  jaser et marcher ». C’est Ă  peine si la grĂące de l’enfant suffit Ă  apporter quelque trĂȘve Ă  ses inquiĂ©tudes grandissantes. Il revient Ă  Paris, en juillet, aprĂšs une absence de vingt jours. 8 aoĂ»t. – Murmures, inquiĂ©tudes dans Paris sur l’annonce qu’un changement de ministĂšre aurait lieu dans la journĂ©e, et que le prince de Polignac serait nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Cette nouvelle d’un ministĂšre congrĂ©ganiste et contre-rĂ©volutionnaire frappait de stupeur tous les amis de nos institutions constitutionnelles. Ayant Ă  leur tĂȘte le comte Coutard, commandant la 1Ăšre division, tous les officiers de la garnison allĂšrent faire une visite officielle Ă  M. le ministre de la Guerre, le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte de Bourbon. Je trouvai le ministre embarrassĂ©, peut-ĂȘtre honteux de se voir le chef d’une armĂ©e française, lui qui avait abandonnĂ©, quelques jours avant la dĂ©sastreuse bataille de Waterloo, l’armĂ©e qui fut vaincue dans cette funeste journĂ©e, malheur et deuil de la France. Le poids de cette trahison devait lui peser sur le cƓur comme un remords, si, comme il fut dit dans les salons du ministĂšre, des gĂ©nĂ©raux refusĂšrent de prendre la main qu’il prĂ©sentait. 15 aoĂ»t. – Je prends le commandement de deux cent cinquante hommes d’élite du rĂ©giment, pour aller border la haie, sur une partie du quai de la CitĂ©, jusqu’à la porte de la MĂ©tropole, Ă  l’occasion de la procession du VƓu de Louis XIII. À quatre heures, le roi, le dauphin, la dauphine et la cour passĂšrent Ă  pied dans nos rangs, escortĂ©s par les gardes du corps Ă  pied du roi les Cent Suisses. Le cortĂšge Ă©tait beau, mais simple. Aucuns cris d’allĂ©gresse et d’hommages ne se firent entendre sur le passage du roi. Les cƓurs Ă©taient glacĂ©s, les visages froids et mornes, depuis l’avĂšnement du ministĂšre Polignac. UNE SÉANCE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE 25 aoĂ»t. – SĂ©ance publique et solennelle de l’AcadĂ©mie française. Avant de m’y rendre, je fus Ă  Saint-Germain-l’Auxerrois entendre le panĂ©gyrique de Saint-Louis, prononcĂ© devant les membres de l’AcadĂ©mie, suivant l’ancien usage. Peu d’immortels, et guĂšre plus d’auditeurs. Ni l’éloge, ni l’orateur ne firent d’effet. À une heure, j’entrais dans la salle des sĂ©ances publiques de l’Institut. Me trouvant un des premiers, je pus choisir ma place. La salle peu vaste me parut bien distribuĂ©e, dĂ©corĂ©e avec goĂ»t et simplicitĂ©. On n’y est admis que par billets, qu’on doit demander plusieurs jours Ă  l’avance. C’est habituellement l’élite du grand monde, les savants français et Ă©trangers, et quelques Ă©tudiants studieux qui composent l’auditoire. Dans les nombreuses piĂšces qui prĂ©cĂšdent la salle, sont les statues en marbre de nos grands poĂštes et prosateurs, historiens et philosophes, orateurs et savants. J’y remarquai celle de La Fontaine, ouvrage de Julien du Puy, mon compatriote et l’ami de mon frĂšre. À deux heures, la salle et les tribunes Ă©taient combles ; il n’y avait plus de places pour les derniers arrivĂ©s. À deux heures et demie, M. Cuvier, directeur en exercice, ouvrit la sĂ©ance. La premiĂšre lecture fut faite par M. Andrieux, secrĂ©taire perpĂ©tuel, et le discours pour la distribution des prix de vertu par le prĂ©sident, le baron Cuvier. La piĂšce de vers qui avait remportĂ© le prix fut lue par M. Lemercier, avec une verve, une chaleur qui doublĂšrent le mĂ©rite de la composition. Le sujet du concours Ă©tait la dĂ©couverte de l’imprimerie. Beaucoup de vers furent vigoureusement applaudis, surtout ceux qui avaient trait Ă  la libertĂ© de la presse, et aux dangers qu’elle pouvait courir sous un gouvernement ennemi des lumiĂšres. Quand le poĂšte laurĂ©at, M. LegouvĂ©, fils de l’acadĂ©micien dĂ©cĂ©dĂ©, auteur de la Mort d’Abel et du MĂ©rite des femmes, se prĂ©senta au bureau pour recevoir la mĂ©daille d’or, son nom fut couvert par de nombreux applaudissements. Je remarquai, sur les banquettes destinĂ©es aux membres de l’Institut, MM. de Lally-Tollendal, BarbĂ©-Marbois, Chaptal, Arago, de SĂ©gur, Casimir Delavigne, etc., et dans la salle ou les tribunes, le dernier prĂ©sident du Directoire, le vĂ©nĂ©rable Gohier, le prĂ©sident du Consistoire M. Marron, Mlle LĂ©ontine Fay, etc. Je regrettai de ne pas m’ĂȘtre trouvĂ© prĂšs de quelqu’un qui connĂ»t bien les acadĂ©miciens et les personnages distinguĂ©s, prĂ©sents Ă  cette rĂ©union, pour me les dĂ©signer par leurs noms. À quatre heures et demie, on sortit. Je passai dans cette cĂ©lĂšbre enceinte un instant de la journĂ©e fort agrĂ©ablement. 30 aoĂ»t. – Je suis allĂ© cet aprĂšs-midi, dans le faubourg Saint-Antoine, visiter le propriĂ©taire de la maison chez qui je loge. Je m’y suis rencontrĂ© avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers Ă  cheval de la garde royale, du nom d’Espinay Saint-Luc, et quelques autres personnes. On vint Ă  parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople. Le jeune Russe, plein d’enthousiasme, cĂ©lĂ©brait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine dĂ©fendait les Turcs, et dĂ©plorait amĂšrement la triste position oĂč allait se trouver le sultan Mahmoud. On lui demanda Ă  la fin quel intĂ©rĂȘt il pouvait porter Ă  ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il rĂ©pondit, les larmes aux yeux Mahmoud est mon cousin germain. Sa mĂšre et la mienne Ă©taient sƓurs. » AprĂšs cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut. En effet, la mĂšre du sultan Ă©tait une demoiselle d’Espinay Saint-Luc. Elle avait Ă©tĂ© prise par des corsaires algĂ©riens, vers 1786, Ă©tant ĂągĂ©e de trois ans. 31 aoĂ»t. – Je vais au théùtre de l’OpĂ©ra Comique, salle Ventadour, nouvellement construit, et que je ne connaissais pas encore. Une salle superbe. On jouait la Dame Blanche et Marie, opĂ©ras que j’avais dĂ©jĂ  vus en province, mais que j’entendis de nouveau avec plaisir. Ce fut la derniĂšre fois que je fus au spectacle ; je n’eus plus envie plus tard d’y retourner, ni de prendre aucun autre plaisir ni distraction de ce genre. C’est Ă  cette Ă©poque que BarrĂšs va Ă©prouver la plus grande douleur de sa vie sa femme qui, aprĂšs sa cure de PlombiĂšres, Ă©tait venue le rejoindre Ă  Paris, subit une grave opĂ©ration, pratiquĂ©e le 4 octobre par le docteur Piollet, sur les conseils de Dupuytren. La lĂ©gĂšre amĂ©lioration qui suivit permit un instant d’espĂ©rer la guĂ©rison. BarrĂšs put reprendre son service. DANS LA PLAINE DE GRENELLE 29 octobre. Revue par le roi des troupes de la garnison et des environs de Paris, dans la plaine de Grenelle. Toute la troupe de ligne Ă©tait placĂ©e en premiĂšre ligne, l’infanterie de la garde en deuxiĂšme ligne. Toute la cavalerie, ligne et garde, Ă©tait aussi sur deux lignes, derriĂšre l’infanterie. Enfin la belle artillerie de la garde Ă©tait sur les flancs, dans les intervalles et en rĂ©serve. Notre premier bataillon, en tirailleurs, couvrait le front de la bataille qui faisait face Ă  la Seine. Mon bataillon Ă©tait Ă  sa place de bataille, Ă  la gauche de la premiĂšre ligne. On comptait en tout seize bataillons d’infanterie et quatre rĂ©giments de cavalerie. L’emplacement et l’ordre de bataille dĂ©terminĂ©s, on attendit dans cette position l’arrivĂ©e du roi. À une heure, le canon, les musiques, les fanfares et les tambours annoncĂšrent son approche. Il passa successivement devant le front de bandiĂšre des quatre lignes, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi d’un Ă©tat-major innombrable, brillant, riche de broderies et de dĂ©corations. Dans une calĂšche, Ă  la suite du roi, Ă©taient la dauphine, la duchesse de Berry, Mlle de Berry et le duc de Bordeaux. Dans une autre, qui suivait de prĂšs la premiĂšre, se trouvaient les princesses d’OrlĂ©ans. Le duc d’OrlĂ©ans, en costume de colonel gĂ©nĂ©ral des hussards, et ses deux fils aĂźnĂ©s, les ducs de Chartres et de Nemours, entouraient le dauphin, le chef de l’État. AprĂšs quelques passages des lignes, aprĂšs des feux, en avançant et en retraite, on se disposa Ă  exĂ©cuter la fameuse manƓuvre de Wagram, lorsque l’armĂ©e d’Italie, sous les commandements du prince EugĂšne et de Macdonald, alors simple gĂ©nĂ©ral de division, enfonça le centre de l’armĂ©e autrichienne et dĂ©cida de la victoire. Ce grand mouvement stratĂ©gique terminĂ©, on dĂ©fila, la gauche en tĂȘte. Par mon rang dans l’ordre de bataille, je me mis en marche, le premier, et ouvris le dĂ©filĂ©. L’affluence des curieux Ă©tait prodigieuse, on ne voyait que des tĂȘtes dans cette vaste plaine de Grenelle. Tout y fut beau, superbe, majestueux, comme le temps qui concourut Ă  cette brillante revue. La raretĂ© des cris de Vive le roi ! » dut faire sentir Ă  Charles X que le ministĂšre Polignac Ă©tait odieux Ă  la nation. Le marĂ©chal Macdonald, duc de Tarente, major gĂ©nĂ©ral de la garde, commandait et dirigeait les divers mouvements, qui furent tous exĂ©cutĂ©s avec prĂ©cision et ensemble. Mme BarrĂšs s’éteignait, le 25 novembre, en pleine jeunesse, veillĂ©e par son mari jusqu’au dernier moment. Les obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă  Saint-Jacques-du-Haut-Pas. La seule consolation de BarrĂšs, c’est sa tendresse pour le jeune fils en qui il est assurĂ© de trouver un jour un ami pour lui rappeler les mĂ©rites de celle qui lui restera chĂšre Ă  tous jamais ». AprĂšs une quarantaine de jours passĂ©s Ă  Charmes, il est de retour Ă  Paris en janvier 1830. 31 mai. – Je vais au Palais Royal voir l’illumination du palais et du jardin, prĂ©parĂ©e Ă  l’occasion de la fĂȘte que donnait le duc d’OrlĂ©ans au roi de Naples, son beau-frĂšre, et Ă  la cour de France. Les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment y Ă©taient invitĂ©s, quelques uns y furent, mais je m’en abstins, d’abord Ă  cause de ma position, et ensuite parce qu’il fallait se mettre en bas de soie, culotte blanche, boucle en or, dĂ©pense que je ne me souciais pas de faire pour un ou deux bals de la cour oĂč j’aurais pu aller. DĂšs la nuit arrivĂ©e, le jardin et la grande cour du palais se trouvĂšrent pleins de curieux, et en si grand nombre qu’on ne pouvait plus guĂšre circuler, et malgrĂ© cela, la foule grossissait Ă  vue d’Ɠil. Je pensai que, si je ne me retirai pas de bonne heure, je ne le pourrais bientĂŽt plus sans de trĂšs grandes difficultĂ©s. Cette foule d’hommes de tous les rangs, mais surtout de jeunes gens et d’ouvriers, l’agitation tumultueuse, l’inquiĂ©tude qu’on voyait sur beaucoup de figures et surtout chez les marchands des galeries, qui fermaient en hĂąte leur boutique, tous ces symptĂŽmes d’émeutes et de troubles me dĂ©terminĂšrent Ă  quitter une enceinte embrasĂ©e de tous les feux de la discorde. Je sortis un peu aprĂšs neuf heures, comme Charles X y arrivait en grand appareil, avec assez de difficultĂ©, mais sans incident. Quand je sus le lendemain qu’on s’y Ă©tait ruĂ©, qu’on y avait brĂ»lĂ© toutes les chaises du jardin, dĂ©truit les clĂŽtures des parterres, brisĂ© les fleurs, en criant À bas Polignac ! À bas les ministres ! Vive le duc d’OrlĂ©ans ! » je me fĂ©licitai bien sincĂšrement de ne m’ĂȘtre pas trouvĂ© dans cette orageuse bagarre. 27 juin. – C’était un dimanche. Je fus Ă  Saint-Cloud, dans la calĂšche du colonel, faire notre cour au roi, et aux membres de la famille royale. Mme la comtesse de Bourmont, Ă©pouse du gĂ©nĂ©ral en chef de l’expĂ©dition d’Alger, reçut les compliments du roi et de la famille royale, sur les succĂšs de son mari et l’heureux dĂ©but de la campagne. L’empressement devint alors plus grand autour d’elle. 11 juillet. – Un Te Deum solennel fut chantĂ© Ă  Notre-Dame, en prĂ©sence du roi, de la cour et de tous les grands dignitaires de la couronne et du royaume, en action de grĂąces pour la prise d’Alger, qui avait eu lieu le 5, et dont la nouvelle avait Ă©tĂ© apprise Ă  Paris, la veille, dans la journĂ©e. N’étant pas de service pour border la haie sur le passage de Sa MajestĂ©, je me rendis Ă  la mĂ©tropole. En moins de vingt-quatre heures, l’église avait Ă©tĂ© magnifiquement tendue. La cĂ©rĂ©monie fut majestueuse, la musique et les chants pleins de suavitĂ©. Il y avait beaucoup de monde, et l’on n’entrait que par billet ou en uniforme. Eh bien ! malgrĂ© l’importance du succĂšs, malgrĂ© les lauriers que venait de remporter notre belle et brave armĂ©e d’Afrique, il n’y eut point de cris d’allĂ©gresse. Sur le passage du roi, dans cette foule du parvis de Notre-Dame, dans les rues traversĂ©es par cette Ă©clatante escorte, point de preuves d’enthousiasme ni de sympathie. Le roi fut reçu Ă  la porte de l’église par l’archevĂȘque, qui prononça un discours, amĂšrement censurĂ© le lendemain par toute la presse libĂ©rale. Ce discours fut cause du sac de l’archevĂȘchĂ©, moins de trois semaines aprĂšs. Charles X, placĂ© sous un dais, fut conduit Ă  sa place par tout le chapitre, ayant autour de lui les princes de la maison d’OrlĂ©ans, les ministres, les marĂ©chaux, et ses grands officiers. Pendant qu’on chantait l’hymne par laquelle on remerciait le ciel du triomphe qu’on venait de remporter en AlgĂ©rie, je me rappelai, comme un glorieux souvenir pour moi, que j’avais vu, dans cette mĂȘme enceinte sacrĂ©e, une cĂ©rĂ©monie encore plus grandiose, plus sublime, le couronnement de l’empereur NapolĂ©on par un pape, entourĂ© de l’élite de la nation française d’alors. Vingt-six annĂ©es s’étaient Ă©coulĂ©es, depuis cette grande Ă©poque impĂ©riale. Le maĂźtre du monde, l’homme du destin, le vainqueur des rois avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ© deux fois, en moins de dix ans de rĂšgne, et Ă©tait mort dans l’exil, sur un affreux rocher au milieu de l’ocĂ©an. Qui m’aurait dit que ce vĂ©nĂ©rable souverain que j’avais sous les yeux, prosternĂ© Ă  dix pas de moi, au pied des autels, enivrĂ© d’hommages et entourĂ© d’un profond respect, qui paraissait si puissant et si fort, serait, Ă  vingt jours de lĂ , chassĂ© de son palais, et obligĂ© pour la troisiĂšme fois de quitter la France, qu’une de ses armĂ©es venait d’illustrer, et de reprendre le chemin de la terre d’exil ! Ô vicissitudes humaines, combien vos coups sont imprĂ©vus et frappent de haut ! Les priĂšres terminĂ©es, le roi fut reconduit avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial, et la famille d’OrlĂ©ans, l’ayant accompagnĂ© jusqu’à la porte, sortit par une autre issue pour monter en voiture. Quand le grand maĂźtre des cĂ©rĂ©monies, M. le marquis de Dreux-BrĂ©zĂ©, que je connaissais un peu, me dit, en me touchant l’épaule avec son bĂąton d’ébĂšne Mon cher commandant, faites place Ă  M. le duc d’OrlĂ©ans », qu’il reconduisait jusqu’à ses voitures, il ne pensait pas plus que moi que c’était pour son futur souverain qu’il rĂ©clamait le passage libre. 21 juillet. – Je vais Ă  l’observatoire royal, pour assister Ă  l’ouverture du cours d’astronomie fait par M. Arago. Son frĂšre, capitaine d’artillerie de ma connaissance, voulait bien me conduire. Ce cours public, destinĂ© aux gens du monde, promettait d’offrir un grand intĂ©rĂȘt. Je me proposais de suivre trĂšs exactement les leçons du grand astronome, afin de satisfaire ainsi un goĂ»t trĂšs prononcĂ© pour cette difficile et sublime science, mais les Ă©vĂ©nements politiques qui survinrent quelques jours aprĂšs arrĂȘtĂšrent, dĂšs son dĂ©but, les bonnes intentions du professeur et celles d’un de ses plus zĂ©lĂ©s auditeurs. 25 juillet. – Tous les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment se rendirent Ă  Saint-Cloud, pour voir le dauphin, Ă  qui le colonel avait une grĂące Ă  demander pour la veuve d’un capitaine du rĂ©giment on lui refusait une pension, parce qu’elle ne pouvait pas justifier qu’elle Ă©tait lĂ©gitimement mariĂ©e, le mariage ayant Ă©tĂ© fait en pays Ă©tranger. Notre prĂ©sentation terminĂ©e, nous nous rendĂźmes dans la galerie d’Apollon, pour attendre le roi et entendre la messe. RestĂ© dans la galerie, je causai avec plusieurs gĂ©nĂ©raux et officiers de ma connaissance. Il n’y avait chez personne ni agitation, ni inquiĂ©tude, malgrĂ© que les nouvelles des dĂ©partements fussent dĂ©favorables au ministĂšre. Si la figure des courtisans Ă©tait assombrie, si de nombreux apartĂ©s annonçaient des prĂ©occupations, le visage du roi Ă©tait d’une placiditĂ© remarquable. Il causait, comme Ă  son ordinaire, avec les personnes qu’on lui prĂ©sentait, sans que rien indiquĂąt sur ses traits calmes une grande rĂ©solution prise. Il s’entretint assez longtemps avec l’Hospodar de Moldavie, qui, dit-on, lui exprimait ses vƓux pour qu’il pĂ»t vaincre la rĂ©sistance qu’on apportait Ă  ses intentions conciliatrices, et Ă  qui il rĂ©pondait On y a songĂ©. » Quoi qu’il en soit, ce fut en rentrant dans son cabinet, Ă  l’issue de cette rĂ©ception, que les fatales ordonnances de juillet furent signĂ©es, fatales pour lui et sa famille surtout. Ce fut la derniĂšre messe que j’entendis Ă  Paris, et la derniĂšre visite que je fis aux Bourbons de la branche aĂźnĂ©e. LA RÉVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES 26 juillet. – DĂšs le matin de ce grand jour, le rĂ©giment prit les armes pour passer la revue administrative de M. le baron de Joinville, intendant militaire de la premiĂšre division, et se rendit Ă  cet effet dans l’enclos du collĂšge Henri IV, derriĂšre le PanthĂ©on. À dix heures, la troupe Ă©tait rentrĂ©e dans ses quartiers, et les officiers dans leurs logements, sans qu’aucun bruit fĂ»t parvenu Ă  nos oreilles sur ce qui agitait dĂ©jĂ  Paris. À onze heures, j’ignorais encore complĂštement que la capitale Ă©tait en Ă©moi et que j’étais sur un volcan qui devait renverser un trĂŽne, dont j’étais appelĂ© Ă  devenir un des dĂ©fenseurs. Un violent coup de sonnette me tira de cette tranquillitĂ© d’esprit. C’était mon colonel qui venait m’annoncer les foudroyantes nouvelles du Moniteur officiel la publication de plusieurs ordonnances royales, dĂ©truisant la libertĂ© de la presse, annihilant divers articles de la Charte constitutionnelle, du Code civil et du Code d’instruction criminelle, annulant les lois Ă©lectorales votĂ©es par les pouvoirs lĂ©gislatifs, supprimant les garanties accordĂ©es Ă  la libertĂ© individuelle et dissolvant la Chambre des dĂ©putĂ©s. Je fus glacĂ© d’épouvante Ă  cette Ă©numĂ©ration odieuse et Ă  l’idĂ©e des malheurs qui allaient se rĂ©pandre sur notre France. Il semblait, par la douloureuse impression que j’en ressentis, que je pressentisse dĂ©jĂ  la majeure partie des sinistres Ă©vĂ©nements qui allaient suivre. Le colonel me dit en se retirant Il y aura aujourd’hui du bruit dans Paris. Demain, on tirera des coups de fusil pour protester contre ce coup d’État et le faire avorter, s’il est possible. » Je sortis pour tĂącher de lire le Moniteur ; je ne pus y parvenir ; on se l’arrachait, on faisait queue dans les cabinets pour l’avoir Ă  son tour. Des groupes nombreux, dans les rues, causaient avec animation ; les places se remplissaient de jeunes gens, qui parlaient haut et se concertaient dĂ©jĂ  pour rĂ©sister Ă  la tyrannie menaçante. Les figures Ă©taient tristes, concentrĂ©es ; une grande agitation se manifestait chez tous les individus qui s’abordaient. AprĂšs avoir longtemps parcouru divers quartiers de Paris, pour Ă©tudier l’opinion publique, et ĂȘtre sorti de dĂźner, je fus me promener dans le jardin du Luxembourg. L’affluence y Ă©tait beaucoup plus grande que de coutume. L’évĂ©nement du jour faisait le sujet de toutes les conversations. J’entendis des prĂȘtres qui disaient, en parlant de Charles X Le voilĂ  donc maĂźtre, roi absolu ! Dieu l’a inspirĂ© ! » Les insensĂ©s ! J’étais indignĂ©, je me retirai de bonne heure, le cƓur navrĂ© et livrĂ© Ă  de bien pĂ©nibles rĂ©flexions. LES TROIS GLORIEUSES – 27 JUILLET À mon rĂ©veil, j’appris qu’il y avait eu, le soir, au Palais-Royal et dans les rues environnantes, un grand tumulte et des attroupements trĂšs considĂ©rables on prĂ©ludait. À trois heures et demie du matin, je montai Ă  cheval, pour me rendre au Champ de Mars, oĂč le rĂ©giment devait s’exercer pour son instruction ordinaire. Au premier repos, le colonel rĂ©unit les officiers autour de lui pour leur parler de ce qui prĂ©occupait si vivement les esprits. Il leur dit qu’ils seraient dans les choses possibles que le rĂ©giment fut appelĂ© Ă  prendre les armes, dans la journĂ©e, pour maintenir l’ordre et dissiper les attroupements. Si cela arrive, je recommande Ă  tout le monde, chefs et soldats, beaucoup de prudence, du sang-froid et de l’indiffĂ©rence pour les provocations, injures et menaces qui pourraient vous ĂȘtre faites. Ne prenez en aucun cas l’initiative, attendez l’attaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous dĂ©fendrez. » Avant la fin de l’exercice, la place fit demander un piquet de deux cents hommes et prĂ©venir les officiers de ne pas s’écarter de leurs logements. L’orage rĂ©volutionnaire commençait Ă  gronder. Tout annonçait qu’il Ă©claterait dans la soirĂ©e. Les officiers Ă©taient pensifs ; on osait Ă  peine se communiquer les inquiĂ©tudes qu’on Ă©prouvait, tant la gravitĂ© des Ă©vĂ©nements causait d’apprĂ©hensions. Un trĂšs petit nombre approuvait les ordonnances, la grande majoritĂ© les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et lĂ©gales. Cruelle et affligeante position ! Un peu avant cinq heures du soir, l’ordre fut donnĂ© de se trouver Ă  six heures, le 1er bataillon, commandant BarthĂ©lemy, et l’état-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3Ăšme, commandant Maillard, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2Ăšme le mien, sur la place du PanthĂ©on, avec un fort dĂ©tachement sur la place de l’École-de-MĂ©decine. Je devais, avec une partie de mon bataillon on m’avait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres, maintenir l’ordre dans ce quartier populeux quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau, contenir les Écoles polytechniques, de droit et de mĂ©decine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-PĂ©lagie, et protĂ©ger l’hĂŽpital militaire du Val-de-GrĂące. Mes instructions portaient que je devais, par de fortes et frĂ©quentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les Ă©tablissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui Ă©taient sur la Seine. C’était beaucoup plus que je n’aurais pu faire, mĂȘme avec dix fois plus de monde ; aussi, aprĂšs plusieurs courses dans l’intĂ©rieur de l’espace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma dĂ©fense aux alentours de la place du PanthĂ©on, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes, en cas d’attaque imprĂ©vue et de surprise prĂ©parĂ©e sous des prĂ©textes de bon accord. Soixante cartouches furent donnĂ©es Ă  chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir les patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs l’usage qu’il devaient en faire, et la conduite qu’ils devaient tenir dans la position critique oĂč ils pourraient souvent se trouver. Au dĂ©but de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements d’hommes de tout rang et de tout Ăąge se prĂ©sentĂšrent Ă  l’entrĂ©e de la place en criant Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraĂźtre, car ils voyaient bien que j’étais inexpugnable de la position que j’occupai sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-HonorĂ©, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient criaient avec des voix stridentes Aux armes ! on Ă©gorge vos frĂšres, vos amis, Polignac veut vous rendre esclaves, etc. » Des hommes, des femmes, descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premiĂšres victimes d’une rĂ©volution qui commençait sous de sinistres auspices. L’agitation Ă©tait extrĂȘme, des cris d’indignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la prĂ©sence de la troupe comprimait encore l’élan des masses, ou plutĂŽt leur moment d’agir avec vigueur n’était pas arrivĂ©. Dans ce quartier retirĂ©, le silence rĂšgne de bonne heure. Les boutiques avaient Ă©tĂ© fermĂ©es longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du roi et des membres de la famille royale avaient Ă©tĂ© effacĂ©s des enseignes, et les Ă©cussons aux fleurs de lis, arrachĂ©s et brisĂ©s. Mais des Ă©vĂ©nements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succĂ©der rapidement. La guerre civile Ă©tait commencĂ©e la troupe Ă©tait aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignĂ©e. Quel serrement de cƓur j’éprouvai quand j’entendis les premiĂšres dĂ©tonations ! Mon Dieu, qu’elles me firent mal ! C’était la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-ĂȘtre de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des Ă©migrĂ©s et des prĂȘtres Ă©tait vraiment Ă  plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, qu’on dĂ©fendait Ă  regret, c’était affreux, et cependant le devoir l’exigeait. AprĂšs dix heures, tous les rĂ©verbĂšres furent brisĂ©s autour de nous, et il n’y eut que ceux de la place du PanthĂ©on qui demeurĂšrent intacts. À onze heures, tout Ă©tait tranquille. Je fis cesser les patrouilles et rentrer les dĂ©tachements placĂ©s en diffĂ©rents lieux. Une partie de mes communications Ă©taient interrompues ; pour les rĂ©tablir, il aurait fallu employer la force ; je m’y opposai. Mon but et mes instructions Ă©taient de maintenir l’ordre, et non pas d’irriter cette partie de la population qui avait montrĂ©, jusqu’alors, beaucoup de prudence et de modĂ©ration. Un peu avant deux heures, je reçus l’ordre de faire rentrer ma troupe dans la caserne de Mouffetard. Les hommes Ă©taient horriblement fatiguĂ©s. Ainsi se termina cette premiĂšre soirĂ©e qui, si elle fut orageuse, du moins ne fut pas ensanglantĂ©e. 28 JUILLET À huit heures du matin, l’ordre arriva de prendre les armes, et de rĂ©cupĂ©rer les emplacements de la veille. À neuf heures, je pris position sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, et envoyai des postes Ă  tous les dĂ©bouchĂ©s de la place. Je voulus aussi Ă©tendre mon influence sur d’autres points Ă©loignĂ©s, mais l’insurrection faisait tant de progrĂšs, les intentions devenaient si hostiles, que je dus, pour ne pas exposer inutilement la vie de mes hommes, renfermer mon action dĂ©fensive au terrain que j’occupais. Peu d’heures aprĂšs, les bandes insurrectionnelles devinrent plus nombreuses, plus arrogantes, plus hideuses, en quelque sorte, par leur monstrueuse composition. Elles Ă©taient toutes armĂ©es de fusils d’infanterie, ou de chasse, qu’on avait pris dans les dĂ©pĂŽts de la garde nationale, aux mairies, ou chez les sergents-majors, qui les conservaient depuis le licenciement en 1827 ; d’autres provenaient de la troupe, qu’on avait dĂ©sarmĂ©e dans les postes, ou des pillages exĂ©cutĂ©s chez les armuriers de Paris. Ceux qui n’avaient pas de fusils Ă©taient armĂ©s de pistolets, sabres, fleurets dĂ©mouchetĂ©s, haches, faux, fourches ou bĂątons ferrĂ©s. Des drapeaux, noirs ou tricolores, apparaissaient avec des inscriptions incendiaires. Des vocifĂ©rations, des provocations, des menaces, des cris sinistres, se faisaient entendre dans toutes les directions, mais toujours Ă  des distances respectueuses de la troupe. Calme et majestueuse dans sa force contenue, celle-ci laissait passer, sans s’émouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier À bas la garde, Ă  bas les gendarmes, Ă  bas le roi, Ă  bas les Bourbons, Ă  bas les ministres ! » et puis aprĂšs Vive la Charte, la RĂ©publique, la Ligne ! » selon qu’ils Ă©taient dirigĂ©s par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisĂ©s. En mĂȘme temps, la gĂ©nĂ©rale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait Ă  toutes les Ă©glises, le gros bourdon de la cathĂ©drale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensembles appelaient aux armes. On dĂ©pavait les rues, on les barricadait, on accumulait les pavĂ©s dans les Ă©tages supĂ©rieurs des maisons pour arrĂȘter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait Ă  outrance, on Ă©gorgeait, on massacrait tout ce qui se dĂ©fendait, tout ce qui rĂ©sistait. De la position que j’occupais, j’entendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passĂšrent par-dessus nous, tirĂ©s de la place de GrĂšve pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. C’était un spectacle terrible et grand, celui d’une nation qui se rĂ©veille pour briser ses fers, et demander compte du sang qu’on lui fait verser. Tout en Ă©tant l’adversaire d’un mouvement rĂ©volutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant m’empĂȘcher d’admirer l’énergie de ces Parisiens effĂ©minĂ©s, qui dĂ©fendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause. Ma position devenait d’un instant Ă  l’autre plus difficile. J’étais entourĂ© d’adversaires qui me craignaient encore, ou qui me mĂ©nageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable les faisait rĂ©flĂ©chir. De mon cĂŽtĂ©, je ne me dissimulais pas qu’attaquĂ© vivement, je ne devais pas tarder Ă  succomber, par le peu d’hommes que j’avais avec moi, par le grand nombre des combattants que j’aurais eu sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succĂšs, soit pour le triomphe de la cause que je devais dĂ©fendre, soit pour l’honneur de nos armes. Je cherchai dĂšs lors Ă  agir avec prudence, pour Ă©viter tout ce qui pouvait troubler cette espĂšce de neutralitĂ© qui s’était Ă©tablie naturellement entre les deux partis. J’engageai le peuple Ă  se retirer, ou du moins Ă  se tenir toujours Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la place, dans la rue Saint-Jacques, Ă  ne pas chercher Ă  dĂ©tourner mes soldats de leur devoir, ainsi qu’à Ă©viter de me mettre dans la dure nĂ©cessitĂ© de faire usage de mes armes. J’étais souvent Ă©coutĂ©, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux, la baĂŻonnette croisĂ©e, pour les obliger Ă  laisser la place libre. À tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se prĂ©sentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes, qui riaient de leur tournure grotesque, et de l’originalitĂ© de leur langage, qui ressemblait fort Ă  celui de leur prĂ©dĂ©cesseur, le sans-culotte PĂšre Duchesne, de sanglante mĂ©moire. D’autres fois, c’étaient les chefs des attroupements de passage qui dĂ©siraient connaĂźtre mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tĂąter, pour tĂącher de m’entraĂźner dans leur rĂ©bellion. Beaucoup d’entre eux, c’étaient les mieux Ă©levĂ©s, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnĂ©s, et autres propos aussi sages qu’humains, mais qui souvent aussi Ă©taient dĂ©pourvus de sens commun. Je leur rĂ©pondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me dĂ©fendrais vigoureusement si l’on m’attaquait ; que je voulais avoir la place entiĂšrement Ă  ma disposition, et que, quoi que l’on fĂźt, je n’abandonnerais jamais mon poste, qu’au besoin je me rĂ©fugierais dans l’église, et m’y retrancherais de maniĂšre Ă  braver tous les efforts de l’émeute. Plusieurs fois, je fus menacĂ© personnellement ; j’eus des pistolets ou des poignards sur la poitrine, pour m’intimider, mais ces violences ne m’en imposaient pas. Je rĂ©pondais tranquillement qu’on pouvait me tuer, mais que j’avais derriĂšre moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensĂ© se retiraient en criant Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-rĂ©volutionnaires, avec colĂšre et menaces. Ces scĂšnes populaires et dĂ©magogiques se renouvelaient Ă  chaque instant ; Ă  toute minute, j’étais obligĂ© de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empĂȘcher d’approcher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y rĂ©pondre, souvent les mĂ©nager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais Ă©viter, mĂȘme au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir. Ma position dĂ©jĂ  dĂ©licate s’aggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, oĂč quatre cents bandits Ă©taient en pleine insurrection, depuis le matin, pour s’évader et se joindre Ă  l’émeute parisienne. J’avais dĂ©tachĂ© cent hommes pour les contenir. C’était une grande force de moins, pour moi, qui n’avais plus que cent cinquante soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon dĂ©tachement ou de le laisser massacrer. J’étais dans une bien grande perplexitĂ© abandonner les prisonniers Ă  eux-mĂȘmes, c’était les envoyer sur les bords de la Seine oĂč se dĂ©cidait la question du droit divin ou de la souverainetĂ© du peuple, c’était envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je rĂ©solus, dans l’intĂ©rĂȘt mĂȘme des citoyens armĂ©s, pour ne pas laisser dĂ©shonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position Ă  tout prix. Avant la nuit, ils avaient brisĂ© plusieurs portes et Ă©taient parvenus jusqu’à celle de la cour, qu’ils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le dĂ©tachement les prĂ©vint que si, Ă  la troisiĂšme sommation, ils n’étaient pas rentrĂ©s dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrĂȘta pas ; ils continuĂšrent Ă  dĂ©molir le bĂątiment, avec plus de fureur encore. Enfin, aprĂšs la troisiĂšme lecture de la loi martiale, en prĂ©sence d’un commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tuĂ©, et cinq blessĂ©s tombĂšrent Ă  la premiĂšre dĂ©charge dirigĂ©e contre la porte. On entra aussitĂŽt dans le bĂątiment, la baĂŻonnette croisĂ©e, et tout rentra dans l’ordre pour le reste de la nuit. La chaleur pendant cette journĂ©e fut excessive. Les hommes placĂ©s sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, exposĂ©s pendant huit heures Ă  l’action dĂ©vorante du soleil, furent accablĂ©s d’une soif qui les fatigua beaucoup. J’eus soin de leur faire donner de l’eau, acidulĂ©e avec du vinaigre, pour mieux les dĂ©saltĂ©rer et les empĂȘcher d’ĂȘtre malades. Quelques habitants apportĂšrent du vin ; je l’aurais reçu avec reconnaissance, en tout autre circonstance ; mais dans celle-ci je craignais l’ivresse, les transports au cerveau, et les dĂ©sordres que cela pouvait amener. Par l’intermĂ©diaire d’inoffensifs bourgeois qui m’étaient dĂ©vouĂ©s, j’avais conservĂ© quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard, oĂč Ă©taient dĂ©posĂ©s tous les magasins d’habillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communications finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de l’enceinte que j’occupais. Je ne reçus jamais aucun argent de l’autoritĂ©, aucun avis, aucune instruction pour me guider ; j’étais entiĂšrement livrĂ© Ă  moi-mĂȘme, ce dont, du reste, je me fĂ©licitai, pouvant me diriger d’aprĂšs mes propres inspirations. J’étais seul en armes, dans toute cette partie de Paris. ExceptĂ©s la place du PanthĂ©on et quelques dĂ©pĂŽts de rĂ©giments, bien barricadĂ©s dans leurs casernes, le peuple Ă©tait maĂźtre de toute la rive gauche de la Seine. C’était dans le Paris de la rive droite que se livrait la bataille. Tous les postes, qu’on avait eu la sottise de ne pas faire rentrer dans leurs corps, avaient Ă©tĂ©, dĂšs le matin, enlevĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, massacrĂ©s. La poudriĂšre des Deux-Moulins Ă©tait prise, les dĂ©pĂŽts d’armes des mairies pillĂ©s, en sorte que la rĂ©bellion avait acquis dans la soirĂ©e une supĂ©rioritĂ© incontestable sur les dĂ©fenseurs d’un trĂŽne qui, Ă  l’entrĂ©e de la nuit, Ă©tait irrĂ©vocablement perdu. Vers dix heures, j’appris, par des hommes sur qui je pouvais compter, qu’on devait tenter un coup de main sur ma caserne, pour enlever les armes et la poudre qui s’y trouvaient ; que les troupes stationnĂ©es dans l’intĂ©rieur devaient se retirer sur les Tuileries, quand l’émeute ne gronderait plus autant. Tout paraissait assez calme devant moi et autour de moi. Les scĂšnes affligeantes de la journĂ©e Ă©taient terminĂ©es, mais ce pouvait bien ĂȘtre un calme trompeur, prĂ©curseur d’un orage qui pouvait fondre sur moi d’un instant Ă  l’autre. Des barricades formidables s’élevaient entre la place et ma caserne, et dans toutes les rues qui conduisaient sur le boulevard extĂ©rieur. Ma prĂ©sence sur cette place devenant inutile, je me dĂ©cidai, d’aprĂšs tout ce que j’apprenais, Ă  sortir au plus vite de cette souriciĂšre, et Ă  me retirer dans mes casernes Mouffetard et de Lourcine, soit pour veiller Ă  leur conservation, soit pour y attendre la fin des Ă©vĂ©nements. Avant de commencer mon mouvement de retraite, j’envoyai couper les principaux dĂ©bouchĂ©s des rues oĂč je devais passer et faire suspendre la construction des barricades, pour effectuer en ordre cette Ă©vacuation volontaire. Je laissai, pour la garde de la prison militaire de Montaigne, ma compagnie et une section de voltigeurs. Tout s’opĂ©ra dans le plus profond silence, et avec la rĂ©gularitĂ© d’une marche en retraite. Nous fĂ»mes partout respectĂ©s et mĂȘme favorablement accueillis sur notre passage. Les habitants de ces quartiers, moins agitĂ©s que dans le centre de Paris, Ă©taient intĂ©ressĂ©s Ă  nous mĂ©nager ; il n’y avait que les exaltĂ©s, les forçats libĂ©rĂ©s dont le faubourg Saint-Marceau abonde, et les ivrognes qui pouvaient mettre obstacle Ă  notre rentrĂ©e, pour faire naĂźtre des dĂ©sordres, et quelques uns pour en profiter. À onze heures du soir, j’étais rentrĂ© dans ma caserne. ImmĂ©diatement, les compagnies qui appartenaient Ă  la caserne Lourcine rentrĂšrent de mĂȘme chez elles. J’organisai mes moyens de dĂ©fense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nĂ©cessaires, soit pour Ă©viter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je dĂ©fendis expressĂ©ment de commander le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres. Au cours de cette nuit, j’eus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques dĂ©tails sur leurs opĂ©rations de la journĂ©e. Le sang avait coulĂ© dans le premier, malgrĂ© toutes les mesures prises pour Ă©viter ce malheur. Il en coĂ»tait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de dĂ©fendre, par de si cruels moyens, une cause rĂ©prouvĂ©e par tous les hommes amis de leur pays, qu’il fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel PerrĂ©gaux, un des militaires les plus humains que j’aie connus, Ă  sortir de la ligne de modĂ©ration qu’il s’était tracĂ©e. Voici comment la chose advint. Le premier bataillon Ă©tait depuis plusieurs heures Ă  l’entrĂ©e de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsqu’il reçut l’ordre d’aller dĂ©gager un bataillon de la garde royale et deux piĂšces de canon, qui se trouvaient bloquĂ©s dans le marchĂ© des Innocents. Il suivait en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans rĂ©sistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants s’empressant de se rendre aux priĂšres et Ă  la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On rĂ©pondait Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivĂ© Ă  la rue Saint-HonorĂ©, il n’en fut plus de mĂȘme ; on parlementa en vain, on ne put s’entendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placĂ©s entre les 1er et 2Ăšme pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les dĂ©fenseurs des barricades placĂ©es aux points d’intersection des quatre rues. DĂšs lors tout fut perdu, une vive fusillade s’engagea de part et d’autre, les barricades furent enlevĂ©es Ă  la baĂŻonnette, et le bataillon se trouva bientĂŽt sur le marchĂ© de la rue des Prouvaires. LĂ , la rĂ©sistance fut si vigoureuse que, malgrĂ© la bonne contenance et l’extrĂȘme bravoure des troupes, on fut forcĂ© d’aller reprendre en combattant la position d’oĂč on Ă©tait parti. Cette affaire coĂ»ta la vie Ă  un lieutenant M. Mari et Ă  huit soldats ; deux officiers et vingt soldats furent griĂšvement blessĂ©s. Un sergent fut tuĂ© d’un coup de pistolet par une mĂ©gĂšre, qui sortit d’une allĂ©e pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusquĂ©s, mais sa bonne Ă©toile ne voulut pas qu’il soit atteint au corps, ses habits seuls furent trouĂ©s. Son cheval reçut cinq balles, et s’abattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade, qu’il franchit en avant des carabiniers. Pendant ce temps, le 3Ăšme bataillon, placĂ© sur le marchĂ© aux fleurs, y resta toute la journĂ©e dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais n’ayant point d’ennemis armĂ©s devant lui. Le commandant Maillard reçut par trois fois l’ordre du gĂ©nĂ©ral Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui l’entouraient. Il refusa avec fermetĂ©, en disant qu’il ne le ferait qu’autant qu’on tirerait sur lui. Le gĂ©nĂ©ral se retira furieux, la menace Ă  la bouche, et le cƓur rempli de vengeance. GrĂące Ă  la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce mĂȘme gĂ©nĂ©ral et les bataillons de la garde, qui occupaient l’HĂŽtel de Ville et la place de GrĂšve, purent dans la nuit opĂ©rer leur retraite avec sĂ©curitĂ©. Si le commandant avait obĂ©i aux ordres irrĂ©flĂ©chis du gĂ©nĂ©ral, il aurait infailliblement perdu la position toutes les croisĂ©es de ce marchĂ© Ă©taient pourvues d’hommes armĂ©s, qui auraient tirĂ© Ă  coup sĂ»r ; le bataillon aurait Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©, la place perdue, et les communications entre la GrĂšve et les Tuileries interceptĂ©es. À deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. À cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixiĂšmes de Paris. 29 JUILLET Le jour me trouva prĂȘt Ă  me dĂ©fendre, si j’étais attaquĂ© brutalement, comme le succĂšs de la veille devait me faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se prĂ©senterait, pour Ă©viter le dĂ©sastre qui allait fondre sur nous et sur tous les habitants qui nous environnaient. Je ne m’étais jusqu’alors fait aucun plan de conduite que celui que l’honneur me prescrivait de suivre me dĂ©fendre et mourir. Cependant, quand je sus par des avis secrets que ma caserne Ă©tait minĂ©e ; que des pĂ©tards Ă©taient prĂ©parĂ©s, pour faire sauter les portes et un mur nous sĂ©parant des jardins voisins ; que des matiĂšres incendiaires devaient ĂȘtre jetĂ©es pour la brĂ»ler ; que des troupes de la garnison deux rĂ©giments, 5Ăšme et 53Ăšme de ligne avaient arborĂ© la cocarde tricolore ; que la garde royale elle-mĂȘme ne voulait plus se battre ; que tous fuyaient vers Saint-Cloud, et que l’évacuation de Paris serait complĂšte avant quelques heures, si elle ne l’était dĂ©jĂ , je compris, aprĂšs y avoir bien rĂ©flĂ©chi, que ma position n’était ni raisonnĂ©e, ni tenable. Accepter le combat, c’était vouer Ă  une mort certaine les quinze officiers et les deux cents soldats, bien portants ou malades, que j’avais avec moi ; c’était vouer Ă  la destruction le bĂątiment, les riches magasins, et les maisons voisines. Des torrents de sang couleraient, ma mĂ©moire resterait responsable de tant de calamitĂ©s, et pour qui ? Pour un roi parjure, pour un gouvernement inepte, et imposĂ© Ă  la France par des baĂŻonnettes Ă©trangĂšres. Jusqu’alors, j’avais servi fidĂšlement et consciencieusement, je n’avais aucune mauvaise action Ă  me reprocher envers les Bourbons, mais ce malheureux souverain, mal conseillĂ©, ayant violĂ© ses serments, ne m’avait-il pas dĂ©gagĂ© des miens ? Un autre motif, non moins puissant, devait encore me diriger. En admettant la dĂ©fense aussi belle que possible, je devais finir par succomber, car je ne pouvais attendre aucun secours de personne, et toute retraite m’était ĂŽtĂ©e. Comment la faire, au milieu d’une population exaspĂ©rĂ©e, dans des rues barricadĂ©es, ayant Ă  lutter contre des forces dĂ©cuples des miennes, ou peut-ĂȘtre plus nombreuses encore ? Commencer le combat, se rendre ensuite si on voyait les choses dĂ©favorables, c’était vouloir se faire Ă©gorger sans pitiĂ©, ne devant attendre aucune gĂ©nĂ©rositĂ© de la part de ceux qu’on venait d’égorger soi-mĂȘme
 Je faisais toutes ces rĂ©flexions, en me promenant dans la cour du quartier ; j’étais calme, je donnais mes ordres avec beaucoup de sang-froid ; mais intĂ©rieurement j’éprouvais un malaise, plus facile Ă  comprendre qu’à dĂ©finir. Avant dix heures, je fus prĂ©venu, par tous les officiers rĂ©unis, que des bandes nombreuses se portaient Ă  toutes les casernes des environs pour dĂ©sarmer les troupes, qui s’y Ă©taient enfermĂ©es, et enlever les armes qui s’y trouvaient en dĂ©pĂŽt. En aucune part on n’avait fait rĂ©sistance on s’était soumis Ă  la loi du plus fort, Ă  la loi de la raison. Les officiers me dirent qu’il y aurait folie Ă  se conduire autrement, et que pour eux, ils Ă©taient rĂ©solus Ă  cĂ©der, si on faisait des propositions qu’on pĂ»t accepter sans dĂ©shonneur. Je leur rĂ©pondis que c’était bien ainsi que je l’entendais, et les renvoyai chacun Ă  son poste. AprĂšs dix heures, plusieurs attroupements, plus ou moins nombreux, se prĂ©sentĂšrent devant la façade principale de la caserne rue Neuve-Sainte-GeneviĂšve. Leurs voix, leurs gestes, leurs costumes, tout Ă©tait effrayant. La majeure partie de ces hĂ©ros des faubourgs et de la banlieue Ă©taient armĂ©e. À leur tĂȘte, on remarquait des hommes bien vĂȘtus, ayant de bonnes maniĂšres, des dĂ©corations, des chefs enfin avec lesquels on pouvait s’aboucher. De la fenĂȘtre du premier, oĂč je m’étais placĂ©, je fis signe que je voulais parler. On fit d’abord silence, mais quand on entendit parler de conditions Ă  stipuler, de neutralitĂ© Ă  garder, des cris furieux À bas les armes, Ă  l’assaut ! » poussĂ©s par les Ă©nergumĂšnes, ivres de leur succĂšs, couvrirent ma voix. Tous les fusils se dirigĂšrent vers moi ; quelques soldats qui m’entouraient me saisirent en me disant Retirez-vous, commandant, ils vous tueront. » L’agitation Ă©tait extrĂȘme, dĂ©jĂ  on montait aprĂšs les ifs qui servent aux illuminations. C’était, dans toute la force du mot, une des scĂšnes hideuses de 1793. RestĂ© toujours Ă  la place que j’occupais, je parvins Ă  faire entendre que je dĂ©sirais m’entretenir avec deux ou trois de leurs chefs. Cette proposition acceptĂ©e, je fis ouvrir la porte aux trois commissaires dĂ©signĂ©s qui se trouvaient ĂȘtre un Ă©lĂšve de l’École polytechnique, un Ă©tudiant en droit de ma connaissance, et un personnage dĂ©corĂ©, probablement officier en demi-solde, dont je fus trĂšs peu satisfait. AprĂšs des dĂ©bats assez longs, dans cette confĂ©rence diplomatico-militaire, qui se tenait dans le corps de garde, il fut Ă©tabli qu’on n’entrerait point dans ma caserne, que je ne remettrais qu’un certain nombre de fusils qu’on ferait passer par les croisĂ©es, et que l’élĂšve de l’École Polytechnique, un peu malade, resterait en otage prĂšs de moi pour la garantie des conditions convenues. Tout fut exĂ©cutĂ© de bonne foi, de part et d’autre. Quand j’eus dĂ©clarĂ© Ă  plusieurs reprises que je n’avais plus d’armes Ă  donner, on se retira fort satisfait, en criant Vive le commandant, vive le 15Ăšme lĂ©ger ! » Quant Ă  moi, je les envoyais au diable de bien bon cƓur. Je fis de suite armer de nouveau les chasseurs qui ne l’étaient plus, et reprendre Ă  chacun les postes qui leur Ă©taient dĂ©signĂ©s. Je n’eus qu’à me louer des commissaires avec lesquels je traitais. Ils furent pleins de bons procĂ©dĂ©s. Pour attĂ©nuer tout ce que cet Ă©vĂ©nement avait de douloureux pour moi, ils me firent de bienveillants compliments sur la maniĂšre dont j’avais conduit cette affaire jusqu’à sa fin, sur le succĂšs que j’avais obtenu pour la conservation des magasins, sur ma conduite prudente et habile de la veille, place du PanthĂ©on, etc. MalgrĂ© tous ces Ă©loges, exprimĂ©s avec gĂ©nĂ©rositĂ©, l’idĂ©e d’avoir remis des armes sans combattre m’obsĂ©dait comme un reproche. Il me semblait que j’avais terni par une honteuse condescendance mes vingt-six annĂ©es de service. Du reste, je ne vis pas, dans les regards des officiers, un seul signe de blĂąme ni de mĂ©contentement ; au contraire, ils me tĂ©moignĂšrent tous leur profonde gratitude, et leur satisfaction de s’ĂȘtre tirĂ©s honorablement d’une position assez dĂ©licate. Pour me le prouver, ils m’embrassĂšrent tous. Cet Ă©panchement de l’ñme, aprĂšs une crise semblable, avait quelque chose de salutaire pour nous. Si ce n’était pas une justification, c’était du moins l’approbation de tous. Nos casernes de Lourcine et du Foin furent pillĂ©es, mais les soldats qui les occupaient furent respectĂ©s. Le mĂȘme sort fut rĂ©servĂ© aux casernes des gardes du corps, de la garde, et des autres rĂ©giments de la garnison. Celle de Babylone, oĂč Ă©taient les Suisses de la garde, fut dĂ©fendue d’abord, et ensuite abandonnĂ©e, aprĂšs avoir vu tomber plusieurs des Suisses, sous les coups d’une attaque en rĂšgle par une masse d’insurgĂ©s. Heureusement les dĂ©fenseurs purent gagner les boulevards dont ils Ă©taient proches, car ils auraient Ă©tĂ© tous massacrĂ©s. AprĂšs qu’ils l’eurent pillĂ©e, les insurgĂ©s y mirent le feu. Peu de temps aprĂšs que j’avais remis une partie de mes armes, d’autres bandes d’insurgĂ©s se prĂ©sentĂšrent. Il fallut leur en donner encore ; d’autres suivirent avec les mĂȘmes exigences. C’était en vain que je leur disais que je n’en avais plus, ils en voulaient absolument. Ils demandaient Ă  visiter la caserne, ce que je refusais obstinĂ©ment. Pour Ă©viter ce malheur et le contact de ces hordes dĂ©guenillĂ©es, je fis prendre quelques fusils au magasin, oĂč il s’en trouvait plus de cinq cents, ainsi que plusieurs milliers de cartouches Ă  balles. Ces bandes se renouvelant sans cesse, je compris que ma position se compliquait et devenait inquiĂ©tante. Pour sauver mes hommes, qui n’auraient pu bientĂŽt plus se dĂ©fendre, en cas de persistance dans le projet de pĂ©nĂ©trer dans la caserne, je sortis du quartier pour aller inviter un capitaine de la garde nationale, que je voyais en uniforme Ă  l’extrĂ©mitĂ© de la rue, Ă  mettre un poste de gardes nationaux armĂ©s pour la protĂ©ger et la garder, renonçant dĂ©sormais Ă  le faire. Je lui remis les clĂ©s des magasins et des bureaux, en le rendant responsable de tout ce qui s’y trouvait. Il s’en chargea et conserva tout, exceptĂ© ce qui Ă©tait l’objet d’armement et de grand Ă©quipement, qu’il fit prendre pour organiser les compagnies de sa lĂ©gion. Ce fut pour moi une grande satisfaction de n’avoir plus de rapport avec toutes ces bandes Ă  faces sinistres, qui venaient, la plupart, chercher des fusils pour les revendre aux gardes nationaux qui s’organisaient Ă  la hĂąte pour sauver Paris du pillage. Je savais que le rĂ©giment Ă©tait sorti de Paris, je n’avais plus Ă  craindre que les armes que je donnais fussent employĂ©es contre lui. C’est ce qui m’avait fait tant tenir Ă  leur conservation. De son cĂŽtĂ©, le capitaine que j’avais installĂ© dans le corps de garde ne voulut plus en donner Ă  tous ceux qui se prĂ©sentaient. Il fallait ĂȘtre de l’arrondissement, et ĂȘtre connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent N’armez pas les prolĂ©taires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la rĂ©volution pour leur compte, et nous livrer Ă  l’anarchie dĂ©magogique. » Les rapports que j’eus avec ce capitaine et avec plusieurs autres officiers, qui vinrent le seconder, furent trĂšs agrĂ©ables. Pendant cette tourmente, le dĂ©tachement, laissĂ© la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais dĂ©sarmĂ©e. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgĂ©s que sa mission Ă©tait d’empĂȘcher les malfaiteurs qui s’y trouvaient renfermĂ©s de se rĂ©pandre dans Paris, pour commettre des dĂ©lits et peut-ĂȘtre des crimes ; il ne put parvenir Ă  faire comprendre Ă  un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui l’avaient prĂ©cĂ©dĂ©, les motifs qu’il avait pour tenir Ă  la conservation de ses armes. Il ne fut pas Ă©coutĂ©. Il dut cĂ©der. RĂ©sister eut Ă©tĂ© une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant, il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et rĂ©pandirent bientĂŽt dans les rues la consternation. Le premier usage qu’ils firent de leur libertĂ©, ce fut d’aller chez le capitaine qui avait ordonnĂ© de faire feu sur eux, pour l’assassiner. Heureusement qu’il put s’échapper par une porte de derriĂšre de son appartement, et se rĂ©fugier dans une maison oĂč on ne le vit pas entrer. À la caserne, j’étais restĂ©, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protĂ©ger et leur faire connaĂźtre la nouvelle position oĂč ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le dĂ©mon de la discorde et de l’insubordination vint dĂ©truire l’effet de mes paternelles recommandations. Nous n’avons plus d’armes, plus de drapeau, plus de gouvernement, nous sommes donc libĂ©rĂ©s du service, et maĂźtres de nos actions. Vive la libertĂ©, et au diable l’obĂ©issance et la discipline ! » Et au mĂȘme instant ils se prĂ©cipitĂšrent tous vers la porte, pour sortir. Vainement je m’y opposai, les liens de la soumission aux lois Ă©taient brisĂ©s, ma voix et mon grade mĂ©connus. Je dus cĂ©der Ă  cette autre rĂ©bellion. À six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours m’avait brisĂ© le cƓur ; je doutais encore, aprĂšs ĂȘtre sorti de cette caserne oĂč mon pouvoir Ă©tait si fort, quelques heures auparavant, qu’un trĂŽne si haut placĂ© dans l’opinion des peuples venait de s’écrouler, qu’un roi si puissant Ă©tait dĂ©chu, sa couronne brisĂ©e, et lui-mĂȘme peut-ĂȘtre en fuite pour Ă©viter la colĂšre d’une grande nation irritĂ©e. Quand je songeais Ă  tout cela, j’en avais des vertiges, une espĂšce de fiĂšvre dĂ©vorante. Mon beau-frĂšre, M. Kellermann, bibliothĂ©caire Ă  l’École des ponts et chaussĂ©es, Ă©tait venu me prendre Ă  la caserne, peu avant que j’en sortisse. Sa prĂ©sence me fit du bien. J’avais besoin d’ĂȘtre plaint, consolĂ©, de recevoir des tĂ©moignages d’amitiĂ© pour chasser de ma pensĂ©e les impressions de la journĂ©e. Elles Ă©taient douloureuses. Je ne pouvais que voir, avec plaisir, la France recouvrant la plĂ©nitude de ses droits politiques, mais le choc avait Ă©tĂ© trop violent, trop extraordinaire, pour que ma raison n’en fĂ»t pas Ă©branlĂ©e, et pĂ»t apprĂ©cier Ă  premiĂšre vue tous les avantages qu’une pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolĂ©taires, l’institution d’une rĂ©publique, la guerre Ă©trangĂšre, enfin tous les maux qu’engendrent l’anarchie et le triomphe des partis extrĂȘmes. Mon beau-frĂšre dĂźna chez moi, oĂč il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des dĂ©tails sur les Ă©vĂ©nements des trois jours, que j’ignorais complĂštement. Pendant le dĂźner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour espĂ©rer d’elle une si grande preuve d’intĂ©rĂȘt, vint me voir avec son mari, pour m’exprimer toute la joie qu’elle Ă©prouvait de me trouver sain et sauf. Je fus bien vivement touchĂ© de cette obligeante attention ; une mĂšre, une femme, une sƓur, n’auraient ni mieux exprimĂ© leur joie, ni donnĂ© plus d’expression Ă  leur lĂ©gitime tendresse. Cette visite inattendue me fit oublier bien des souvenirs amers. Au cours de cette journĂ©e du 29, les deux bataillons du rĂ©giment qui Ă©taient sur l’autre rive de la Seine, aprĂšs avoir passĂ© une partie de la nuit et de la matinĂ©e dans le jardin des Tuileries, Ă©taient allĂ©s prendre position dans les Champs-ÉlysĂ©es. C’était le moment oĂč les Parisiens attaquaient le Louvre, et peu aprĂšs le palais du roi. Le palais pris, toutes les troupes se retirĂšrent en dĂ©sordre sur Saint-Cloud, en prenant toutes les directions qui y conduisent. Notre 15Ăšme, toujours ralliĂ© et maintenu, forma l’arriĂšre-garde pour soutenir la retraite. Il se retirait par le quai. Malheureusement, la barriĂšre des Bonshommes ou de Passy Ă©tait fermĂ©e et dĂ©fendue par les gardes nationaux d’Auteuil, Boulogne, Passy, etc. La situation Ă©tait critique attaquĂ© en queue et en flanc, placĂ© entre la Seine et la colline de Chaillot, que garnissaient des tirailleurs audacieux et adroits, on se trouvait acculĂ© dans une impasse, et dans l’impossibilitĂ© de faire aucun mouvement, Ă  moins de revenir sur ses pas pour marcher sur le ventre des Parisiens et prendre le pont d’IĂ©na. Le capitaine Bidou, qui commandait la premiĂšre compagnie des carabiniers, eut l’heureuse idĂ©e de faire mettre la crosse en l’air Ă  sa compagnie. Ce signal pacifique fut compris et la barriĂšre s’ouvrit pour laisser passer le seul rĂ©giment qui ne fĂ»t pas entiĂšrement dĂ©moralisĂ©. Quoiqu’il ne rĂ©pondĂźt pas aux coups de feu, des individus placĂ©s sur la colline, et cachĂ©s derriĂšre des murs, ne discontinuĂšrent pas de tirer sur lui, et, par malheur, avec une adresse fĂ©roce. Un capitaine fut tuĂ©, ainsi que plusieurs soldats, deux officiers et beaucoup de soldats furent blessĂ©s. Ils tombĂšrent victimes de la funeste adresse de quelques individus, qui croyaient sans doute s’illustrer en assassinant de sang-froid et sans danger des compatriotes, plus français et meilleurs citoyens qu’eux, puisqu’ils ne rĂ©pondaient pas Ă  leur attaque, et qu’ils se retiraient sans combattre. Cet acte barbare fut un vĂ©ritable crime, qu’on ne saurait trop anathĂ©matiser. AprĂšs avoir passĂ© la barriĂšre, le rĂ©giment fut se reposer sous les ombrages du Bois de Boulogne, oĂč les habitants d’Auteuil, sur la demande du colonel, lui apportĂšrent avec empressement des vivres. La chaleur Ă©tait excessive, on Ă©tait accablĂ© de fatigues, de chagrins et de funestes pressentiments. C’était entre midi et quatre heures. Le dauphin vint voir le rĂ©giment. Il fut accueilli froidement. Le prestige avait disparu, le malheur avait passĂ© sur toutes les tĂȘtes, si fiĂšres, si droites quelques jours auparavant. On vit un homme, plus que mĂ©diocre, se montrer quand le danger Ă©tait passĂ©, qui ne sut ni remercier, ni encourager. La dĂ©fection commença, aprĂšs cette revue. On se mit en marche pour Vaucresson, en passant par Saint-Cloud, oĂč l’on dĂ©libĂ©ra longtemps pour savoir si on permettrait de traverser le parc, pour abrĂ©ger la distance. Le rĂ©giment passa sous les fenĂȘtres du roi ; il Ă©tait alors Ă  dĂźner, ce qui fut cause sans doute qu’il ne se dĂ©rangea pas pour le voir, et pour saisir cette occasion de dire de ces choses qui dĂ©dommagent un peu des fatigues et des dangers courus. Cette indiffĂ©rence maladroite blessa vivement les officiers, qui regrettĂšrent alors d’avoir quittĂ© Paris et de s’ĂȘtre exposĂ©s pour un prince qui ne leur en tenait aucun compte. ADHÉSION AU NOUVEAU RÉGIME 30juillet. – De grand matin, la majeure partie des officiers du rĂ©giment qui se trouvaient Ă  Paris se rĂ©unirent chez moi pour prendre, tous ensemble, une dĂ©termination sur la conduite que nous devions tenir. Il fut rĂ©solu Ă  l’unanimitĂ© que je me prĂ©senterais dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral, comte GĂ©rard, membre du gouvernement provisoire, et au domicile de M. Laffitte, banquier et dĂ©putĂ©, pour donner notre adhĂ©sion au nouvel ordre de choses, et prendre des ordres dans notre singuliĂšre position. Chef de corps, par l’absence du colonel qui Ă©tait avec les deux bataillons, et du lieutenant-colonel qui Ă©tait en congĂ© Ă  Lyon, je dus d’abord aviser aux moyens d’assurer la subsistance de la troupe, qui Ă©tait sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser Ă  faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades, qui avaient quittĂ© leur compagnies et qui ne tarderaient pas Ă  ĂȘtre arrĂȘtĂ©s, soit Ă  Paris, soit sur les routes, s’ils avaient cherchĂ© Ă  se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, s’ils sortaient du quartier, et d’éviter d’aller boire dans les cabarets, crainte de querelle avec les hĂ©ros du jour, qui Ă©taient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs annĂ©es disparut complĂštement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue anarchie et dĂ©sordre presque complets. Le soir, les effets Ă©taient vendus, dĂ©chirĂ©s, couverts de boue et de graisse. Ce n’étaient dĂ©jĂ  plus des soldats. AprĂšs ma visite dans les casernes, je me rendis au siĂšge du gouvernement provisoire, rue d’Artois maintenant Laffitte, pour remplir ma mission. Le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard n’y Ă©tant pas, je m’adressai au gĂ©nĂ©ral Pujol, commandant en second la force armĂ©e de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-ĂȘtre de mes subordonnĂ©s. AprĂšs avoir longtemps causĂ© avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux Ă©vĂ©nements, je me retirai trĂšs satisfait, et plus que je n’osais l’espĂ©rer, car j’avais craint que les articles violents, publiĂ©s par les journaux contre le rĂ©giment, ne l’eussent indisposĂ© contre nous. Je fus ensuite Ă  l’HĂŽtel de Ville voir le gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire connaĂźtre nos intentions. Il me garda peu de temps, Ă©tant trĂšs occupĂ© Ă  recevoir des rapports et Ă  donner des instructions. J’étais horriblement fatiguĂ© Ă  ma rentrĂ©e chez moi. Cette promenade forcĂ©e dans Paris, cette longue course en habit de ville, Ă  pied, Ă  cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaĂźtre les immenses travaux et les Ă©pouvantables ravages d’une guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et sur les ponts, Ă©taient Ă©tablies des barricades, placĂ©es tous les soixante pas, hautes de quatre Ă  cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maĂźtre, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres Ă©taient coupĂ©s et abattus en travers ; les rues en partie dĂ©pavĂ©es et parsemĂ©es de verre de bouteille, pour arrĂȘter la cavalerie. Paris ressemblait Ă  une ville prise d’assaut. Son aspect Ă©tait morne et sĂ©vĂšre. Peu de mouvement dans les rues, beaucoup d’hommes mal habillĂ©s, groupĂ©s sur diffĂ©rents points ; point de femmes Ă©lĂ©gantes, de voitures, de boutiques ouvertes ; mais des convois funĂšbres, des femmes occupĂ©es Ă  faire de la charpie, des corps de garde improvisĂ©s Ă  tous les coins de rues, des vitres et des rĂ©verbĂšres brisĂ©s, des murs couverts de proclamations appelant le peuple aux armes, et des ordonnances Ă  cheval se rendant dans toutes les directions. Ce spectacle triste et saisissant, attestait combien l’orage rĂ©volutionnaire avait dĂ» ĂȘtre brĂ»lant. Presque toutes les barriĂšres et les corps de garde de la garnison furent incendiĂ©s. Beaucoup d’objets d’art furent mutilĂ©s, brisĂ©s, volĂ©s, dans les galeries du Louvre et les appartements du chĂąteau ; le musĂ©e de l’artillerie, l’archevĂȘchĂ©, la cathĂ©drale furent aussi dĂ©vastĂ©s et saccagĂ©s. Assez gĂ©nĂ©ralement, les vainqueurs donnĂšrent des preuves de gĂ©nĂ©rositĂ©, d’humanitĂ© et de dĂ©sintĂ©ressement. Mais aussi il s’en trouva qui Ă©gorgĂšrent sans pitiĂ© des hommes dĂ©sarmĂ©s, qui les jetĂšrent vivants dans la Seine, qui les tuĂšrent par derriĂšre. Quatre hommes du rĂ©giment, un capitaine de la garde royale, de mes amis, avec qui j’avais dĂźnĂ© le dimanche 25, des gardes royaux, des Suisses, des gendarmes, Ă©prouvĂšrent ce sort. La perte totale du rĂ©giment fut d’un capitaine, un lieutenant et seize sous-officiers et soldats tuĂ©s ; quatre officiers et trente-neuf sous-officiers et chasseurs blessĂ©s. Le rĂ©giment fut un de ceux qui se conduisirent avec le plus de prudence, qui tira le moins et qui a Ă©tĂ© cependant signalĂ©, par la presse libĂ©rale, comme un parricide et un ennemi de la libertĂ©. À mon retour de l’HĂŽtel de Ville, j’appris que deux de nos officiers un capitaine criblĂ© de dettes, et le porte-drapeau, homme fort tarĂ©, tous deux les obligĂ©s du colonel qui avaient quittĂ© la veille, dans le Bois de Boulogne, leurs camarades et leur drapeau, s’étaient prĂ©sentĂ©s Ă  l’HĂŽtel de Ville, pour offrir leurs services au gouvernement provisoire, et faire parade d’un dĂ©vouement patriotique dont ils ne se doutaient pas deux jours auparavant. À force de calomnies et de mensonges, ils parvinrent Ă  faire croire au gĂ©nĂ©ral Dubourg que, s’il leur donnait pleins pouvoirs, ils organiseraient un bataillon modĂšle et sĂ»r, ce qui ne serait pas, si on le laissait entre les mains des officiers actuels, tous animĂ©s, surtout son chef c’était moi, d’un trĂšs mauvais esprit. Ils obtinrent sans difficultĂ© les pleins pouvoirs qu’ils demandaient, et se mirent de suite Ă  l’Ɠuvre. Le capitaine se nomma chef de bataillon, et fit tous les sergents-majors sous-lieutenants, en attendant qu’il pĂ»t entraĂźner dans son parti quelques officiers pour en faire des capitaines et de lieutenants. C’est au moment qu’il rĂ©volutionnait ainsi les trois casernes que je rentrais chez moi. J’y trouvai tous les officiers de mon bataillon, qui m’attendaient avec impatience, furieux, indignĂ©s contre l’audace de ces deux officiers, dont la conduite, dans cette circonstance, Ă©galait la lĂąchetĂ© habituelle. AprĂšs avoir entendu leurs rĂ©cits et leurs plaintes, reçu leur tĂ©moignage d’estime et d’affection, j’écrivis au gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire part de ce qui se passait, de la surprise qui avait Ă©tĂ© faite au gĂ©nĂ©ral Dubourg, de la conduite honorable que tous les officiers de mon bataillon avait tenue pendant les trois journĂ©es, et lui montrer que nous Ă©tions calomniĂ©s par deux intrigants sans influence sur l’esprit des soldats, qui avaient lĂąchement abandonnĂ© leur drapeau pour venir Ă  Paris mendier un avancement qu’ils ne mĂ©ritaient pas. Un officier porta ma lettre, et, une demi-heure aprĂšs, je reçus l’ordre de conserver le commandement, ainsi que tous les officiers que j’avais avec moi. Je fis tout de suite mettre cette rĂ©ponse Ă  l’ordre du jour dans les trois casernes, et donner la consigne d’arrĂȘter ces deux officiers pour les conduire Ă  la prison de l’Abbaye. 31 juillet. – Je fus dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte Roguet, nommĂ© commandant des troupes de Paris, pour prendre ses ordres et lui rendre compte des Ă©vĂ©nements intĂ©rieurs du corps. L’acte d’indiscipline de ces deux officiers le mĂ©contenta beaucoup. Il m’ordonna de les faire arrĂȘter. Il me demanda de lui remettre, dans la soirĂ©e, un rapport trĂšs circonstanciĂ© sur l’esprit et la situation de la portion de corps que je commandais, sur les magasins du rĂ©giment, sur les pertes Ă©prouvĂ©es et sur les moyens employĂ©s pour assurer la subsistance de la troupe depuis les Ă©vĂ©nements. À trois heures, quand le travail Ă©tait achevĂ©, le lieutenant-colonel arriva de Lyon. Je le lui prĂ©sentai, pour le signer et le porter, en sa qualitĂ© de chef de corps. Par modestie, il refusa l’un et l’autre, mais ensuite, se ravisant et prĂ©voyant que cette visite pourrait lui ĂȘtre utile plus tard, il m’accompagna au quartier gĂ©nĂ©ral, place VendĂŽme, oĂč logeait le comte Roguet. Quelle fut ma surprise, dans notre entretien, avec le gĂ©nĂ©ral, sur les efforts que nous devions faire pour ramener la discipline, d’entendre cet officier dire avec beaucoup de suffisance qu’il regrettait fort de s’ĂȘtre trouvĂ© absent du rĂ©giment pendant les Ă©vĂ©nements, que sa prĂ©sence au corps, et l’influence qu’il y exerçait, auraient empĂȘchĂ© le 15Ăšme de prendre part Ă  cette lutte, et que, dĂšs le premier jour, il l’aurait entraĂźnĂ© Ă  se mettre du cĂŽtĂ© du peuple ! Cette impudence me rĂ©volta, et amena cette rĂ©ponse fort simple et trĂšs naturelle Et le devoir, et vos serments ? » Le gĂ©nĂ©ral approuva de la tĂȘte mon observation, et nous congĂ©dia. Sur la place, nous eĂ»mes une vive altercation, oĂč je lui reprochai le blĂąme qu’il semblait vouloir jeter sur ceux qui n’avaient fait que mettre en action ce que lui-mĂȘme avait si souvent recommandĂ© dans ses allocutions Ă  la troupe assemblĂ©e, oĂč il ne savait quelles expressions employer pour parler de sa fidĂ©litĂ©, de son dĂ©vouement au roi et de son amour pour la famille royale. VoilĂ  bien l’esprit de beaucoup des hommes que j’ai connus ! Quand l’idole est debout, ils l’encensent ; quand elle est Ă  terre, ils lui donnent un coup de pied. Ce mĂȘme jour, le duc d’OrlĂ©ans fut reconnu lieutenant-gĂ©nĂ©ral du royaume, ayant acceptĂ© l’offre que lui avait faite la Chambre des dĂ©putĂ©s de se mettre Ă  la tĂȘte du gouvernement provisoire. Son arrivĂ©e Ă  Paris et sa prĂ©sentation au peuple, par le gĂ©nĂ©ral La Fayette, sur la place de GrĂšve, produisirent un bon effet sur tous les hommes amis de leur pays. On ne dĂ©sespĂ©ra plus du salut de la patrie. 1er aoĂ»t. – Dans la matinĂ©e, le lieutenant-colonel, Ă  qui je venais de remettre le commandement du rĂ©giment, rĂ©unit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit trĂšs sĂ©rieusement qu’il avait servi avec fidĂ©litĂ© la RĂ©publique, le Consulat, l’empereur NapolĂ©on, Louis XVIII et Charles X, et qu’il servirait de mĂȘme le souverain que les Chambres appelleraient au trĂŽne. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du rĂ©giment. Au fait, ce n’était ni sa faute ni la nĂŽtre, si les Ă©vĂ©nements nous forçaient Ă  servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la frĂ©quence de nos serments si solennellement prĂȘtĂ©s, et souvent si peu respectĂ©s. Ses frais d’éloquence touchĂšrent peu les soldats qui se croyaient dĂ©gagĂ©s depuis le 29 juillet de tout frein disciplinaire. 2 aoĂ»t. – Ce jour-lĂ , les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous revinrent. Le colonel nous les renvoyait, sans les accompagner. Voici leur histoire. J’ai dit que les deux bataillons Ă©taient arrivĂ©s Ă  Vaucresson, le 29 juillet. Fort mal Ă  ce bivouac, et inquiets sur les suites que pouvait avoir pour les officiers leur Ă©loignement de Paris, les officiers commencĂšrent Ă  murmurer. DĂšs le 30, les ambitieux et les mariĂ©s quittĂšrent furtivement. Leur dĂ©fection et la dĂ©sertion des soldats furent plus ostensibles le 31. En effet, ce jour-lĂ , le colonel PerrĂ©gaux avait donnĂ© l’ordre de se rapprocher de Rambouillet, oĂč s’était retirĂ©e la cour. Le colonel, qui avait amĂšrement censurĂ© les ordonnances du 25 juillet, ne voulait pas entraĂźner son rĂ©giment Ă  continuer une dĂ©fense qui n’était ni dans ses principes, ni dans ses intĂ©rĂȘts, mais il lui rĂ©pugnait d’abandonner une cause malheureuse, sans avoir reçu l’avis officiel que ses services n’étaient plus nĂ©cessaires. C’est pourquoi il crut devoir se rapprocher de Rambouillet, oĂč le roi Ă©tait dĂ©jĂ  abandonnĂ© par la majeure partie de sa garde et par ses courtisans. Ce mouvement en avant Ă©claircit singuliĂšrement les rangs le soir, il n’y restait plus guĂšre que ces hommes fidĂšles et dĂ©vouĂ©s que tous les Ă©vĂ©nements ont toujours trouvĂ©s Ă  leur poste. En consĂ©quence, le colonel invita les deux chefs de bataillon Ă  conduire leurs hommes Ă  Paris, en prenant les mesures convenables pour assurer leur retour d’une maniĂšre lĂ©gale. Il fit rendre au drapeau les honneurs militaires, et partit pour Rambouillet, accompagnĂ© d’un officier et d’un dĂ©tachement de sous-officiers et de caporaux qui s’offrirent spontanĂ©ment pour escorter le drapeau. À son arrivĂ©e au chĂąteau, il remit au roi le drapeau du 15Ăšme en lui disant Sire, vous me l’aviez confiĂ©, je vous le rends, puisque je ne puis plus le dĂ©fendre. » Le roi le remercia beaucoup et le nomma commandeur de la LĂ©gion d’honneur, pensant encore pouvoir rĂ©compenser la fidĂ©litĂ© au malheur, mais le pouvoir souverain Ă©tait brisĂ© dans ses mains depuis son dĂ©part de Saint-Cloud. Ce fut une lettre morte. Les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous arrivĂšrent donc Ă  Paris, dans la matinĂ©e, le 2 aoĂ»t, sous le commandement de leurs chefs, tambours battants et baĂŻonnettes au bout des fusils. C’était la premiĂšre troupe armĂ©e de la ligne qu’on revoyait dans nos parages ; et ils se prĂ©sentaient dans cette attitude militaire, en vertu d’une convention faite avec les commissaires envoyĂ©s pour recevoir leur adhĂ©sion. Les honnĂȘtes gens virent avec plaisir que la force armĂ©e rĂ©guliĂšre et disciplinĂ©e allait reprendre le service de la capitale. GrĂące Ă  l’arrivĂ©e de ces deux bataillons, le rĂ©giment se trouva de nouveau rĂ©uni. Mais ce n’était plus le mĂȘme corps. Que de divisions, parmi les officiers ! Des ambitions bien peu justifiĂ©es se montraient, des haines se manifestaient Ă  toutes les rĂ©unions. Le 15Ăšme avait cessĂ© d’ĂȘtre le modĂšle des autres corps. Sur les 1500 hommes qu’il avait prĂ©sentĂ©s Ă  la revue du 26, il ne lui en restait pas 400. Plus de 1000 hommes avaient dĂ©sertĂ©. Quant Ă  la tenue, elle n’existait plus. La plupart des soldats vendaient, le soir, les effets qu’on leur dĂ©livrait le matin. 9 aoĂ»t 1830. – Louis Philippe, roi des Français, accepte la nouvelle Charte, et prĂȘte serment devant les dĂ©putĂ©s rĂ©unis au palais de la Chambre
 Pour moi, Ă  deux heures et demie du matin, je pris le commandement d’une nombreuse corvĂ©e, que je devais conduire Ă  Vincennes pour recevoir six cents fusils. Je rentrai Ă  deux heures aprĂšs midi, bien mĂ©content des hommes et de leurs officiers qui n’osaient plus les commander. Cette journĂ©e me laissa de douloureux souvenirs sur le funeste effet de l’indiscipline. Quelle diffĂ©rence avec les soldats d’avant la RĂ©volution ! quel changement profond dans les caractĂšres en si peu de jours ! Ce qui occasionna en grande partie les nombreux Ă©carts de dĂ©sobĂ©issance dont les soldats se rendirent coupables, c’est la faim. RestĂ©s Ă  Vincennes plus longtemps qu’on ne pensait, parce que d’autres rĂ©giments s’y trouvaient en mĂȘme temps que nous, l’heure du dĂ©jeuner Ă©tait passĂ©e depuis longtemps quand notre tour d’ĂȘtre armĂ©s arriva, ce qui exaspĂ©ra les hommes, facilement irritables Ă  cette Ă©poque de dissolution sociale. La plus grande difficultĂ©, ce fut de les empĂȘcher d’entrer dans Paris par la rue du Faubourg-Saint-Antoine, que je ne voulais pas traverser, dans la crainte que le peuple avide d’armes ne les dĂ©sarmĂąt ce que mes indisciplinĂ©s chasseurs auraient volontiers laissĂ© faire, pour ne pas se donner la peine de porter leurs armes. Enfin je parvins, presque seul, Ă  vaincre toutes ces rĂ©sistances, et arrivai au quartier sans avoir perdu un seul fusil, malgrĂ© toutes les tentations qu’on mit en jeu pour que les hommes en vendissent, pendant ce long trajet, autour des murs d’enceinte et depuis la barriĂšre de la RĂąpĂ©e jusqu’à la caserne. Si ces hommes furent ce jour-lĂ  mauvais soldats, ils furent du moins honnĂȘtes gens. LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE Le soir de ce 9 aoĂ»t, je fus, avec les autres officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment, prĂ©senter mes hommages Ă  notre nouveau roi et Ă  la famille royale. Je fus vivement Ă©merveillĂ© de la simplicitĂ© et de la bontĂ© remarquables de cette belle et intĂ©ressante famille, qui s’était trouvĂ©e au milieu de nous pour nous prĂ©server de l’anarchie. AprĂšs avoir causĂ© quelques instants avec le roi, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă  la reine, Ă  Mme AdĂ©laĂŻde, aux jeunes princesses et aux ducs de Chartres et de Nemours. Il y avait beaucoup de monde, notamment les marĂ©chaux, duc de Dalmatie Soult, duc de TrĂ©vise Mortier, duc de Tarente Macdonald, duc de Reggio Oudinot et les comtes Jourdan et Molitor, en grand costume de dignitaires, au milieu d’un trĂšs grand nombre de gĂ©nĂ©raux. On Ă©tait sur la galerie vitrĂ©e du Palais Royal, tant pour jouir de la fraĂźcheur de la soirĂ©e que pour voir l’affluence des curieux dans la grande cour et le jardin. Tout Ă©tait plein. Les cris de Vive le roi ! » et des airs patriotiques jouĂ©s par diverses musiques, se firent constamment entendre, jusqu’au moment oĂč la pluie vint interrompre cet admirable concert de satisfaction. On passa dans les salons. La reine, les princesses et quelques dames se placĂšrent autour d’une table ronde oĂč elles travaillĂšrent, les hommes circulĂšrent tout en causant Ă  travers les salons. Le roi, M. Laffitte et d’autres personnages politiques que la RĂ©volution venait d’élever aux premiĂšres fonctions, s’entretenaient dans une embrasure de croisĂ©e ; les princes recevaient les nouveaux arrivants, et surtout leurs condisciples du collĂšge Henri IV. Enfin tout, dans cette premiĂšre rĂ©union royale, charmait par sa simplicitĂ©. C’était un tableau de famille, plein de douce Ă©motion et d’heureuses espĂ©rances. REVUE DE LA GARDE NATIONALE Le 28 aoĂ»t, le rĂ©giment change de caserne. Il est envoyĂ© Ă  l’École militaire. Le lendemain a lieu, au Champ de Mars, une grande revue de la garde nationale, pour la distribution des drapeaux aux bataillons des douze lĂ©gions. Cette cĂ©rĂ©monie frappa d’admiration les personnes qui en furent tĂ©moins. On ne pouvait concevoir que dans l’espace d’un mois, 45 000 hommes eussent pu s’habiller, s’armer, s’équiper et acquĂ©rir assez d’instruction pour exĂ©cuter passablement les diffĂ©rents mouvements de l’exercice et de la marche en colonne. Le Champ de Mars Ă©tait presque plein de ces soldats-citoyens qui, placĂ©s sur plusieurs lignes, prĂ©sentaient un coup d’Ɠil fait pour inspirer un juste orgueil. L’arrivĂ©e du roi des barricades », comme l’appelaient les Parisiens, fut moins annoncĂ©e par les salves d’artillerie des Invalides que par les vivats d’enthousiasme de 300 000 personnes, placĂ©es sur les talus et les banquettes de ce vaste forum. Cette immense population, avide de voir le souverain qu’elle venait de se donner, se pressait autour de lui, prenait ses mains, et lui prodiguait toutes sortes d’hommages. C’était un pĂšre au milieu de ses enfants, un citoyen couronnĂ© au milieu de ses Ă©gaux. Point de gardes, point de courtisans dorĂ©s, mais beaucoup d’officiers de tous les grades qui lui faisaient cortĂšge. Les lĂ©gions n’étant pas encore toutes rĂ©unies, il monta dans les appartements d’honneur du palais, oĂč Ă©taient la reine et sa jeune famille, pour attendre que tout fĂ»t prĂȘt. Ensuite, il se rendit Ă  pied sous une immense tente, Ă©levĂ©e sur un haut Ă©chafaudage, en face du palais de l’École. Des marĂ©chaux de France, des gĂ©nĂ©raux et un nombreux Ă©tat-major l’accompagnaient. Le gĂ©nĂ©ral La Fayette, commandant gĂ©nĂ©ral des gardes nationales de France, souffrant de la goutte, s’appuyait sur bras du duc d’OrlĂ©ans. AprĂšs la distribution des drapeaux et la prestation du serment, le roi monta Ă  cheval, passa devant le front de toutes les lĂ©gions, et fut se placer ensuite sous le balcon du palais de l’École, pour les voir passer en colonne. Les officiers du rĂ©giment, comme hĂŽtes de l’École militaire, se trouvĂšrent au pied du grand escalier pour recevoir la reine, qui arriva par la cour de la caserne, dans une simple voiture de promenade. Des dĂ©putations de demoiselles lui offrirent des fleurs, aprĂšs l’avoir complimentĂ©e. Elle les embrassa toutes, avec beaucoup d’émotion. Douze demoiselles, qui reprĂ©sentaient les douze arrondissements de Paris, Ă©taient toutes remarquables par leur beautĂ© et leur gracieuse Ă©lĂ©gance. Je suivis la reine dans les grands appartements, oĂč je restai longtemps pour jouir du magnifique coup d’Ɠil qu’offrait le Champ de Mars dans cet instant de la journĂ©e. Le 13 septembre, eut lieu la prestation du nouveau serment, jurĂ© individuellement par tous les officiers et soldats, en face du drapeau tricolore, dans la cour de la caserne. Le 26, il y eut une revue du roi. Le roi, en passant devant le front de chaque rĂ©giment, fit prodigieusement de promotions, pour remplir les vacances et attacher l’armĂ©e aux nouvelles institutions. On aurait dit un lendemain de Wagram ou de la Moskowa. Mais une grande rĂ©volution politique, qui bouleverse toutes les situations acquises, qui a tant de nouvelles exigences Ă  satisfaire, n’est-ce pas aussi une grande bataille donnĂ©e, des vainqueurs et des dĂ©vouĂ©s Ă  rĂ©compenser ? C’était 1815 retournĂ©, les mĂȘmes prĂ©tentions, les mĂȘmes ridicules, les mĂȘmes apostasies. LE DUC D’AUMALE A HUIT ANS Quelques jours plus tard, le 28 septembre, BarrĂšs dĂźne au Palais Royal. Je pris place Ă  la table du roi. Nous y Ă©tions soixante. PlacĂ© Ă  un bout, Ă  cĂŽtĂ© de l’aide de camp de service, le marĂ©chal de camp, comte de Rumigny, je pus de ce point remarquer tous les convives, dont je me fis dire les noms par l’aide de camp. La beautĂ© et la rĂ©gularitĂ© du service, la dĂ©licatesse des mets, dont beaucoup m’étaient inconnus, le luxe des dĂ©corations, et de brillants accessoires qu’on ne peut guĂšre trouver qu’à une table royale, m’instruisirent de la maniĂšre la plus intĂ©ressante sur les avantages de la richesse et les agrĂ©ments du grand monde. À cette table Ă©taient le roi, Mme AdĂ©laĂŻde et la fille aĂźnĂ©e du roi. Le duc d’OrlĂ©ans et son frĂšre, le duc de Nemours, prĂ©sidaient une autre table, oĂč tous les jeunes invitĂ©s prirent place. On prit le cafĂ© dans les grands salons, oĂč je fus accostĂ© par le duc d’Aumale, enfant de huit ans, qui me charma par son aimable babil et des connaissances qui m’étonnĂšrent, bien que son rang ne me les fĂźt pas paraĂźtre au-dessus de ce qu’elles Ă©taient. Il savait que le rĂ©giment allait Ă  Strasbourg et moi Ă  Wissembourg. ÉtonnĂ© de ce qu’il me disait, je lui demandai comment il pouvait savoir cela. – C’est bien simple, me dit-il, votre capitaine de carabiniers est l’ami de mon prĂ©cepteur. C’est par lui que j’ai appris tout ce que je sais sur votre prochain dĂ©part et votre destination. Ce charmant enfant ne me quitta pas de la soirĂ©e, m’expliqua tous les tableaux de la galerie, et les beautĂ©s de chacun d’eux. Tout cela Ă©tait dit avec un aplomb et une grĂące charmante. PROMENADES DANS PARIS Non content de noter au jour le jour tant de grands Ă©vĂ©nements dont il vient d’ĂȘtre le tĂ©moin, BarrĂšs, avec cette curiositĂ© toujours en Ă©veil qui est chez lui un trait de caractĂšre, a soin de consigner dans son journal toutes les nouveautĂ©s qui l’ont frappĂ© dans Paris pendant ses sept annĂ©es de sĂ©jour 1823 – 1830. Monuments, spectacles, voitures publiques, – Favorites, Dames blanches, Batignollaises, – etc., tout l’intĂ©resse, et il ne manque pas de signaler les difficultĂ©s croissantes de la circulation dans les rues ! Ma promenade favorite Ă©tait le jardin du Luxembourg ; mais aprĂšs la mort de ma femme, j’y fus moins souvent, le voisinage me rappelant de trop douloureux souvenirs. Je visitais avec plaisir ses superbes collections de rosiers, ainsi que la pĂ©piniĂšre de l’enclos des Chartreux. J’allais souvent dans les galeries du palais du Luxembourg admirer les belles peintures modernes qui s’y trouvent rĂ©unies. Elles n’y sont pas Ă  demeure ; quand le peintre qui les a produites est mort, ses ouvrages sont portĂ©s au Louvre, et remplacĂ©s par ceux que le gouvernement a achetĂ©s aux expositions publiques. Ainsi le musĂ©e du Luxembourg est le musĂ©e des peintres vivants ; le Louvre, celui des peintres morts. En gĂ©nĂ©ral, la vue des chefs-d’Ɠuvre de l’école moderne fait plus de plaisir, Ă  ceux qui ne sont pas connaisseurs, que la majeure partie des tableaux du Louvre. Mais les artistes et les amateurs instruits en jugent autrement. Une autre promenade, qui avait toutes mes sympathies, c’était le Jardin des plantes. J’y ai passĂ© dans la belle saison des matinĂ©es et des soirĂ©es pleines de charme. Combien je jouissais de voir en dĂ©tail le jardin botanique, de parcourir les serres et les nombreuses galeries du MusĂ©um ! Au reste, c’était Paris tout entier qui m’attirait dans tous ses coins. Il n’est pas un quartier, ancien ou neuf, une rue nouvellement ouverte, un monument, un passage, un bazar, un pont, une fontaine, qui n’aient eu ma visite, surtout ce qui avait Ă©tĂ© construit ou amĂ©liorĂ© depuis 1823. Je supprimerai une foule de faits et de remarques que j’avais notĂ©s dans mon ancien itinĂ©raire et qui sont bien peu intĂ©ressants pour moi, maintenant que j’ai vieilli. Mais voici qui prĂȘte encore Ă  mes rĂ©flexions. Sur la place oĂč fut guillotinĂ©, le 21 janvier 1793, l’infortunĂ© Louis XVI, – place qui a portĂ© successivement les noms de Louis XV, avant 1789 ; de la RĂ©volution jusqu’à 1802 ; de la Concorde jusqu’à 1814 ; de Louis XVI jusqu’à 1830, et qui se rĂ©appelle de la Concorde, jusqu’à nouvel ordre ; – sur cette place oĂč l’on voit un palais sans roi, les Tuileries ; un temple sans dĂ©dicace, la Madeleine ; un arc de triomphe sans consĂ©cration, l’arc de l’Étoile ; on Ă©levait un monument Ă  Louis XVI. Le piĂ©destal qui devait le supporter Ă©tait seul achevĂ©, quand la rĂ©volution de 1830 Ă©clata. Pendant mon sĂ©jour, on plaça sur les balustrades du beau pont Louis XVI, les statues colossales en marbre blanc de CondĂ©, Turenne, Dugesclin, Bayard, Suger, Sully, Richelieu, Colbert, Tourville, Duquesne, Duguay-Trouin et Suffren elles ont disparu. Au rond-point des Champs-ÉlysĂ©es, on Ă©levait un monument Ă  Louis XV, encore peu avancĂ© ; je pense que les derniers Ă©vĂ©nements empĂȘcheront qu’on y donne suite. Le superbe Arc de triomphe de la barriĂšre de l’Étoile, ou de Neuilly s’achevait. J’en avais vu poser la premiĂšre pierre en 1806 on le dĂ©diait alors aux armĂ©es françaises de la RĂ©publique et de l’Empire ; sous les Bourbons de la branche aĂźnĂ©e, il devait ĂȘtre consacrĂ© Ă  la gloire du duc d’AngoulĂȘme, pour sa campagne d’Espagne. On Ă©levait une statue Ă  Louis XVIII, auteur de la Charte, et fondateur du gouvernement reprĂ©sentatif en France, sur la place du Palais-Bourbon, en face de la Chambre des dĂ©putĂ©s elle n’était pas terminĂ©e Ă  la dĂ©chĂ©ance de Charles X ; qu’en est-il advenu ? Je fus souvent visiter l’église Sainte-GeneviĂšve, pour bien connaĂźtre sa belle architecture et pour Ă©tudier la fresque que le baron Gros a peinte, dans la seconde coupole du dĂŽme. Un groupe, dans cette fresque, devait reprĂ©senter NapolĂ©on avec Marie-Louise, le roi de Rome et les principaux guerriers, mais les invasions de 1814 et 1815 y firent substituer Louis XVIII et la Charte. La rĂ©volution, la France, le duc de Bordeaux, la guerre d’Espagne, la dauphine, entourent le roi, tenant la place des personnages qui devaient figurer autour de NapolĂ©on. Ce fait est curieux Ă  ajouter Ă  l’histoire des changements qu’a Ă©prouvĂ©s l’église Sainte-GeneviĂšve que voici Ă  nouveau destinĂ©e aux grands hommes. Chaque fois que je revoyais la triomphale colonne de la place VendĂŽme, je restais autant de temps Ă  la contempler que si c’eĂ»t Ă©tĂ© le premier jour. Ses bas-reliefs me rappelaient d’honorables et glorieux souvenirs. Le temps n’avait pas effacĂ© en moi les impressions vivaces de cette cĂ©lĂšbre campagne d’Austerlitz. La rĂ©volution de juillet fit disparaĂźtre le drapeau blanc qui s’y dĂ©ployait et restaurer le drapeau tricolore sous les couleurs duquel nous avions vaincu les Autrichiens, dans cette immortelle journĂ©e en 1805. J’avais formĂ© le projet, avant mon arrivĂ©e Ă  Paris, de suivre les cours des plus illustres professeurs du CollĂšge de France et du jardin d’histoire naturelle. Je comptais sur mon bon vouloir, mais il me manqua en partie, et puis les dĂ©rangements, les visites, vingt autres obstacles s’y joignirent. Je ne fus assez exact qu’à celui de chimie, Ă  la Sorbonne, fait par M. ThĂ©nard. C’est une indiffĂ©rence que je me reproche, quand elle a Ă©tĂ© volontaire. Un homme avait Ă  cette Ă©poque une espĂšce de cĂ©lĂ©britĂ©, que peu de personnes auraient enviĂ©es ; mais on cherchait Ă  le voir, et je le regardais chaque fois que j’allais me promener dans les galeries du Palais Royal c’était le DiogĂšne de ce brillant bazar, le fameux Chodrus Duclos, de Bordeaux. Cet homme, aprĂšs avoir joui d’une assez belle fortune, fait l’ornement de la bonne sociĂ©tĂ© et paradĂ© sur de beaux chevaux, aprĂšs s’ĂȘtre fait remarquer par son bon ton, son luxe de toilette, ses frĂ©quents duels et ses nombreuses maĂźtresses, promenait son cynisme, sa misĂšre, ses haillons, dans le lieu de Paris le plus hantĂ© par les Ă©trangers, les provinciaux et les dĂ©sƓuvrĂ©s. On le regardait avec Ă©tonnement, on admirait sa belle taille, sa figure expressive, ses yeux de feu, mais on dĂ©tournait aussitĂŽt la vue, tant l’abjection et le malheur de ce personnage, encore fier, attristaient. Il avait Ă©tĂ© l’ami, disait-on, du comte de Peyronnet, qui fut deux fois ministre et signa les ordonnances de juillet. VoilĂ  comment, pendant les premiers mois, je courus assez pour tout voir ; mais plus tard, tant par suite de mes chagrins que par ennui et lassitude, je fus moins ardent ; ma curiositĂ©, moins vive ou satisfaite, me rendit plus indiffĂ©rent, et c’est ainsi que j’ai quittĂ© Paris sans avoir assistĂ© Ă  aucune sĂ©ance de la Chambre des dĂ©putĂ©s. J’avais vu une grande rĂ©volution s’accomplir en trois jours un trĂŽne renversĂ© et un autre relevĂ© par la volontĂ© nationale ; un roi puissant fuir avec toute sa famille, en pays Ă©tranger, et surveillĂ© sur sa route d’exil, pour qu’il ne s’écartĂąt pas de l’itinĂ©raire qui lui Ă©tait tracĂ©. J’avais vu descendre le drapeau blanc, imposĂ© Ă  la France par les Ă©trangers, et reparaĂźtre aprĂšs quinze annĂ©es de proscription, la glorieuse cocarde tricolore. J’avais vu une superbe garde royale, belle de tenue et de discipline, bien favorisĂ©e et pleine de dĂ©vouement, se fondre, se dissoudre, et disparaĂźtre, avant mĂȘme que son royal chef l’eĂ»t dĂ©gagĂ©e de ses serments. J’avais vu l’insubordination dans les troupes presque encouragĂ©e, les officiers et les soldats dĂ©nonçant leurs supĂ©rieurs ; la mĂ©diocritĂ©, l’inconduite se faire des titres de ce qu’ils n’avaient pas Ă©tĂ© employĂ©s sous la Restauration, pour prĂ©tendre Ă  des emplois, Ă  des grades supĂ©rieurs, Ă  des rĂ©compenses, par-dessus ceux qui, pendant quinze annĂ©es, s’étaient dĂ©vouĂ©s au service du pays, avaient conservĂ© les bonnes traditions de l’Empire, et mĂ©ritĂ© les Ă©loges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. J’avais vu descendre au tombeau la mĂšre de mon bien-aimĂ© fils. Quand je disais au colonel PerrĂ©gaux et Ă  quelques autres officiers, avec lesquels je me trouvais avant notre dĂ©part de Lyon Puisque nous allons Ă  Paris, je voudrais y ĂȘtre tĂ©moin de quelque Ă©vĂ©nement important », je ne pensais pas ĂȘtre si douloureusement servi. Quelle soif irrĂ©flĂ©chie d’émotions et de nouveautĂ©s, si fatalement satisfaites et si funeste Ă  mon bonheur ! Les soldats apprirent avec plaisir qu’ils allaient quitter ce brillant Paris, qui n’était pour eux qu’un sĂ©jour de grosses lassitudes et de pĂ©nibles veilles. Personnellement, j’en fus trĂšs satisfait. J’y avais Ă©tĂ© trop malheureux, j’y avais Ă©prouvĂ© trop de dĂ©goĂ»t et d’ennui, pour ne pas considĂ©rer comme une grande faveur l’ordre qui nous prescrivait d’aller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village, Ă  cette Ă©poque, me semblait prĂ©fĂ©rable Ă  la capitale du monde civilisĂ©. CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE En 1830, BarrĂšs est devenu, par rang d’anciennetĂ©, le plus ancien des commandants du 15Ăšme. Son bataillon est le premier Ă  partir pour l’Alsace, le 1er octobre. En cours de route, Ă  Montmirail, oĂč il Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ© en 1808, 1814 et 1829, son billet de logement lui vaut d’ĂȘtre l’hĂŽte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, dans le beau chĂąteau oĂč naquit le cardinal de Retz. » 3 octobre 1830. – LogĂ© par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps aprĂšs ĂȘtre entrĂ© dans l’appartement qui m’était destinĂ©, la visite d’un valet de chambre qui m’annonça celle de son maĂźtre, et m’apporta en mĂȘme temps que des rafraĂźchissements sept Ă  huit journaux politiques de diffĂ©rentes couleurs. AprĂšs m’ĂȘtre habillĂ©, je fis dire que j’étais en position de recevoir l’honneur qu’on voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et m’inviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du chĂąteau, trĂšs curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le chĂąteau est une vieille habitation modernisĂ©e, flanquĂ©e de tours carrĂ©es, et sur l’une d’elles flottait un immense drapeau tricolore. Le dĂźner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme SosthĂšne de La Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du roi, homme cĂ©lĂšbre par son bon ton et pour avoir, dans l’intĂ©rĂȘt des mƓurs, fait allonger les jupons des demoiselles de l’opĂ©ra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc comme les dĂ©vots l’appelĂšrent lors de sa mort subite Ă  Saint-Thomas d’Aquin, ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Chapt de Rastignac, pair destituĂ© par la rĂ©volution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes, moins aristocratiques Ă  ce que je crois. On causa peu. M. de La Rochefoucauld et moi, nous fĂ»mes Ă  peu prĂšs les seuls qui Ă©changeĂąmes quelques paroles Ă  voix basse. Du reste je n’eus qu’à me louer des politesses qu’on me fit, et des attentions dont je fus l’objet. Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la rĂ©volution de Juillet et des malheurs de la famille royale. Malheureux rois ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manquĂ©, mais des hommes plus influents l’ont circonvenu et conduit Ă  sa perte. » Tous ces personnages avaient quittĂ© Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du roi, et oublier, s’il Ă©tait possible, les grandeurs qu’ils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, dĂ©jĂ  ĂągĂ© ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes maniĂšres ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant Ă  M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théùtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlĂšrent pas elles se seraient compromises devant un plĂ©bĂ©ien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse Ă©tranger Ă  tout ce grand monde, j’y tins ma place, et reçus un accueil parfait.[5] DE METZ À WISSEMBOURG Le 11 octobre, BarrĂšs arrive Ă  Metz, qu’il revoit pour la troisiĂšme fois. À la porte de la ville oĂč je devais m’arrĂȘter, former les pelotons et rĂ©gulariser la tenue pour faire mon entrĂ©e, je vis venir Ă  moi mon fils conduit par son grand-pĂšre, sa grand-mĂšre et sa tante Élisa Belfoy. Avec quelle joie je les embrassai tous quatre, et pressai tendrement contre mon cƓur mon petit Auguste ! Ce nouveau tĂ©moignage d’affection que me donnaient ces bons parents me toucha vivement. Faire un voyage de cinquante lieues pour me procurer le plaisir d’embrasser mon enfant, c’était me donner une bien grande preuve de leur attachement et m’offrir une aimable diversion aux ennuis d’une longue route. Je trouvai mon fils fort, espiĂšgle, et plein de santĂ©. Quarante-huit heures que je passai avec ma famille me parurent bien courtes. 18 octobre. – À quelques heures au-delĂ  de Bitche, marchand dans le brouillard et sur un chemin sablonneux mal tracĂ©, le bataillon quitta la route et se dirigea Ă  gauche vers la BaviĂšre rhĂ©nane. PrĂšs d’arriver Ă  la frontiĂšre, un paysan accourut, tout haletant, me prĂ©venir de notre erreur, et nous remit dans la direction que nous devions suivre. Je le remerciai comme il convenait du service qu’il venait de me rendre, car, dans les circonstances oĂč nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraĂźtre intentionnelle et donner lieu Ă  des commentaires plus ou moins absurdes. À cette Ă©poque, l’Europe tout entiĂšre Ă©tait en agitation. Les rois se prĂ©paraient Ă  la guerre, soit pour contenir les peuples que la rĂ©volution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour rĂ©sister Ă  la France, qu’on croyait disposĂ©e Ă  porter ses principes en Allemagne et Ă  faire de la propagande armĂ©e. Quels effets auraient pu produire l’apparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française, et l’arrivĂ©e inattendue d’un bataillon qu’on aurait pris pour l’avant-garde d’une armĂ©e d’invasion ! L’alarme se serait vite rĂ©pandue ; la joie ou la peur aurait grossi l’évĂ©nement. Peu aprĂšs, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, Ă  ma rencontre, une espĂšce de troupe armĂ©e, marchant en colonne, tambour battant, drapeau dĂ©ployĂ©. ArrivĂ©e Ă  portĂ©e de la voix, cette troupe s’arrĂȘta et son chef cria Qui vive ? » AprĂšs les rĂ©ponses d’usage, il s’approcha de moi, me salua de l’épĂ©e, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15Ăšme lĂ©ger. Ce capitaine Ă©tait un gamin de quinze ans, de trĂšs bonne tournure, et montrant beaucoup d’aplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze Ă  quinze ans, bien organisĂ©s, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantiniĂšre, son porte-drapeau. Rien n’y manquait, pas mĂȘme l’instruction et le silence. AprĂšs avoir causĂ© quelques minutes avec cet intĂ©ressant jeune homme, je lui dis de prendre la tĂȘte de la colonne, et de nous conduire sur la place oĂč nous devions nous arrĂȘter. Au gĂźte d’étape, je le priai de venir dĂźner avec moi, ce qu’il fit avec grand plaisir. J’appris que c’était un capitaine en retraite qui avait eu la patience d’instruire et d’organiser ces enfants avec tant de succĂšs. Ils faisaient plaisir Ă  voir. Ils avaient pour armes des grands sabres en bois, dont les chefs, dĂ©corĂ©s d’épaulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnĂ©s. Nous Ă©tions en Alsace. Au rĂ©sumĂ©, de Paris Ă  Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la maniĂšre la plus heureuse. Sur toute la route, particuliĂšrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait Ă  notre rencontre en criant Vive le roi ! Vivent les grandes journĂ©es ! » Toutes les maisons Ă©taient ornĂ©es de drapeaux tricolores, et partout les soldats reçurent bon accueil et furent fĂȘtĂ©s. En partant de Paris, je pensais que cette route serait pour moi une source d’ennui et de dĂ©sagrĂ©ments, que les hommes feraient des sottises, manqueraient aux appels, resteraient en arriĂšre. La conduite qu’ils avaient tenue dans Paris, depuis la rĂ©volution de Juillet, me le donnait Ă  craindre. Il n’en fut rien. Quand nous arrivĂąmes Ă  Wissembourg, ils Ă©taient si peu fatiguĂ©s et leur tenue si soignĂ©e que les habitants purent croire que nous venions seulement de faire une promenade matinale de quelques lieues. Ayant pris possession de la caserne et installĂ© sa troupe, BarrĂšs obtint bientĂŽt un congĂ© pour aller Ă  Charmes. Mais son sĂ©jour se trouva Ă©courtĂ© par une lettre de rappel du colonel, qui croyait Ă  une prochaine dĂ©claration de guerre. Ce qui survint, c’est un Ă©pisode plus humble, caractĂ©ristique de l’esprit alsacien. DIFFICULTÉS SCOLAIRES EN ALSACE Le 9 mars 1831, je reçus l’ordre du gĂ©nĂ©ral Fehrmann de me rendre, avec tout mon bataillon, au village d’Ober-Belschdorff, distant de quatre lieues, pour concourir Ă  la rĂ©pression d’une rĂ©sistance aux dĂ©cisions de l’administration supĂ©rieure. Cette quasi-insurrection avait pour cause la nomination d’un maĂźtre d’école, que les habitants ne voulaient pas. C’était en vain qu’on leur disait que celui qu’ils prĂ©fĂ©raient Ă©tait un ignorant et avait Ă©chouĂ© Ă  tous les concours. Ils y tenaient, parce que c’était le gendre du garde forestier, et que celui-ci les avait prĂ©venu que, s’ils en prenaient un autre, il leur ferait des rapports toutes les fois qu’ils iraient prendre du bois dans la belle forĂȘt de Haguenau. La rĂ©bellion Ă©tait manifeste la gendarmerie avait Ă©tĂ© chassĂ©e plusieurs fois du village, lorsqu’elle voulait prendre possession de la maison d’école ; des individus avaient Ă©tabli des barricades, et, armĂ©s de fusils, s’étaient retranchĂ©s dans l’école. On temporisa, dans l’espĂ©rance que la rĂ©flexion et la lassitude les rendraient plus raisonnables. Cette longanimitĂ© les enhardit. La gendarmerie fut repoussĂ©e une troisiĂšme fois, et le sous-prĂ©fet de Wissembourg bafouĂ©. Dans cet Ă©tat de chose, la force devait intervenir pour faire respecter la loi. À mon arrivĂ©e, le 10 mars, je trouvai les barricades Ă©vacuĂ©es, mais la maison d’école toujours occupĂ©e. AprĂšs avoir pris quelques dispositions et sommĂ© les rĂ©voltĂ©s de se retirer, j’envoyai contre eux ma compagnie de voltigeurs. À son approche, ils se sauvĂšrent par la porte de derriĂšre, qu’on n’avait pas fait garder exprĂšs, et gagnĂšrent Ă  toutes jambes la forĂȘt. ImmĂ©diatement, le maĂźtre d’école nommĂ© par l’administration fut installĂ© en prĂ©sence de M. Matter, inspecteur d’AcadĂ©mie, du sous-prĂ©fet, du juge de paix de Soultz-sous-ForĂȘt, du maire et de tous les officiers. Tous les enfants avaient Ă©tĂ© mandĂ©s et contraints de venir pour assister Ă  cette cĂ©rĂ©monie qui aurait semblĂ© ridicule dans toute autre circonstance, mais qui fut imposante et pĂ©nible en mĂȘme temps, tous ces malheureux enfants se figurant qu’on allait les Ă©gorger sans pitiĂ©. Ils poussaient des cris Ă  effrayer l’auditoire. AprĂšs les discours prononcĂ©s, des conseils donnĂ©s et des exhortations faites aux parents, les enfants furent renvoyĂ©s. La commune ayant repris sa tranquillitĂ© ordinaire, et les enfants ne manifestant plus aucune crainte, je rentrai dans ma garnison le 13, en laissant toutefois deux compagnies pour maintenir les esprits dans cette salutaire disposition. Ces deux compagnies rentrĂšrent, quatorze jours aprĂšs, lorsque la gendarmerie eĂ»t Ă  peu prĂšs arrĂȘtĂ© les principaux mutins. Cette prudente expĂ©dition, qui ne fit couler que des larmes d’enfants, eut un trĂšs bon rĂ©sultat, en ce qu’elle apprit aux populations que le pouvoir Ă©tait assez fort pour faire rentrer dans le devoir ceux qui s’en Ă©cartaient. Depuis 1830, les communes Ă©taient trĂšs agitĂ©es, et les habitants disposĂ©s Ă  mettre Ă  profit l’espĂšce de pouvoir que la rĂ©volution de Juillet leur avait donnĂ©. Ils dĂ©vastaient en plein jour les forĂȘts de l’État, chassaient les gardes forestiers, menaçaient les maires et apportaient sur les marchĂ©s le produit de leur vol, sans rougir de leurs actions. Je fus souvent obligĂ©, pendant l’hiver, d’envoyer des compagnies en garnison dans les villages, sur le versant oriental des Vosges, pour faire cesser ce scandaleux brigandage. L’ALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN Depuis plusieurs jours, j’étais prĂ©venu officiellement de la prochaine arrivĂ©e du roi en Alsace, et mon dĂ©part pour Strasbourg, pour me trouver, avec tout le rĂ©giment, Ă  son entrĂ©e dans la capitale de la province et aux revues qui suivraient. Le but politique de ce voyage Ă©tait de faire connaĂźtre, aux populations de l’Est et Ă  l’armĂ©e, le monarque que la France de Juillet s’était donnĂ©e. Il Ă©tait important de donner au roi une bonne opinion du rĂ©giment, et Ă  l’Allemagne qui nous regardait une semblable opinion sur notre jeune armĂ©e, qu’on venait en quelque sorte de recrĂ©er. Je pris toutes mes mesures, en passant de frĂ©quentes inspections, pour que mon bataillon fĂ»t aussi beau, aussi nombreux que possible. Je rĂ©ussis complĂštement. 18 juin. – La garnison, les troupes arrivĂ©es pour les revues du roi et les gardes nationales des arrondissements de Strasbourg et Wissembourg, prirent les armes pour border la haie, depuis la porte Blanche ou Nationale, jusqu’au Palais royal. Le roi fit son entrĂ©e solennelle Ă  cheval, ayant Ă  ses cĂŽtĂ©s ses deux fils, les ducs d’OrlĂ©ans et de Nemours, accompagnĂ©s par les marĂ©chaux Soult et GĂ©rard, par le ministre du Commerce, comte d’Argout, et par un immense Ă©tat-major. Il Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© et suivi de douze rĂ©giments de cavalerie, et de plusieurs centaines de voitures alsaciennes ornĂ©es de feuillages et de rubans, pavoisĂ©es de drapeaux tricolores et remplies de jeunes et fraĂźches paysannes, costumĂ©es dans le goĂ»t du pays. Cette entrĂ©e dans une ville guerriĂšre cĂ©lĂšbre, fut magnifiquement imposante. Un concours immense de citoyens et aussi d’étrangers Ă  l’Alsace, une allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale et de vives acclamations, spontanĂ©ment manifestĂ©es sur le passage du roi, prouvaient qu’il avait l’assentiment des populations entiĂšres. L’esprit public Ă©tait encore bon, les menĂ©es dĂ©magogiques n’avaient pas encore perverti les masses, et changĂ© en indiffĂ©rence coupable les tĂ©moignages d’affection que le roi avait reçus jusqu’alors. Le passage fini et les rangs rompus, les officiers se rĂ©unirent pour aller chez le roi, oĂč ils furent prĂ©sentĂ©s par le gĂ©nĂ©ral Brayer, commandant la division. Nous trouvĂąmes lĂ  le grand duc de Bade et une nombreuse suite, les envoyĂ©s des souverains allemands, et les ambassadeurs ou agents français attachĂ©s Ă  ces cours. 19 juin. – Nous prĂźmes les armes de grand matin, pour ĂȘtre rendus de bonne heure au polygone. Ce vaste champ de manƓuvre fut bientĂŽt rempli de troupes de toutes armes, et d’une foule de spectateurs français et allemands. IndĂ©pendamment des gardes nationales Ă  pied et Ă  cheval, il y avait trois rĂ©giments d’infanterie 59Ăšme de ligne, 5Ăšme et 15Ăšme lĂ©gers, douze rĂ©giments de cavalerie, deux d’artillerie, et plus de cinq cents voitures attelĂ©es, telles que canons, caissons, fourgons, Ă©quipages de pont, etc. Les Ă©trangers, comme les nationaux furent Ă©tonnamment surpris de voir qu’en si peu de mois, on Ă©tait parvenu Ă  rĂ©organiser l’armĂ©e, Ă  tripler son effectif, Ă  monter la cavalerie et Ă  crĂ©er un immense matĂ©riel de campagne. GrĂące au marĂ©chal Soult, la France avait dĂ©jĂ  40 000 hommes bons Ă  faire la guerre, 600 piĂšces de canon attelĂ©es, et tous les autres services militaires portĂ©s Ă  ce degrĂ©, presque miraculeux, de nombre et d’instruction. L’arrivĂ©e du roi fut saluĂ©e par les Ă©clatantes acclamations d’un peuple immense, par une dĂ©charge gĂ©nĂ©rale de toutes les piĂšces de canon, par les clairons, les tambours et les musiques de tous les corps formĂ©s en bataille sur plusieurs lignes. Lorsque le souverain eut pris place sur une vaste estrade, Ă©levĂ©e sur un des cĂŽtĂ©s de ce vaste carrĂ©, les colonels ou chefs de corps se rendirent auprĂšs de lui pour recevoir de ses mains les drapeaux et Ă©tendards de leur rĂ©giment, qu’ils vinrent faire reconnaĂźtre et saluer par leurs subordonnĂ©s. Les cris de Vive le roi ! » se joignant aux bruyantes batteries des tambours qui battaient aux champs, annoncĂšrent que les soldats saluaient avec enthousiasme l’insigne national, qui devait les guider et les conduire Ă  la victoire. Cette reconnaissance terminĂ©e, le roi passa successivement devant tous les corps. En arrivant au centre du rĂ©giment, il me fit appeler, me remit la croix d’officier de la LĂ©gion d’honneur, et me dit qu’il s’estimait trĂšs heureux de pouvoir rĂ©compenser, par une nouvelle distinction, mes longs et loyaux services. Cet avancement dans l’ordre me fut trĂšs agrĂ©able, sans cependant me flatter autant que lorsque je fus nommĂ© simple lĂ©gionnaire en 1813. Le gĂ©nĂ©ral Schramm avait eu la complaisance de venir me prĂ©venir et de me complimenter sur ma nomination, avant que Sa MajestĂ© me dĂ©corĂąt elle-mĂȘme. Dans cette journĂ©e, je recevais ma troisiĂšme dĂ©coration et prĂȘtais serment Ă  un sixiĂšme drapeau. Le premier, avec un aigle, au Champ de Mars, sous l’Empire ; le deuxiĂšme en 1814, aux fleurs de lis, lors du premier retour des Bourbons ; le troisiĂšme, tricolore, Ă  l’aigle, pour les Cent-Jours ; le quatriĂšme blanc, au se DĂ©gustez des cocktails rafraichissants grĂące Ă  la glace pilĂ©e ! Ces glaçons en grains ont une plus grande surface de contact avec le produit Ă  rĂ©frigĂ©rer. Le refroidissement de votre boisson est dĂšs lors plus rapide qu’avec les glaçons traditionnels. La glace pilĂ©e est largement plĂ©biscitĂ©e dans certains milieux professionnels restauration, poissonneries ou encore pharmaceutique, voici les raisons Ă  choisir la glace pilĂ©e d’Ice-Prod, une entreprise liĂ©geoise. L’importance de la glace pilĂ©e dans vos cocktails La glace pilĂ©e est composĂ©e d’eau purifiĂ©e dĂ©barrassĂ©e de son calcaire. La glace pilĂ©e sera alors pure grĂące Ă  un adoucisseur d’eau installĂ© sur notre machine Ă  glaçons et glace pilĂ©e professionnelle. Une fois les glaçons formĂ©s, Ă  l’aide d’un broyeur, la glace est pilĂ©e pour prendre la forme de morceaux de petites dimensions. La diffĂ©rence de dimensions par rapport aux glaçons traditionnels permet Ă  la glace pilĂ©e d’avoir une plus grande surface de contact avec le produit qu’elle doit refroidir. Le refroidissement est donc plus rapide. La glace pilĂ©e est notamment idĂ©ale pour la prĂ©paration de cocktails, de milk-shakes, de granitĂ©s ou encore de smoothies. La glace pilĂ©e permet aussi de conserver des boissons dans des glaciĂšres, mais aussi pour la prĂ©sentation dans les Ă©talages de poissons et de fruits de mer. La glace pilĂ©e est aussi trĂšs utilisĂ©e pour le refroidissement des bouteilles de champagnes ou de vin dans les de la glace pilĂ©e dans le milieu professionnel L’utilisation de glace pilĂ©e est gĂ©nĂ©ralement plĂ©biscitĂ©e dans certains secteurs professionnels, notamment celui de la restauration bars Ă  cocktails, restaurants, glaciers, 
. Les boulangers utilisent aussi la glace pilĂ©e pour la confection de leurs pains ou pĂątes Ă  tarte. Autres secteurs professionnels, celui de l’industrie alimentaire pour le refroidissement des lames utilisĂ©es dans la fabrication de saucisson de jambon avec la glace pilĂ©e, mais aussi celui du milieu mĂ©dicale afin de descendre la tempĂ©rature du sang ou des organes. Enfin, l’entreprise piscicole quant Ă  elle se procure en glace pilĂ©e pour la livraison des poissons afin de les garder Ă  bonne tempĂ©rature. Des cocktails faciles Ă  rĂ©aliser avec de la glace pilĂ©e L’utilisation principale de la glace pilĂ©e est la rĂ©alisation de boissons en tout genre ! Avec peu d’ingrĂ©dients et un broyeur Ă©lectrique, vous pourrez confectionner de dĂ©licieuses boissons. Avec la glace pilĂ©e, vous pouvez par exemple faire un cocktail citronnĂ© Ă  la menthe. Pour cela, il ne vous faut pas beaucoup d’accessoires et de produits, juste de la limonade, un broyeur Ă©lectrique, de la glace pilĂ©e et du sirop de menthe. Quelques ingrĂ©dients suffisent et quelques morceaux de glaçons broyĂ©s ou de glace pilĂ©e pour obtenir un cocktail succulent ! Voici d’autres idĂ©es de recettes pour votre bar ou restaurant. PlutĂŽt smoothies et jus de fruits frais ? Vous pouvez aussi rĂ©aliser un smoothie avec des morceaux de fruits, du lait frais, de la glace pilĂ©e, le tout dans un broyeur Ă©lectrique ! Vos litres de boissons n’auront jamais Ă©tĂ© aussi rafraĂźchissants ! Un verre de granitĂ© au cafĂ© au lait est dĂ©licieux aussi avec quelques morceaux de copeaux de chocolat pour les plus gourmands ! PlutĂŽt le traditionnel Mojito ? Vous saviez que le mojito est probablement le cocktail le plus cĂ©lĂšbre ? Quoi de mieux que de siroter quelques litres d’un bon verre de mojito en Ă©tĂ© ? Proposez donc le cocktail phare de Cuba dans votre restaurant ou bar ! Le Mojito est notamment devenu la boisson nationale de Cuba dans les annĂ©es 1920, il s’est rapidement rĂ©pandu aux États Unis pour enfin arriver en Europe vers les annĂ©e 1990. Pour rĂ©aliser ce cocktail, il vous faut un peu de jus de citron vert, de la menthe, du rhum cubain, de l’eau gazeuse du sirop de sucre de canne et bien sĂ»r de la glace pilĂ©e ! PlutĂŽt cocktail maison avec peu de produits ? Il est possible aussi de trouver une boisson ou un cocktail maison, sans forcĂ©ment avoir besoin de beaucoup d’ingrĂ©dients, ni d’accessoires de cuisine spĂ©cifiques. Il vous suffit simplement d’un broyeur Ă©lectrique en verre ou en acier pour faire de dĂ©licieuses recettes. Par exemple, rĂ©alisez des boissons ou desserts Ă  base de lait et de cafĂ© voire mĂȘme des recettes Ă  base de lĂ©gumes ! Les recettes Ă  base de vodka sont dĂ©licieuses, ainsi que les kakigori qui sont des desserts japonais Ă  base de glace rĂąpĂ©e sur laquelle on verse un sirop au thĂ© vert, aux fruits ou au sĂ©same. Il peut Ă©galement ĂȘtre agrĂ©mentĂ© d’autres in tels que du lait concentrĂ©, de la crĂšme chantilly ou des mochi. Soyez crĂ©atif et proposer des cocktails rafraichissants et originaux avec les produits de votre cuisine. Il est possible de trouver d’autres recettes rafraichissantes en ligne. Profitez aussi de l’avis de vos clients pour expĂ©rimenter de nouvelles recettes de cocktails Ă  base de glace pilĂ©e. Acheter votre glace pilĂ©e chez Ice-Prod Besoin d’une grande quantitĂ© de glace pilĂ©e ? Pour tout professionnel de l’Horeca, la glace pilĂ©e est un Ă©lĂ©ment essentiel pour le refroidissement de nombreux produits. Faites donc le choix d’acheter auprĂšs de notre entreprise liĂ©geoise pour la production et la livraison de vos glaçons et ce, aux prix les plus bas. 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Contactez notre service pour un renseignement, un conseil ou encore pour connaitre les dĂ©tails de nos produits. Nous vous ferons un plaisir de vous rĂ©pondre ! Ice-Prod est une jeune entreprise liĂ©geoise spĂ©cialisĂ©e dans la production de glaçons et de glace pilĂ©e. Selon la disponibilitĂ© du stock, la livraison de nos produits est rapide. Si vous souhaitez des dĂ©tails concernant la livraison, nos produits, nos machines Ă  glaçons et glace pilĂ©e, mais aussi de nos conditionnements, contactez notre sociĂ©tĂ© au plus vite ! AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIÈRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE CHAPITRE II LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT CHAPITRE V UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER CHAPITRE VI LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS CHAPITRE VIII ANTONE S’ENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ÉLECTION AU COLLÈGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE DEUXIÈME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE L’ENQUÊTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PÂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE À BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX L’ÂGE INGRAT TROISIÈME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CƒURS TROUBLÉS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique À MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIÈRE PARTIE – LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I – COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de l’Institution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil d’oiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sƓurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă  trente ans semblaient Ă  peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles s’interrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone n’était pas travailleur, mais il avait un cƓur d’or ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel
 On ferait de lui tout ce qu’on voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure qu’il les Ă©coutait, le SupĂ©rieur n’avait rien appris sur l’enfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? – Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusqu’ici l’abbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il n’a plus qu’une santĂ© ruinĂ©e. Nous l’avons envoyĂ© se reposer Ă  Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă  Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari n’a pas voulu qu’il restĂąt Ă  la maison sans son prĂ©cepteur. J’étais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de l’Institution Sainte-Marie de MĂącon
 – Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. – La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien
 – Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, s’exclama tante Zaza. – Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. L’autre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend qu’il y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt j’ai dit Ă  mes belles-sƓurs “VoilĂ  oĂč il faut mettre Antone.” C’est immense, n’est-ce pas ? et splendide ?
 – Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă  la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris d’admiration. Autour d’elles se dĂ©veloppait le plan de l’abbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s l’un vers la rue, l’autre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants d’une Ă©chelle Ă  plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă  droite et Ă  gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de l’église de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron s’ouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusqu’au bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ  surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; c’était bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que l’ÉvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par l’infirmerie, d’une propretĂ© monastique. La sƓur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă  jour qui sĂ©parait la chambre d’une chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades d’assister de leur lit Ă  la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous l’emmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă  tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur l’emploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. À la cuisine, la sƓur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă  pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait d’une voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res qu’il sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux n’ont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bƓuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SƓur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois j’en ai eu jusqu’à trois cent trente
 » Le SupĂ©rieur coupa court Ă  ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Êtes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. – Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?
 – Je vous prie, Madame. – Au dortoir, ils n’ont donc pas de table-toilette. – Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? – Comment, cette sĂ©rie de robinets ?
 Ils se lavent donc tous ensemble ? – Chaque enfant a son robinet. – Est-ce au moins de l’eau chaude ? reprit tante Zaza. – Non, Madame, mais j’espĂšre qu’Antone s’habituera vite aux ablutions d’eau froide. – C’est horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! – Et pour se peigner ils n’ont ni glace, ni flacon de toilette ? – Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. – Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que c’étaient lĂ  les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, s’effaça pour laisser passer et avertit Ă  mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous n’avez donc pas l’Église de Brou ? – Non, Mesdames, l’Église de Brou est un monument historique oĂč l’on ne dit plus la messe. L’État et la ville l’entretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si j’avais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis
 » Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes l’embrassĂšrent, le serrĂšrent, l’étouffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă  Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, n’oublie pas ta tante Mimi. – Ni ta tante Zaza. – Nous voici Ă  la fin d’octobre, tu n’as plus que deux mois. – Nous viendrons te voir souvent. Ne t’ennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă  cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put s’empĂȘcher d’ajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, l’enfant s’énervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă  sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II – LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir l’autre bras, et enguirlande Ă  tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment t’appelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă  figure maigre de Bonaparte. – Antone Ramon. – Antone ? c’est Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? – Ou Antony, ajoute un autre. – Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsqu’une voix aigre lança En tous cas ce n’est pas Tonum ! – Ah ! lĂ  ! lĂ  ! Ton homme ! s’écrie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. – Mais non, c’est Antoinette, remarque un railleur Ă  lorgnon, le fameux Lurel. – C’est Ninette ! reprend en riant Émeril, un garçonnet aux joues roses. – Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e d’une petite fille honteuse au centre d’un cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il s’appellera Ninette. Voyons, crie l’abbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. – À quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? – Non. – Aux barres ? Ă  la mĂšre Garuche ? Ă  la balle ? reprennent les autres. – Non. – À rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?
 Tu ne sais pas ce que c’est que la boĂźte ? C’est le collĂšge ! continue CĂ©zenne. – Je n’ai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. – Ah ! le veinard ! s’exclame Émeril. – Chez toi tu n’as donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. – À Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă  la balle au chasseur. Allez. – Il ne sait pas, MorĂšre. – Il apprendra. C’est moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă  Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux d’échapper Ă  l’indiscrĂšte enquĂȘte, l’enfant se sauve. Tu y es ! » s’écrie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon d’écolier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă  ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple s’est laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. À sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet n’avait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă  une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă  remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il s’y trouvait dĂ©jĂ  Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour d’équerre sur une estrade, s’allongeait la table des professeurs. Et puis, c’était provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença d’une voix haute, placide et monotone Histoire de France – par AmĂ©dĂ©e Gabourd – suite – Ă  ces mots – il lui rĂ©pondit – la question – me semble importante
 » Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta d’une oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs d’une guerre avec l’Espagne. Il entrevoyait enfin qu’il s’agissait de Louis XIV et du duc d’Anjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur s’interrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je n’ai plus faim, dit Antone. – Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, l’enfant se mit Ă  dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement d’air, de vie, de nourriture mĂȘme, l’avait fatiguĂ©, et il n’avalait qu’avec rĂ©pugnance. À ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. – Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă  l’heure ? lui demande Lurel. – Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. – Si tu veux, c’est en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom c’est de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat d’Athalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient
 Mais mange donc. – Je n’ai plus faim, rĂ©pond Antone. – Eh bien ! donne-moi cela, je vais t’aider. » Et le camarade Patraugeat, avant qu’Antone n’ait dit oui, prend l’assiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă  mi-voix. – Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. L’abbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsqu’il est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă  rire. Tu n’as pas compris la manƓuvre, dit Patraugeat Ă  Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie qu’un prof
 un professeur, quoi ! n’est pas loin, autrement dit qu’il pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! c’est qu’il est sur votre dos. – Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă  la grande table, de notre cĂŽtĂ©, c’est le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, d’un embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, c’est Coco ; on l’appelle encore RibouldƓil. Tiens, justement il est dans l’exercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore
 DĂ©cidĂ©ment nous l’intĂ©ressons. Vois-tu, il n’a jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă  sa droite et la porte qui est Ă  sa gauche. D’ailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe c’est FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă  lui, heureusement. AprĂšs, c’est le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on l’appelle dans l’intimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce qu’il est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. S’il est restĂ© ce soir, c’est pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă  toutes ces explications, franchement, ou Ă  demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă  l’autre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant d’un air d’intelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e l’étonna, il n’y rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques
 c’est la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que l’on veut, tu verras, car le pĂšre RibouldƓil
 » La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă  la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă  leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a l’air un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. – Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, s’efforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă  treize ans ! s’écriait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e d’arriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? c’est la peur des examens futurs ! de la limite d’ñge ! d’autre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et m’a Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents l’ont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin d’air et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă  force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă  jouir d’une grande fortune, c’est un enfant perdu si dĂšs maintenant on n’en fait pas un cƓur viril. Il arrive Ă  l’adolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute l’exemple du dilettantisme et de l’indiffĂ©rence qu’il trouve dans sa famille et l’influence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi j’ai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. C’est un enfant de mƓurs pures, je le recommande Ă  votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, j’ai bien peur
 – Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a d’autres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec d’ailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r qu’Antone Ramon nous fera honneur et nous attirera d’autres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grand’mĂšre, la laitiĂšre Perrette. L’abbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă  la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il s’était Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car c’était le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, c’est toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, c’est toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait d’avoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit d’étĂ© par des mousquetaires » ou se vantait d’une belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas d’égalitĂ© des triangles. Comme ce paresseux n’avait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous n’écoutiez pas et que je vous prendrais. – J’ai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, j’avais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. – Eh bien ! allez Ă  votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein d’ardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă  peine Ă  son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă  la classe, demandait Vous suivez bien ?
 Vous comprenez ? – Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. À votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce qu’il fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je n’ai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui l’avaient vu s’absorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, c’est tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite d’un malchanceux, avouait Ce n’est pas de ma faute si je suis moins intelligent qu’eux. – Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, A’ B’ C’. » DĂ©jĂ  Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, A’ B’ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il s’ensuit
 » Les rires d’Émeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et s’arrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă  Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. – Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? c’est ma gĂ©omĂ©trie. – Non, l’autre ; faut-il que j’aille le chercher ? – C’est mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant d’air froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă  Antone. Son roman Ă  la main, Lurel s’avançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, n’ayant plus que trois pas Ă  faire, il s’embarrassa soudain les pieds dans la serviette d’Henriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres d’Antone. La classe nullement dupe se mit Ă  rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet qu’il accablait de reproches. Inutile d’ajouter qu’à la faveur de ce tumulte, l’élĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres d’Antone Ramon. Il s’imaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et l’ayant passĂ© Ă  Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous n’avez pas confiance en moi. – C’est bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. L’attitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il n’aurait songĂ© Ă  abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre n’avait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de l’abbĂ© Perrotot, et c’est Ă  lui, pour son malheur, qu’il s’adressa. CHAPITRE III – PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils n’éprouvent aucune joie Ă  cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă  un exercice de gymnastique qu’à une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. L’abbĂ© Russec a demandĂ© Ă  ces deux bons Ă©lĂšves d’encadrer le nouveau pour le soustraire aux manƓuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. – Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. – J’adore l’histoire, » s’écrie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. – Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. – D’abord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend l’avertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. C’est encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. – À propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais qu’il y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? – Comme il est le capitaine de l’équipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux t’inscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone s’informe il faut l’autorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. – Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. – Pourquoi ? – Oh ! parce que
 » Fils d’un fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă  ce but et Modeste n’oserait demander l’argent d’un costume ni d’une cotisation. De tempĂ©rament calme, il n’en a pas souffert jusqu’ici. C’est l’élĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend qu’il n’explique pas Ă  Ramon les vraies raisons de son abstention. D’ailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© l’adhĂ©sion d’Antone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre l’enchante. À son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce n’est pas trĂšs loin de Lyon. – Trente-cinq kilomĂštres. – Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? – Moi je demeure Ă  Pont-de-Veyle. – OĂč est-ce ça ? – C’est un peu plus loin. » En effet c’est Ă  cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, c’est comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, c’est-Ă -dire des directeurs d’une manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce s’éveille en lui, une passion sans joie, l’envie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ  des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de l’impression profonde qu’il a faite sur l’esprit et le cƓur d’un autre camarade. CHAPITRE IV – COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. – Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce n’est pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. – C’est vrai, et de la barbe. Ça doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! – Ça leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car c’est un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi s’est approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. C’est saint François de Sales ! viens voir ; c’est Ă©crit sur le cadre. – Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, c’est tout Ă  fait lui, comme il a l’air bien ! – Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. – Le pauvre petit ! dire qu’il est au milieu de tous ces enfants grossiers. Écoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, qu’ils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il n’est pas habituĂ© Ă  leurs jeux violents, c’est une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e c’est un vrai couvent, comme il doit s’y ennuyer ! Je gage qu’il pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste n’a pas de cƓur. – Et puis quelle nourriture a-t-il, lui d’estomac si dĂ©licat ? – Tu vas voir qu’il est pĂąle et qu’il a maigri. » Soudain la porte s’ouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. – Et maman ? interroge Antone. – Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu t’ennuies, n’est-ce pas ? – Non, tante Mimi. – Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza t’a apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu n’as pas un journal, pour ne pas salir ? – Je t’affirme que je n’ai pas faim, s’écrie Antone ; on sort de table. – Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. – Ah ! non, je ne peux pas, non, non. – Vois-tu, dit Zaza Ă  Mimi, ce n’est dĂ©jĂ  plus notre petit Tonio il n’aurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă  Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que l’abbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© d’intervenir pour qu’on ne bourrĂąt pas l’enfant de confiseries, et qu’en septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et l’Amour », de Bouguereau, un chou Ă  la crĂšme. Pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. – On est en retraite. – Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? – Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que c’est pour les Ă©lĂšves seulement. – Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? – Ce n’est pas un pĂšre, c’est l’abbĂ© Roullet. – Alors ce n’est pas la peine, conclut tante Zaza. L’abbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. – Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que j’entre dans l’équipe de Georges MorĂšre ? – Qu’est-ce Georges MorĂšre ? – Oh ! un bon type tout Ă  fait, et puis, tu sais, trapu. – Bon type ? trapu ? – Oui, c’est-Ă -dire trĂšs fort. Il m’apprend le foot-ball. – Fout-bol ! s’écrie tante Mimi scandalisĂ©e. – Tu ne comprends pas, interrompt Antone, c’est un mot anglais. – Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, c’est mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit d’impatience, mais les deux tantes ne cessent de s’exclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je m’en vais. – Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. – Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe d’autel. Donne-moi seulement un mot pour l’Économe. J’ai dĂ©jĂ  le certificat du mĂ©decin. – Quel mĂ©decin ? s’écrient ensemble les deux femmes. – Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves l’appellent Thanate, ça vient d’un mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. – S’il est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, c’est le mĂ©decin d’ici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon
 et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ça m’amusait beaucoup. – Je ne t’aime plus, » rĂ©pond Antone. C’est le mot magique. Tante Zaza l’appelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude l’une, l’autre s’efforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils m’appellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. – Ninette ! comme c’est gentil ! s’exclame tante Mimi en riant. – Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball
 Ne t’effraie pas, ce n’est pas dangereux, c’est un jeu de ballon. C’est Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, c’est un bon camarade. Il demeure Ă  Meximieux. Tu l’inviteras aux vacances, dis ? – Si c’est un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre l’avantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » À ce moment la cloche sonne. C’est pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. – Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. D’ailleurs nous avons des observations Ă  lui faire. – Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond l’enfant, c’est la retraite, et mĂȘme je n’aurais pas dĂ» vous voir aujourd’hui, d’aprĂšs le rĂšglement. – Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça n’est pas pour nous. Je l’ai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous n’avons pas acceptĂ© d’ĂȘtre venues toutes deux jusqu’ici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. – Il l’a bien compris, d’ailleurs, insiste tante Zaza. – Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur l’épaule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il n’a pas trop souffert du changement de rĂ©gime. – Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisqu’ils vont en promenade, vous allez nous le laisser l’aprĂšs-midi. – Impossible, Madame ; c’est dĂ©jĂ  par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă  la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă  quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant d’achever sa retraite dans le recueillement. Comme vous l’aimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă  l’intĂ©rĂȘt de son Ăąme
 et que vous n’insisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă  vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă  mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. C’est un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut qu’il devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules d’assentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue s’écrient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V – UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER Il y a quinze jours qu’Antone Ramon est au collĂšge ce n’est plus un nouveau. Avec l’admirable souplesse de l’enfance, il s’est adaptĂ© Ă  sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te l’affirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă  tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission d’apprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, l’abbĂ© Brillet, s’affaiblit de plus en plus et qu’il n’y a guĂšre d’espoir de le sauver. Antone sent que c’est un guide et un ami qu’il va perdre, et l’on n’a pas besoin de l’exciter beaucoup Ă  prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution s’est faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă  son pĂšre, Ă  son humble origine, sans s’irriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă  Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă  celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce qu’ils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il s’est trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre n’a pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur – On ne se plaint pas de ses voisins – On ne se dĂ©range pas sans permissions – Finis tes devoirs ou tu seras collé  » Il l’a initiĂ© aux jeux, l’a fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance d’Antone Ă  s’appuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă  rĂȘver au lieu d’apprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© d’une gifle Robert Émeril, qui l’avait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur n’échappe pas complĂštement Ă  ses maĂźtres. À cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car c’est Ă  l’enfant Ă  demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, s’informent de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. C’est le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui s’occupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă  ses enfants. Il est inquiet. Vous n’ĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je n’ai aucun reproche Ă  vous faire, vous m’entendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses d’un cƓur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?
 Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre n’avez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué  Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? C’est dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. L’enfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă  double tour son cƓur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » C’est tout. Le silence menace encore d’élever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cƓur, un secret regret de n’ĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă  Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce qu’il vous a fait ? – Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint d’ĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que d’avouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement
 Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde qu’on lui jette. Le Chanoine craint d’ĂȘtre allĂ© trop loin ; il s’accuse intĂ©rieurement de fausse manƓuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses s’évanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. L’ñme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; c’est une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez l’oreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe d’insectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche d’abeilles ? Non, c’est un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments s’éveille dans le cƓur de Miagrin comme de la torpeur d’un long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer l’ouverture de l’arbre mais comment murer un cƓur ? Tandis que Miagrin redescend Ă  l’étude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine s’agenouille Seigneur, dit-il, si vous l’appelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI – LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-CÉCILE » Mon cher enfant, J’ai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă  l’Institution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ  habituĂ© Ă  cette nouvelle vie et j’en remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă  votre caractĂšre que la soumission Ă  une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle d’un collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă  votre Ăąme qu’une prĂ©paration Ă  la vie au milieu d’enfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. J’espĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă  l’ennui, au dĂ©sƓuvrement, et Ă  tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous m’avez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă  vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă  sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă  votre ancien prĂ©cepteur de n’avoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance qu’il vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă  ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, n’oubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ  pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; d’autres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus d’affection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu m’appelle, il adoucisse du moins l’horreur qu’inspire Ă  notre malheureuse nature l’instant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin qu’il me fasse misĂ©ricorde et que, dans l’autre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă  veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand l’abbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon l’usage, Antone avait l’esprit Ă  cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă  d’autres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais n’en comprit pas l’importance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille l’abbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă  la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. C’est qu’on est Ă  quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de l’annĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. À chaque Ă©tude, la porte s’ouvre, et la voix profonde de l’abbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă  la fin de l’étude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne s’est dĂ©jĂ  vu infliger deux heures de consigne pour l’avoir sifflĂ©e entre ses dents Ă  la classe d’histoire. C’est la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! s’il Ă©tait assez fort pour l’accompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens s’amusent follement Ă  voir l’abbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă  Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse l’estrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus d’un pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on l’installe Ă  grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent l’ouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă  pied Ă  l’avant-scĂšne pour le morceau de Bach. On l’applaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence s’est rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte l’embouchure Ă  ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau l’ouverture de l’instrument Ă  sa bouche et, sĂ»r de l’avoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă  sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit qu’une sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre s’étonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă  jaillir de divers points de l’assemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă  examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă  ses lĂšvres l’antique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, l’instrument rend un son aigu comme le coup de sifflet d’une locomotive. Tout le collĂšge part d’un rire homĂ©rique car c’est le propre des enfants assemblĂ©s d’ĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Émeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » C’est un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier C’est stupide ! » On le regarde. Qu’est-ce qui le prend, celui-lĂ  ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?
 De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur l’estrade, son ami pleurant Ă  l’autre bout de la salle, c’est trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de l’homme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, s’éploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur s’est levĂ©, il fait signe Ă  MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chƓur surgit aussitĂŽt et, d’une voix de stentor qui domine les rires peu Ă  peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne l’air de Faust Le Veau d’or est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par l’orphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de l’auditoire et lui fait oublier l’incident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin l’orphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de l’abbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChƓur des Charbonniers et des Fariniers, d’Offenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChƓur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot d’éloge aux principaux interprĂštes, et console d’une phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents s’écoulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac s’approche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé  – Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce qu’on a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé  Quelle est cette plaisanterie absurde ? – Ce n’est pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est une attaque contre moi. – Qui pourrait se permettre ?
 – Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense qu’une enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant qu’il parle, il jette Ă  Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII – LA MUSIQUE ADOUCIT LES MƒURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de l’échec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă  tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui n’aiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, s’agitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă  la suite de ses lectures, trouve lĂ  une belle occasion d’appliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres s’amusent. Quant Ă  Georges MorĂšre, il joue l’indiffĂ©rence Ça lui est bien Ă©gal il sait bien d’ailleurs qui a fait le coup, tout au moins il s’en doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir l’air d’ĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă  l’auteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et s’effacent l’une l’autre. À quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e d’une feuille de brouillon dont l’écriture est bien reconnaissable c’est celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. C’est quelqu’un qui en veut Ă  Georges MorĂšre, dit-il. – Non, c’est une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. – La ferais-tu ? – Moi
 aprĂšs tout
 Non, c’est vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui n’aboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour qu’on puisse arrĂȘter les soupçons sur quelqu’un. Il rĂ©unit pendant l’étude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă  la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que c’est avouer l’impuissance de l’autoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que c’est effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion s’anime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. À six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups d’éloquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies d’ñme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat l’abĂźme appelle l’abĂźme
 » Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon d’attente, entre trois fauteuils les pieds en l’air et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, s’injuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, s’écrie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă  tĂ©moin, balbutie M. Blumont. – J’en appelle Ă  votre justice, crie M. Castagnac. – Que signifie ce scandale ? – C’est Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. – Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă  des voies de fait. » La cloche Ă  ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusqu’à nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » D’ordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă  la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ  il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs l’heure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă  l’auteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages d’élĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s d’aller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă  leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă  flĂ»te de MorĂšre, d’un air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de l’éditeur d’un concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, n’ayant pas osĂ© le demander Ă  M. Castagnac, dont il connaissait l’antipathie. Il regrettait d’avoir donnĂ© lieu Ă  ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă  passer l’éponge sur l’incident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă  cette explication, mais il ne put s’empĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? À ta place, disait-il Ă  Georges MorĂšre, j’irais me plaindre au SupĂ©rieur et j’écrirais tout ce que je sais Ă  mes parents. – Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. – Bah ! disait MorĂšre, ça n’a pas d’importance ! aprĂšs tout, qu’est-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă  paraĂźtre insensible, ayant honte d’ĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il s’irritait mĂȘme d’en recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII – ANTONE S’ENNUIE Les Ă©lĂšves s’étaient vite aperçus de l’admiration d’Antone pour MorĂšre. C’était une taquinerie courante de rappeler devant lui l’incident de la flĂ»te Pour une bonne farce, c’est une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Émeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă  bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, c’est moi ! – LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă  sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă  quoi s’en tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre d’Antone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă  lui rire au nez si effrontĂ©ment qu’il en resta tout interdit, comprenant qu’on se moquait de lui. Émeril raconta la mystification Ă  MorĂšre, et comme Antone accourait Ă  son tour, l’infortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu m’ennuies Ă  la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit qu’il lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut d’abord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour qu’il ne fĂ»t pas dans l’autre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt d’Orlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci n’avait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, d’Orlia jeta bĂȘtement Ce n’est pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ça n’avait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă  rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. – Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre s’en va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ  tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et s’exerçait Ă  faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Qu’est-ce que tu viens faire ? lui dit-il. – Du moment qu’on insulte je ne joue plus. – On t’a insultĂ© ? – Moi non, mais toi. – Ah ! non, est-il assommant ! Mais qu’est-ce que ça peut te faire ? – Je ne veux pas qu’on se moque
 – MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă  un mĂąt du portique. Lorsqu’il se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force qu’il fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. C’était dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. – Je vais y aller, proposa vivement Ramon. – Toi, tu n’as pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis qu’il montait Ă  un poteau d’un cĂŽtĂ©, Ramon s’efforçait de le devancer de l’autre. Tout d’abord il se hissa rapidement, ignorant qu’il faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă  mi-hauteur, il fut obligĂ© de s’arrĂȘter pour souffler. Quand il reprit l’ascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ  arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu n’as pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă  enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. – Mon vieux, tu y mets le temps », dit l’autre en s’éloignant. Et d’un ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone n’osa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs l’avoir si aimablement accueilli Ă  son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta l’effet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, d’abord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă  rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă  l’abbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de l’abbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă  un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou d’Orlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous n’a pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone s’ennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă  peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur qu’en s’entendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ  tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. C’est un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, c’est un autre pays que cette mare Ă  canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă  peine Ă  cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă  la charge. Moi aussi, dit-il, je m’ennuie ici l’hiver, mais l’étĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne s’en doute, mĂȘme les plus malins. À toi, mais rien qu’à toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, l’air Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă  la fin de l’automne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, s’habilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. À l’angle opposĂ©, la fenĂȘtre de l’infirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre d’une veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă  la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă  tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, c’est moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de l’escalier et se laisse glisser lentement. Antone l’imite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă  gauche et descendent Ă  la cuisine. LĂ  Beurard se risque Ă  allumer une queue de rat et inspecte l’office. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, d’ailleurs Ă  peu prĂšs vide, Ă  Antone, qui fait la moue et refuse. Je n’ai pas faim. – C’est vrai, dit l’autre, tu n’as jamais faim. Moi, c’est le contraire, j’ai toujours faim. » Et il se met Ă  lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il s’approche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, s’arrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il l’ouvre. Enfin il peut sortir, suivi d’Antone qui se demande toujours oĂč il l’emmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, l’épluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet qu’il prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit d’une fiertĂ© invraisemblable qu’Antone a peine Ă  comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans l’angle, grimpe de lĂ  sur le mur et Ă  cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă  faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă  sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Qu’est-ce que c’est ? demande Antone. – Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il n’ose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force d’ouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme s’est couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone l’imite enfin la toux s’arrĂȘte. Si c’est l’effet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce n’est pas banal. L’étĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et j’allais me promener jusqu’au chemin de fer. À 10 heures 40 part le train d’AmbĂ©rieu, Ă  11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă  11 heures 36 l’express d’Italie, Ă  11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusqu’à 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais “Trophime, il y en a un Ă  5 heures qui t’emmĂšnerait Ă  Lyon en deux heures et de lĂ  en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, c’est celui-lĂ  qu’il faudra prendre.” » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! – J’ai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je m’en vais dans le jardin. – Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans l’allĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et l’applique au mur de clĂŽture. Les branches maigres d’un poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. C’est un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă  Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. C’est si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. C’est un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© d’herbe. AprĂšs, il n’aurait qu’à prendre son billet, son porte-monnaie n’est-il pas garni ? Vraiment il s’ennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă  son prĂ©cepteur malade, l’abbĂ© Brillet, Ă  qui il n’a pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă  la villa de l’Avenue Gravier. C’est de lĂ -bas, c’est de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă  Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et c’est ce qui l’attriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie n’est pas rose. À ce moment il s’entend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » C’est Trophime Beurard. VoilĂ  un quart d’heure que je te cherche ; qu’est-ce que tu fais lĂ  ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu n’es pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă  regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme d’une prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus j’allais t’enfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, c’est bien la derniĂšre fois que je t’emmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu n’es pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă  son tour. Au moment d’entrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de l’abbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de l’escalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă  pas suspendus. Comme il se remettait au lit, l’horloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu d’avoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© d’un jour de vacances au premier de l’an. CHAPITRE IX – UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă  l’infirmerie sous le faux prĂ©texte d’une entorse, MorĂšre aborde Ramon Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu m’en fais une tĂȘte depuis huit jours. – Je fais la tĂȘte que je peux. – SĂ©rieusement, tu m’en veux ? – Oui. – Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. – Parce que je m’ennuie, lĂ , je m’ennuie Ă  mourir. – Ça, vraiment, ce n’est pas de ma faute. – Si. – Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu m’accuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? – Oui, Ă  mon arrivĂ©e, tu t’occupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant
 – Maintenant, te voilĂ  dĂ©brouillĂ©, tu n’as plus besoin de personne. Est-ce que c’est vrai, cela ? Veux-tu qu’on t’environne de petits soins continuellement, comme
 comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Qu’est-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. – Moi
 je ne veux rien, absolument rien
 – Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, c’est les vacances. – C’est long quatre semaines
 – Je n’y peux rien. – Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre
 » Antone s’arrĂȘte. Quoi ? Qu’est-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. – Mais quoi encore ? parle ! – Tu pourrais ĂȘtre mon ami. – J’en Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. D’abord les amitiĂ©s particuliĂšres, c’est interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă  toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă  ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que j’ai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne t’ennuieras pas et tu vivras tranquille. – Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il s’éloigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint d’avoir quittĂ© sa famille ; mais, sans s’arrĂȘter, il va retrouver d’Orlia et Gendrot qu’il Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et qu’une lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il s’entendit appeler soudain par l’abbĂ© Russec. Antone, vous n’avez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? – Non, Monsieur. – Vous l’avez encore, cette lettre ? – Oui, Monsieur. – Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car c’est la derniĂšre que vous aurez de lui. – Il va plus mal ? – Il vient de mourir Ă  Nice. Monsieur le SupĂ©rieur m’a remis un faire-part qu’il a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă  dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne l’oubliez pas. – Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces qu’il crut consolantes, l’abbĂ© Russec le renvoya. Antone alla s’appuyer Ă  la barriĂšre et tournant le dos Ă  ses camarades, les mains Ă  la palissade, il songea avec effroi qu’il n’avait pas rĂ©pondu Ă  l’abbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă  ses regrets se mĂȘlait le remords d’un suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla qu’il Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© qu’avant et qu’il allait s’ennuyer encore davantage. Peu Ă  peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă  la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. À la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa s’approcher. Qu’est-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelqu’un ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelqu’un de ta famille ? – Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. – Ah ! s’exclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? – Oui, et il m’aimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne s’attendait pas Ă  cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, c’est qu’il m’a Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot d’adieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă  de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă  Cannes et dans l’Esterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă  lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? C’était vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme l’abbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme l’abbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, d’agir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? – Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. – Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. – Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de t’avoir pour ami. – Tu sais bien que le rĂšglement
 – Oui, tu me l’as dĂ©jĂ  dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils s’en moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, j’ai tort. Je t’affirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Qu’est-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă  Lurel, quand je suis avec toi en promenade
 » Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite d’une vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait C’est Ă  cause de toi que je n’ai pas Ă©crit Ă  mon prĂ©cepteur. Tu m’as repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que j’étais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui t’en veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce n’est pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça j’en suis bien sĂ»r, c’est un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme c’était un lĂąche, il l’a fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors
 » Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?
 » Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent qu’à agacer les professeurs et Ă  chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne m’ennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour m’aider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne m’ennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui l’étonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes d’Émeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce qu’on aimait en lui, c’était son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Qu’est-ce que c’était que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© d’ñme, un don du cƓur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure qu’il soupçonnait Ă  peine ? Il Ă©tait humiliĂ© d’ĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant d’aisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă  tant de chaleur. Il s’efforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© d’ĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans l’inconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! – Tu veux bien ? – Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă  travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de l’abbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre l’abbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă  un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait s’approcher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X – UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă  leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© d’une obĂ©sitĂ© prĂ©coce, d’un visage enluminĂ©, et d’une voix joviale Ă©gayĂ©e encore par d’inlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă  tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de l’avoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă  la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre l’a choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de l’abbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit l’abbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cƓur d’Antone Ramon. Vous ĂȘtes d’une Ă©loquence Ă  faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet
 En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. C’est un record. Attention, mon petit. Qu’est-ce que ça veut dire ? – Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. – Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă  fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur l’ongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, c’est vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand c’est votre tour de lire au point d’en oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Qu’est-ce que c’est que cette signature nouvelle Ă  la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč l’on dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et l’abbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a d’un peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute l’affaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt l’abbĂ©. – Alors il a cherchĂ© un appui et comme je l’avais aidĂ© un peu Ă  se dĂ©brouiller Ă  son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă  moi mais c’est pour que je le pousse au travail. – EspĂ©rons-le, mon petit. Écoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais qu’on ne vous voie pas toujours ensemble. – Pourquoi ? – Ça ne vous vaut rien, ni Ă  vous, ni Ă  lui. – Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? – Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! – Comment ? – Vous n’avez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous n’ĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement qu’autrefois les plaisanteries ? Et puis n’ĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă  Feydart, Ă  Aubert, Ă  Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r d’ĂȘtre dans une bonne voie ? Vous n’avez aucune apprĂ©hension ? – Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă  propos de tout. Ce que je sais, c’est que je n’ai nullement l’intention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir d’avoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, c’est clair. Est-ce que c’est un pĂ©chĂ© ? – Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, – Ă©coutez le dernier mot – fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter “Nous portons ce trĂ©sor dans des vases d’argile.” » Ça rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas
 Ă©coutez l’EcclĂ©siastique “Qui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.” – Mais quel est le danger ? – Le danger est qu’au lieu de l’élever jusqu’à vous, vous ne descendiez jusqu’à lui. – Ce n’est pas un mauvais Ă©lĂšve. – SĂ»rement non. Mais c’est un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices d’un camarade sentimental, vous irez loin ? – Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. – Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » L’abbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. C’est que Georges ne veut pas admettre qu’Antone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il n’abandonne pas son ami parce qu’il a dans l’oreille l’accent dont l’autre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». À vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il s’attirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement qu’il ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă  notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. L’abbĂ© Levrou n’insiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, j’en suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourd’hui parce que, comme dit Ovide, qui n’est pas un pĂšre de l’Église “Principiis obsta.” Ce qui veut dire “RĂ©siste au mal Ă  son dĂ©but.” » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă  force de dĂ©lais, s’est dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire l’abbĂ© Levrou c’est qu’Antone a pris comme directeur l’homme le moins fait pour le diriger l’abbĂ© Perrotot. C’est un bon prĂȘtre plein d’affabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il l’habitude des consciences d’enfant que donne la confession ? CHAPITRE XI – EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus qu’une vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds s’y enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă  y aller. L’abbĂ© Russec exigea d’abord un peu de marche, si bien qu’à trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă  coups de boules, d’autres commencĂšrent Ă  pĂ©trir un pĂątĂ© qu’ils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert qu’ils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. D’autres, sous l’apparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et s’efforçaient d’échapper aux regards du prĂ©fet de division mais l’on entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent d’engelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux qu’exaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige qu’ils moulaient dans leurs mains et qu’ils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Émeril, Beurard, Tahuret, tandis qu’un camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout d’abord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă  la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu d’utiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait l’adversaire d’infraction Ă  cette rĂšgle. La force et l’habiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă  remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă  droite et Ă  gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Émeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă  pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. C’est qu’il avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone s’était vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă  la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, c’est ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui s’étaient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille s’acharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Émeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă  force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă  la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle qu’il avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© qu’il n’avait pas besoin de s’appliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat c’étaient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes d’abord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Émeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. – Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă  dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! – Tiens, Antone MorĂšre ! – Tiens, mon chou ! – Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, s’encourageaient, Ă  demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Émeril poussa un cri strident et porta la main Ă  sa figure. Tous s’arrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que l’abbĂ© Russec accourait du vallonnement. Émeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă  l’Ɠil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient C’est Ramon qui a ragĂ© ! – Pas vrai ! – Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Qu’involontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, c’était possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. L’abbĂ© prit la tĂȘte d’Émeril Ouvrez l’Ɠil, lui dit-il. Bah ! ce n’est rien. N’y touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Émeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, qu’il fallut renoncer Ă  s’en servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. C’est un mouchoir de fillette, dit l’abbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, c’est trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă  l’aigre, quand on entendit les Ă©lĂšves d’en bas pousser une grande clameur d’étonnement. Le ciel s’était dĂ©gagĂ© Ă  demi vers l’occident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă  l’horizon derriĂšre l’hippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă  peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et s’étendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. À mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur l’immense tapis couleur d’aurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, s’allongĂšrent Ă  l’infini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait l’orbe dĂ©croĂźtre. Il s’enfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă  peu et, quand l’astre eut disparu, s’éteignit Ă  son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă  bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, s’étalĂšrent des triangles d’ombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda l’abbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, d’un pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, l’imagination pleine de ces lueurs d’incendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et l’épopĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII – DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de l’annĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix d’honneur de classe. L’abbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit l’avertir ; il l’a compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă  son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous n’avez rien Ă  vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone s’accuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, d’envie mĂȘme et d’excitation Ă  l’indiscipline. C’est tout ? – C’est tout, mon pĂšre. – Voyons, vous n’avez pas d’amitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans l’obscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que l’abbĂ© devine, puis il murmure d’une voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite C’est donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint d’avoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes d’amitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. – Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. – Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s d’une amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort d’Antoine. De mĂȘme saint François d’Assise et sainte Claire. Et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă  peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? – Il n’y a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă  mieux remplir vos devoirs, Ă  mieux aimer le bon Dieu, Ă  ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? – Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. À huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă  onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsqu’ils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ  rĂ©unis Ă  la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chƓur de la chapelle est complĂštement transformĂ© c’est une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni d’un transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits d’or ; Ă  droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă  gauche s’agenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe d’autel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chƓur, suffisent Ă  rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de l’orgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et d’amour qui les appelle tous Ă  la communion ? Quiconque, enfant, n’a pas participĂ© Ă  ces fĂȘtes n’a rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, l’annĂ©e derniĂšre, avec l’abbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, l’abbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă  deux battants les portes de l’idĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de l’amitiĂ© spirituelle. À genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cƓur il l’a suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă  le ramener au calme ; c’est en vain. Il croit que c’est l’influence des vacances prochaines. Tu es fou aujourd’hui. – Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. – Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment t’appellerai-je ? – Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec l’accent italien. – C’est vrai, Tonio est encore plus joli qu’Antone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII – UNE ÉLECTION AU COLLÈGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon l’usage, le prix d’honneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein d’entrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui l’entraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments qu’il inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? C’est Ă  peine s’il lui parle plus que d’habitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin d’encourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s d’histoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă  Émeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre qu’il a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, c’est plus qu’il n’en faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, c’est une rue de province. Chacun, Ă  travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. D’abord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă  la communautĂ© ; dĂšs qu’un Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie qu’il leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, c’est que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă  ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi n’est-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, c’est-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles d’esprit et de cƓur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence s’est effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils l’ont stigmatisĂ©e avec d’horribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă  tous la mal’aria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de s’entendre sur le concurrent. Miagrin n’enlĂšve pas la confiance, Louis Aubert n’a pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on s’est dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, c’est la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre n’a-t-il donc aucun partisan ? Si, d’abord Antone Ramon qui lui fait d’autant plus de tort qu’il le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables d’entrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme s’ils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă  lutter, car ils n’ont pas l’enthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par l’espoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que l’on croit spirituels S’il faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute S’il faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fƓdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne s’est aperçu de rien. Seul Antone s’est un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. D’autres fois, Ă  son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! À bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il l’a guettĂ©, mais avant d’arriver Ă  lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. D’ailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de l’abbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager d’abord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain l’abbĂ© Russec s’arrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que j’annule. Il est inadmissible qu’on y inscrive des injures et des cris de ce genre “Mort Ă  MorĂšre.” » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste d’un comique rappelĂ© Ă  la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă  une bataille de chiens Mort Ă  MorĂšre, mort Ă  MorĂšre
 » Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă  8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, l’abbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă  ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il s’appuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation d’indiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Émeril n’osent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. À sept heures, l’abbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIÈME Prix d’Honneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur l’estrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă  rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă  la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il n’y a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă  ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă  des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et s’écrase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă  se lever pour aller le souffleter. Puis il s’accuse lui-mĂȘme Faut-il que j’aie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je n’ai rien vu, rien compris ; pourtant j’avais des soupçons ah ! si j’avais prĂȘtĂ© l’oreille ! Et dire que j’avais promis Ă  Geo de le dĂ©fendre, de l’avertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il s’imagine son grand ami dĂ©couragĂ©, n’ayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă  entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă  bas de son lit, lorsqu’il entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend qu’il est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, c’est le temps du grand silence. La moindre infraction Ă  cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui l’enserrent, il se reprend Ă  pleurer. Georges vient de s’endormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e d’émotion et de contrainte. Ainsi, on l’a considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce qu’il est l’ami d’Antone. Il sent douloureusement le froid affreux de l’abandon. On n’a pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© d’une classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme l’altiĂšre douleur d’un gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, d’un grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance s’augmente des rĂ©percussions qu’il prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est l’orgueil, pour ses trois sƓurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Qu’avait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? qu’est-ce qu’il lui veut ? Il le rend ridicule Ă  le regarder toujours, Ă  prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Georges n’ose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose l’a arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui l’a fait rougir au moment du reproche. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise d’allure de son ami, n’est-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? N’est-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur d’ĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, d’avoir tenu tĂȘte Ă  toutes les rancunes, Ă  toutes les mĂ©chancetĂ©s, d’avoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© d’avoir donnĂ© Ă  Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, s’amplifient, magnifiĂ©s par l’admiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur d’autant plus librement qu’il l’a payĂ© plus cher, et qu’il croit travailler Ă  la formation et Ă  l’élĂ©vation de son ami. Il s’est endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sƓurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelqu’un encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. C’est Modeste Miagrin. Qu’une Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă  cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie n’était pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler l’expĂ©rience de saint Augustin. J’ai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie d’un bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ  blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, c’est Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir l’air ; c’est lui l’auteur de l’assaut Ă  coups de boules de neige, l’organisateur de la campagne pour le prix d’honneur. À la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion J’ai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, c’est un bon type qui n’est mĂȘlĂ© Ă  rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, s’apprĂȘtaient Ă  voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone s’attache de plus en plus Ă  son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches d’eau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent d’autres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur l’argile, rongent le calcaire, s’accroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. C’est le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents d’une vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, s’y sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă  ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă  se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Qu’il les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV – MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE DĂšs l’aube, hourvari ! C’est le dĂ©part ! À grand’peine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil l’air joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. À 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction d’Ambronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de l’annĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre l’appel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui l’emmĂšne Ă  la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je n’ai pas osĂ©, dit-il, mais j’aurais dĂ» te prĂ©venir qu’il y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. – Et qu’est-ce qu’ils disaient ? – Ils parlaient Ă  mi-voix j’ai compris que Perrotot se plaignait de toi “Il abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.” Le PĂšre Levrou s’est fĂąchĂ© et Ă  un moment a dĂ©clarĂ© “Je vous assure que c’est ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.” FramogĂ© l’a rappelĂ© au silence, mais je l’ai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e “Parfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.” – Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. – Je n’en sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone d’ailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. – Eh bien, si on le renvoie, s’écrie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. – Et si c’est toi qu’on renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. – Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. – Ne crains rien. – MĂȘme avec Antone
 Surtout avec Antone. » Georges n’a plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă  l’étude oĂč tout le monde cause librement, Antone s’est prĂ©cipitĂ© vers lui, et s’épanche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. J’avais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part
 Faut-il qu’ils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, j’aurais dĂ» veiller ; bien des choses que j’avais entendues s’expliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de l’abbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne d’AmbĂ©rieu. » C’est l’abbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. À l’appel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui s’écrie C’est assommant, j’aurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. À l’annĂ©e prochaine. – À bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend d’assaut l’omnibus. Soudain Antone court Ă  la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? – Meximieux. Ça suffit. Et toi ? – 25, Place Bellecour. – 25 ? Merci. Au revoir ! » L’omnibus s’ébranle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă  tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf “En omnibus.” » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu n’es pas malin. Tu t’étonnes de l’échec de MorĂšre ? La faute Ă  qui ? – À vous. – À toi. Ne fais pas l’innocent. C’est assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont l’air de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre n’a pas eu le prix d’honneur, tu peux dire “C’est ma faute.” – Ma faute ? – Oui, ta faute. C’est toi qui l’as dĂ©moli. – Si c’est permis
 – Bien mieux, si tu continues Ă  t’afficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. – Qu’est-ce que tu veux dire ? – Tu ne sais pas ce que c’est que la vie ici. Tu n’as jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge d’internes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction n’intervient pas. » Perfide, il ajoute Ă  mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. – Comme lui ? – Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne s’affiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte l’indiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. – Alors, c’est moi qui lui ai fait perdre son prix d’honneur ? – LĂ -dessus, pas de doute. » L’appel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© qu’une caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă  travers la triste Dombes, plus triste encore l’hiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone s’est mis Ă  la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă  partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes l’attendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă  la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue l’attendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV – SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă  la fin de l’annĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs l’organisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sƓurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, l’embrassent aussitĂŽt, l’enveloppent de leurs bras et l’assourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă  sa fenĂȘtre, comme il l’avait demandĂ© ; c’est une dĂ©ception. Est-ce qu’on les rĂ©serve pour le premier de l’an ? » demande-t-il Ă  Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle qu’il aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. – Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes d’un rĂ©seau de toiles d’araignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce d’eau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu d’air aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. – Maman n’est pas trĂšs contente de toi
 – Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie – Il n’y en a plus, j’ai mangĂ© le dernier avant-hier. – J’ai ?
 Nous
, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă  sa petite sƓur. – Tu manges mes lapins ?
 s’écrie Georges, avec une colĂšre feinte. – Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sƓur. – Et voilĂ  ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant
 Tu n’es plus gentil !
 maman a bien raison
 – Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe s’envole comme une nichĂ©e d’oiseaux et s’en va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis qu’il revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! – Qu’est-ce qu’il y a, maman ? – RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que j’ai sur le cƓur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cƓur ? – Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă  Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. – Pourtant, mes places
 – Il ne s’agit pas de tes places, il s’agit de tes lettres. L’annĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus l’éloignement durait, moins tu nous Ă©crivais. C’est tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu t’ouvrais Ă  nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre d’un nouveau qui habite Lyon et qui t’a invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. – Écoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! – Pourquoi ridicule ? Crois-tu qu’à mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? – Tu as le bulletin, chaque semaine. – Oui, j’ai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais l’annĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, qu’il fallait les raisons de ces notes. – Et tu n’y comprenais rien, tu me l’as dit toi-mĂȘme. – Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. C’est maintenant que je ne comprends plus. Et puis c’est Ă  peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour l’anniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. – On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. – C’est possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. – Qu’est-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on n’a pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui m’afflige le plus, c’est que tu n’en parles pas toi-mĂȘme le premier
 – Le prix d’honneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. D’abord je n’ai pas encore eu le temps de te voir. – Comment, de neuf heures Ă  onze heures ? – De te voir seule. Je ne voulais pas t’expliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. – Crois-tu qu’elles ne l’ont pas remarquĂ©. C’est Brigitte qui m’a dit la premiĂšre “Et le beau livre de Georges oĂč est-il ?” Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă  la gare pour savoir qui le rapporterait Ă  la maison. Qu’est-ce qu’il y a ? – Il y a qu’on a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ  tout. – Pourquoi ? – Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă  le leur demander, s’ils l’espĂšrent, ils attendront longtemps. – Et tu ne sais pas pourquoi ? – Je le sais, sans le savoir, je m’en doute, mais ce serait trop long Ă  t’expliquer. – Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© d’une pareille insistance. Voici. Lorsqu’est arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui n’avait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec m’a demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça n’a pas plu Ă  tout le monde ; on a voulu l’ennuyer, je l’ai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix d’honneur Ă  Louis Boucher. – Si c’est cela, c’est bien simple. Pourquoi tant d’agacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de l’avoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix d’honneur ; tu sais bien ce que j’ai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi l’autre jour on se battait Ă  coups de boules de neige, ils se sont mis Ă  vingt contre nous deux. – Et Miagrin, Henriet, Boucher ? – Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. D’ailleurs ils sont jaloux de lui. » À ce moment, du perron, Bridgette appela À table ! À table ! » Et quand Georges passa prĂšs d’elle, elle lui sauta au cou et l’étreignit dans ses petits bras. Qu’est-ce que tu veux, Bridgette ? – Demande donc Ă  maman qu’on fasse des beignets aux pommes ? – Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on l’entendit donner l’ordre Ă  la cuisine Maman a dit qu’il fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. – Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. – Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans l’aprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement d’humeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă  Montluel, chez l’oncle Justin. Mais Ă  partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges s’enferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de l’an. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour qu’il les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine
 » Mais son frĂšre, d’ordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser s’installer dans sa chambre prĂšs de lui. Rien n’échappait Ă  Madame MorĂšre. Elle finit l’annĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI – UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ Le 1er janvier 1902, Ă  huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă  la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. À peine est-il entrĂ©, que son papa l’arrĂȘte, sonne, crie, l’interrompt Attends
 je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici
 Est-ce que j’ai de l’eau chaude, au moins
 Qu’est-ce que tu as fait de mes rasoirs ?
 Ne rĂ©ponds pas Ă  ton pĂšre. Tu n’en sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Qu’est-ce qu’on lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă  table
 Ne renverse pas les tasses
 Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă  manger et il ne m’a pas seulement dit bonjour. » Antone s’est levĂ©, il proteste Je veux
 – Tu veux
 qu’est-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. D’abord il n’y a que moi qui aie le droit de dire “Je veux.” » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et l’embrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. – Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. – Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă  l’enfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je t’offre mes meilleurs vƓux. – C’est du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ  offerts Ă  ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je t’offre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. C’est bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » L’enfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, qu’il pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. C’est un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et d’airs d’opĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte l’appareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard
 Ah ! quelle horreur ! s’écrie Madame Ramon. Qui est-ce qui t’a vendu cela ? c’est abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ  arrĂȘtĂ© le mouvement. Qu’est-ce que tu veux, ma chĂšre, j’étais pressĂ©, j’ai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans l’autre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde
 ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă  son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ  ! Qu’est-ce que c’est que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă  cet idiot. Va t’habiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans l’escalier. Bonjour, bijou. – Bonjour, chĂ©ri. – Comment vas-tu, mon ange ? – Viens m’embrasser, mon amour. » C’est tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cƓur ? – Est-ce qu’on peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? – Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ  ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes c’est un babil Ă©perdu, un concert de cris d’admiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !
 » Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. L’enfant en a sa part une lanterne Ă  projections, et un superbe volume À la conquĂȘte de l’Inde. » Il s’y plonge aussitĂŽt, car c’est un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă  peine a-t-il commencĂ© qu’on frappe Ă  la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres d’affaires, dit M. Ramon, vous permettez, n’est-ce pas
 Oui, je vois, c’est bien ; des prospectus, – des journaux, – des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone
 DĂ©jĂ  ! je te plains, mon garçon. » Antone s’est dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? – Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce n’est pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. – Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. – Que veux-tu, ma chĂšre amie, j’ai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, c’est compliquĂ© ? – Qui est-ce qui t’écrit ? demande la maman. – C’est Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. – Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă  ses sƓurs. – De cƓur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? – Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. – Pas saint Louis, roi de France, c’est clair. Qu’est-ce qu’il est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? – Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. – C’est un mĂ©tier cela, c’est entendu. Mais son pĂšre ? – Il est entrepreneur
 – De quoi ? – Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui s’enveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux d’extase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis qu’il Ă©crit. Tu t’en vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » L’enfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses qu’il jette sur son lit, en tas, et se remet Ă  Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. – Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă  bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, qu’est-ce que tu voudrais ? – Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. – Ah ! c’est comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je m’en vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ  ! » Il sursaute et furieux se retourne, c’est la tante Zaza. C’est idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ  ! Tu m’as fait peur. – DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă  Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă  CĂ©leste. – Je te l’avais bien dit, tu l’as mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, d’un ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais qu’est-ce qu’il a ce moucheron ? » Antone, Ă  sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Qu’est-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ  maintenant que tu es grossier avec tes tantes. – Mais, papa
 – Il n’y a pas de papa. Qu’est-ce que tu fais lĂ  ? – J’écris une lettre. – Une lettre, aujourd’hui, et Ă  qui, Seigneur ? – À Georges MorĂšre. – DĂ©jĂ  ! s’exclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. S’il ne fait pas son chemin, celui-lĂ , c’est Ă  dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir d’aller demander pardon Ă  tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart d’heure aprĂšs, profitant d’une discussion sur les visites de la journĂ©e et de l’arrivĂ©e de l’oncle Brice, il s’esquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă  votre chambre, vous avez un encrier ? – Oui, mais votre papa
 – S’il m’appelle, vous me ferez signe, n’est-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu d’eau dans l’encrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. C’est Ă  votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. – Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă  la cuisine, raconte dĂ©jĂ  l’affaire d’une maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles d’Antone, initiĂ© ainsi Ă  un langage grossier avant d’en comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă  sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă  cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, n’y tenant plus, elle demande C’est Ă  votre ami que vous Ă©crivez ? – Oui. – Il habite loin d’ici ?
 – Oui
 non. – Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? – Non. – Parce que je connais quelqu’un de RochetaillĂ©e qui est Ă  Bourg il s’appelle Roger Maublanc, il a une sƓur, vous le connaissez ? » Antone s’impatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă  fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame t’appelle ! – Qu’elle est assommante, cette pintade, on n’est jamais cinq minutes tranquille. – Vite ! j’entends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle s’enfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă  donner Ă  la phrase de Firmin. Il s’est remis Ă  son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et l’encrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » L’enfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il l’aurait tutoyĂ©. Il arrive Ă  temps, on se met Ă  table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ  son pĂšre lĂąche la bride Ă  sa fantaisie. Il affirme Ă  la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de l’annĂ©e il a retenu des artistes de l’OpĂ©ra de passage Ă  Lyon. Sur un coup de sonnette il s’écrie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! c’est le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? – Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă  mi-voix. – C’est cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă  haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă  s’faire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et l’air coquecigrue
 Ah ! s’écrient les deux tantes scandalisĂ©es. – Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. – Qu’est-ce qu’il chante ? demande la vieille cousine. – La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? – Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte l’oreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur l’boulevard ! sur l’boulevard ! C’est abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, l’air digne et offensĂ©, va imposer silence Ă  l’artiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient l’oncle Brice, Ă  la grande joie d’Antone qui fredonne entre temps l’air trois fois entendu Sur l’boul’vard, sur l’boul’vard ». C’est ainsi que se parfait l’éducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. D’abord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis s’effaçant, il reprend d’une voix lugubre La famille ! » Toute l’aprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine d’Antone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien qu’à Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă  peine, s’ennuie visiblement et ne songe qu’à partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? c’est l’ñge ingrat ! Et puis moi, je l’ai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă  Sermenaz ! » À six heures, on rentre Ă  la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grand’mĂšre. Mais Ă  six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Qu’il est ennuyeux ce gamin-lĂ  ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant qu’il se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă  la cave. À sept heures on ne l’a pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ  s’échafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, qu’attĂ©nue Ă  peine la crainte d’un malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce n’est plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. À sept heures et quart on sonne Ă  la porte et Antone apparaĂźt. D’oĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? – De la poste, papa. – Qu’est-ce que tu fais Ă  la poste ? Ă  cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, d’exclamations de fureur s’abat sur le petit En voilĂ  une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă  la poste ? » C’est bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă  la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ  il a pu terminer sa lettre Ă  Georges et l’envoyer ; il n’a oubliĂ© qu’une chose le temps. Il croit n’ĂȘtre restĂ© qu’un quart d’heure, et voilĂ  une heure qu’il est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis qu’il reste silencieux, elles parlent pour lui et l’excusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne l’a pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grand’mĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grand’mĂšre, il n’est plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » L’oncle Brice rit de l’aventure et raconte qu’enfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă  six heures du matin pour la pĂȘche et n’était rentrĂ© qu’à sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ  tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă  GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. À onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă  la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que l’annĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent qu’il prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Qu’est-ce que cet ami qui l’a vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? – Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça n’a pas l’ombre d’importance. – Si c’est un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. – Eh bien, va la lui demander et n’en parlons plus. Que d’histoires pour ce gamin ! – Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle s’avance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de l’enfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en s’allongeant sur la chaise longue. – Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. – Tiens ! il l’appelle comme nous !
 Est-ce que c’est long ?
 Oui
 Alors tu permets que j’allume un cigare. – Dans ma chambre ? Non. – Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de l’an et des “Three Castle”. Va, je suis tout ouĂŻe. – Mon cher Tonio, C’est avec une grande tristesse au cƓur que je t’ai quitté  – C’est gentil, ça ! – Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă  voix basse. – Non, continue, tu m’intĂ©resses. – J’aurais voulu te dire tant de choses. D’abord ne te soucie pas de Patraugeat
 – Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on s’appeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? – Je t’en prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă  mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă  voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă  tous que notre amitiĂ© est pure
 – Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. – Que notre amitiĂ© est pure et qu’elle fait de nous des hommes
 – Mais c’est un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . – Ah ! tu m’ennuies, je lis pour moi. – CĂ©leste, je t’en supplie. – Non, tu n’es pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je t’en supplie, s’il parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ  ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup d’Ɠil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il n’écrit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. – Au bahut ? – Oui, Ă  la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ  depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais c’est bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !
 On ne peut pas tout avoir. Observations
 Oyons les observations “Antone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant qu’il n’apporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et l’exposer Ă  des dangers qu’il ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.” – Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. – Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč j’étais, oui, c’était le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă  Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant qu’il n’aura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. À vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir l’Ɠil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă  sa femme et s’endort sur le mol oreiller de ses principes d’éducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă  terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap
 Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? – Mais, papa
 – C’est trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă  l’armĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier l’extinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă  un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu m’entends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme d’affaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Qu’est-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de s’endormir
 Oui, je sais, c’est ta lettre d’hier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, c’est le moment de devenir un homme. Ce n’est pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă  ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă  rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça m’est Ă©gal. Le succĂšs, l’argent, les honneurs, l’avenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ  ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont l’unique ambition est de conserver Ă  son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et l’embrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte C’est bien, Tonio, tu m’as compris, tu seras sĂ©rieux ? – Oui, papa. » Antone est sincĂšre. C’est la beautĂ© des belles Ăąmes d’interprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă  leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe qu’à la fortune, au mariage, Ă  la situation dans le monde, Ă  tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris qu’il doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages d’une langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă  ses aspirations. CHAPITRE XVII – SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă  manger de Meximieux, lorsqu’on sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ  le courrier, dit-elle, est-ce qu’il y a une lettre de papa ?
 » Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. – Ah ! c’est assommant ! » s’écria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sƓurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle d’un Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vƓux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă  la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et d’un regard d’angoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsqu’elle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă  ses filles. – Oui, maman. – Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. – Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă  manger, en jetant un coup d’Ɠil Ă  Georges. Toutes trois comprenaient que c’était Ă  cause de lui qu’on les renvoyait si vite Ă  l’ouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, qu’est-ce que c’est que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă  sa mĂšre. C’est d’Antone Ramon dont je t’ai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă  lire rapidement Ă  cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis qu’elle recommençait la premiĂšre page. Il dit qu’il te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? – Oui, maman. – Tu ne m’as jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier S’il faut maintenant te rendre compte de tout ce que j’écris ! » Et tu crois que c’est un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? – Il est devenu bien meilleur, – tu vois qu’il le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, – depuis qu’il est mon ami. – Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista d’instinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? – Oui. – En quoi ? – Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă  qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. – Il faut bien cependant qu’elle apprenne Ă  faire ses lettres seule ! – À table, tu ne dis presque rien tu t’exaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu n’es plus notre bon Georges d’autrefois. – Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre
 – Je n’exagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă  m’en apercevoir. À Saint-François
 – Si tu veux t’appuyer sur l’opinion des Ă©lĂšves
 d’une cabale infecte
 Ă  cause du prix d’honneur ! – Non, je ne m’appuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je l’ai depuis trois jours, mais je ne voulais t’en parler qu’au dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă  de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, s’il continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce qu’avait dit l’abbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce qu’Antone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans s’en apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre n’est pas commencĂ© ! qu’en peuvent-ils savoir ? De plus, c’est faux Ramon est plus jeune que moi, c’est un nouveau ; il s’ennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; c’est moi qui l’ai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, c’est moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? – Tes derniĂšres lettres Ă  nous Ă©taient bien froides, et lui
 que lui as-tu Ă©crit pour qu’il t’envoie une rĂ©ponse aussi ?
 » Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! s’écria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? – Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis qu’une pauvre femme, je ne comprends pas grand’chose Ă  ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ  est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et d’expĂ©rience que toi. Il faut que j’en aie le cƓur net, conclut-elle en se levant. – OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă  sa mĂšre qui se recoiffait. – Chez M. le CurĂ©. – Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri d’angoisse que Madame MorĂšre, qui s’ajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je t’en supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne l’ai mĂȘme pas vue. – Mais tu l’as lue avec moi. – Explique ce que tu voudras Ă  Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je t’en prie, je t’en supplie, tu n’en as pas le droit. – J’aurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă  manger et se disposa Ă  prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă  Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Était-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Était-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ  l’annĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă  ses amies. En l’apprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Était-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă  pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă  les soumettre Ă  l’autoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, c’est tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. – Je ne veux pas qu’on montre mes lettres. – Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne m’empĂȘchera de lui en parler. – Alors donne-la-moi. – Tu n’as pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je l’ai mal lue, je voudrais la relire. – Nous verrons Ă  mon retour. – Ah ! je suis sĂ»r qu’il va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. – Dis donc, pour qui le prends-tu ? – Demande-lui sa parole de n’en parler Ă  personne. – À Monsieur le CurĂ© ? – Si jamais cette affaire revient Ă  Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. – Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. – Tu me le promets ? – Si tu veux. D’ailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă  comprendre que la discrĂ©tion s’impose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă  sa chambre. Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Bridgette dans l’escalier. – Tu m’ennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă  ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII – DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout d’abord elle demanda le silence sur cette conversation ; l’abbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă  mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, l’absence de prix d’honneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, l’envoi secret de la lettre Ă  Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de l’abbĂ© se rembrunissait. Vous l’avez cette lettre ? – Oui, monsieur le curĂ©. – Voyons-la. – Monsieur le curĂ©, j’en suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, j’ai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă  personne. – Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? M’est-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble d’une importance capitale ? – Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que c’est le ton mĂȘme qui m’a bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire qu’il l’aime beaucoup. – Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. – Il lui affirme qu’il a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien qu’il ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? – Oui, oui. – AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler qu’il arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. – Oui, pour faire enrager les autres
 – Ensuite il se plaint d’ĂȘtre seul, de s’ennuyer et lui demande la permission de l’aimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit – il paraĂźt qu’il a treize ans, – est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que j’en pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange d’amitiĂ©, de promesses de travail, d’abandon Ă  ses conseils, de rappels ou d’allusions difficiles pour moi Ă  comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă  braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă  cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu qu’il soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; j’oublie bien des choses, mais je crois que c’est Ă  peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? – Connaissez-vous cet enfant ? demanda l’abbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. – Pas du tout il s’appelle Antone Raymond
 Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. – Place Bellecour ? – PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? – Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents n’est pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons d’éducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. J’ai assez d’expĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă  pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste d’effroi. Il faut, reprit l’abbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges c’est un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je n’obtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, c’est un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; j’ai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi qu’avec deux ou trois questions il m’embarrassera. » Elle s’arrĂȘta, comme n’osant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. – C’est mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de s’échapper par le jardin. Mais l’idĂ©e que ses sƓurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans l’escalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. – Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourd’hui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, j’aborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ  priĂ© Monsieur le CurĂ© de s’asseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et s’excusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© d’un rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin d’annĂ©e ! reprit l’abbĂ©. C’est toujours excellent. » Georges s’appuya Ă  sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de l’autre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre m’a fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si j’étais obligĂ© de m’en ouvrir Ă  qui que ce fĂ»t, je n’aurais en vue que votre bien, je t’expliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourd’hui je n’ai besoin d’en rĂ©fĂ©rer Ă  personne pour t’avertir, mon cher Georges, que tu es Ă  une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre m’a parlĂ©, je suis sĂ»r qu’elle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en d’autres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve d’un autre tempĂ©rament, j’y applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur d’un camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cƓur, de renoncer dĂšs maintenant Ă  cette amitiĂ©. – Y renoncer ? – Oui, y renoncer. – Mais j’ai bien le droit d’avoir des camarades ? – Des camarades, oui ; un ami, c’est plus dĂ©licat. – Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? – Pourquoi ? Parce que c’est une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. – Pourquoi interdire ce qui est bien ? » C’était la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et c’est dĂ©jĂ  mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? – Quelles sont-elles ces raisons ? – Ne devrais-tu pas t’incliner d’abord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? – Je m’incline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? – Pourquoi ? Georges, parce qu’il y a des devoirs, tu m’entends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct qu’ils sont conformes Ă  l’honneur et Ă  la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e J’étais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourd’hui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois t’expliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas t’abandonner Ă  cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que
 qui veut faire l’ange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Pascal, lequel n’est pas un imbĂ©cile, comme tu pourras l’apprendre bientĂŽt. Oui, l’homme n’a pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă  chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă  pervertir sa voie et Ă  gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu qu’un enfant laissĂ© Ă  lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusqu’à mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui s’appelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă  sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons qu’il ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? – Évidemment, rĂ©pondit Georges. – Plus tard il sent s’éveiller en lui un besoin de tendresse, d’expansion ; c’est une grande force, c’est celle-lĂ  que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă  un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă  fonder une famille, Ă  se dĂ©vouer Ă  ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, c’est-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu n’attends pas d’avoir l’ñge oĂč la raison, la famille Ă  fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. – Alors, interrompit Georges, je n’ai pas le droit d’avoir d’affection pour qui que ce soit ? – Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas d’abord rĂ©pondre Ă  l’amour de tes parents, de tes sƓurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur d’intelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cƓur, leur vie ? Et n’est-ce pas suffisant, jusqu’au moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă  ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source d’amour ? – Mais je n’ai pas pour cet ami l’affection que j’ai pour mes parents, mes sƓurs, ou que j’aurai pour celle que j’épouserai. À ce compte l’amitiĂ© n’existerait pas ? – Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, qu’elle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? – Oui. – C’est une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© d’armes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? – Oui. – Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, c’est-Ă -dire si tu ne t’abuses toi-mĂȘme, car, ne t’irrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais l’autre, mais lui
 » Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit l’abbĂ©, qu’il ne se mĂȘle Ă  son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne l’accuse pas, il ne s’en est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce qu’on ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre – cette lettre que je n’ai pas lue – avait l’accent simple et franc d’une lettre d’amitiĂ©, d’une lettre de camarade qu’on estime, qu’on prĂ©fĂšre Ă  tous les autres, c’est entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges n’essayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas s’en dĂ©tourner, c’était trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu t’avoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, c’est rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade n’est pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en s’étant promis de ne jamais le faire, parce qu’on s’expose volontairement Ă  la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, l’honneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de l’Église et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ  ! et c’étaient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » L’émotion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il s’avouait en effet qu’il avait Ă©crit Ă  Antone par besoin de se grandir Ă  ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă  Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils s’étaient ajoutĂ©s Ă  des motifs d’orgueil plus profonds, plus puissants. Je n’en suis pas lĂ  ? hasarda-t-il. – Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusqu’au bout de cette voie et tu me rappelles Ă  temps que j’exagĂšre ; mais ce que je n’exagĂšre pas, c’est le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup d’Ɠil qu’avant pour discerner une bonne action d’une mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă  de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cƓur depuis quelques mois ?
 Alors ? » C’était le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce qu’il avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que j’ai raison, vous suivrez mes conseils
 » C’était vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. J’espĂšre, dit-il, qu’on ne m’accuse pas d’avoir fait du mal Ă  mon camarade ? – Non, certainement. – Je n’ai donc rien Ă  rĂ©parer, rien Ă  briser. – AprĂšs-demain, tu rentres Ă  Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute l’affection de mon Ăąme d’ami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă  faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. – Quelles sont ces rĂ©solutions ? – La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă  cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă  Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets d’élĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. – Et l’autre ? demanda Georges. – La seconde, c’est de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, j’entends de te trouver avec lui seul Ă  seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous n’allez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? – Il est bien inutile de t’en parler, si d’abord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. – C’est dur j’essaierai. – Il ne faut pas dire j’essaierai. Essayer ce n’est pas vouloir, puisque ce n’est pas vouloir tout d’abord, quand mĂȘme et jusqu’au bout ; il faut dire Je le promets. – Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne m’étonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je t’espĂ©rais ; j’en remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. C’est une vie nouvelle qu’il faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, c’est un sacrifice non Ă  moi, non Ă  tes parents mĂȘme, mais Ă  ce Dieu qui aime les cƓurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? – Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ  froncĂ©s. – Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. – Mais je ne l’ai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. – Ne la lis pas. – Je ne l’ai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă  peine les larmes Ă©closes sous les cils. L’abbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă  ta mĂšre “Maman, brĂ»le-la.” » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de l’angoisse qui tourmentait son fils. Georges s’approcha d’elle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux d’or. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin d’une voix basse, d’une voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisqu’il le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre l’étreignit dans ses bras et tandis qu’il l’embrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis qu’elle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles s’envolĂšrent avec les Ă©tincelles. C’était la lettre d’Antone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de l’infortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, l’enfant capable Ă  quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout n’est pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ  sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© qu’on dit dangereuse et la rĂ©duira, puisqu’il le faut, Ă  une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il s’apitoie sur lui ; s’il pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă  la vie normale sans qu’il s’en aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă  Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille l’accompagne Ă  la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça s’arrangera trĂšs bien, ne t’effraie pas. – Georges, n’aie pas trop confiance en toi. – Laisse-moi faire j’ai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. – Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu n’as pas embrassĂ© Bridgette ! – Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz
 en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! À PĂąques ! À PĂąques ! au 30 mars ! » Le train s’ébranle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es s’éclipsent l’une l’autre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » À 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă  son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă  la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă  ce qu’il n’ait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils l’appellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe qu’il va retrouver Georges Ă  la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ  la gloire d’ĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes d’arrĂȘt !
 Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s s’interpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit l’attendre Ă  la sortie. » Georges n’est pas lĂ . DEUXIÈME PARTIE – SOUS LE JOUG CHAPITRE I – RUPTURE Dans l’église de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chƓur intime et secret oĂč s’entassent les chefs-d’Ɠuvre menus et fĂ©minins de l’art gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant qu’Antone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il s’extasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące d’aucun dĂ©tail. À sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves s’attardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone s’irrite il Ă©coute Ă  peine et s’étonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi d’ĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille d’un saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis qu’un dragon visqueux s’aplatit Ă  ses pieds qu’il lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il l’a tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs l’avoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend l’amitiĂ© Ă  deux, pourquoi n’essaierait-il pas de l’amitiĂ© Ă  trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut l’abandonner. Il le convie donc Ă  cette Ɠuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais n’ose s’abandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais qu’il est ombrageux ? – Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il m’a Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă  moi ; il acceptera tout de moi. – Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, s’il se fĂąche, tu renonceras Ă  ta combinaison pour le ressaisir. – Jamais. Si tu veux savoir la raison, j’ai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă  seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu n’es pas assez souple, tu n’arriveras pas Ă  lui faire accepter cela. – En tous cas, je puis compter sur toi pour m’y aider. – SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et d’échapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on l’a chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă  la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, l’enveloppe d’une nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nƓud une carte, avec ces mots À Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. À peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, d’Émeril et d’Orlia qui l’ont tout de suite entourĂ©, il court Ă  MorĂšre qu’il aperçoit dans l’allĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans l’allĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, j’ai beaucoup pensĂ© Ă  toi pendant les vacances, je ne veux plus qu’on t’ennuie Ă  cause de moi, qu’on te mette Ă  l’index et qu’on te fasse des histoires. – Ça m’est Ă©gal pourvu que toi
 – Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă  fait bon type c’est aussi l’avis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre d’un air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ  ? » Mais Georges poursuit Voici ce que j’ai pensĂ© faire, puisque tu m’as dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu t’en doutes, il t’a rendu dĂ©jĂ  pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle “Nunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours trois”. À trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă  la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?
 » Il s’arrĂȘte devant le regard courroucĂ© d’Antone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, c’est votre affaire ; mais il est Ă©vident qu’on ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă  part. – Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. – Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. – Qu’est-ce que c’est qu’une amitiĂ© qui n’est pas particuliĂšre ? riposte Antone. – Tu veux qu’on nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? – C’est ça qui m’est Ă©gal. – Tout t’est Ă©gal, s’écrie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? – Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne l’admirent pas la maison ; je m’en suis aperçu. – Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. – Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. – Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ? – Le SupĂ©rieur t’a fait la leçon. – Pas vrai. – L’abbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? – Non plus. – Qui ? – Eh bien ! si tu veux le savoir, c’est maman. – À cause de ma lettre ? – Oui. – Alors, rĂ©pond lentement et d’une voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? – Si, mais Ă  condition que tu acceptes Miagrin. – Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. – Antone, Tonio, je t’en prie, tu m’avais promis
 – Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien qu’avec toi, mais c’est fini. – Ne t’emballe pas. Écoute, Tonio, je t’en supplie
 – Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu m’as trompĂ©, tu m’as trahi, c’est fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux m’en aller, non, je m’en vais, c’est fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui s’efforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Émeril, d’Orlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te l’avais dit, conclut Miagrin, tu n’es pas assez habile tu vas trop vite et tu t’y prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă  quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans l’étude. Mais Ă  peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci n’ait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? – D’abord je te dĂ©fends de m’appeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă  moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. – À moi ! crie Émeril, je ne t’ennuierai plus ! – À moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. – À moi ! aboie le gros Patraugeat. – À moi ! » supplie Trophime Beurard. Et c’est quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, s’écrasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne l’étouffez pas, » dit en riant l’abbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais l’enfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă  la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă  l’abbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de l’esprit il ajoute Vous n’oublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă  son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien qu’Antone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, s’écrie Il n’en reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers d’orange glacĂ©s, les cerises sentant l’eau-de-vie, tout s’est engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel s’approche de Ramon et tournant le dos Ă  l’abbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© d’une prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange l’autre moitiĂ© en regardant du coin de l’Ɠil MorĂšre assis Ă  son bureau. CHAPITRE II – LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE À peine rentrĂ©, il faut s’occuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, l’homme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs s’ingĂ©nient Ă  exciter l’émulation, Ă  lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă  l’imitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă  une promenade d’une journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme s’alourdit les propositions les plus allĂ©chantes n’attirent pas ; l’attention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. À quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode d’incubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans qu’on puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies s’embrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă  y comprendre quelque chose. L’abbĂ© Russec s’inquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il n’a mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, d’ambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate d’ĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices d’une prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et l’autoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă  une vie sans Ă©clat ; d’autres rĂȘves le hantent. Ah ! s’il pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă  Lyon, sinon Ă  Paris ; s’il pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble d’autant plus merveilleux qu’il le connaĂźt moins ! Il faut qu’il gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il s’insinue, s’apitoie, sait se retirer Ă  temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais s’il a l’instinct de la conquĂȘte, il n’a pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec l’accent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă  Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, c’est un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il n’en obtient que des rĂ©ponses dures. Tu m’ennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je n’aime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il l’a dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă  seul. À la leçon de musique il a insistĂ© pour qu’il renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que c’est ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, j’ai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone s’ennuie. Le soir quand toute l’étude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans l’atmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve
 Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă  Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine d’ombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur d’un ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague
 Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă  la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et s’ennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-d’Ain. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but n’intĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă  la caserne ou quelque fillette Ă  la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est l’effrontĂ© menteur, il s’en vante. Il n’a qu’un principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă  l’abbĂ© ThiĂ©baut Je viens de l’infirmerie. » L’abbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă  l’infirmerie oĂč sƓur Suzanne lui dĂ©clara n’avoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de l’abbĂ© Russec, de l’abbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sƓur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă  ĂȘtre confrontĂ© avec la SƓur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, l’abbĂ© Russec et l’abbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications C’était Ă  pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sƓur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă  ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu d’acide phĂ©nique parce que j’avais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă  la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sƓur, je vous en supplie. » Et peu Ă  peu, devant son insistance, la sƓur d’abord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, s’est tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que j’étais allĂ© Ă  l’infirmerie oĂč je n’avais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique d’avoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul d’Ivoi, magnifiques volumes sur l’ArmĂ©e et la Marine, sur l’expĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis d’Edgar Poë  Mais Gaston Lurel au lieu d’envier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires d’un Âne et les Voyages de Gulliver ? – Pourquoi me demandes-tu cela ? – Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes n’en voudraient pas ! – Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. L’abbĂ© Russec s’était rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes d’Edgar PoĂ« et quand l’abbĂ© Russec s’est Ă©loignĂ© Et toi qu’est-ce que tu lis ? demande Ă  son tour Antone. – Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres d’étrennes, rĂ©pond Lurel. Ça vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, c’est aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. – Alors quoi ? – Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Émile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. À la bonne heure, ça c’est intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ça n’est pas du coco, Ă©videmment. – Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ  un par exemple qui est d’un raide
 – À propos, Monnot, l’as-tu terminĂ© ? demande Lurel. – Pas encore, je te le rendrai samedi j’en ai bien encore pour deux jours. – DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă  Ramon. – Ah ! Ă  Ramon ? » Ce ah ! » n’échappe pas Ă  Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que l’idĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă  ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. N’aie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne s’avisera de venir voir ce qu’il lit en Ă©tude. » Et s’adressant Ă  son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă  cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant l’étude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce n’est pas malin. À travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on t’observe. Lis cela, c’est palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă  Lurel qu’il craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de l’annĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par l’abbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il n’aura l’assurance impudente, ni l’habile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă  seul. Non, vraiment, tu veux qu’on lui passe ton bouquin ? – Pourquoi pas ? – Ramon est encore si naĂŻf. – Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. – Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. – Pilou ! Pilou ! » L’abbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III – LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart d’heure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant s’occupe d’Orlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă  son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les ƒuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille l’infortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour l’avertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce d’un signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă  Leroux en lui soufflant Fais passer Ă  Ramon. » Pendant qu’il montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui l’empĂȘchait de lire la phrase Ă  traduire et qu’il lui demandait de multiples explications, s’accomplissait une Ɠuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans l’ouvrir, a passĂ© le livre Ă  Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone
 Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă  Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve n’a arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un n’a empĂȘchĂ© cette corruption d’atteindre l’ñme de son camarade, pas un n’a refusĂ© d’ĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. D’un coup d’Ɠil il fait signe Ă  Lurel revenu Ă  sa place qu’il est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de l’étude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore d’un quart d’heure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre l’avait dĂ©jĂ  troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola c’est fort, mais Mendoza c’est encore plus raide. » Qu’allait-il apprendre, lui Ă  qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il n’avait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă  Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement qu’on le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone n’osait pas attendre il savait qu’il lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă  son corrupteur. AprĂšs un coup d’Ɠil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face d’une gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi l’une de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte l’amour ou refuse-le ; il n’importe, tu es le Mage auquel obĂ©it l’enfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es l’un de ces ĂȘtres intermĂ©diaires n’ayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent s’élever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou l’indiffĂ©rence, c’est l’ennui ? Crois-tu que la joie existe ? D’ailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait l’histoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres n’avaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains d’huile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou d’adolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il s’enhardit donc Ă  lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait l’appartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ÉlysĂ©es. Il finissait par s’installer Ă  une table de restaurant non loin d’une jeune dame en noir dont l’enfant jouait au cerceau. N’eĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur d’Antone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte qu’un roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant l’enfant ne s’y trompait pas, il s’en dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč l’on jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et l’insĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! qu’en penses-tu ? » il rĂ©pondit d’un air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! – OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs qu’Antone le lui eut indiquĂ© Mais tu n’as pas fini le premier chapitre. Ça n’est pas Ă©tonnant. C’est aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. – Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. – Et quand sa sƓur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. – Le plus raide, c’est la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment c’est trop fort, je trouve qu’il exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© d’ĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone s’entendit murmurer Ă  l’oreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais c’était le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il n’aperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans l’ouvrir, mais en affectant de l’avoir parcouru ? Le rendre, il n’osait c’était s’avouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. L’achever ? rĂ©pugnait Ă  son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire qu’il l’avait parcouru ? c’était plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres qu’il n’avait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il s’endormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă  la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable d’une rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă  Lurel qu’il avait une lettre Ă  Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă  une page qui n’avait rien d’extraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă  propos d’une Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant l’avenue des Champs-ÉlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă  une scĂšne immonde Ă  demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre d’infamie qu’elle laissait entrevoir sans l’expliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă  s’avancer dans ce labyrinthe d’impudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de s’arrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă  page, espĂ©rant trouver, Ă  travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă  la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter d’avoir Ă©tĂ© l’un des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef d’une Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies qu’il empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant d’art, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est d’ĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire qu’au repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il s’en irritait, revenait Ă  la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, s’écriant VoilĂ  qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans qu’il s’en aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a l’Ɠil ! – Tu crois que Russec m’a entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. – Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! – Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je n’ai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, c’était son jour, monta Ă  la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il m’a semblĂ© entendre pour la date “vigesimo”, c’est une mauvaise forme, il faut dire “vicesimo” ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie s’encombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă  pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ  retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur 
 Je crois qu’une visite immĂ©diate des bureaux s’impose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui n’avait qu’un sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que l’autoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou d’autres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait d’une classe ou d’une promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce qu’était le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il l’avait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de l’apaiser, de lui expliquer son but ; Antone s’est mis sur la dĂ©fensive, l’a repoussĂ© d’un mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă  l’abbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». L’orgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent qu’ils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă  ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. C’est en vain qu’ils ont interrogĂ© ces victimes, ils n’ont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient d’ĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient d’accord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce qu’il eĂ»t fallu se fier Ă  lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines qu’il a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ  conscience de sa faute et s’abandonne Ă  l’enlisement Il est trop tard, Ă  quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusqu’au fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que c’est mal, il veut apprendre, il lira jusqu’au bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves qu’on s’étonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit qu’on s’imagine, par une aberration d’esprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu d’un troupeau sain. À deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. L’abbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? – Avec Monnot. – Et Lurel, n’est-ce pas ? C’est la troisiĂšme fois ! » À ce moment l’abbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. D’un geste l’abbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? – Monsieur ? rĂ©pondit l’élĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ  prĂȘte Ă  partir. – Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. – Venez », dit le vieux prĂȘtre d’un ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Qu’est-ce qu’il y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas
 » Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda l’abbĂ© Russec d’un ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. C’est un des avantages de ces maisons d’Internes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce qu’on lui veut. – Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă  se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă  toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent d’un Ă©lĂšve restĂ© Ă  l’infirmerie qu’il avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă  la premiĂšre occasion de rendre Ă  Lurel son ignoble roman. À cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois qu’un Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă  ne s’occuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup d’Ɠil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, d’autant plus visible qu’un volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă  demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant d’avoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, c’était le roman de Lurel. D’une main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne s’était pas trompĂ©, le Boileau – Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui d’un coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit d’avoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă  son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă  sa patrie, s’embrouillaient inextricablement, ses phrases s’empĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et d’entendre sa voix sifflante lui dire comme Ă  Lurel Venez. » CHAPITRE IV – COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il n’était que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger l’étude d’une demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă  haute voix Ça y est, c’est pour Lurel ! » Sous l’influence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de l’absent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute l’étude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files d’élĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme s’il refusait de voir un seul enfant. DĂšs qu’il se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions s’assirent, la houle des tĂȘtes s’immobilisa et, dans le silence d’attente, dans l’atmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença d’une voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre d’ignominie
 il n’est plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cƓur. À une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă  deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă  quatre heures, il partait ; Ă  l’heure oĂč je vous parle, il est rendu Ă  sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous n’accepterons des esprits contaminĂ©s, des cƓurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă  la puretĂ© de vos mƓurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă  ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă  la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour l’admission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que l’un d’entre vous n’est pas digne de rester, nous n’hĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer d’un collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il s’en applaudit. Eh ! bien, c’est une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă  l’imiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves
 » Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur n’allait-il pas le nommer, l’appeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă  son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il n’osait relever le front ; Ă  quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă  cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et qu’attendre d’un cƓur dĂ©pravĂ© ? Qu’espĂ©rer d’un esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce n’était pas encore la fin. Avec l’accent de l’étonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous l’avez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu qu’il agisse Ă  sa guise. Que ne l’avez-vous vu tout Ă  l’heure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă  nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă  nos yeux, car elles nous prouvent qu’il y a encore en lui quelque sentiment de l’honneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă  sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă  sa famille. Trop tard ! Nous n’avons pas le droit d’écouter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă  vous, Ă  vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ɠuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas l’occasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cƓurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez d’Ɠuvres nobles et Ă©levĂ©es “Sursum corda”, En haut les cƓurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă  JosuĂ©, au jour de l’entrĂ©e dans la Terre promise “Confortare et esto robustus”, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous n’en ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, c’était fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă  la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner l’énigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldƓil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas qu’il pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui d’Antone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, c’est maintenant qu’il faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă  l’oreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă  mi-voix Je suis flambĂ©. » L’entrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne l’ai jamais lu. – Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. N’essayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! – Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais qu’il s’agissait de l’amour d’une mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă  la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, qu’il s’agissait de l’amour d’un fils pour sa mĂšre. N’est-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait qu’aggraver votre situation. TĂąchez d’ĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. N’ĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! s’exclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. – Vous n’avez pas enlevĂ© ce roman du bureau d’un de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? – C’est une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est Lurel qui prĂ©tend cela ; c’est un menteur. – Écoutez-moi bien et faites attention Ă  votre rĂ©ponse. N’avez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă  un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă  la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel l’avait accusĂ© pour s’excuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă  d’autres, et jamais lui, Monnot, ne s’était mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec d’autres camarades. Il s’enfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine l’arrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur l’abbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant d’avoir enlevĂ© ce roman du bureau d’Antone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă  une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă  votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme d’une mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă  la chambre des rĂ©flexions. C’était une cellule Ă©cartĂ©e oĂč l’on gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusqu’au moment de les rendre Ă  leurs parents. CHAPITRE V – FIN DE L’ENQUÊTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. C’était Georges MorĂšre. C’était lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau d’Antone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cƓurs purs, l’avait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle d’avoir prĂ©servĂ© un camarade d’un grand danger sans mĂȘme qu’il s’en doutĂąt. Il finira bien par apprendre que c’est moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il s’applaudissait donc d’avoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon l’accompagnait Ă  son tour. Les Ă©lĂšves s’interrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entr’ouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă  la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer l’enfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent l’abattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă  un Ă©lĂšve] qu’une inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. À l’angle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, d’une voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne l’aurait pas entendu s’il ne s’était arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence d’attente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez l’existence, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua l’enfant d’une voix Ă  peine perceptible, et sans lever les yeux. – L’avez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. – Quel jour ? » D’une voix Ă©teinte, l’accusĂ© dit Samedi soir, Ă  la fin de l’étude. – L’avez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. L’idĂ©e qui s’imposa Ă  lui fut qu’on lui demandait s’il l’avait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous affirmez que vous ne l’avez pas lu ? » L’enfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge J’ai lu
 les premiĂšres pages
 seulement
 » Ses joues s’empourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de l’enquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur l’oppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit d’avoir frappĂ© trop fort. Tout s’expliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il s’était laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs qu’elle l’avait senti. C’était lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de l’enfant encore Ă©pouvantĂ©, d’un ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cƓur, l’horreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Allez, Dieu vous a sauvĂ© d’un grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front d’Antone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait qu’un naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, d’Orlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de l’abbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu n’es qu’un sale cafard, criait Patraugeat, c’est toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. – Moi ! moi ! protestait Antone. – Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? – Ce n’est pas vrai. – Ce n’est pas vrai, reprit Patraugeat, ce n’est pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans l’avertir, parce que tu savais qu’on allait faire l’inspection ? – Moi, j’ai fait cela ? – Oui, tu as fait cela. – Ah ! si c’est possible ! – Tu pensais qu’on ne saurait rien. Mais Bresson m’a remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© c’est net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne l’a pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons
 » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui D’abord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ  sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. – Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » L’abbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait l’ordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait l’allĂ©e d’arbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă  aboyer ! » Tandis qu’Antone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă  un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă  s’approcher sans se faire remarquer. Mais l’abbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de s’occuper d’eux pour qu’il pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă  son esprit. Quelqu’un avait enlevĂ© le livre de son bureau avant l’inspection du SupĂ©rieur et l’avait remis dans celui de Lurel. C’était Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort d’aller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » C’était lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă  l’oreille Rends-lui son bouquin. » C’était lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne l’avait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă  le remercier, Ă  lui demander pardon de l’avoir malmenĂ©, Ă  s’appuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin d’avoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă  Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout d’abord une si vive rĂ©pugnance. À quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă  brĂ»le pourpoint Tu sais, j’ai tout compris, c’est toi qui m’as averti, tu m’as Ă©pargnĂ© le renvoi. – Moi ! – Ne fais pas l’ignorant ! – Comment peux-tu savoir ?
 – Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, j’ai eu tort d’aller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? – Avec MorĂšre ? – Non, ça jamais ! il m’a trompĂ© ; c’est un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger
 Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute l’affaire, il devrait d’un mot Ă©clairer Antone. Mais voici que l’amitiĂ© du petit Lyonnais s’offre Ă  lui ; dĂ©jĂ  il en pressent toute l’utilitĂ© pour son avenir. Non, il ne l’éclairera pas. MorĂšre s’informe Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă  l’écart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat qu’il assume. CHAPITRE VI – INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ À partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, c’est-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. C’est une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de l’argent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et s’éloigne. Si j’étais Ă  sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ  ma main sur la figure. – Pauvre petit, va dire Ă  ta mĂšre qu’elle te mouche. Ah ! c’est vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă  Miagrin, c’est ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs d’Antone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, s’ils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, c’est Ă  qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?
 Ah ! n’oublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel d’ĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă  exciter la charitĂ© d’Antone. Miagrin le voit bien ; il ne peut l’empĂȘcher, mais il en souffre d’une souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de l’argent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par s’interposer maladroitement un jour qu’Antone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce qu’il doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils d’un avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă  la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ça, c’est pour Miagrin, » explique Patraugeat d’une voix haute. L’infortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone l’a vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets l’autre refuse avec hauteur. C’est vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche d’instinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et d’une voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que j’accepterais l’aumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour m’en offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă  Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai qu’un brimborion. » Ce qu’Antone ignorera toujours, ce sont les manƓuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă  Émeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă  bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă  l’Économe pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur l’estrade resplendit l’étalage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusqu’à l’Histoire du Consulat et de l’Empire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de l’urne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă  Sa Grandeur Monseigneur l’évĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă  Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e d’un rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă  carreaux disant Aoh yes, milord. » C’est dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart d’heure en quart d’heure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă  liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent l’honneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 – Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? s’écrie CĂ©zenne, qu’est-ce qu’il gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud l’a vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă  un chien et repart. C’est une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur n’atteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă  la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui s’amasse de sourde irritation, de fiel et d’envie dans ce cƓur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. L’eau va toujours Ă  la riviĂšre il n’y a de bonheur que pour les riches. À Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© L’École des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il l’élĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, l’aperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grand’pĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir d’Arnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de l’École des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations d’amour devenues des conversations d’amitiĂ©. Monsieur Huchois s’était obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties d’Agnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Écoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă  l’heure de l’aurore, Comme l’astre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de l’OcĂ©an, Comme l’aiglon est fier alors qu’il vient d’éclore, Ainsi tu m’apparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que l’aiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande L’auteur ! l’auteur ! » L’auteur, reprend M. FramogĂ©, c’est Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, d’apprendre votre cours Ă  l’aurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă  quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! C’est si grotesque que je ne ferai pas d’enquĂȘte. Restez tranquille, vous m’avez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă  ignorer dans la classe l’ami recherchĂ© par l’apprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous l’impulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes s’efforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour d’étĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que l’éloge Ă©tait manquĂ© par la faute d’Antone. Il avait encouru un mal » de conduite. À midi on l’entoura et il dut s’expliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă  pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă  ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© l’intervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste d’Antone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je n’admets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă  part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois n’a tirĂ© son araignĂ©e de sa poche qu’aprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă  Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire d’araignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce n’est pas pour son araignĂ©e que je l’ai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă  pas de chat derriĂšre moi et m’a mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă  la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel n’avait pas pensĂ© jadis le roi Égyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand j’étais petit et que mes tantes m’embrassaient comme ça, c’était plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ça m’agaçait. – Eh ! bien pourquoi ne l’as-tu pas dit Ă  M. Pujol ? – Parce que Lemarois m’a soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. – Tu ne vas pas Ă  cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. – Tant pis pour la promenade, j’ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. – Ce n’est pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, l’homme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă  la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite d’Antone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă  la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. C’était bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, c’est-Ă -dire les plus paresseux. Moi d’abord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour s’en prendre Ă  Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ça m’est bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone d’un ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă  part Écoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne l’avais pas quittĂ©, t’aurait-il tirĂ© d’affaire. Mais je crains qu’il ne t’en veuille de l’avoir abandonnĂ©. » C’était le meilleur moyen d’exaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne l’ignorait pas. Du coup en effet Antone s’écria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ  ! Il verra celui des deux qui peut se venger de l’autre. N’aie pas peur, je trouverai une occasion. » À grand’peine Miagrin l’empĂȘcha d’aller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă  qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » L’arrangement de l’hypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© d’aller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre m’a tout racontĂ©. Nous n’allons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait l’aveu volontaire, et se rĂ©signa Ă  rĂ©vĂ©ler toute l’histoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusqu’à PĂąques. Le mal » de conduite d’Antone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă  la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă  la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă  crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il s’était vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Émeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et s’en irrita davantage. CHAPITRE VII – LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne s’entendent pas toujours sur l’orthographe et se permettent dans l’emploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de l’Introduction Ă  la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste n’est pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. L’Inde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre l’a conquise. Des poĂštes latins l’ont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ  pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă  la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă  propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes s’efforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă  Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. D’accord avec le professeur d’histoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč l’on devra prouver Ă  la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet c’est la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de s’entendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir d’aucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă  Ramon, ce n’est pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, c’est bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă  Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? – Non, tu embrouilles tout. – Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă  corps perdu dans une fantaisie historique qui n’est pas sans humour. Antone s’est irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » S’il pouvait le dĂ©passer, l’empĂȘcher d’obtenir cette gloire ? S’il pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Écraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© d’ĂȘtre l’ami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cƓur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă  travailler comme jamais il ne l’a fait il se sent d’ailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il n’y a pas si longtemps qu’il a lu son magnifique volume À la conquĂȘte de l’Inde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă  sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă  dos d’élĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă  lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il s’applique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est d’un dĂ©sordre tel qu’il lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc s’écroulent Ă  grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă  l’enfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout d’une minute se remet Ă  sa narration. Elle s’organise maintenant d’elle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă  ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ɠuvre, son but, et s’asseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă  Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© d’un habile amiral, d’un administrateur merveilleux
 Il n’ose plus. Mais l’officier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas d’Ɠuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ  suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis qu’il Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă  la joie d’avoir pu finir Ă  temps. Un seul point l’inquiĂšte c’est l’orthographe. Il n’a pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre n’est pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce n’est pas un devoir d’histoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir d’avance de la surprise qu’il prĂ©pare. La composition est bonne dans l’ensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce qu’on a le plus oubliĂ©, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un dĂ©ballage de connaissances historiques, mais d’une narration, d’un devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais n’est qu’un rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle d’Antone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber d’un geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie d’Antone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© d’impropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux d’Achille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » J’ai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois n’est pas coutume, et c’est vous qui lirez le devoir, aprĂšs l’avoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart
 » À la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, c’est la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs qu’on a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! À bas Rome ! » Devant marche Guy d’Orlia il porte au bout d’une Ă©chasse un carton sur lequel s’étale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Émeril s’accrochent Ă  lui par derriĂšre. L’abbĂ© Russec, accouru, leur intime l’ordre de cesser. Alors Émeril railleur explique Monsieur, c’est le triomphe d’Antone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion d’ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă  Miagrin ajoute au milieu des rires C’est Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils s’empressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier s’écrie Bah ! tout cela, c’est de la classe ça m’est Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă  saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division s’exerçait Ă  ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es d’enfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII – LEQUEL DES DEUX ? Antone n’est pas aussi joyeux de sa victoire qu’il le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et l’attitude raide de Georges l’a troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit d’oublier les injures reçues et encore plus celles qu’on a faites. N’est-ce pas l’occasion de retrouver son ancien camarade ? À la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă  leur habitude, ce soir, c’est MorĂšre qui est d’une froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois d’entamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, c’est visible, cherche Ă  l’adoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi n’accepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton n’est nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă  la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. – C’est trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je t’offre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© d’avoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et l’exercer Ă  bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et d’un ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il n’est pas fĂąchĂ© d’exciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches d’assez mauvaise humeur ; Antone continue Alors j’ai dit Ă  Monsieur de la Bourdonnais “Vous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.” – Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, “
 au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.” et non pas cette expression terne et vague “à un de ses amis” ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ça n’est pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă  l’ordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » C’est une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s s’entrecroisent Il rage, il est jaloux, c’est de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă  sa fin. La cloche Ă©pargne Ă  Monsieur Pujol l’ennui d’infliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir l’ordre. Il retient les deux adversaires ; mais c’est en vain qu’il essaie d’avoir une explication claire. Antone interrompt Ă  tout instant C’est une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre d’histoire tombĂ© Ă  terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, d’appel au surveillant, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard, et par des injures Ă  MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă  mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce qu’il avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, l’accusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, qu’elle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment d’humeur, de jalousie, Ă  la suite d’une espĂ©rance déçue. Mais n’ajoutez pas l’obstination Ă  cette faute et hĂątez-vous d’avouer. C’est une parole de colĂšre, n’est-ce pas ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur, c’est la vĂ©ritĂ© ! – Vous affirmez qu’Antone Ramon a enfreint les lois du concours. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Comment ? » Georges MorĂšre explique qu’il a entendu tomber des livres Ă  cĂŽtĂ© de Ramon, qu’il l’a regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă  ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă  terre. Vous l’avez vu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » L’accusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă  une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă  la classe, Ă  moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut s’attendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! À l’accusateur succĂšde l’accusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă  Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment d’étourderie, peut-ĂȘtre l’idĂ©e de jouer un mauvais tour Ă  son camarade, de se venger de petites querelles ne l’ont pas poussĂ© Ă  cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et d’une trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence l’histoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement qu’il a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă  l’adresse de MorĂšre, le fait d’en avoir ouvert un et lu une seule ligne. L’autoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas qu’Antone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps qu’il n’était nĂ©cessaire. Quant Ă  dĂ©cider d’aprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, c’est bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans l’affaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans l’affaire Lemarois. Et s’il est vraisemblable qu’il ait agi par rancune contre MorĂšre, il n’est pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit d’athlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de l’enquĂȘte au lendemain dans l’espoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir l’un aprĂšs l’autre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă  soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? – Monsieur le SupĂ©rieur, je l’ai vu. – Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement J’espĂ©rais, rĂ©pond-il, qu’il le dirait de lui-mĂȘme. – Moi ? dire quoi ? que j’ai trichĂ© ? C’est faux. – Puisque je t’ai vu lire dans ton livre ouvert. – Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve qu’il invente, c’est que de sa place, il ne peut pas voir dans l’allĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă  l’étude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis qu’il s’installe dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© d’avoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ  vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau d’Antone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes d’intelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă  droite, Ă  gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă  MorĂšre court par toute l’étude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, j’étais assis sur mon dictionnaire. – Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position n’excite aucun murmure approbateur, mais de l’étonnement et un redoublement d’attention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă  son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă  Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© d’une impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile d’admettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore n’ajoutez pas l’obstination Ă  votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de n’avoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Qu’on demande Ă  ses voisins, Ă  CĂ©zenne, Ă  Beurard ! Est-ce qu’ils l’ont accusĂ© eux. Non, il n’a pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine s’efforce tour Ă  tour de l’épouvanter par la menace du renvoi, de l’apaiser, de l’attendrir, de l’amener Ă  s’agenouiller dans un aveu d’enfant prodigue, s’il est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă  une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă  une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e d’innocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, n’aboutissent qu’à une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je l’ai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne l’ai pas vu, puisque je l’ai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns s’imaginent qu’il vient d’avouer sa calomnie, qu’il est puni, les autres s’apitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă  la raideur pleine de colĂšre d’Antone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă  surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© qu’il y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si l’un d’entre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, c’est un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă  tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. J’ai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. – L’avez-vous vu lire ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps qu’il ne fallait pour ramasser ses livres ? – Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă  son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je l’ai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui s’écrie Tu m’as vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu n’es qu’un sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition d’un geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ  votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous n’ĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă  dominer le bruit et dĂ©clare qu’en effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de l’honneur de lire son devoir Ă  la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă  Jules Tahuret qu’il s’agit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă  terre et non dans son bureau. J’ai dit ce que j’ai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je n’ai pas dit qu’il avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă  rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne n’a rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous n’avez pas vu Ramon ramasser ses livres ? – Ça devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires l’expression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre “moment de travail” ». Le SupĂ©rieur se retire. S’il n’a pas Ă©clairci l’affaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir d’un enfant sous le coup d’une aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de l’abbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans d’Antone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de l’histoire s’est rĂ©pandu chez les grands. Ils s’imaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă  la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, c’est Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX – LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT L’AcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur l’estrade autour d’une table Ă  tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu d’un groupe d’officiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et d’ecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur l’amĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes s’efforcent de l’apercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusqu’aux philosophes qui brĂ»lent d’explorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, s’asseoit, et quand le silence s’est Ă©tabli, Ă©coute l’allocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă  l’oreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour d’Antone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de l’AcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, l’abbĂ© Russec lui dit Ă  mi-voix Si vous n’ĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » J’aime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson l’apercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă  grands cris s’égrĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă  la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves l’accueillent et on sent qu’il s’enivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que d’exciter l’admiration de tous ces jeunes cƓurs de dix Ă  vingt ans ? Et Ă  cette heure il en est l’idole. On commente son discours ; il n’est plus question de l’affaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de l’Asie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle l’attention sur le mystĂšre du concours. À la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. À son tour Antone interrogĂ© s’arrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol s’efforce de prendre l’un en flagrant dĂ©lit d’imitation de l’autre. Chez les deux enfants c’est le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme d’habitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je n’ai pas le cƓur Ă  la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime l’ordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusqu’à nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain l’abbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de l’éclairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă  cette affabilitĂ© C’est un peu trop violent, dit-il, qu’on me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! – Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On n’a de preuve que votre parole c’est regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. – On sait bien que j’ai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! – C’est possible, mais jusqu’ici lui non plus n’a pas menti. Or “testis unus, testis nullus.” – Alors vous refusez de me croire ? – Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je n’ai aucun argument convaincant. » Cette attitude d’attente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que l’abbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, l’obligeĂąt Ă  dĂ©clarer publiquement qu’il avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences d’enfants, bien qu’il penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois N’aurait-il pas cĂ©dĂ© Ă  une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi l’abbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ  il Ă©tait au courant de l’histoire. Il reprocha Ă  son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă  pleurer, dĂ©clara qu’il ne voulait plus rester Ă  Saint-François-de-Sales, qu’il se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. J’en ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă  sa famille. Vous croyez que c’était amusant pour ses parents, tout le monde croyait que c’était un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! – Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. D’abord on ne peut pas, puisqu’il y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă  l’abbĂ© Il n’appartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel qu’un prĂȘtre prenne le parti de l’enfant qu’il dirige. Le rĂšglement d’ailleurs leur prescrit en ces cas l’abstention. » L’abbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă  ses collĂšgues et d’annoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il l’enveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X – COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă  trois heures et demie, trois dames et un monsieur d’une sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que l’on a fait Ă  mon pauvre Antone ? Mais c’est abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă  la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car c’était elle, de ne pas compliquer Ă  plaisir une situation dĂ©jĂ  difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ  trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, s’écriait tante Zaza. – Mademoiselle, je vous en supplie, n’exagĂ©rez pas l’importance
 – Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça n’a pas d’importance ? – Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme n’est pas d’une extrĂȘme gravitĂ©. – Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant m’écrit qu’il ne dort plus, qu’il ne mange plus. – Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. – Je suis sĂ»re qu’il a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. – Il est vrai qu’il est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. – Voyez, vous l’avouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai qu’il ne sait plus ses leçons, qu’il ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de l’idĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, l’a-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? L’a-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? – C’est une injustice ! – C’est une infamie ! s’écrient les deux tantes. – Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? – C’est inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il n’est pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce n’est pas possible ! c’est tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. – C’est bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! – Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. – Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă  notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. – J’avoue, dit Monsieur Ramon, que cet article m’a toujours paru un peu moyenĂągeux. – En cette circonstance, Monsieur, j’aurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. – Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. – Madame, votre venue ne peut qu’exaspĂ©rer l’enfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourd’hui. – Ne pas voir mon enfant, s’écrie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit qu’il ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », s’étaient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă  obtenir que l’entrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer l’enfant de son infraction Ă  la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant s’était jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je t’en supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes l’embrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce n’était pas Ă©videmment ce qu’avait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il d’une voix qu’il voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux m’en aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti J’ai Ă  parler Ă  vos parents, allez Ă  l’infirmerie en attendant. » L’enfant parti Ă  grand’peine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă  croire Ă  un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps d’éclaircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort qu’Antone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă  votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui l’empĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! C’est sur cet instant lĂ  que je voudrais des renseignements prĂ©cis. L’avez-vous vu ouvrir un livre ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous l’avez aperçu ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. – Ce livre a donc pu s’ouvrir en tombant. Comment savez-vous que c’était un manuel d’histoire ? Vous l’avez reconnu de votre place ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? – Il dit cela, le menteur ? – Ne l’injuriez pas et rĂ©pondez Ă  ma question comment savez-vous que c’est un livre d’histoire ? – Comment ? parce qu’il est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă  le feuilleter et Ă  le parcourir ce n’était pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. – Vous l’avez vu lire ce livre ouvert Ă  terre ? – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure
 – Ne jurez pas, mon enfant. – Je vous affirme sur l’honneur que je l’ai vu lire, ce qui s’appelle lire, un livre ouvert Ă  terre. » L’ingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine s’écroulait. Il renvoya MorĂšre Ă  l’étude. À sept heures le SupĂ©rieur revit les parents d’Antone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement qu’elles resteraient Ă  Bourg tant qu’on n’aurait pas rendu justice Ă  leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur qu’elle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt qu’elle l’avait pu. Elle ne criait pas, elle n’injuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, l’impossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cƓur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer qu’en toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă  la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă  notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir qu’en ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce n’est pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais l’examen de la lettre de Georges prouva qu’il avait Ă©crit le mĂȘme jour qu’Antone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© l’autre, au cas oĂč ils n’auraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. L’entrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute l’histoire elle ne comprenait pas comment de l’amitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă  l’inimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout d’un coup il s’est mis Ă  me dĂ©tester. J’ai cru d’abord que c’était une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, j’ai empĂȘchĂ© qu’il ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel j’ai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il m’en a voulu, il m’a reprochĂ© de l’avoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. – Et n’as-tu pas voulu te venger ? – Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? – Tu t’es mis Ă  me cacher tant de choses ! – Ne dis pas cela, maman, n’est-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si j’avais pu le sauver je l’aurais fait, et s’il ne m’avait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je n’aurais rien fait. Non, vois-tu, c’est malheureux Ă  dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux m’a donnĂ© un mauvais conseil. – Georges, ne critique pas. – Je ne critique pas, mais s’il Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon n’aurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui l’ont perverti. J’ai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă  certains moments que tout ce qui m’arrive, c’est un peu par ma faute. – Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire “C’est par ma faute.” Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? – Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par s’éclaircir. Je t’ai Ă©crit dans l’affolement que me causait l’hostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je t’ai vue, que tu crois Ă  ma parole, je n’ai plus peur. » À ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sƓurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. – Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? – Ah ! si c’était moi, il y a beau temps que je l’aurais obligĂ© Ă  rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule d’ĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant l’enfant avait vu en arrivant, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, l’attitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec l’agitation et la surexcitation de sa famille pour qu’il n’en fĂ»t pas frappĂ©. À ce moment la porte du cabinet directorial s’ouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs d’Antone, mais celui-ci n’osa pas dire Ă  ses parents C’est lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. – Si tu avais un peu d’énergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. – Ou lui, ou l’autre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous n’aurons le train de 4 heures 30. – DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de l’entrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă  l’instant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça d’un signe de tĂȘte, et sans attendre l’invitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si l’autre n’est pas renvoyĂ©. – Mais Monsieur
 – Je ne puis le laisser avec son calomniateur. – Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. – Qui n’est pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre d’un accent indignĂ©. – Ah ! Madame, croyez
 j’ignorais
 je conçois vos sentiments
 mais vous devez comprendre
 il est impossible que ces deux enfants ?
 – Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă  enfler cette histoire, Ă  retirer un enfant Ă  propos d’un fait mal Ă©clairci, Ă  interrompre ses Ă©tudes, et Ă  le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache d’une accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă  peine Ă  quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, d’un geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusqu’à PĂąques », et aprĂšs s’ĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! c’est fait, s’exclamĂšrent les femmes. – Oui, c’est fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusqu’à PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă  Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI – ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS L’hiver s’enfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă  la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent l’ombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă  travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et d’Orlia saute par dessus Feydart. À une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De l’autre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse l’élĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits d’ardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ  la vigne vierge. Vers quatre heures, on s’arrĂȘte un instant dans l’avenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. L’abbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă  la condition qu’on ne s’éloigne pas au-delĂ  du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il n’aime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. À force d’insistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet n’arrive pas Ă  se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas qu’il est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă  peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille qu’Antone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, j’en ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. – Ce n’était pas la peine alors d’attendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. – Si j’ai attendu, tu sais bien que c’est Ă  cause de toi ! – Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! – Je ne t’accuse pas. – Presque pas tu me dis que je t’ai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu n’avais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! – Pourtant c’est bien toi qui m’as averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă  ses parents, c’est bien toi qui m’as dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? – Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne t’avoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que j’avais la preuve de ta tricherie. – Quelle preuve ? – Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes d’histoire dans la premiĂšre page qui n’existent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! – C’est possible, mais ils continuent de m’épier, et tu m’avais affirmĂ© qu’au bout de huit jours l’affaire serait enterrĂ©e ! – ÉpiĂ©, mais tout le monde l’est. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? – Oui, mais toi, tu n’as rien Ă  te reprocher. » Miagrin partit d’un tel Ă©clat de rire qu’une vieille corneille s’enfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. – Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me l’a dĂ©jĂ  dit. – En tous cas il ne t’a guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. – Capon, moi ? – Ne te fĂąche pas ! tu n’es pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! – Je n’ai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă  me dĂ©clarer. – Mais vas-y donc ! l’abbĂ© Russec te regarde, il t’attend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. – Cela vaudra mieux que d’ĂȘtre dĂ©couvert. – Par qui ? – Le sais-je ? – En effet si quelqu’un savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps qu’il aurait parlĂ©. – Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? – La preuve ? – Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, qu’on est bien obligĂ© de ranger Ă  la fin ces histoires-lĂ  dans la caisse aux oublis. – Quelle est cette preuve ? – Auras-tu confiance en moi quand je te l’aurai donnĂ©e ? – Oui, dis-la ta preuve ? » À ce moment le sifflet de l’abbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ  ! dĂ©jĂ  ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond l’abbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r qu’il y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Émeril, j’avais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous n’avez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, l’abbĂ© donna l’ordre de partir. Les enfants quittĂšrent l’allĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant l’église de Montagnat et bientĂŽt prirent la grand’route de Pont d’Ain Ă  Bourg. Antone Ă©coutait d’une oreille distraite Émeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Qu’est-ce que ça peut lui faire, que je sois d’un cĂŽtĂ© ou de l’autre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je n’ose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă  cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il l’avait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. C’est que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi d’Antone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă  peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets d’avenir. Il s’était alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă  son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă  sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă  droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă  gauche, c’était la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă  travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De l’autre cĂŽtĂ© d’un large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es d’une magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? – Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert l’auteur du coup de la flĂ»te ? – C’est Blumont ! – Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? – C’est Lemarois ? – Pourquoi pas Luce Aubert ? – Alors qui ? – Tu le reconnais, on ne le sait pas
 – À moins que le SupĂ©rieur ?
 – Je puis t’affirmer qu’il s’en doute encore moins que toi ! – Pourquoi ? – Parce que c’est moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme qu’Antone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire s’évanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. – Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. – Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait t’enlever sans en avoir l’air ; et il faut avouer qu’il a joliment rĂ©ussi. – Lui, je le dĂ©teste ! – Alors pourquoi garder sa lettre du premier de l’an ? – Parce qu’alors c’était un bon type. – Et qu’aujourd’hui tu l’aimes encore. – Moi ! – Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. – Tiens, la voilĂ . » Antone l’a tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă  Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă  MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis qu’ils s’enfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit l’autre, voilĂ  le sort qu’elle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone n’a pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier qu’eux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de l’an. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas s’obstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre d’intercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, l’ingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de s’éclaircir, il s’arrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă  la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de l’abbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ  formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit l’abbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant d’ĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII – EN PERDITION Depuis un quart d’heure M. Castagnac gronde Antone. À chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit d’inattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. À la fin il s’arrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© l’accable de reproches devant Georges MorĂšre, il s’excuse brusquement Je ne sais ce que j’ai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă  l’aise ! – Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? – Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il s’empresse d’ajouter le geste Ă  la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, c’est de rentrer en Ă©tude. – Il serait plus prudent d’aller Ă  l’infirmerie, insinue son compagnon. – Si ça ne va pas mieux, j’y monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous qu’on vous accompagne, propose le professeur. – Ce n’est pas la peine, rĂ©plique Antone, il n’y a qu’un Ă©tage Ă  descendre. – Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. – Ah ! la paix, je sais ce que j’ai Ă  faire », riposte en s’en allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur l’entendirent descendre l’escalier pesamment et peu Ă  peu sous les arcades s’assourdit le bruit de ses pas. Antone n’est pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre l’air ? À cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă  l’extrĂ©mitĂ©, lĂ  oĂč le prĂ©au bas s’y relie, l’ombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit d’ardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement s’avance le long de la maison. ArrivĂ© Ă  mi-chemin il s’arrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ  comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il s’appuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne l’avoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup d’Ɠil Ă  travers la porte vitrĂ©e de l’étude le renseigne sur l’absence d’Antone Il a dĂ» remonter Ă  l’infirmerie, Ă  moins qu’ayant mal au cƓur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ  ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans l’angle d’ombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă  l’un des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?
 Mais il va s’évanouir
 il faut l’emmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; l’abbĂ© Levrou, l’abbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă  l’infirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il s’est senti malade, il aura voulu prendre l’air dans la cour. » Cependant la sƓur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! c’est un peu de fatigue, de faiblesse
 il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il n’y paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă  demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou l’examine et avec tant d’insistance qu’il se retourne vers le mur. L’abbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et s’informe des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous n’avez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. – Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain l’abbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă  la sƓur toute l’aventure. La bonne sƓur Suzanne Ă  son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă  Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font qu’augmenter le dĂ©goĂ»t d’Antone. L’abbĂ© Perrotot s’en aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă  venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. L’entrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment d’entrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, j’ai tenu Ă  vous parler Ă  tous deux. Je demande Ă  Dieu qu’il vous Ă©claire et qu’il donne Ă  celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă  rĂ©criminer, il le contient d’un geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă  descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. C’est l’occasion pour Antone de se retourner et d’avouer brusquement Ă  son ami Eh ! bien, oui, j’ai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » C’est le moment pour Georges d’arrĂȘter Antone et de lui dire Je t’en supplie, ne t’enfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que l’instant est critique et c’est pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils s’attendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il m’arrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă  son tour et referme le battant. Ni l’un, ni l’autre n’a Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant qu’ils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de l’escalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII – LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă  droite et Ă  gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent l’antienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă  son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă  ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de l’antienne s’est tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant d’abord confus et lointain. C’est un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chƓur l’hymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă  vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă  qui la noble enfance chanta l’hosanna d’amour. » Et la voix de l’enfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ému soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă  son appel et l’encourage par un refrain de salut. S’il comprend mal le sens de l’hymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans l’isolement et le vide immense de son cƓur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime l’effraie lui-mĂȘme. Le diacre s’est approchĂ©, il a pris la grande croix d’argent et en frappe la porte alors les deux lourds battants s’ouvrent et le chƓur entre dans la nef, mais c’est pour retrouver l’autel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de l’approcher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă  le relever, Ă  l’éclairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, l’évite le plus qu’il peut. Le soir du Vendredi Saint, l’abbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus qu’il ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits d’un homme Ă  la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous l’aspect d’un jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples c’est un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; c’est le plus habile, c’est lui qui tient l’argent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; c’est lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă  la vie du Christ c’est lui qui fait l’aumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; c’est lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance qu’il inspire est telle qu’au moment oĂč le Christ dĂ©clare L’un de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter d’eux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă  dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu n’a fait qu’une action en soi peu sanguinaire, il n’a pas torturĂ© sa victime, il n’a eu ni les raffinements d’un NĂ©ron, ni la brutalitĂ© d’un DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă  avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă  l’avoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant l’humanitĂ© l’a jugĂ© l’ĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce qu’il a trahi le Fils de l’Homme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne d’épines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusqu’au dernier coup de lance au cƓur, est l’Ɠuvre de ce traĂźtre, car c’est la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si l’orateur n’exagĂšre pas lorsqu’il parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein d’ombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain l’abbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă  jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, l’ange du Seigneur descendra et renversera la pierre “Et revolvit lapidem.” Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles d’espoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes d’Antone Ramon, Ă  jamais esclave. Le lendemain, Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. – Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix qu’il n’arrive pas Ă  comprendre, il pressent un abĂźme et n’ose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? – Bien entendu. – Alors tu te confesses ? – Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne l’interroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas l’imbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille d’aller raconter Ă  RibouldƓil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on n’est pas idiot Ă  ce point-lĂ  ! Je croyais t’avoir Ă©clairĂ©. – Mais alors
, ose dire Antone effarĂ©. – Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu n’es plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă  l’abattoir. Te vois-tu leur disant “Vous n’aviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; c’est clair, vous n’avez plus qu’à me jeter Ă  la porte !” – Mais alors ma confession
 ma communion. – Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? – Oh ! papa
 – Évidemment c’est un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu n’as tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu n’as volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme l’ñne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? – Tu sais bien qu’on ne doit pas donner de noms Ă  confesse et que tout reste secret. – Penses-tu que Perrotot ne t’ordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă  MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et qu’il ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? – Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. – Ne les fais pas. – C’est vite dit ! Mais tout le monde s’en apercevra et ce sera comme si je disais “C’est moi qui ai trichĂ©.” – Ça c’est sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă  l’infirmerie. – Avec la sƓur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă  sa petite chapelle. – Que veux-tu ? c’est bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! – Moi, je ne m’explique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle
 – Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă  la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ  tout. Mais moi
 Ah ! si tu savais ce que je sais
 tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. – Ça, non, jamais, jamais, je ne peux pas
 » Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner d’instinct Ă  toutes ces combinaisons d’esclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ça n’est pas bien malin. D’abord fais ton billet de confession Ă  Perrotot et quand on te l’apportera, reste en Ă©tude
 » Et il l’emmĂšne un peu Ă  l’écart pour lui parler Ă  voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage d’Antone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s l’étonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui l’observait de loin. Est-ce qu’on peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. C’était la premiĂšre fois depuis l’affaire de la narration qu’il lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et l’attitude dĂ©jĂ  batailleuse. – Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă  voix basse C’est ta faute. » À ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois n’abandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas qu’il va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que c’est lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment C’est Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV – PÂQUES TRISTES Enfin c’est le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans l’aube claire d’une belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de l’arrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, c’est la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour n’a rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut l’avouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup d’élĂšves s’habillent en hĂąte pour descendre Ă  la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes d’enfants de chƓur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Qu’est-ce que c’est ? interroge le surveillant Ă  qui l’abbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. – Ramon a failli s’étrangler, rĂ©pond CĂ©zenne. – Comment cela ? – Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. – Vous n’avez pas avalĂ© d’eau au moins. – Si, Monsieur, un peu. – Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, n’est-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement qu’il a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e d’eau ; et en mĂȘme temps il a grand peur qu’on lui dise C’est insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut l’abbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e d’eau, n’est-ce pas ? – Oui, Monsieur l’abbĂ©, je crois
 – Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă  ma messe, voilĂ  tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourd’hui. » Et il profite de la circonstance pour l’emmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă  son banc, alors que tous ses camarades iront Ă  l’autel ; il ne verra pas communier Miagrin l’hypocrite, Miagrin le corrupteur. L’abbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă  AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă  la chapelle de l’Infirmerie. Il n’y a pas de malades, car c’est la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă  force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de l’orgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă  la gauche de l’autel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend l’abbĂ© Levrou lire d’un ton un peu trop dramatique l’évangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem
 Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme l’entrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă  rouler qui tourmente les trois femmes, l’abbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir s’en rĂ©veille dans l’esprit d’Antone et l’application surtout s’impose Ă  lui. Ah ! s’il avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui l’écrase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors l’abbĂ© qui le regarde et semble attendre. C’est vrai il faut qu’il rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure n’importe quoi Et cum spiritu tuo ». L’abbĂ© revient au milieu de l’autel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement d’épaules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis qu’il descend au rĂ©fectoire, il demande Ă  Antone d’aller lui chercher sa sacoche Ă  sa chambre et de bien refermer la porte Ă  clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble qu’il a gagnĂ© un peu la confiance de l’abbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en l’apercevant, ce n’est pas ma malle, ni le seau Ă  charbon que vous m’apportez ? Non, allons, un bon point. » L’abbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă  la hĂąte son bol de cafĂ©, il l’interpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, j’espĂšre que ça va finir aujourd’hui, cette histoire avec MorĂšre vous n’ĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous n’ĂȘtes pas un mauvais garçon, lui n’est pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et l’abbĂ© Levrou est dĂ©jĂ  en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă  dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims d’abeilles. Au loin le Revermont s’estompe d’une lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis d’oiseaux. À neuf heures l’orphĂ©on est Ă  la tribune pour la grand’messe solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. L’abbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimƓ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute d’accord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin c’est la vieille cantate HĂŠc est dies » d’un rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans l’ñme d’Antone. Il ne s’est pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. À midi, il assiste Ă  la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă  un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement l’habiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et d’éclaboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă  cette dĂ©tente des corps, Ă  cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe qu’il lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă  la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cƓli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă  travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsqu’au Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, s’avancer d’un pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant l’autel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour l’encenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă  cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il s’irrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, c’est Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. D’un lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance l’encensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans l’encensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. L’encensoir s’abaisse, d’une lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et s’en retournent Ă  l’autel ; et nul n’oserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Qu’importe la route ! tous ces yeux d’enfants ne voient dĂ©jĂ  plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, c’est Saint-Étienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs d’un Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă  la montagne de granit ; pour d’autres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche d’une haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais d’oĂč l’on voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cƓur bondir Ă  la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant l’habiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă  la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, s’explique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard l’a emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de l’autre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă  Lyon dĂšs cette nuit. Mais n’est-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant qu’il a l’uniforme, le laissera-t-on passer Ă  la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie l’aisance de Monnot Ă  se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent s’occuper comme ils l’entendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve d’empaqueter les livres qu’il rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă  lui qu’à Georges, alors
 Depuis, que d’évĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si l’abbĂ© Perrotot n’avait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV – QUIS REVOLVET LAPIDEM ? À la fin de cette journĂ©e de compression et d’angoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de s’évader de cette geĂŽle secrĂšte, de s’arracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il s’irrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il s’effraie de cette dĂ©marche. Qu’en pensera l’abbĂ© ? Ne va-t-il pas m’accabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă  soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu qu’il les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă  ses partisans, Ă  Henriet, Ă  CĂ©zenne, Ă  Gendrot, Ă  Beurard, Ă  Émeril ? Bah ! on le mettra Ă  la porte, il n’aura rien Ă  leur dire. C’est vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă  savoir son prĂ©cepteur disparu. Il n’aura pas Ă  rougir devant l’abbĂ© Brillet, qui l’a formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant d’espĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. L’heure avance. Tout en rangeant, il flotte de l’horreur du sacrilĂšge Ă  la terreur de l’aveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il n’a pas l’air mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout
 tout ! et s’en irait en vacances, le cƓur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et l’étude sera finie ce sera trop tard. Non, il n’ose pas, et son cƓur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment n’y a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, qu’il ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent qu’il est inutile de lui donner l’absolution et la communion. La voilĂ  la solution ! Il ne lui faut plus qu’un prĂ©texte pour sortir. Justement il ne m’a dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais l’avertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout s’agence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il n’a plus qu’un quart d’heure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, s’il veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de l’étude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de l’abbĂ©. Son cƓur bat Ă  se rompre. Pourtant sa visite n’a rien d’extraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă  la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. C’est vous, Antone Ramon, qu’est-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? – En tout cas, ce n’est pas sa langue ! » riposte l’abbĂ© Russec. L’abbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© s’acharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă  quelle heure est votre messe ? – Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? s’écrie l’abbĂ© d’un air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă  gorge dĂ©ployĂ©e. – Eh bien, Ă  quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. L’enfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. C’est peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. À six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă  la chapelle de l’infirmerie. C’est entendu. – Merci, Monsieur l’abbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ  il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de l’abbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande d’un ton accablĂ© Monsieur ?
 – Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourd’hui ? – Oui, Monsieur. – Vous ne dites pas cela d’un ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis qu’il le regarde, il voit que l’enfant baisse le front et quoiqu’il n’aperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă  ses paupiĂšres ; d’un regard il fait signe Ă  l’abbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de l’enfant Mon petit, dit l’abbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main qu’il sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt qu’il n’entend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă  remplir d’étonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, qu’il puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune d’elle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse s’exercer auprĂšs de l’enfant Ă  l’ñge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et qu’un prĂȘtre puisse recevoir ce que n’obtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour l’éducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former l’humanitĂ© selon leur idĂ©al n’en seraient-ils pas jaloux ? L’abbĂ© Levrou tout Ă  l’heure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. 
 À moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?
 » L’enfant fait un geste d’assentiment. Et le prĂȘtre s’asseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. À ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant qu’il va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. L’abbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs d’Antone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. – Mon pĂšre, j’ai trichĂ©, murmure Antone. – Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Était-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend l’abbĂ©, que vous n’avez pas obĂ©i Ă  ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il n’y a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien qu’il se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt qu’il a rencontrĂ© de pires condisciples, qu’il a cĂ©dĂ© Ă  de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait qu’il ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă  ses aveux personnels. Mais l’abbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de l’interrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui l’étouffaient, qui la noyaient et l’écoute sans protester. C’est tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?
 – Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? – Mon pĂšre, ne me donnez pas l’absolution ! – Pourquoi, mon enfant ? – Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » L’abbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte d’Antone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, n’est-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, c’est bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? – Oh ! non. – Eh bien, alors ? – Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, j’aime mieux partir demain et ne plus revenir ici. – Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă  laisser une lettre d’aveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? – Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça m’est Ă©gal ! – C’est dĂ©jĂ  une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. J’examine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă  Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » L’abbĂ© s’arrĂȘte et le laisse pleurer, puis Écoutez-moi bien. Je suppose qu’il vous dise “Je te pardonne tout le mal que tu m’as fait !” ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? – Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. – Mon petit, il le veut, il n’aurait pu faire ses PĂąques ce matin, s’il ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous n’aviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Êtes-vous dĂ©cidĂ© Ă  rompre avec lui ? – Oui, mon pĂšre. – À ne plus jamais l’écouter ? – Oui, mon pĂšre. – TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus qu’un point Ă  dĂ©cider. » L’abbĂ© se recueillit, il sentait qu’il abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă  l’égard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien qu’à l’égard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă  sangloter, c’est Ă©videmment le poids qu’il sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă  soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? – Oui ! murmure l’enfant. – Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous m’en donnez la permission, – vous m’entendez bien – j’enverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur
 Écoutez-moi jusqu’au bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă  avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera qu’on soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera qu’une retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă  vos parents une lettre d’excuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă  vous recevoir comme l’enfant prodigue. – Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?
 fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. – Évidemment, il fera part Ă  vos camarades de votre aveu et de votre punition. – Ah ! » soupira l’enfant effrayĂ©. L’abbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; c’était l’instant critique. Bah ! reprit-il, qu’est-ce qui va se passer ? D’abord, vous n’y serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă  rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde s’en ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă  vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă  la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui l’accablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă  Georges MorĂšre. Il est si heureux d’ĂȘtre dĂ©livrĂ©, qu’il refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsqu’il a prononcĂ© les paroles de l’absolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă  Saint-Michel “Sancte Michael Archangele defende nos in praelio”, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă  travers l’univers pour la perdition des Ăąmes “Satanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundo
” » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans l’étude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il s’est passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă  de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre s’avouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres m’empĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure d’étonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, j’espĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me l’avouer. Je l’espĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez l’horreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de l’autre cĂŽtĂ© de l’étude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă  son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; l’un des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, d’user de ses derniĂšres armes ? Antone l’a-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par l’abbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon
 – C’est bien, mon petit, interrompt l’abbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! – Oh ! moi j’oublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais c’est ma pauvre maman ! – Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste d’amitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă  ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je n’ai pas le droit d’oublier les services qu’il m’a rendus. – Quels services ? » demande l’abbĂ© Levrou. À ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que l’appel pour Meximieux est fait. Antone continue C’est Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, m’a sauvĂ© du renvoi. – Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire qu’il est un rude menteur. – Qui est-ce alors ? demande Antone. – Mais, c’est moi. – Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt l’abbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă  vos parents que je ne puis les voir Ă  midi comme c’était convenu, mais seulement ce soir. – Ah ! si j’avais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI – L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă  la gare de Lyon, l’abbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Qu’avez-vous fait d’Antone ? – Il ne vient pas aujourd’hui, Mesdames. – Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !
 C’est grave ?
 Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă  Nice ! Qu’allons-nous devenir, Mimi ?
 Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ça va en faire un coup Ă  CĂ©leste ! Le pauvre petit ! À quelle heure le prochain train pour Bourg ? C’est cela, allons Ă  Bourg ! » L’abbĂ© eut bien de la peine Ă  les empĂȘcher de reprendre le train d’une heure 18, en leur affirmant qu’Antone n’avait pas l’ombre d’une indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă  leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi n’est-il pas venu avec les autres ? – Vous connaissez sans doute, mesdames, l’histoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?
 – Si nous la connaissons ! Quand je pense qu’on a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur l’abbĂ©, si c’était mon enfant Ă  moi, vous m’entendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. – Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui n’a jamais menti ! – Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. – Comment mentir ! jamais un Ramon n’a menti. Ah ! Monsieur l’abbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă  mon frĂšre. – Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? – Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur l’abbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! – Ah ! le pauvre enfant, s’écrie tante Mimi, comme il doit souffrir d’ĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat
 Oui, la preuve ? – La voici, dit l’abbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. – Qu’est-ce que c’est que ça ? – C’est la lettre d’Antone Ă  ses parents pour leur demander pardon d’avoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et s’attendait Ă  un silence douloureux sinon Ă  des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! – SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il n’a pas voulu venir avant d’avoir obtenu son pardon ! – Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous l’aviez dit Ă  la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© “Je te pardonne, reviens.” – Non, Madame, interrompt l’abbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu
 – Pourquoi cela ? – Parce qu’il est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. – PrivĂ© de deux jours ! s’exclament les deux tantes d’un seul cri, d’un seul cƓur ! – Oui, Mesdames. – Deux jours pour une peccadille, un rien ! – Un rien, madame, un mensonge ! – Mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. – S’il avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il n’y aurait pas eu assez de jours dans l’annĂ©e ! – Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? – Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. – Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă  son Ăąge en faisait bien d’autres. Jamais on ne l’a puni pour de pareilles niaiseries. – Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre
 – Et c’est aujourd’hui un trĂšs honnĂȘte homme. – Madame
 – Je ne vous permettrai pas d’en douter, Monsieur l’abbĂ©. – Voulez-vous me
 – Non, Monsieur l’abbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment c’est trop fort, chez nous, douter de l’honorabilitĂ© de mon frĂšre !
 – C’est loin de ma pensĂ©e, Madame, mais
 – À la bonne heure. – Mais Antone pendant un mois s’est obstiné  – C’est parce qu’on n’a pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi d’une voix indignĂ©e et victorieuse. À nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. – C’est chez vous qu’il a appris Ă  mentir ! lance tante Zaza. – Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur l’a pris
 – Il l’a intimidĂ© avec ses grands airs. – Son professeur
 insiste l’abbĂ© Levrou. – Qu’est-ce qu’il connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? – L’abbĂ© Perrotot, son directeur
 – Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il n’est pas fort. – Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? – Ce n’est pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul
 – Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă  la fin. – Il est absent, Madame. – Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! – Non, Madame, il sera aux mains de l’abbĂ© Russec aujourd’hui et de l’abbĂ© ThiĂ©baut demain jusqu’à 5 heures. – C’est inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. – Vous ne le verrez pas. – Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă  la gendarmerie. – Il faudrait un mot des parents. – Nous l’aurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r qu’il ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent l’abbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir qu’ils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă  Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant qu’il approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux qu’il aimait. L’abbĂ© Levrou l’avait aidĂ© Ă  faire sa lettre d’excuses et l’avait devancĂ©, mais il n’avait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme l’enfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă  la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă  la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, n’avaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă  subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ  ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme qu’il ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il qu’ils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils n’ont pas de cƓur. Viens vite Ă  la maison. » Et elles l’entraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ  ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz
 Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! J’ai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il s’en souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous n’avons pas envoyĂ© ta lettre Ă  papa. – Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă  la pensĂ©e qu’elle lui serait remise Ă  son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie d’estomac, nous n’avons pas voulu lui faire un coup pareil au cƓur ! Nous l’avons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade
 Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin n’avait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et c’est ainsi que se dĂ©noue en famille la crise d’une conscience, Ă  cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă  la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă  des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă  leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de l’avenue Gravier, sa chambre d’enfant oĂč l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il l’avait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il n’avait pas cherchĂ© Ă  devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourd’hui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă  sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă  la voir seule pour s’ouvrir Ă  elle mais on devait faire une promenade Ă  Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, l’étourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă  ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme s’il avait encore six ans et l’embrassait longuement. Et moi ! et moi ! » s’écriĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part d’Antone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, l’emmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi c’était imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et d’expansion, toute au souci d’une toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, l’heure de ses confidences. DĂšs que s’approchait la joie d’une conversation seul Ă  seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă  faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă  Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de l’emmener, mais elle se mit Ă  rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus t’avoir toujours dans mes jupes, comme Ă  sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! L’incident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne n’en ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il s’échappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă  bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă  Georges MorĂšre et Ă  sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle qu’il l’avait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi j’oublierai tout, mais c’est ma pauvre maman
 » Il avait compris que dĂ©sormais, il n’aurait plus l’amitiĂ© de Georges, Ă  moins que
 mais il n’osait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ  oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă  Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII – ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, l’abbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă  Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, l’abbĂ© avait dĂ©jĂ  conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă  l’adresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. D’ailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux d’Antone. L’abbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă  bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. L’abbĂ© Levrou ne tarissait pas d’éloges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui m’inquiĂšte, c’est cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui n’en est que plus obstinĂ©e. – Et qui lui a fait bien du mal, ajouta l’abbĂ© Levrou. Certes s’il avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et l’eĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. – C’est vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de l’an, et trop bien tenues. C’est vrai mais Ă  cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour qu’on les croie capables de former les autres. J’ai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut qu’on les poursuive impitoyablement, qu’on les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. – Sans doute, c’est une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsqu’on a affaire Ă  deux Ăąmes dont l’une est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, l’autre trĂšs mallĂ©able, n’est-ce pas exagĂ©rer que d’empĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, c’est le cas de Georges et Antone. Remarquez que c’est ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă  son condisciple plus ancien et qu’il admirait naĂŻvement. C’est le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare qu’il ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus d’amitiĂ© en un mot. Il l’a froissĂ©, l’autre s’est rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. C’était fatal. J’étais de votre avis naguĂšre. Aujourd’hui je crois qu’on ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure d’une Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. À mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu d’amitiĂ© Ă  ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsqu’il le verra rentrer des vacances, effarĂ© de l’accueil qu’on lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă  outrance. Georges est un bon enfant. L’autre m’apparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable d’assez mauvaises actions, si j’en crois l’histoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă  distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. – Et c’est ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis d’Antone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă  une rancune persistante. Je pense au contraire qu’en le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă  prendre de l’ascendant sur ses amis, Ă  faire de l’apostolat, Ă  s’affermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. – On les pousse Ă  l’orgueil. Le rayonnement de l’exemple est encore le meilleur apostolat. – Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă  dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă  une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants s’afficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. – Et si vos champions font des chutes et des scandales ? – Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce qu’elles sont, c’est-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă  plus de dĂ©fiance d’eux-mĂȘmes, c’est vrai, mais aussi Ă  la nĂ©cessitĂ© d’une action plus virile et plus conquĂ©rante
 » Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; l’abbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă  Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s d’un rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs d’Antone. CHAPITRE XVIII – UNE PROMENADE À BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă  Montluel Ă  bicyclette. Quinze kilomĂštres, s’écriait la tante, jamais ton papa ne voudra. – Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ɠuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que c’était le dernier jour, le temps n’était pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă  une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train s’il Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă  Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais qu’on mange Ă  sept heures et demie, trĂšs exactement. – Oui, Mimi chĂ©rie. – Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau
 Veux-tu un peu de brioche ? – Ah ! – Avec un petit flacon de malaga ? – Encore ! Non
 non. » Et sautant en selle, tant il avait peur d’ĂȘtre retardĂ©, Antone s’enfuit Ă  toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă  la joie du dĂ©part, Antone ne l’écoutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă  sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine
 » Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux – Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă  droite et par Petite CĂŽte descendait Ă  toute vitesse les lacets rapides vers la grand’route de Montluel. Épanoui d’indĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort d’écurie, Ă  la fin de l’hiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir s’ébattre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors qu’il passait devant l’HĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ÉtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă  terre, suivait sa roue d’arriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu t’en aller ? » Il s’arrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. À la sortie de la grand’rue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă  la sienne. C’était KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu
 veux-tu t’en aller ? » KhĂ©m s’enfuit, mais, Ă  trente mĂštres, il s’arrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m s’en va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă  le poursuivre Ă  toute vitesse, en l’agonisant d’injures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă  fond de train s’élance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes s’ouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă  la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et d’aboiements, et reconnaĂźt Ă  ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il l’aperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ému il s’arrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, l’oreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. C’est bien fait, ça t’apprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă  Sermenaz ? qui est-ce qui t’a dit de me suivre ? Hein ! c’est intelligent de m’avoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus s’obstiner Ă  chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. À quatre heures, il entre dans Montluel. Il n’est pas en retard, il n’a plus qu’à revenir. Cependant dĂšs qu’il entend sonner les quatre coups au clocher de l’église, il presse l’allure. À la rue Saint-Étienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit d’un tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont d’Ain. Il est clair que son but n’est pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă  son secours, ne l’aide pas Ă  repousser les manƓuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă  la grande lumiĂšre du soleil. À quatorze ans on ne doute de rien Antone s’imagina gagner l’orage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă  filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait d’une façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois d’un brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui s’ouvre, la pluie et la grĂȘle s’abattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il s’obstinait ; l’averse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de s’arrĂȘter, de s’abriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques d’eau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. C’est qu’il venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge s’effondra sur lui qu’il se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et s’arrĂȘta Ă  la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que s’il sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă  la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. L’aĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă  PĂ©rouges. Elles l’examinĂšrent en silence. Maintenant qu’à l’abri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de l’eau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers l’inconnu de ses pieds une mare d’eau s’élargissait peu Ă  peu dans la chambre et menaçait de s’étendre jusque sous le lit. L’aĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă  Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă  son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, d’abord noir d’encre, puis moins sombre, l’eau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute d’eau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă  la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă  la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de l’orage peu Ă  peu, l’eau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. À ce moment la petite fille dit Ă  mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă  la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie s’arrĂȘta. Antone songea Ă  l’inquiĂ©tude maternelle, Ă  la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă  Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout d’un kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte d’un sac Ă  blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă  quelle heure part un train pour Lyon ? – Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit l’homme. Sept heures et demie ! c’était l’heure Ă  laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans qu’il s’en doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă  son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps d’aller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă  la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă  peine les larges flaques d’eau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. À six heures, Ă  l’embranchement de PĂ©rouges, une queue d’orage le força de s’abriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu d’aller jusqu’au bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX – FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre s’élevait au-delĂ  de la ville, non loin d’une madone, au milieu d’un jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă  travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il s’arrĂȘta ; c’était lĂ  ; son cƓur battait d’émotion. Maintenant qu’il n’avait plus qu’à sonner, il n’osait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă  une fenĂȘtre, il l’appellerait et tout s’arrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă  grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches s’éteignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais s’éleva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ  en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre s’ouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă  l’indiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă  la gorge. Mais la maison n’entendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce n’était pas la demie ; il n’avait alors que le temps de retourner Ă  la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage d’ĂȘtre venu jusque lĂ  pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă  son grand effroi comme un appel aux armes. La porte s’ouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ  ? – Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. – Qui vous ?
 – Un camarade de Georges. » Il n’osait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas s’approchĂšrent sur le gravier. C’était Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă  la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !
 Mais, vous n’ĂȘtes pas seul ? – Si, Madame, je suis venu Ă  bicyclette. – Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă  la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste d’horreur. À ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. C’était Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. – Mais d’oĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. – De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? – Il est chez son oncle Ă  Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception d’Antone. L’enfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, c’était Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne l’avait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout l’orage sur la tĂȘte ? – Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain d’une quinte de toux. – Malheureux enfant, reprit la mĂšre, c’est risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă  la cuisine qu’on fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă  la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de l’armoire, que Bridgette s’élançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusqu’aux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, c’est qu’il se mette au lit. – C’est cela ! Mettez-vous au lit ! – Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur
 – Pourquoi ? – Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. – Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart d’heure qu’il est parti, votre train. – C’est que papa m’attend. – Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien qu’on vous a retenu. » Mais Antone Ă  demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte
 et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. – Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous d’abord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » L’enfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de l’escalier, apportez du bois. – Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă  votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. » Antone Ramon. À ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est l’adresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. – ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement l’escalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule d’eau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă  petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour qu’il avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsqu’il est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs l’accĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă  l’inquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă  Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle n’ose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă  la colĂšre de ses parents et Ă  la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front d’Antone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme s’il attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e d’une pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. – Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă  quelle heure ? – Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă  la peine que fait Ă  vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule d’eau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. – Ce n’est pas trĂšs catholique, remarque l’enfant en souriant. – Ce l’est encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă  l’insu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, n’ayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă  l’heure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne l’a pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier d’armes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă  la maniĂšre noire, reprĂ©sentant l’une Notre-Dame de FourviĂšres, l’autre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller l’ennemi. Tandis qu’il contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsqu’il s’éveille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse d’un calmant. C’est vous, Madame ? demande-t-il. – Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă  peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand l’accĂšs est passĂ©, il la porte Ă  ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, l’interrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? – Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle s’approche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă  Georges de rester mon ami. – Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e qu’elle ne veut l’avouer de cette dĂ©marche d’Antone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis qu’Antone se rendort, elle songe Ă  cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de l’annĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă  peu elle s’assoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, d’un sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX – L’ÂGE INGRAT Jusqu’à quatre heures et demie, Ă  Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que l’orage gronda les deux tantes s’affolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sƓur de reproches. Mais toutes deux pensaient qu’Antone Ă©tait arrivĂ© Ă  Montluel. À six heures, malgrĂ© l’éclaircie, Antone ne revint pas. L’inquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait qu’il ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă  bicyclette. À sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsqu’une voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ  ! le voilĂ  ! c’est lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de l’allĂ©e montante elles reconnurent le landau de l’oncle Brice. L’inquiĂ©tude devint de l’épouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă  la gendarmerie, de lancer Firmin Ă  la recherche d’Antone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler l’enfant. Bah ! dit l’oncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă  quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on n’est plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. – Une poularde, s’il te plaĂźt, rectifia M. Ramon. – Une poularde de Bresse ! c’est sacrĂ© on n’a pas droit Ă  une minute de retard ; Ă  table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait d’entrain, malgrĂ© les efforts de l’oncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă  appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă  l’appareil, suivi de sa femme et de ses sƓurs. Allo ! Comment ? Meximieux
 Vous vous trompez, Monsieur
 C’est Ă  M. Ramon que vous parlez ?
 Lui-mĂȘme
 Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?
 CouchĂ© !
 Il est malade ?
 Un peu de rhume
 Ce n’est pas grave ?
 SĂ»rement ?
 Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?
 Il a reçu toute l’averse !
 Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur
 Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne
 J’en suis honteux
 Si
 allo ! si je ne craignais de vous troubler
 allo ! allo !
 je partirais immĂ©diatement
 Ce n’est pas la peine
 Bien
 Dites-lui combien je suis irrité  Vraiment, il n’y a pas lieu d’ĂȘtre inquiet ?
 Merci
 DĂšs demain, Ă  la premiĂšre heure, je serai chez vous
 Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez
 allo !
 allo !
 Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains d’avoir mal entendu
 Monsieur MorĂšre, c’est bien Monsieur MorĂšre ?
 Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons
 et toutes mes excuses
 Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin
 J’abuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes d’un pĂšre
 Merci bien, Monsieur
 Merci ! » La mĂšre, l’oncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que s’est-il passĂ© ? – Antone est allĂ© non pas Ă  Montluel, mais Ă  Meximieux. – À Meximieux ! – Oui, chez un Monsieur MorĂšre. – Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils l’a accusĂ© de tricherie ? – Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce n’est pas MorĂšre. – Je t’affirme que c’est MorĂšre. – C’est absurde, c’est idiot, c’est impossible ! – J’en suis sĂ»re. – Tu confonds, je t’en prie, ne t’obstine pas. – Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre C’est bien MorĂšre
 et son fils Georges. Si j’y comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui n’avait pas l’air de savoir Ă  qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte d’imbĂ©cile, demain matin !
 » Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e d’aller chez ces gens-lĂ  ? – Monsieur MorĂšre vient de me dire qu’Antone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint qu’il n’attrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et d’attendre demain, pour nous le renvoyer. – Il n’est pas malade ? – Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce n’est pas sĂ©rieux
 VoilĂ  ! Pour une Ă©quipĂ©e, c’est une Ă©quipĂ©e. Qui diable m’expliquera cette idĂ©e d’Antone ? – Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. – Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. – Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! – Mais pourquoi s’en est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois qu’en effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. À quoi rime ce voyage ? – Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond l’oncle Brice. À son Ăąge nous en faisions bien d’autres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour
 » Et il raconte pour la centiĂšme fois qu’à douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă  six heures du matin et n’était rentrĂ© chez lui qu’à sept heures du soir. À peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă  bicyclette ! – C’était bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă  son pĂšre ! – Si tu ne l’avais pas poussĂ© Ă  cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. – Si tu n’avais pas dĂ©chirĂ© la lettre l’affaire s’expliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Qu’y a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? – Ah ! c’est bien simple, il vaut mieux tout t’expliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de l’abbĂ© Levrou, la suppression de la lettre d’Antone, et l’impasse oĂč les a mises Zaza, car c’est Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » s’exclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse d’aimer ton enfant ! s’écrie tante Zaza. – Nous sommes bien avancĂ©es ! Qu’est-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout d’une heure Armand apparaĂźt. Brice s’en va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous n’avez pas fait grands frais pour lui ce soir. – Qu’il est assommant, celui-lĂ  ! » s’écrie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? – Oui, parce qu’Armand prend le train de bonne heure ! – Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite d’ĂȘtre cĂ©libataire ! – Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. – Bah ! c’est l’ñge ingrat, » rĂ©pond l’oncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne n’a jamais su quand ça finissait. » Enfin l’oncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă  sa femme et Ă  ses sƓurs, j’espĂšre que vous allez m’expliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de l’entreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute l’affaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors c’est Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais c’est inouĂŻ, c’est inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous n’ĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu d’aller chez ces gens qu’il a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande s’il ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare d’heureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je m’en vais le secouer d’importance. – Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. – Il n’y a pas d’Armand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. D’abord je vais y aller demain matin et puisqu’il s’est moquĂ© de nous et d’eux il faudra qu’il se mette Ă  genoux, qu’il leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole d’honneur que je l’enferme dans une maison de correction, je l’envoie Ă  Mettray labourer la terre. – Armand ! – Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand d’une voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă  ses genoux et que les deux sƓurs, Ă  cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es l’une contre l’autre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si j’envoyais CĂ©leste ?
 Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. À neuf heures il arrivait enfin Ă  Meximieux. L’air trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă  vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sƓurs, je n’ai appris qu’hier soir la conduite inqualifiable d’Antone Ă  votre Ă©gard et Ă  l’égard de votre fils Georges. J’entends qu’il vous demande pardon
 – Mais c’est dĂ©jĂ  fait, c’est pour cela qu’il Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur
 » Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour l’amener Ă  une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, l’enfant doit marcher droit, ou sans cela
 » Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes qu’hier soir. – Il est malade ? s’écrie Monsieur Ramon. – Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui l’a veillĂ© toute la nuit, l’a trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence d’une bronchite. » Monsieur Ramon n’écoute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre l’y conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? – Bien, rĂ©pond l’enfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. – Remercie Monsieur MorĂšre de t’avoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă  la porte comme un vagabond. » Les yeux d’Antone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă  sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous n’ayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă  la poste. À dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sƓurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans l’escalier jusqu’à sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ  est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et d’une voix altĂ©rĂ©e Tu n’es pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cƓur. Antone a senti du coup tout l’intĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ  Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça s’en ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte l’arrivĂ©e d’Antone sous l’orage. Et pourquoi es-tu venu ? – Ça, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, c’est le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. À toi on le dira peut-ĂȘtre ! – Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă  ce qu’Antone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă  votre Ă©gard. – Mais il m’a dĂ©jĂ  demandĂ© pardon Ă  Bourg. – Ça ne fait rien, j’ai jurĂ© Ă  sa mĂšre qu’il vous demanderait pardon Ă  vous et Ă  votre pĂšre devant moi. » Antone n’a nulle envie de rĂ©sister, et c’est bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă  mi-voix Je vous demande pardon d’avoir
 » Une toux involontaire l’arrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. À midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sƓurs naturellement. L’entrevue, grĂące Ă  l’autoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă  le ramener Ă  Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. D’ailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon s’exprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, c’est vous qui l’avez sauvĂ©, comment vous remercier ! J’espĂšre qu’aux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux qu’Antone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui s’ouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui l’amitiĂ© d’autrefois ? C’est lĂ  son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car c’est le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je n’ai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de t’avoir revu, car j’ai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, c’est un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, n’est-ce pas ? » Et s’asseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais c’est un trop sale type. – Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. – Alors nous reprendrons comme avant le premier de l’an. Tant pis pour ceux qui s’offusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues d’Antone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver qu’avec moi, ça va mieux qu’avec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras qu’on peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute C’est le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© d’un bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cƓur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, c’est l’heure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. À peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. C’était donc Ă  vous le petit chien blanc qu’on a retrouvĂ© ce matin. – KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. – Il ne faudra pas dire que je vous l’ai dit, reprend Bridgette, d’un ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on l’a trouvĂ© ce matin mort. » Antone s’assombrit, c’est un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIÈME PARTIE – LA CLOCHE CHAPITRE I – CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour d’Antone. Sa mĂšre d’abord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. L’abbĂ© Buxereux s’était promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on l’a ramenĂ© Ă  Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. C’est ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde l’heure de son retour et le docteur Bradu l’a envoyĂ© Ă  Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă  le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman t’aime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme c’est loin ! » Et c’est une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il n’ose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; s’il demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles qu’il adressait Ă  sa mĂšre Ă  l’époque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce n’est plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč l’on ne sait si l’on agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă  Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grand’pĂšre. Et voici qu’en se relisant il s’aperçoit qu’il l’a tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© l’habitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il n’a ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte
 Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu m’as fait. C’est bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Évidemment, c’est de l’ironie. Mais non, jusqu’au bout, jusqu’à l’au revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges s’étonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il n’a pas eu d’explication avec Miagrin. À quoi bon ? Il a percĂ© Ă  jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien qu’à l’arrivĂ©e d’Antone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il l’attend, dĂ©cidĂ© Ă  dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. D’ailleurs Miagrin affecte l’indiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante l’esprit du sacriste. Ah ! s’il pouvait empĂȘcher le retour d’Antone ou faire renvoyer Georges, puisqu’il n’a pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai l’étude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! c’est Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă  la chaire, ainsi qu’un chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers l’angle d’oĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes d’intelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă  sa place. Mais hardiment il demande la permission d’aller parler Ă  MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă  lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui l’arrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă  sa place en riant, et Ă  peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de l’examiner avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie d’Antone. Si quelque Beurard indiscret l’apercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă  la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă  la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. C’est une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil d’oiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On n’a plus qu’une semaine Ă  gagner pour avoir la promenade de classe. – Tu sais qu’on joue Britannicus Ă  la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. – MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă  la course Ă  pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu n’as pas peur ! – Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. – Il n’en valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© d’un blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s d’une fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent l’opulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă  demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sƓurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, c’est la surprise du mois de Marie. On s’en va en procession Ă  la chapelle, on passe Ă  cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme l’avant-veille Ă  l’excellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă  droite et Ă  gauche, n’avait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă  son silence prolongĂ© l’abbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă  la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » L’exercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils s’égrenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© s’organisait spontanĂ©ment. Avec des cris d’hirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă  prendre le change, se grisaient d’audace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. L’air Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă  peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone s’en donnait Ă  cƓur joie, tout entier Ă  la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver l’élasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie d’Émeril, de CĂ©zenne, d’Aubert, de tous. Il s’élançait Ă©perdĂ»ment, s’efforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui s’était glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ  les carreaux de l’étude s’éclairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de l’abbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă  chaque instant, comme il lui en veut d’interrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » C’est l’abbĂ© Russec qui passe sa main dans le col d’Antone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă  l’immobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il n’a pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme s’étend comme une nappe ; les lourds feuillages s’assombrissent et dans le crĂ©puscule s’agitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II – ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE Le lendemain Antone s’est levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă  la visite. DĂ©cidĂ©ment il n’est pas tout Ă  fait guĂ©ri puisqu’on l’oblige Ă  garder l’infirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, c’est fini, laisse-moi la paix. – Alors c’est le lĂąchage ; tu t’en repentiras. – Assez. – Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă  la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend l’allusion ; il riposte Tu n’as aucune preuve en main, rien moi ce n’est pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » À ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet s’informe de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, qu’est-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?
 Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et d’une voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-s’ĂȘtre-adouci. Depuis-qu’elle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant l’air intelligent. Qu’est-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez qu’ils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique “Oui”, dit Oreste, – avec certitude et ravissement, – “puisque je retrouve un ami”, – trĂšs lent, cela s’impose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots “si fidĂšle”. Sentez-vous qu’à ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. “Ma fortune va prendre une face nouvelle”, – il le croit et par consĂ©quent, c’est un vers plein d’espĂ©rance qui doit sonner joyeusement. “Et dĂ©jĂ  son courroux”, d’un ton plus sombre ; ce courroux, c’est la fatalitĂ© antique, c’est l’oracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance l’emporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin “semble s’ĂȘtre adouci, Depuis qu’elle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre ici”. Et il l’embrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? – Oui, Monsieur. – Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en s’appliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille l’ami si fidĂšle » avec un peu d’exagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, s’écrie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui s’asseoit prĂšs d’Antone, ouvre son Racine, le commente. L’enfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s qu’il ne soupçonnait pas. Il faut qu’il apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne l’effraie pas. Il est si heureux d’avoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă  sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite d’Antone pendant les vacances de PĂąques, il l’a dĂ©signĂ© pour faire partie de l’escorte d’honneur Ă  la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. À droite et Ă  gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de l’abbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales qu’ils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite s’avancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap d’or dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne l’ostensoir vermeil que porte l’archiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de n’en plus avoir pour la fin. Il s’épanouit, il s’offre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă  l’entrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi s’exalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce l’approche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser l’ostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sƓurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures s’harmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne s’analyse pas, mais s’abandonne Ă  ce flux d’adorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cƓur. Il rĂȘve d’ĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis qu’agenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins d’herbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cƓur, invente des scĂšnes tragiques oĂč s’affirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă  la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourd’hui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut s’unit Ă  cette allĂ©gresse et sonne Ă  toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă  plein gosier, soutenu par les grandes ondes de l’orgue, et mĂȘlant sa voix Ă  la clameur triomphale des enfants, Ă  la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, l’autel n’est plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te n’a plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, c’est la chapelle de l’allĂ©gresse exultante, de l’épanouissement, de la joie parfaite ; aujourd’hui encore, c’est vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă  cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il n’a pas perdu une note de ses cantiques et Ă  mesure que cette voix montait, il s’inquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© qu’il goĂ»tait Ă  l’entendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant d’insistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards n’est pas simplement pieux. Antone s’ignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce n’est pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce qu’il attirerait Ă  lui cette ferveur ? Est-ce qu’il Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ  pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux d’Antone. Il craint de trop s’abandonner Ă  cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare qu’elle a droit Ă  une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone l’inquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce qu’il est, rĂ©pond l’abbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Qu’il soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. – Je ne veux pas l’abandonner. – Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă  cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă  une condition. – Laquelle ? – C’est de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de l’amener Ă  une vue plus sĂ©rieuse de la vie. – Mais le moyen ? – N’allez pas trop vite, restez d’abord l’ami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusqu’à l’annĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il n’y a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous n’ĂȘtes plus un enfant, vous ? – J’ai peur de moi. – Tant mieux on n’est jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă  y affermir les autres ? Au lieu d’ĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur d’ñmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III – DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine qu’on le demande Ă  la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă  ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il s’apprĂȘte Ă  sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsqu’à son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux qu’il peut, dans les langues qu’il sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, c’est la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente l’épreuve d’une tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă  quelques vers prĂšs. À 7 heures, les acteurs montent s’habiller Ă  la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui s’efforce d’endosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On s’exclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă  la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques d’or, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands l’entourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă  l’antique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes s’abandonne Ă  leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur l’enlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations d’Antone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu qu’il se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare qu’il faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il l’emmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux s’exclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone s’effraie N’aura-t-il pas l’air de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ça ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă  la cuisine ; » et il l’entraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sƓur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sƓur, c’est Monsieur Berbiguet qui m’envoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous n’auriez pas un peu de grog pour le remonter ? – Il n’y en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sƓur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sƓur a tournĂ© un Ɠil vers Antone. C’est vrai qu’il est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă  l’épaule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sƓur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle s’excuse, elle regrette. Rien qu’un peu de grog, ma sƓur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sƓur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? – Antone Ramon. – J’aurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă  votre papa ! » C’est sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves d’autrefois. Monsieur Ramon n’a jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. C’est son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sƓur. Hein ! j’ai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il s’approche de l’enfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă  croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulisses
[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, s’écrie GrĂ©tat d’un air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis “Ah ! je te vois venir !” La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce n’a pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. À son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt l’orchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par l’abbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă  demi plongĂ©e dans l’obscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. L’orchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă  peu grandit et fait sortir de l’ombre les colonnes de porphyre de l’atrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron s’abandonne au sommeil
 » Antone dĂ©sirerait voir l’auditoire mais il a peur d’ĂȘtre aperçu ; bientĂŽt l’immobilitĂ© lui pĂšse, il s’agite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble d’abord ne pas comprendre et menace Ă  chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » C’est le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Qu’adviendra-t-il d’Antone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne s’anime, Agrippine s’irrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher l’empereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce qu’il peut ; la salle s’ébranle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids s’évanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets À la rampe, Ă  la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et s’écrie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone s’avance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet
 encore
 Ă  la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz l’éblouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme l’ouverture d’un vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ  de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt qu’il n’aperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il n’ose regarder, il se demande avec angoisse s’il va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine l’interpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu d’un ton tremblotant. Mais c’est la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ  parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite
 » Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse À la rampe ! » Il s’approche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, c’est Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs d’eux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, d’autres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il n’ose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui l’aspirent c’est maman, c’est tante Mimi, c’est tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă  temps pour la reprĂ©sentation. Antone n’ose se tourner vers elles, il craint qu’elles ne cherchent Ă  se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă  ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !
 Comme toi, dans mon cƓur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante qu’on n’applaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! c’est tout Ă  fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc d’eau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac s’est dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, c’est-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien n’est charmant et terrible Ă  la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein d’espoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis qu’on voit s’agiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone s’est piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă  l’acte troisiĂšme. Il se plaint Ă  son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne d’amour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de l’adolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute l’effervescence imprudente de son cƓur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis c’est la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, l’appel aux gardes, l’arrestation de Britannicus, les reproches Ă  Burrhus et la menace Ă  Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » s’écrie Monsieur Berbiguet dans l’enivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, l’égoĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » C’est la gloire, c’est la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled qu’il aurait souffletĂ© tout Ă  l’heure, de Laurent qui n’a rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sƓur Archangel qui, elle, n’a rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait qu’il n’en serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ  il possĂšde tous les secrets de raviver l’éloge, et il en use ! Alors, je n’étais pas ridicule ? Vraiment, ça n’a pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă  satiĂ©tĂ© Non, le mieux, c’est quand tu disais
 » Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, l’évĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, c’est le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant d’adolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici l’épreuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant qu’on s’occupe des autres, qu’on applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de l’abandon soudain, de l’isolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler l’attention. Toutes les fois qu’on rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă  le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă  l’empoisonner. S’il n’est plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui c’est un peu de baume sur sa blessure, c’est ce qui l’empĂȘche de s’aigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. C’est Miagrin, Miagrin qui s’est Ă©chappĂ© de la salle. Il l’écoute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , l’onctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte l’écho de la salle, l’admiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă  NĂ©ron. Émeril, qui ne t’aime pas beaucoup applaudissait Ă  tout rompre. Et moi, je n’étais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone l’écoute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă  MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, c’est le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et d’amour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ  ? Pourquoi Racine n’a-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, ç’eĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet n’aurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă  coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage qu’il n’y ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans qu’on fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré  La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă  cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cƓurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă  tous les Ă©loges et il espĂšre qu’en finissant le prĂ©lat va revenir Ă  lui. Mais non, c’est sur la patrie et l’Église que s’achĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents s’approchent. Antone est dĂ©jĂ  dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et l’évĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Émeril en passant. – OĂč cela ? – Sous les quinconces au feu d’artifice. » La fanfare, en effet, s’est rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă  travers les galeries et les cours jusqu’aux grands arbres du parc qu’éclairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. – Couvre-toi bien, lui crie la maman. – Ah ! je n’ai pas froid. » Il s’échappe tant il a peur qu’une des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. C’est un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, l’autre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse s’épuise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă  cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs d’eux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de l’abbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV – RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone s’est rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein d’amertume. Ainsi c’est fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle qu’il n’a pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă  aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne l’a fĂ©licitĂ© ; Émeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi s’est-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă  la pensĂ©e qu’il s’est laissĂ© approcher par Miagrin, qu’il a Ă©coutĂ© Miagrin, qu’il n’a pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă  la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ  pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, d’autres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, c’est plus qu’il n’en faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment l’assure qu’il l’a applaudi et qu’il est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? l’amitiĂ© n’est-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu d’empressement. Georges voudrait bien lui dire qu’il y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce n’est pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de l’aborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone l’a laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. C’est Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, qu’on ferme les yeux sur eux. Ah ! si c’était moi ! » N’aie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien qu’on les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse n’était pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, l’attente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts d’Iago ou de Tartuffe, il n’en possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă  bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă  ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă  terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand d’y lire ce fragment de lettre de l’écriture trop reconnaissable de MorĂšre D’abord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă  s’occuper de cet imbĂ©cile. Et d’ailleurs que nous importe l’opinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu n’ignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manƓuvres d’idiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement
 » La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi qu’on te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre
 » Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre l’accabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă  Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de l’an. Antone, appelĂ© Ă  son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre qu’il avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste l’avait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut l’arrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il s’exaspĂ©ra C’est un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă  la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, c’est lui, il me l’a dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. L’accusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue qu’elle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, d’un ton sĂ©vĂšre, lui rappela qu’il ne lui appartenait pas d’accuser les autres de mensonge, qu’il voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais qu’il lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis qu’il se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans l’escalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă  Georges, c’est vrai tout ce que j’ai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. – Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V – MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! C’est le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă  Émeril, Ă  CĂ©zenne, Ă  d’Orlia, Ă  Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent d’assaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux d’AubignĂ© L’aise leur saute au cƓur et s’épand au visage. Patraugeat fait d’ironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Antone s’est fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot s’occupe Ă  couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, n’a cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue n’avoir jamais visitĂ© l’Église de Brou depuis quatre ans qu’il est Ă  Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que l’acide prussique est un poison si violent qu’une goutte sur la langue d’un chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là
 non, attends, celui-là
 Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site d’une portiĂšre Ă  l’autre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute s’arrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme s’il avait peur de troubler la splendeur du paysage qu’il dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de l’Ain, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent d’une portiĂšre Ă  l’autre ; ils regardent au fond de l’abĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă  leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă  chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de l’autre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. À la Cluse, ils s’embarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă  faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart s’efforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis qu’Antone raconte Ă  Georges son voyage sur mer, de Nice Ă  la Spezzia. CĂ©zenne s’intĂ©ressait Ă  un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă  la pointe d’un tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, l’étagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant l’intĂ©rĂȘt qu’offre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă  la surface de l’onde et diminue de plus en plus. Émeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă  l’hĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de l’abbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble qu’ils ont reconquis la libertĂ©. L’appĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© d’un petit vin gris qui met l’esprit en verve, puis d’un champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter d’Orlia, Émeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare qu’il va rĂ©citer une poĂ©sie. On l’encourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs s’ĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre d’une voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli l’écoute. D’une voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il s’arrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă  sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ  quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » L’arrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot s’écrient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă  qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous m’envoyez Ă  l’échafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. – Est-ce qu’on peut fumer ? demande Émeril. – DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chƓur de charbonniers d’Offenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer
 Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes s’espacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Émeril, d’Orlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent d’une voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà
 » Antone marche Ă  cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute l’aventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue qu’il l’a revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce qu’il y a de sensibilitĂ© et d’imagination exaltĂ©e dans l’ñme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et s’efforce de l’entraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă  cƓur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. – C’est plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense qu’il est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je n’aime pas beaucoup ce groupe-là
 – Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux
 » Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare qu’il a un culte d’amour pour l’ImmaculĂ©e, qu’il l’aime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© l’annĂ©e derniĂšre Ă  Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme c’est beau, comme on prie
 Je me souviens qu’un soir
 » et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes d’enfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă  Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », s’écrie l’impĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande d’enfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais l’heure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier d’or. C’est ça Sylans ! s’écrie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă  l’hiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ça doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, s’engage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes d’eau de l’Ain et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă  bonne allure de la gare de Charix Ă  Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă  Bourg Ă  sept heures et demie. – DĂ©jĂ  ! s’écrient CĂ©zenne et Émeril. – Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Qu’est-ce qu’une montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Émeril et ceux dont l’idĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, l’on est Ă  l’abri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants s’espacer Ă  leur guise, il demande seulement qu’on ne s’écarte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă  la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă  Sylans. Antone l’écoute si docilement qu’il veut en profiter pour l’éclairer et l’assouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu d’avance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout d’abord de les dĂ©ranger, puis il s’est ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou n’a-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu t’irrites du moindre obstacle, tu t’abats au moindre Ă©chec. – C’est vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. – Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble qu’à ta place, je laisserais lĂ  ces maniĂšres d’enfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă  l’avenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses C’est vrai, mais tu sais, au fond, je t’aime beaucoup. » Qu’est-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. – Et toi ? demande Antone. – Moi ? si je peux, j’entrerai Ă  St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, j’irai oĂč l’on se bat, en Afrique, Ă  Madagascar, n’importe oĂč. – Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que d’ĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut d’abord passer des examens. C’est plus sĂ©rieux. – N’aie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je n’aie pas de sƓur ! Tu l’aurais Ă©pousĂ©e et moi j’épouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour l’Afrique tous les deux. » Antone s’exalte. Il se voit dĂ©jĂ  avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă  l’idĂ©e qu’il vivra dĂ©sormais avec Georges, qu’il sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© n’a pu se dĂ©fendre d’une grande joie devant cette perspective. L’abbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă  tous deux, elle les soutiendra, Ă  Saint-Cyr, dans l’armĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ  pour donner de nouveaux conseils Ă  Antone. Oui, mais d’abord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. À Saint-Cyr ce n’est pas comme ici. C’est alors que nous aurons besoin de nous serrer l’un contre l’autre
 » Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ  M. Pujol l’avait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă  Émeril et Ă  Beurard qu’il avait surpris s’attardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs d’une flaque d’eau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait l’abbĂ© Perrotot. De grandes disputes s’étaient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles n’étaient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Émeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien qu’au moment de repartir, il fit remarquer Ă  M. Pujol qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  trĂšs tard. Ce fut l’occasion d’une scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă  cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs d’histoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres d’armes, disait-il, comme Roland et Olivier. – Oui, rĂ©pondait Georges, mais n’oublie pas que c’étaient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. – Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets d’ĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt l’atmosphĂšre est chaude, l’arome des sapins rĂŽde autour d’eux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin qu’ils viennent de parcourir. Au loin, Ă  travers les sapins, ils aperçoivent vaguement l’autre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur l’épaule de Georges, je n’ai ni sƓur, ni frĂšre. Eh ! bien, c’est toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu m’avertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je t’aime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, c’est Ă  la vie Ă  la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. J’ai chez moi un tableau d’un peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je l’aime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. – Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. – Le mĂȘme cƓur, chante Antone. – Oui, le mĂȘme cƓur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, l’étreint avec une joie enfantine et le baise Ă  pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et d’affection vraie, il pose Ă  son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille d’Antone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. – Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. – Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous n’arriverons pour cinq heures Ă  Nantua. On ne les entend plus. – Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous n’avez pas rencontrĂ© nos camarades ? – Que si, reprend l’homme, voilĂ  dĂ©jĂ  une demi-heure qu’ils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous n’avez que le temps, c’est Ă  cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă  travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă  la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. – Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. – Trois Ă  quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă  peu prĂšs toujours. – Pas gymnastique ! crie Georges Ă  Antone. – Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă  Nantua, c’est plus prĂšs. – Mais on nous attend Ă  Charix et l’on ne partira pas sans nous. – Alors tant mieux. – Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă  travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă  toute vitesse, au mĂ©pris du principe qu’une longue course doit ĂȘtre faite Ă  une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. À chaque tournant Georges se demande s’il ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, l’excite, l’éperonne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© l’air lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il n’a plus sa raison, il s’affole, il est incapable des rĂ©flexions qu’une certaine insouciance permet encore Ă  son ami. Soudain il s’arrĂȘte, il arrive Ă  une carriĂšre, c’est une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et s’y lance Ă  une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons d’ĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă  son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă  s’essouffler, le lĂąche petit Ă  petit et soudain s’écrie Je n’en peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident d’une locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă  son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre l’allure Ă  mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs d’un quart d’heure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, s’obstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, j’ai un point de cĂŽtĂ©. » Il s’est remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas d’Antone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! – Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. – Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ça va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! – Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant d’arriver Ă  la ligne. Rousselot leur explique que c’est Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă  Charix parce qu’on Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi qu’Émeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. – Miagrin a dit cela ? s’écrie Antone. – Oui, c’est une farce qu’il a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut qu’il arrive. Miagrin serait trop content s’il manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă  peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui l’autre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe l’entraĂźnent ; Antone s’abandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils n’ont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsqu’ils entendent un coup de sifflet suivi d’un halĂštement lent d’abord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă  glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI – LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol l’abbĂ© Perrotot est restĂ© Ă  Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, c’est du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous n’avez pas voulu m’écouter, Antone, je vous l’avais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. – Indulgent ! c’est une affaire trĂšs grave, il n’y a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples d’élĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă  se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien c’est grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et s’essuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot s’est arrĂȘtĂ©. Il n’y a pas de train avant 8 heures 22 et ils n’arriveront Ă  Bourg qu’aprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă  Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă  travers les roseaux dont les quenouilles s’entrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă  sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans l’air limpide, le nuage poursuit au-delĂ  du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac s’enfuit rapide Ă  l’autre bout vers les GlaciĂšres. Ce n’est rien qu’un coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne l’a mĂȘme pas vu ; il s’était arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă  l’hĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă  un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. L’hĂŽtel est trĂšs propre. L’abbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone s’était Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de l’hĂŽtel accourt et prĂ©vient l’abbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. L’hĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusqu’au dĂ©part. Rousselot, pendant qu’on le conduit, raconte Ă  l’abbĂ© ahuri la course folle qu’ils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne L’enfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă  dormir tout habillĂ© sur son lit. » C’est au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart d’heure en quart d’heure on s’informe de l’état d’Antone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et s’attarde longuement. Une course pareille, murmure l’abbĂ©, c’est une course Ă  la mort ! » Georges troublĂ©, le cƓur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort s’est Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit d’un ĂȘtre invisible, d’un ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă  demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă  l’Ouest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă  une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes s’assombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres s’éteignent sapins d’abord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă  mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. À l’heure du dĂ©part, Antone s’est levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours d’un point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă  la gare, Georges l’enveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de l’hĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent l’enfant qui souffre d’une courbature et d’une migraine atroce. On le hisse dans l’omnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par l’abbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă  l’infirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans l’un de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sƓur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. – Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă  sa poignĂ©e de main. Tandis qu’il rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu qu’il ait attrapĂ© quelque chose de grave ? – Bah ! une courbature, une migraine ! c’est de la fatigue, riposte l’athlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard qu’avant. » CHAPITRE VII – CƒURS TROUBLÉS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă  la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă  travers la sapiniĂšre, les menaces de l’abbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© d’Antone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on l’entoure, il raconte l’aventure, aidĂ© de Rousselot. C’est ta faute, Miagrin, dit Rousselot. – Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas qu’ils Ă©taient en arriĂšre ! – Ce n’est pas vrai tu l’as dit Ă  Émeril ; tu le savais. – Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit l’impitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre n’étaient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que d’habitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation C’est toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă  nous dĂ©courager Ă  force de sottises. Émeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui m’étonne, deux d’entre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč l’on voit Ă  trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. À midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir l’abbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce n’est ni sa faute, ni la faute d’Antone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il n’y paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă  l’abbĂ© Levrou, Georges n’est pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, s’en va Ă  la maison de campagne situĂ©e Ă  trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il n’a Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sƓur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ  sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je l’ai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On m’a posĂ© des ventouses et on m’a fait boire des drogues ; je n’en suis pas mort. – D’ailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ça doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien l’air d’écouter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes qu’il donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de l’explication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă  dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes n’y comprenaient plus rien, mais comme on le sentait d’humeur Ă  mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. À l’étude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ça y est, c’est pour l’affaire d’Antone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, s’attendant Ă  une semonce sĂ©vĂšre suivie de l’arrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă  Nantua. Vous saviez que l’heure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit qu’on repartirait de Nantua. – Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă  quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© c’est bien naturel. » Georges s’étonne Ă  son tour. Au lieu des reproches qu’il attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă  l’excuser. Vous n’avez pas entendu vos camarades vous appeler ? – Non, Monsieur le SupĂ©rieur. – Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, d’un ton presque douloureux. Georges n’y comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles d’Antone, il n’ose pas. Une fois sur le palier, il n’a qu’un Ă©tage Ă  monter pour ĂȘtre Ă  l’infirmerie il s’arrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă  un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă  la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de l’escalier, Ă©coute attentivement s’il ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement d’Antone, et n’entendant rien, renonce Ă  le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant l’étude du soir l’abbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs qu’il le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, s’écrie-t-il, qu’est-ce que vous avez fait ? » Pour que l’abbĂ© Levrou ne l’ait pas appelĂ© mon petit », il faut qu’il y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement l’une contre l’autre, renseignent Georges plus que de longs discours sur l’état d’Antone. Il est gravement malade ? – Il est perdu ! – Ah ! » Cette exclamation d’angoisse rappelle l’abbĂ© Ă  la prudence. Écoutez, Georges, Ă  votre Ăąge on n’est jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance qu’il peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Qu’est-ce qui s’est passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă  son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, l’exaltation croissante d’Antone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous n’avez pas entendu ? – Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien qu’il est accusĂ© de nĂ©gligence Ă  votre Ă©gard. Mais laissons cela pour l’instant. Mon pauvre enfant, vous n’avez pas cru mal faire et ce n’est pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent d’arriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă  la chapelle, l’abbĂ© Graffin, l’économe qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs l’invocation Ă  l’Étoile du matin, l’Économe s’arrĂȘte un instant pour rappeler l’attention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais d’une voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII – LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue s’est abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă  la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce n’est pas possible qu’Antone Ă  peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien qu’il accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il n’est question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, l’enquĂȘte du SupĂ©rieur. ÉpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă  sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă  la mort ; et c’est ma faute. Je l’ai forcĂ© Ă  courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă  cette promenade de Nantua dont je t’avais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je n’ose demander Ă  le voir parce qu’ils doivent m’en vouloir d’ĂȘtre cause d’un pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă  Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux s’il lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e “S’il allait mourir ?” » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă  sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien c’est ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă  Dieu qu’il ne me punisse pas comme cela, qu’il Ă©loigne ce calice
 » Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. À la fin de l’étude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă  voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne l’ordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. L’abbĂ© Russec paraĂźt Ă  la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et s’en va. C’est le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă  Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de l’infirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin l’abbĂ© Levrou est venu voir l’enfant ; il l’a Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux s’agrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il l’a rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous n’ĂȘtes pas abandonnĂ©. » C’est vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ  dit, les larmes aux yeux, la sƓur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. À Lourdes, Ă  la Salette, Ă  FourviĂšres, Ă  Einsideln, Ă  Notre-Dame des Victoires, Ă  la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă  sa cousine, SupĂ©rieure des SƓurs de Sainte-Marie d’Angers, Ă  son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SƓurs de Saint-Joseph de Bourg, et l’abbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CƓur Ă  Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă  l’abri de l’invisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, d’abord, et de s’offrir gĂ©nĂ©reusement Ă  la volontĂ© de Celui qui l’a créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. L’abbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et l’enfant qui vient d’avouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit l’abbĂ©, Ă  tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare qu’il pardonne Ă  tous, mĂȘme Ă  celui qui l’a mis dans cet Ă©tat, Ă  ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă  la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă  l’ñge oĂč l’on devrait, semble-t-il, s’accrocher le plus obstinĂ©ment Ă  la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice qu’on fait gĂ©nĂ©reusement Ă  quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă  cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit l’abbĂ©, promettez Ă  Dieu de l’aimer toujours par dessus tout, par dessus tous, d’ĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et l’ExtrĂȘme-Onction. » Lorsqu’il rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur l’enfant de chƓur. Non, ce n’est pas lui », mais Luce Aubert. L’abbĂ© Levrou n’a pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler l’enfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il n’a plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant qu’il ait pitiĂ© de ses parents, qu’il ait pitiĂ© de celui qui n’est pas là
 À midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et d’éviter les clameurs d’ensemble et les cris aigus. » Il n’en fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă  peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain l’abbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent d’entrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de l’infirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux d’étamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă  la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate l’accompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă  l’abbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de l’organisme. La plus dangereuse pĂ©riode c’est la premiĂšre semaine. S’il la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă  supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut qu’il rĂ©siste jusqu’au prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, c’est donc encore trois jours d’angoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs l’arrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ  l’accompagnement silencieux d’un cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX – UNE DISPARITION Georges n’était pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par d’intimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes s’évadait de la cour pour s’enfermer dans la sacristie. Assis prĂšs d’une armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. C’était Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce n’était pas un monstre complet ; il n’avait espĂ©rĂ© qu’une histoire Ă  faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă  la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort n’était jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusqu’à l’infirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ  il avait pu entrevoir Ă  travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante d’Antone. Cette vue l’avait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait d’apprendre la mort qu’il avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă  qui tout riait, la fortune, l’avenir, la famille, la sympathie universelle, il l’avait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour n’ĂȘtre pas vues pleurant, vers l’interne silencieux qui humectait ses lĂšvres entr’ouvertes, vers la sƓur, Ă©grenant Ă  l’écart d’une voix de source les avĂ©s de son rosaire. À tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui m’avez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui m’aimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir l’emplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de l’insupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer d’affreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains
 Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant l’étude du soir. Il avait lu sa lettre et l’avait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă  tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre l’a Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusqu’ici et que je n’aurais jamais soupçonnĂ©, s’il n’était venu m’avouer sa faute. Il m’a demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă  vous et Ă  Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je l’assurer de votre pardon, comme de celui d’Antone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de l’infĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense qu’il dĂ©sire la guĂ©rison d’Antone. Il dĂ©clare qu’il fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine s’y oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă  la merci d’une montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut l’exciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a dĂ» faire auprĂšs d’Antone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que l’émotion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă  Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il n’a plus d’espĂ©rance. Pour qu’on l’empĂȘche d’approcher son ami, il faut qu’en effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă  l’étude, au rĂ©fectoire, Ă  la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. À la priĂšre du soir l’économe renouvelle la recommandation d’Antone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă  l’intention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez l’abbĂ© Levrou dont c’est le mot habituel, mais pour l’Économe que signifie cette façon de nommer Antone comme s’il avait de sept Ă  dix ans, alors qu’il en a quatorze ? Le lendemain, Ă  la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs d’elles un homme d’une grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes d’un joueur. C’était Monsieur Ramon avec sa femme et ses sƓurs. Il fallait que l’état de l’enfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour qu’ils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© qu’il fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour qu’à la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille s’agenouiller sur la marche du chƓur. Antone s’était assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. À huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il n’a plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sƓur disait vrai. L’abbĂ© Levrou vient dire la messe Ă  la chapelle de l’infirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă  jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre s’est penchĂ©e sur lui. À le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. C’est le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de s’éloigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă  la longue tout s’émousse et les jeux ont repris comme avant la maladie d’Antone ; il faut maintenant toute l’énergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon s’endort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et s’abaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone s’agite mille idĂ©es confuses l’assaillent et voici que s’implante en lui la certitude que Georges MorĂšre l’abandonne ; c’est fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre n’est pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque d’affection, d’intĂ©rĂȘt ; pourquoi ? C’est qu’il le juge coupable, qu’il ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă  cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne n’aurait empĂȘchĂ© Antone d’accourir. Puis il s’accuse, c’est mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă  sa mĂšre et Ă  son pĂšre. D’une voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cƓur la mĂšre qui s’éveille et s’approche Tu veux boire, Tonio ? – Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il l’embrasse et lui murmure Ă  l’oreille Je te demande pardon
 – Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint l’enfant, les tantes aussi Qu’est-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre s’abat en larmes sur le bord du lit, tandis qu’Antone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă  son pĂšre en l’embrassant Ă  peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon
 de tout
 » Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi
 Pardon tante Zaza
 » et elles Ă©clatent en sanglots. La sƓur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse d’elle-mĂȘme, prononce C’est bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă  peu les sanglots s’apaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cƓurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă  Georges Ah ! l’ingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, c’est vous que j’aime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă  41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sƓur au SupĂ©rieur. On l’a trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusqu’ici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le d’achever son Ɠuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, d’accorder Ă  Antone Ramon une nuit de bon repos, d’écarter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. l’Économe Ă  son tour prononce d’une voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et d’en Ă©loigner tous les piĂšges de l’ennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X – DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir d’un pas lourd. Une angoisse l’étreint Ă  l’étouffer. C’est la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă  cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et c’est le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e d’un domestique il le voit se diriger vers l’infirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans l’allĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il s’éloigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă  peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis qu’Antone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre qu’au rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu n’est pas flĂ©chi, n’est-ce pas l’issue le plus Ă  craindre ? Dieu veut qu’on lui fasse violence, qu’on le prie. Georges s’est levĂ© sans bruit, il s’habille, il se jette Ă  genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă  passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cƓur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il s’accuse d’avoir manquĂ© Ă  tous ses devoirs, il avoue Ă  la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă  l’égard d’Antone comme il l’a traitĂ© durement, qu’il a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il s’est cru une perfection, Ă  cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© qu’il y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă  tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone l’a aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. S’il l’a quittĂ© de rage d’ĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il s’est tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il s’est tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, n’avoir mĂȘme pas vu qu’il se sacrifiait Ă  ma peur ! » Alors Georges commence Ă  comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte qu’il a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis c’est la Vierge qu’il invoque. Notre-Dame de Lourdes qu’Antone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue l’accable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă  dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă  Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le
 Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui
 » et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă  dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et l’endort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de l’abbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă  l’heure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre l’abbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre l’oreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ  sur son corps maigrelet dessine d’horribles plis. C’est cela Antone ! Georges comprend. Oui c’est bien le petit Antone. Il halĂšte Ă  grand bruit et Ă  chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en s’approchant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă  sa souffrance ; il n’a mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă  genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© l’abbĂ© Levrou, malgrĂ© la sƓur qui lui font signe. Ce n’est plus Antone, c’est un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle l’air bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas l’aspirer Ă  temps. Parlez-lui un peu, » dit l’abbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone c’est moi, c’est Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il s’est arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux d’épouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers l’abbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă  haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile d’insister, l’abbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. – Oh ! non. – Si, » dit l’abbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par l’abbĂ© Levrou. Mais Ă  peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit l’abbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. J’en ai vu d’aussi malades qu’Antone revenir Ă  la santĂ©. Couchez-vous, c’est le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© d’obĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il n’a plus d’espoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance l’écrase au point qu’il a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier d’un Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il s’offre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă  la place d’Antone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sƓurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il s’obstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu l’accepte. Puis l’idĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre l’a puni de songer Ă  la gloire militaire, qu’il voulait l’éprouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă  cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et c’est une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » À la fin d’autres scrupules l’assaillent il lui semble qu’il manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, qu’il propose un marchĂ© Ă  Dieu, qu’il pose des conditions. Alors il se contente de dire J’ai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si
 » Et soudain tout son cƓur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, l’importunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de l’aveugle de JĂ©richo. C’est cela ; il faudrait qu’il eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă  la chapelle Oui, se dit-il, j’entrerai, je me jetterai Ă  terre sous la veilleuse et lĂ  je pleurerai jusqu’au jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je m’étendrai Ă  terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement “Seigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira, ouvrez-moi, c’est votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă  vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, d’avoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.” » Le voici debout. Mais tandis qu’il s’habille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă  lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? – Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone
 – Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il n’ose dire Ă  cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de l’habitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce qu’on est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă  un appel, de ne pas accomplir l’acte attendu, l’acte qui lui obtiendrait la guĂ©rison d’Antone. CHAPITRE XI – LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e s’agite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens qu’il est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entr’ouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă  jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et qu’on manie cependant avec prĂ©caution, car c’est Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă  peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures s’accusent dans l’aube blĂȘme. Quatre heures sonnent. C’est le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative s’impose Ă  son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; s’il est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă  sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! s’il Ă©tait mort ! » L’abbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce qu’ils ont dĂ©jĂ  prouvĂ© leur impuissance Ă  lutter contre leurs passions, parce qu’ils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans d’autres cƓurs qu’il se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă  lui dĂšs l’adolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de l’ñge mĂ»r. Parfois aussi il se sert d’une Ăąme pour en Ă©clairer d’autres. Un deuil rend la bontĂ© Ă  des cƓurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et c’est vrai. Georges n’est-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille d’Antone, et n’a-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais s’il le croit, s’il le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Qu’il laisse agir cet amour divin, qu’il s’y abandonne comme Antone. C’est une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, l’apaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă  l’Amour. » Ainsi, Ă  l’aube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă  l’ancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă  force de prier pour Antone, il l’a comprise Qu’importe la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits d’un obscur collĂšge, Ă  l’ñge oĂč, croit-on, l’on ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire d’Antone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et c’est bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. N’a-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, n’a-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple d’orgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et d’impudeur, les Miagrin d’hypocrisie et de bassesse ? Et il s’humilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu l’éclaire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă  tout appel, attentif Ă  remplir sa vie, c’est-Ă -dire Ă  se dĂ©vouer. L’horloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans l’alcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ  le surveillant s’habille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cƓur prĂȘt Ă  lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart d’heure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit d’insomnie. Puisqu’il est soumis Ă  Dieu, puisqu’avec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă  la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos d’esprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui l’a tant aimĂ© et que lui n’a pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. S’il peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il l’entraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă  Sylans. En quelque lieu que ce soit, c’est pour Dieu qu’il faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus qu’un dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă  la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute l’angoisse de la nuit cherche Ă  le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă  accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si c’est la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si c’est le salut. Enfin l’horloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre s’est assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. À mesure que les coups de l’horloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă  s’agenouiller, il n’ose encore se livrer Ă  la joie. Brusquement le lourd battant d’airain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, s’interrogent Hein
 quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort
 Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant s’est avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance l’appel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. – BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis qu’il Ă©teint l’inutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe — Janvier 2010 — – Élaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă  l’élaboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. – Dispositions Les livres que nous mettons Ă  votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă  une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu
 – QualitĂ© Les textes sont livrĂ©s tels quels sans garantie de leur intĂ©gritĂ© parfaite par rapport Ă  l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rĂ©tribuĂ©s et que nous essayons de promouvoir la culture littĂ©raire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES. Fortnite, Ftn, Quetes, dĂ©fis, quests, Bonus, phases, paliers, Chapter 3, Season 1 Page 4 - Semaine 3 Avec la Saison 1 du Chapitre 3, de nouvelles QuĂȘtes de Saison sont disponibles afin de gagner de l'EXP pour son Passe de combat. Voici les quĂȘtes de saison de la Semaine 3. Voici toutes les QuĂȘtes de Saison activĂ©es en Semaine 3 Fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă  glaçons 5 25 000 Glisser sans interruption sur 25 m 1 25 000 Rebondir 5 fois sur les rebondisseurs de Spider-Man sans toucher le sol 1 25 000 Parler Ă  Guaco, Ă  Jonesy du bunker et Ă  l'Experte des cĂąlins 3 25 000 Obtenir des objets entreposĂ©es dans une tente 2 25 000 Infliger des dĂ©gĂąts Ă  des adversaires Ă  Rocky Reels ou Condo Canyon 75 25 000 Toucher des points faibles en collectant 100 25 000 Revenir au sommaire

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