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Lieux De Rencontre Aix En Provence. Il est nĂ© en 1710 quelque part entre lâAfrique dâaujourdâhui le LibĂ©ria et le BĂ©nin le mathĂ©maticien Thomas Fuller, familiĂšrement connu sous le nom de Virginia Calculator, mais par une facultĂ© merveilleuse Ă©tait capable dâeffectuer les calculs les plus Benjamin Rush de Philadelphie Penn Dans une lettre adressĂ©e Ă un homme rĂ©sidant Ă Manchester, en que lâaudience des pouvoirs phĂ©nomĂ©naux de mathĂ©matiques Negro Tom », il, en compagnie dâautres messieurs qui passent Ă travers la Virginie, envoyĂ©e pour lui;Un de ces messieurs lui a demandĂ© combien de secondes un homme de soixante-dix ans, quelques mois impairs, semaines et jours, avaient vĂ©cu, il a donnĂ© le nombre exact dâune minute et demie;Le monsieur a pris un stylo, et aprĂšs quelques figurer dit Tom, il doit se tromper, que le nombre Ă©tait trop grand. Top, massa ! » sĂ©cria Tom, Vous hab laissĂ© de cĂŽtĂ© les annĂ©es bissextiles De ! »;Et bien sĂ»r, sur lâinclusion des annĂ©es bissextiles dans le calcul, le nombre donnĂ© par Tom Ă©tait correct. Il a Ă©tĂ© visitĂ© par William Hartshorn et Samuel Coates, dit M. Needles, de cette ville Philadelphie, et a donnĂ© les bonnes rĂ©ponses Ă toutes leurs questions telles que combien de secondes il y a un an et demi ? Dans deux minutes, il a rĂ©pondu 47 304 000;Combien de secondes dans 70 annĂ©es, dix-sept jours, douze heures ?? Dans une minute et demie, 2 110 500 800. Quâil Ă©tait un prodige, ne sera pas question. Il Ă©tait la merveille de lâ Fuller, Le mathĂ©maticien Aujourdâhui, personne ne sait exactement comment Thomas Fuller effectuĂ© ses calculs Cependant, les algorithmes quâil utilise sont probablement fondĂ©s sur les systĂšmes traditionnels de comptage Africaine;Les gens de la rĂ©gion Yoruba au sud-ouest du Nigeria ont un systĂšme de comptage complexe avec un nombre trĂšs Ă©levĂ© qui remonte probablement Ă lâĂ©poque de Fuller;EuropĂ©ens qui arrivent dans la rĂ©gion ont Ă©tĂ© surpris par la complexitĂ© de Yorouba numĂ©ration. Il est pensĂ© pour avoir mis au point de compter les cauris qui ont Ă©tĂ© utilisĂ©s pour la monnaie. Lâinflation Ă©conomique peut avoir suscitĂ© lâampleur des chiffres Ă compter;Yorouba numĂ©ration a une structure bien organisĂ©e, fondĂ©e vingt avec une base intermĂ©diaire dix, qui permet de calculer facilement et contient des dispositions pour un grand nombre comme les multiples et les pouvoirs de vingt ans; Yorouba utilise Ă©galement la soustraction qui est similaire Ă lâ IX » pour neuf en chiffres romains. Par exemple, le nombre de quinze Ă dix-neuf, sont exprimĂ© en soustractions vingt ans, le nombre de bases;Cela peut Ă©galement aider avec le calcul, puisque le calcul avec Vingt moins trois » pourrait ĂȘtre plus facile que de traiter avec dix-sept. Nous avons des preuves supplĂ©mentaires de capacitĂ©s de calcul supĂ©rieures sur la cĂŽte du BĂ©nin de 1732 le rĂ©cit de Jean Bardot des capacitĂ©s des habitants de Fida Fauvel & Gerdes, 1990; Les Fidasians sont si expert en gardant leurs accompts [comptes], quâils estiment facilement exact, et aussi vite par la mĂ©moire, comme nous pouvons le faire avec le stylo et lâencre, si le montant de la somme Ă jamais tant de milliers ce qui facilite beaucoup lâĂ©changer les EuropĂ©ens ont avec eux;TirĂ© dâun article de Thomas Fuller et sa capacitĂ© de calcul, Ă©crit par Sarah J. Greenwald, Appalachian State University Boone, Caroline du Nord; Amy Ksir, Ătats-Unis AcadĂ©mie navale dâAnnapolis, dans le Maryland ; Lawrence H. Shirley, lâUniversitĂ© de Towson, dans le Fuller, Le mathĂ©maticien Le suivant est paru dans plusieurs journaux au moment de sa mort MORT, NĂ©gro Tom, le cĂ©lĂšbre calculateur africain, ĂągĂ© de 80 ans;Il Ă©tait la propriĂ©tĂ© de Mme Elizabeth Cox, dâAlexandrie. Tom Ă©tait un homme trĂšs Noir;Il a Ă©tĂ© portĂ© Ă ce pays Ă lâĂąge de quatorze ans, et a Ă©tĂ© vendu comme esclave avec plusieurs de ses malheureux compatriotes; Cet homme Ă©tait un prodige. Bien quâil ne savait ni lire ni Ă©crire, il avait parfaitement acquis lâutilisation de lâĂ©numĂ©ration;Il pourrait donner le nombre de mois, jours, semaines, heures, minutes et secondes, pour une pĂ©riode de temps quâune personne a choisi de parler, ce qui permet dans ses calculs pour toutes les annĂ©es bissextiles qui se sont produits dans le temps; Il donnerait le nombre de poteaux, mĂštres, pieds, pouces et dâorge cors dans une distance donnĂ©e dire, le diamĂštre de lâorbite de la terre et dans chaque calcul, il produire la vraie rĂ©ponse en moins de temps que quatre-vingt-dix-neuf sur cent les hommes prennent leur plume;Et ce qui Ă©tait peut-ĂȘtre plus extraordinaire, mais interrompue au cours de ses calculs, et engagĂ© dans le discours sur tout autre sujet, ses opĂ©rations ne sont pas de ce fait dans le moins dĂ©rangĂ© ; il irait oĂč il avait laissĂ©, et pourrait donner tout et toutes les Ă©tapes par lesquelles le calcul avait passĂ©;Ainsi mourut de NĂ©gro Tom, cet arithmĂ©ticien ignorante, ce savant inculte. Ses possibilitĂ©s dâamĂ©lioration ont Ă©tĂ© Ă©gales Ă celles de milliers de ses semblables, ni la Royal Society de Londres, lâAcadĂ©mie des Sciences Ă Paris, ni mĂȘme un Newton lui-mĂȘme besoin ont eu honte de le reconnaĂźtre un frĂšre dans la science.
Jean-Baptiste Auguste BarrĂšs SOUVENIRS D'UN OFFICIER DE LA GRANDE ARMĂE PubliĂ©s par Maurice BarrĂšs, son petit-fils, en 1923 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » â Table des matiĂšres MON GRAND PĂRE LâABBĂ PIERRE-MAURICE BARRĂS SOUVENIRS DâUN OFFICIER DE LA GRANDE ARMĂE LâEMPIRE MON ADMISSION AUX VĂLITES DE LA GARDE LâARRIVĂE Ă PARIS LA CĂRĂMONIE DU SACRE LA DISTRIBUTION DES AIGLES UNE SOIRĂE AU PALAIS ROYAL DĂPART POUR LâITALIE JE DĂCIDE DE TENIR MON JOURNAL RETOUR EN FRANCE SĂJOUR Ă PARIS DĂPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE DâALLEMAGNE ENTRĂE EN ALLEMAGNE AUSTERLITZ SEPT MOIS Ă RUEIL GUERRE CONTRE LA PRUSSE IĂNA LâEMPEREUR ENTRE Ă BERLIN Ă LA RENCONTRE DES RUSSES EYLAU LâEMPEREUR GOĂTE LA SOUPE DE BARRĂS. HEILSBERG FRIEDLAND TILSITT RETOUR EN FRANCE ENTRĂE TRIOMPHALE DE LA GARDE Ă PARIS JE SUIS NOMMĂ SOUS-LIEUTENANT DIX-NEUF MOIS EN FRANCE ESPAGNE ET PORTUGAL CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 JE REĂOIS LA LĂGION DâHONNEUR LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN DRESDE LE DĂSASTRE DE LEIPSICK SIĂGE DE MAYENCE LA PREMIĂRE RESTAURATION LA RENTRĂE EN FRANCE PENDANT LES CENT-JOURS LA DEUXIĂME RESTAURATION LA TERREUR BLANCHE BARRĂS EST MIS EN DEMI-SOLDE CHEZ LâARCHEVĂQUE DE BORDEAUX DE SAINT-OMER Ă NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL SĂJOUR Ă NANCY MON MARIAGE CHARLES X UNE SĂANCE DE LâACADĂMIE FRANĂAISE DANS LA PLAINE DE GRENELLE LA RĂVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES LES TROIS GLORIEUSES â 27 JUILLET 28 JUILLET 29 JUILLET ADHĂSION AU NOUVEAU RĂGIME LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE REVUE DE LA GARDE NATIONALE LE DUC DâAUMALE A HUIT ANS PROMENADES DANS PARIS CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE DE METZ Ă WISSEMBOURG DIFFICULTĂS SCOLAIRES EN ALSACE LâALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN INSURRECTIONS Ă STRASBOURG ET Ă LYON LE CHOLĂRA DE 1832 UNE JOURNĂE RĂVOLUTIONNAIRE LA VIE Ă STRASBOURG APRĂS TRENTE ANS DE SERVICE Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique MON GRAND PĂRE Trois cahiers cartonnĂ©s, qui viennent de chez Wiener, papetier, rue des Dominicains, 53, Ă Nancy », et leurs nombreux feuillets couverts dâune Ă©criture paisible et claire, dĂ©jĂ bien palie par le temps ce sont les recueils oĂč mon grand-pĂšre BarrĂšs, officier de la Grande ArmĂ©e, ayant pris sa retraite Ă Charmes-sur-Moselle, transcrivit soigneusement les douzaines de petits carnets, souillĂ©s et dĂ©chirĂ©s, quâil avait, durant vingt ans, promenĂ©s dans son havresac sur toutes les routes de lâEurope. ItinĂ©raire », voilĂ le titre exact quâil donnait Ă ses Ă©tapes ; ItinĂ©raire et souvenirs dâun soldat devenu officier supĂ©rieur BarrĂšs, Jean-Baptiste, Auguste, nĂ© Ă Blesle Haute-Loire, le 25 juillet 1784, ou tableau succinct des journĂ©es de marche et de sĂ©jour dans les villes et villages de garnison et de passage, dans les camps et les cantonnements, tant en France quâen Allemagne, en Pologne, en Prusse, en Italie, en Espagne et en Portugal, depuis mon entrĂ©e au service le 27 juin 1804, jusquâau 6 juin 1835, Ă©poque de mon admission Ă la solde de retraite. » Je les ai toujours vus, ces cahiers olivĂątres, couleur de lâuniforme des chasseurs de la garde, et couleur aussi des lauriers dâApollon que jâadmirai, il y a huit ans, au vallon de DaphnĂ©, prĂšs dâAntioche de Syrie. Quand jâĂ©tais enfant, mon pĂšre me les a montrĂ©s, et, grand garçon, jâai obtenu de les lire. Sâil faut tout dire, je me penchais dessus avec plus de bonne volontĂ© que de plaisir. Je sentais que jâavais lĂ , dans mes mains, quelque chose qui intĂ©ressait religieusement mon pĂšre, et quâĂ sa mort, je recevrais comme son legs le plus prĂ©cieux, quelque chose entre lui, ma sĆur, moi, et nul autre. Mais alors je nâallais pas plus loin je ne sentais pas ma profonde parentĂ© avec mon grand-pĂšre. Il faut du temps pour que nous discernions le fond de notre ĂȘtre. Ă cette heure, la reconnaissance est complĂšte ; je ne me distingue pas de ceux qui me prĂ©cĂ©dĂšrent dans ma famille, et certainement leurs meilleurs moments me sont plus proches quâun grand nombre des jours et des annĂ©es que jâai vĂ©cus moi-mĂȘme et qui ne mâinspirent que lâindiffĂ©rence la plus dĂ©goĂ»tĂ©e. Aujourdâhui, dimanche matin, qui est le premier matin de mon sĂ©jour annuel Ă Charmes, je viens de faire au long de la Moselle le tour de promenade quây faisaient mon pĂšre et mon grand-pĂšre. La jeunesse du paysage Ă©tait Ă©blouissante, et son fond de silence, tragique. PrĂšs de la riviĂšre, quelques cris dâenfants effrayaient les poissons ; les oiseaux chantaient, sans auditoire ; les cloches des villages sonnaient Ă toute volĂ©e, et semaient Ă tout hasard leurs appels sĂ©culaires. Jâai achevĂ© ma matinĂ©e en allant au cimetiĂšre causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-pĂšre est mort Ă soixante-deux ans et tous les miens en moyenne Ă cet Ăąge ; elles mâavertissent quâil est temps que je rĂšgle mes affaires. Que nous serons bien lĂ ! » disait avec bon sens ce charmant fils de Jules Soury, quand il allait Ă Montparnasse visiter la tombe de sa mĂšre. Mais ce profond repos ne sourit pleinement quâĂ ceux qui ont rempli toute leur tĂąche et exĂ©cutĂ© leur programme. Or, je commence Ă me sentir un peu pressĂ© par le temps. Je dĂ©sirerais avant de mourir donner une idĂ©e de toutes les images qui mâont le plus occupĂ©. Ă quoi correspond cet instinct, qui est la chose du monde la plus rĂ©pandue ? Câest, je crois, lâeffet dâune sorte de piĂ©tĂ©, qui nous pousse Ă attester notre gratitude envers ce que nous avons reconnu de plus beau, au long de notre existence. On veut se dĂ©finir, payer ses dettes, chanter son action de grĂące. Explication bien incertaine, mais il sâagit du plus vague dĂ©sir de vĂ©nĂ©ration et dâune espĂšce dâhymne religieux, murmurĂ© au seuil du tombeau. Jâai toujours projetĂ© dâĂ©tablir pour moi-mĂȘme, sous ce titre Ce que je dois », un tableau sommaire des obligations quâau cours de ma vie jâai contractĂ©es envers les ĂȘtres et les circonstances. Si je suis un artiste, un poĂšte, je nâai fait quâexĂ©cuter la musique qui reposait dans le cĆur de mes parents et dans lâhorizon oĂč jâai, dĂšs avant ma naissance, respirĂ©. Tout ce que je connais de mon pĂšre et de ma mĂšre mâassure dans cette conviction. Quâest-ce que mes livres ? Jâai racontĂ© un peu dâEspagne et dâAsie ; jâai travaillĂ© Ă la dĂ©fense de lâesprit français contre le germanisme ; jâai magnifiĂ© la Lorraine. Eh bien ! jâai vu mon pĂšre sâenchanter Ă Charmes, toute sa vie, des images quâil avait rapportĂ©es dâun voyage quâil fit, vers 1850, en AlgĂ©rie, en Tunisie et Ă Malte. Ma piĂ©tĂ© pour lâarmĂ©e, pour le gĂ©nie de lâEmpereur et pour la gloire, semble prolonger les Ă©motions quâa connues mon grand-pĂšre et lâĂ©blouissement que lui laissĂšrent, au milieu de ses misĂšres de soldat, certaines matinĂ©es dâEspagne et de Portugal. Ses expĂ©riences demeurent la racine maĂźtresse qui a nourri mes livres dâune sĂšve dont le romantisme latent Ă©tait dâavance rĂ©sorbĂ© par son robuste sens de la vie. Enfin, si jâai tant parlĂ©, peut-ĂȘtre avec excĂšs du moins parfois mes meilleurs amis mâen ont plaisantĂ©, des choses que jâai vues dans lâhorizon de Charmes, je suivais lâexemple de mon arriĂšre-grand-pĂšre BarrĂšs le pĂšre de lâauteur de ces Souvenirs, qui a publiĂ© une monographie du canton oĂč lui-mĂȘme vivait Description topographique du ci-devant canton de Blesle, au Puy, an IX. De toutes les idĂ©es auxquelles je me suis vouĂ©, aucune nâest plus ancrĂ©e en moi que la sensation de ma dĂ©pendance familiale et terrienne. Jâai ma vie propre, certes, mais limitĂ©e dans mes quatre saisons et attachĂ©e Ă une collectivitĂ© plus forte. Ainsi je songe, au cimetiĂšre, prĂšs de la tombe de mes parents. Quelques hauts peupliers dĂ©corent ce champ du repos et je les regarde frissonner sous le vent. Dans la campagne au loin, le mĂȘme coup de vent met en Ă©moi les bois des cĂŽtes et les vergers de mirabelliers. Chacun de nous est pareil Ă lâune quelconque de leurs feuilles. Ardeur pour conquĂ©rir un surcroĂźt de sĂšve et de lumiĂšre, et puis, soudain, le dĂ©tachement et la mort. Je publie les MĂ©moires de BarrĂšs pour quâils servent de prĂ©face et dâĂ©claircissement Ă tout ce que jâai Ă©crit. Un jeune homme est arrachĂ©, dĂ©racinĂ©, par les secousses de la RĂ©volution, dâune petite ville oĂč les siens vivaient, Ă leur connaissance, depuis cinq siĂšcles. Il parcourt le monde, il amasse des thĂšmes qui devaient dâautant plus le frapper quâil appartenait Ă une race immobile, et puis, pour finir, il vient se rĂ©enraciner au sein dâune famille lorraine dans une petite ville, toutes pareilles Ă sa propre famille et Ă sa ville natale. VoilĂ mon grand-pĂšre, voilĂ les origines de la poignĂ©e dâidĂ©es et de sentiments oĂč je me tiens avec tant de monotonie. * * * * NĂ© Ă Blesle, en Auvergne, en 1784, mon grand-pĂšre BarrĂšs repose Ă Charmes, en Lorraine, sous une pierre de grĂšs vosgien, datĂ©e de 1849. Câest le seul dĂ©placement que je sache que ma famille ait accompli depuis le quinziĂšme siĂšcle. De pĂšre en fils, nous avons voulu naĂźtre, vivre et mourir dans la mĂȘme maison », dans cette petite ville de Blesle, oĂč, notaires et mĂ©decins, nous remontons jusquâĂ un Pierre BarrĂšs dont le savant M. Paul le Blanc possĂ©dait un titre, datĂ© de 1489. Avant ce Pierre BarrĂšs, nous Ă©tions Ă Saint-Flour, oĂč un autre Pierre-Maurice BarrĂšs joue un rĂŽle durant la guerre de Cent ans, et, loin dans le temps, nous venions de ce vieux pays de BarrĂšs » le pagus Barrensis des cartulaires mĂ©rovingiens, que jalonnent Murrat-de-BarrĂšs, Lacapelle-BarrĂšs, Mur de BarrĂšs, Lacroix BarrĂšs, et dont vraisemblablement nous avons reçu notre nom. Ce gĂźte sĂ©culaire, ce rĂ©duit du Plateau Central, mon grand-pĂšre lâa Ă©changĂ© contre un abri non moins ancien, quand il est venu prendre place au foyer dâune famille lorraine aussi sĂ©dentaire que la sienne. Ah ! du temps que les Français ne sâaimaient pas », quand mes jeunes camarades de la Revue blanche demandaient Ă Herr, le fameux bibliothĂ©caire de lâĂcole normale, quâil rĂ©digeĂąt en leur nom, contre moi, une bulle dâexcommunication, ils eurent bien de la divination de me flĂ©trir comme le produit typique des petites villes françaises. Jâai le bonheur dâĂȘtre cela. Je nâai pas connu mon grand-pĂšre. Il est mort treize annĂ©es avant ma naissance, mais beaucoup de vieilles personnes mâont parlĂ© de lui, dans Charmes, qui se rappellent ses maniĂšres, aimables, un peu sĂ©vĂšres et cĂ©rĂ©monieuses. Nos petites villes de lâEst regorgeaient alors dâanciens officiers de la Grande ArmĂ©e. Ă Charmes, dans le mĂȘme temps, je me vois un autre aĂŻeul, le grand-pĂšre de ma mĂšre, qui, lui aussi, avait fait les guerres de lâEmpire, mais qui nâa pas laissĂ© de MĂ©moires. Câest avec de tels hommes que causaient les Erckmann-Chatrian. Je suis sĂ»r que, pour Ă©crire leur Conscrit de 1813, les deux romanciers lorrains ont eu Ă leur disposition des documents semblables Ă celui que je publie. Ils nâauraient eu quâĂ prendre les premiers feuillets de BarrĂšs, ses Ă©tapes de jeune engagĂ© du Puy Ă Paris, sa premiĂšre vision du gĂ©nĂ©ral Bonaparte dans la cour du Louvre, et son installation Ă la caserne de Rueil, pour ajouter un chef-dâĆuvre Ă leur sĂ©rie nationale. Ces retraitĂ©s de la Grande ArmĂ©e Ă©taient trĂšs bien vus de la population lorraine. Elle les adoptait sans rĂ©serve. NĂ© Ă Charmes dâun pĂšre qui y Ă©tait nĂ©, tout entourĂ© des parents de ma mĂšre et de ma grand-mĂšre, qui appartenaient, de temps immĂ©morial, Ă cette petite ville, je nâai jamais soupçonnĂ©, durant mon enfance, que je fusse reliĂ© Ă un autre terroir, et je ne vois pas non plus que mon grand-pĂšre, devenu veuf, ait songĂ© Ă regagner le pays de son pĂšre. Il avait fait sien le pays de sa femme, et, une fois la copie de son ItinĂ©raire achevĂ©e, il se mit Ă Ă©crire successivement une histoire de la province dâAuvergne et une histoire du duchĂ© de Lorraine. CâĂ©tait un homme qui avait plus dâĂ©ducation que dâinstruction, mais une trĂšs vive curiositĂ© dâesprit. Jâai passĂ© mes premiĂšres annĂ©es de lecture Ă feuilleter ses livres et ceux quâil achetait Ă son petit garçon, son fils unique, mon pĂšre. Jâai Ă©tĂ© formĂ© par leur Walter Scott et leur Fenimore Cooper. Jadis, je pensais que son ItinĂ©raire manquait de talent littĂ©raire. Ce nâest plus mon avis. Mon grand-pĂšre raconte avec une parfaite clartĂ© ce quâil a vu, et parfois des choses charmantes. On croirait son attention tout enfermĂ©e dans les soins du service et dans lâhorizon de son Ă©tape, mais çà et lĂ une note nous rĂ©vĂšle ce quâil avait en outre dans lâesprit. Jâaime sa gaietĂ© quand, jeune soldat de vingt ans, au soir de la bataille dâIĂ©na, le hasard loge son escouade dans un pensionnat de demoiselles Les oiseaux sâĂ©taient envolĂ©s, en laissant leurs plumes les pianos, les guitares, une partie de leurs hardes, de charmants dessins, des gravures et des livres⊠» Jâaime le souvenir quâil garde dâune minute en Allemagne, au lendemain des jours effroyables de Leipzig Jâai vu dans le village dâOber-Thomaswald, pour la seule fois de ma vie, une espĂšce de rosier dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. » Et cela me plait que, vieil homme, il ait maintenu, dans sa rĂ©daction de Charmes, ce trait naĂŻf quâil trouvait dans son carnet de Friedland, un trait de lâĂ©ternel dĂ©sir de paraĂźtre dâun jeune Français Nos bonnets Ă poil Ă©taient devenus laids et hideux. On nous les remplaça. Jâeus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers ! » Et il nâa pas que la sensibilitĂ© de lâimagination, mais la plus profonde, la plus noble, celle du cĆur. Ă Lutzen, il Ă©crit Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien. Pas un ne quitta les rangs, et il y en eut quâon avait laissĂ©s derriĂšre, parce quâils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leurs places. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă ne pouvoir marcher, venaient me demander Ă quitter la compagnie pour aller se faire panser. CâĂ©tait une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă leur supĂ©rieur, qui affligeait plus quâelle nâĂ©tonnait. » * * * * Je mâarrĂȘte. Il ne sâagit pas que jâanalyse cet ItinĂ©raire, puisquâon va lire les parties essentielles. Câest le MĂ©morial de toute une existence. ForcĂ© dâen rayer une multitude de journĂ©es, jâen laisse assez pour que le lecteur accompagne BarrĂšs dans ses principales Ă©tapes. On verra le joyeux dĂ©part du jeune homme, quand il sâĂ©loigne de la maison paternelle, Ă lâĂąge des plus vives curiositĂ©s ; on sâintĂ©ressera aux visions nombreuses quâun chasseur de la Garde impĂ©riale eu nĂ©cessairement du Grand Homme, dont il lui fut donnĂ© en outre de recevoir Ă plusieurs reprises la parole directe ; on lâentendra raconter ses batailles et ses fatigues ; on connaĂźtra son profond sentiment du devoir et de lâhonneur, un sentiment dont lâexpression nâa jamais rien de lyrique ni de théùtral, mais si clair et si vrai ! En 1815, on le verra en demi-solde. La morgue des Ă©migrĂ©s Ă leur retour, et les offenses que certains dâentre eux avaient la folie de prodiguer Ă des hommes dont la noblesse et la vertu venaient de conquĂ©rir des titres aussi beaux que ceux des croisades, mon grand-pĂšre les dĂ©crit, dans une multitude de petits traits, quâil nâĂ©tait pas dans le programme de Balzac de recueillir, mais dignes de ce grand historien des mĆurs, et qui font toucher du doigt lâextrĂȘme difficultĂ© oĂč se heurte chez nous une restauration monarchique. Le roi est revenu en 1815 avec un titre et un prestige certains il reprĂ©sentait lâautoritĂ© dont tous avaient besoin. Mais Ă quelle utilitĂ© rĂ©pondait cette multitude de nobles, rĂ©duits Ă reconquĂ©rir un Ă un, par leur fiertĂ© et leur savoir-faire, le rang que dans leur imagination seule ils continuaient dâoccuper ? Le chef, câest lâhomme dont chacun a besoin, et il est dâautant plus le chef que chacun se sent plus incapable de le remplacer. BarrĂšs nous aide Ă comprendre que les Français de 1815 nâavaient aucune idĂ©e de lâemploi quâil pouvaient faire de ducs, de marquis, de comtes et de vicomtes, et câest bien cet embarras de leur propre personnage qui invitait ceux-ci Ă des actes insupportables de fiertĂ©, dont ils nâauraient pas eu lâidĂ©e, jâimagine, au milieu dâun consentement unanime et dans une rĂ©elle activitĂ©. La rĂ©volution de 1830 fut moins un soulĂšvement de la France contre son roi que de chaque Français contre un ci-devant. Enfin arrivent son mariage, puis sa retraite et son installation dans la famille de sa femme, et alors nous recueillons ses derniĂšres paroles, sa philosophie de la vie et la morale de la fable. CâĂ©tait un soldat de la Grande ArmĂ©e, un de ces hommes grandioses et simples, un Ă©ternel trĂ©sor pour notre race. VoilĂ quel exemplaire humain mettaient au jour les petites villes de France, Ă la fin du dix-huitiĂšme siĂšcle. On nâa jamais possĂ©dĂ© un instrument plus solide et plus efficace pour les Ćuvres de la grande civilisation. Tandis que la haute sociĂ©tĂ©, Versailles et Paris avaient perdu leur Ă©quilibre intĂ©rieur, quel beau type dâhomme produisaient encore nos provinces, un type oĂč les Ă©nergies physiques et morales sont toujours prĂȘtes Ă se dĂ©ployer sans violence ! Nulle inquiĂ©tude, nulle attente, jamais dâennui, aucun mal du siĂšcle, mais une plĂ©nitude de force paisible. Personne, Ă moins de lire de telles pages, ne peut imaginer quâon ait vĂ©cu une vie aussi variĂ©e, si dangereuse, si voisine du plus grand gĂ©nie, et quâon soit demeurĂ© cet esprit exact, sensible et sĂ©vĂšre, dâune harmonie parfaite. Ce nâest pas que BarrĂšs se soustraie au don que lâEmpereur possĂ©dait dâenlever les Ăąmes. Lisez son rĂ©cit de la scĂšne quâil vit, la veille dâAusterlitz, quand, au bivouac oĂč son bataillon sommeillait, soudain NapolĂ©on apparut dans la nuit, tenant Ă la main une lettre Un de nous prit une poignĂ©e de paille et lâalluma pour faciliter sa lecture. De notre bivouac il fut Ă un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es en criant Vive lâEmpereur ! » Ces cris dâamour et dâenthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte que, sur des lieues, en avant, en arriĂšre, ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral et que lâEmpereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. » VoilĂ ce que vit mon grand-pĂšre le gĂ©nie enveloppĂ© par les flammes de lâenthousiasme et de lâamour. Et le lendemain, alors quâavec ses camarades de la Garde, BarrĂšs gravissait les hauteurs du plateau pour entrer dans la bataille au cri de Vive lâEmpereur ! » lâEmpereur lui-mĂȘme les aborda. AprĂšs nous avoir fait signe de la main quâil voulait parler, il nous dit dâune voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe. Colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris. Rien nâa rĂ©sistĂ© Ă leur intrĂ©pide valeur. Vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt, pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons » De telles minutes marquent de leur sceau toute une race. Mais cet enfant de vingt ans, ce soldat de la Garde impĂ©riale prend le contact de ce Multiplicateur de lâenthousiasme sans se laisser entamer par aucun dĂ©sordre. Il nous raconte des scĂšnes qui sont le lieu de naissance du romantisme et dĂ©pose leur souvenir, sans un mot théùtral, dans le sanctuaire de son cĆur. Tous sont Ă©mus jusquâau fond de lâĂąme, mais dans leur premier Ă©tonnement, ils ne brisent pas leur rĂ©serve native, et la moisson lyrique ne naĂźtra que plus tard. Câest au long du dix-neuviĂšme siĂšcle, que ces instants inouĂŻs viendront comme des revenants agiter les fils des hĂ©ros, et les empĂȘcheront de dormir. Quel mystique aliment, quelles riches Ă©pargnes bien dosĂ©es, quelle prĂ©paration de chaleur et dâĂ©clat ! De quel sacrement nos pĂšres participaient ! Ainsi naquit le romantisme que jâai essayĂ©, pour ma faible part, de juger et de mettre au point, sans jamais cesser de respecter ses ardeurs originaires, ou du moins voilĂ ses premiĂšres prĂ©parations. Fait remarquable, mon grand-pĂšre et ses frĂšres de gloire, tandis quâils introduisent dans le monde les Ă©lĂ©ments essentiels de cette fiĂšvre, nâen prĂ©sentent aucun symptĂŽme. Stendhal a dit le grand mot NapolĂ©on faisait travailler toute cette jeunesse⊠Lâaction lâabsorbait au point de supprimer toute nostalgie. Dans les pĂ©rils et les effroyables fatigues de la guerre, le soldat de lâĂ©popĂ©e peut quelquefois se replier sur lui-mĂȘme, et Ă©prouver un Ă©tonnement douloureux, si quelque injure est faite Ă des hĂ©ros ; mais, Ă lâordinaire, ces nobles gens vivaient coude Ă coude, dans un mĂȘme songe, dans la haute satisfaction dâĂȘtre des vainqueurs, couronnĂ©s de lauriers. Ils se dĂ©tournaient de la rĂ©alitĂ© quotidienne, parfois Ă©clairĂ©s dâune lumiĂšre si triste, pour sâenivrer du sentiment de lâhonneur. Ils avaient leur haute conscience dâeux-mĂȘmes, le tĂ©moignage retentissant de leur gloire dans les Bulletins de lâEmpereur, et lâadmiration de tous quand ils rentraient Ă Paris et dans leurs familles. La mĂ©lancolie et lâisolement, ces conditions indispensables du romantisme, nâapparaissent quâaprĂšs Waterloo et sous la Restauration, quand, devenus les brigands de la Loire » et les demi-soldes, ils subissent avec stupeur des humiliations quâils savaient nâavoir pas mĂ©ritĂ©es. Le sentiment de ne pas recevoir leur dĂ», un dĂ©saccord cruel avec la sociĂ©tĂ©, troublent profondĂ©ment, aprĂšs 1815, les soldats de la Grande ArmĂ©e, et les choses prennent alors pour eux une vibration tragique, toute nouvelle. Ils connaissent la solitude morale. De grands souvenirs, un cĆur humiliĂ© et isolĂ© cette fois, le romantisme est dotĂ© de ses deux raisons principales. Mais pour que ses fleurs apparussent, il fallait encore que le temps fĂźt son Ćuvre et que le recul créùt des mirages. Ces nobles soldats de la Grande ArmĂ©e, ces grands paysans, si je les vois bien, Ă©taient des esprits Ă enthousiasme circonscrit. Pas un mot sur lâau-delĂ , dans les souvenirs de mon grand-pĂšre. Aucune prĂ©occupation religieuse. La Garde impĂ©riale avait-elle des aumĂŽniers ? Je nâen sais rien aprĂšs lâavoir lu. Il semble que le baron Larrey, le cĂ©lĂšbre chirurgien, ait Ă©tĂ© chargĂ© de suffire Ă toutes les fins de vie de ces hĂ©ros. Ces initiateurs de grands rĂȘves sont prodigieusement affermis dans le rĂ©el. Le dĂ©sir dâavancement de mon grand-pĂšre est trĂšs sage. Lâavancement se donne Ă lâanciennetĂ©, aux blessures, aux occasions de se distinguer que le hasard de la guerre peut offrir et que les protections favorisent. Câest plus tard que les dynamismes dĂ©chaĂźnĂ©s se sont aimantĂ©s sur cette Ă©poque oĂč tous les mĂ©rites, sâest-on figurĂ©, recevaient du MaĂźtre une rĂ©compense immense et immĂ©diate. Ce lucide Stendhal lui-mĂȘme, dans sa vie de fonctionnaire de lâEmpire, ne nous laisse voir que des dĂ©sirs de carriĂšre courts et grossiers il voudrait quatre mille livres de rentes et toutes les femmes. Ce nâest pas le programme dâune grande vie. Il est tout entier dans ses petites sensualitĂ©s commodes, dans ses joies de garnisons, dans les curiositĂ©s et les ennuis de ses changements de rĂ©sidence. Nous sommes loin du temps oĂč son Julien Sorel, privĂ© dâun cadre social et projetĂ© dans lâinfini du dĂ©sir, fera du MĂ©morial de Sainte-HĂ©lĂšne un livre dâexcitation, un brĂ©viaire dâĂ©nergie. Vigny parle encore avec rĂ©pugnance dâun sentiment qui sâĂ©tait dĂ©veloppĂ© autour de NapolĂ©on et quâil appelle le sĂ©idisme lâidĂ©e que tout irait bien, si lâon Ă©tait fidĂšle au chef, quâon serait alors favorisĂ© de grades, de croix, de dotations, de titres. Senancour compare lâEmpereur Ă un conquĂ©rant asiatique, qui tient Ă ce que tout le monde soit Ă son rang, les chevaux, les chars dâassaut, les guerriers, les prĂȘtres, etc. Pour les ouvriers mĂȘmes de lâincomparable Ă©popĂ©e, la rĂ©alitĂ© compte seule, et sâil y a du frĂ©missement, ce nâest que dans le danger affrontĂ©, dans la discipline acceptĂ©e, dans lâaccomplissement de la tĂąche quotidienne. Vingt ans aprĂšs, câest autre chose. Vers 1827, le mirage est formĂ©, et le passĂ© prend une valeur dâexcitation. Le prestige est Ă©tabli. Le soleil romantique a montĂ© dans le ciel des imaginations, avec son efficace et toutes ses nuisances. Eux-mĂȘmes, les fils des soldats ne divinisent pas immĂ©diatement le CĂ©sar. Leur premier regard fut plutĂŽt un peu scandalisĂ©. LâintermĂšde venait dâĂȘtre si cruel la France saignĂ©e Ă blanc, les AlliĂ©s lui imposant une loi quâelle semblait avoir oubliĂ©e ! Voyez quel retard mettent Ă se romantiser, dans lâimagination de Victor Hugo, les Ă©tats de service de son pĂšre ! Il vit dâabord des images de sa mĂšre. Il sâoffre Ă relever la statue dâHenri IV, il cĂ©lĂšbre Quiberon, la VendĂ©e. Son pĂšre a capturĂ© Fra Diavolo, a Ă©tĂ© lâaide de camp du roi Joseph en Espagne, sâest promenĂ© glorieusement en Prusse, en Autriche ; eh bien ! le jeune poĂšte se prĂȘte plus volontiers Ă lâinfluence de son beau-frĂšre, M. Foucher, simple rond de cuir, chef de bureau au ministĂšre de la Guerre, un embusquĂ©. Il ne voit pas ce que les hommes dâAprĂšs la bataille et du CimetiĂšre dâEylau peuvent lui offrir, jusquâau moment oĂč le gĂ©nĂ©ral Hugo lui fait passer ses MĂ©moires et lâinvite Ă venir causer avec lui Ă Blois. Alors il sâenflamme, et dans le mĂȘme temps toute sa gĂ©nĂ©ration. Cependant les combattants, il semble que le goĂ»t de lâaction et un positivisme avant la lettre les maintinrent Ă©loignĂ©s, jusquâau bout, de toute espĂšce de transfiguration. ⊠Que ces vues nous Ă©clairent sur les origines spirituelles des gĂ©nĂ©rations avec lesquelles nous avons fait le voyage de la vie, et quâelles nous donnent un pressentiment de la mystĂ©rieuse influence que pourra exercer, dans dix ans, sur lâesprit français, la Grande Guerre dont nous venons dâĂȘtre les tĂ©moins ! Des ferments, qui nâont pas encore affleurĂ©, se prĂ©parent pour nos fils, dans les tranchĂ©es recouvertes. * * * * Je publie ces MĂ©moires, Ă lâĂąge oĂč mon grand-pĂšre acheva de les mettre au net. Jâen corrige les Ă©preuves, dans le lieu oĂč il les recopiait. Ă Charmes, il achevait, il y a un siĂšcle, son ItinĂ©raire, et dans ce mĂȘme horizon, je commence lâhistoire de ma vie, mon itinĂ©raire intellectuel. JâĂ©dite ses Ă©tapes, Ă©crites Ă lâaube du dix-neuviĂšme siĂšcle pour les placer, comme une prĂ©face, en tĂȘte de tout ce que jâai fait. Cependant, ce nâest pas dans une prĂ©occupation Ă©troitement personnelle ; je suis rassasiĂ© de moi-mĂȘme, et jâai cessĂ© de mâintĂ©resser Ă mes maniĂšres de sentir, qui me donnent du dĂ©sagrĂ©ment et mâemprisonnent depuis soixante ans jâai lâidĂ©e de publier ici un document qui appartient Ă la vie nationale. Ces sortes de mĂ©moires constituent une pierre de la maison française. En les examinant avec un siĂšcle de recul, je mâĂ©meus de sentir ce modeste soldat en parfait accord avec tant dâĂąmes nobles quâil nâa pas connues, quâil nâĂ©tait pas dans sa destinĂ©e de rencontrer, et qui pensaient Ă lui, elles et lui se coudoyant Ă son insu. Quand je lis ce que mon grand-pĂšre raconte de sa journĂ©e du Sacre, oĂč il faisait la haie sur le passage de lâEmpereur, je songe Ă ce que AndrĂ©-Marie AmpĂšre Ă©crivait, le mĂȘme soir, aprĂšs avoir vu le cortĂšge impĂ©rial. La vue dâun drapeau tout en lambeaux, dĂ©chirĂ© dans les guerres, et le froid moins rude ce jour-lĂ pour ceux qui sont sous les armes », voilĂ ce qui frappe ce grand homme, dâun si beau gĂ©nie et dâune si noble sensibilitĂ©. Il a une pensĂ©e, dâinconnu Ă inconnu, pour mon grand-pĂšre ; et moi, aprĂšs cent ans, jâĂ©prouve pour AndrĂ©-Marie AmpĂšre et son fils Jean-Jacques un mouvement dâamitiĂ©. Ainsi se forme la patrie dans les Ăąmes. Et puis de tels MĂ©moires constituent un Ă©lĂ©ment excellent, pour comprendre ce quâest une famille française, pour suivre la courbe de lâesprit national et pour distinguer le vrai dessein politique de la France. Quây voyons-nous essentiellement ? Je le rĂ©pĂšte un enfant du Plateau Central, arrachĂ© par la grande secousse rĂ©volutionnaire du gisement dont il faisait partie depuis des siĂšcles, oĂč tous les siens sâabritaient depuis la pĂ©riode gallo-romaine, et qui devient pour de longues annĂ©es un dĂ©fenseur de la France une et indivisible, jusquâĂ ce que les Ă©vĂ©nements lâamĂšnent Ă se fixer aux confins mĂȘme de la patrie quâil a servie, dans cette Lorraine oĂč il fait souche. Dans mon esprit, cette publication, si le temps le permet, sera Ă©clairĂ©e par dâautres, qui viendront ensuite la complĂ©ter. Jâai Ă commenter, avec mes souvenirs dâenfance, des lettres que je possĂšde de mon pĂšre et de ma mĂšre sur les Prussiens Ă Charmes, en 1870, et jusquâau paiement des cinq milliards. Il se peut que mon fils, quelque jour, comme tant de camarades, raconte ses quatre annĂ©es de la Grande Guerre, quâil a terminĂ©es dans un bataillon de chasseurs du recrutement des Vosges. De telles publications, Ă la fois glorieuses et communes, dont il nâest pas de famille française qui nâen puisse fournir de pareilles, rendent Ă©vidents et tangibles le pĂ©ril Ă©ternel auquel la France est exposĂ©e et la nĂ©cessitĂ© de maintenir notre antique conception de lâhonneur. MAURICE BARRĂS. Charmes, le 17 aoĂ»t 1922. LâABBĂ PIERRE-MAURICE BARRĂS Il est question, Ă plusieurs reprises, dans ces Souvenirs, et dĂšs leurs premiĂšres lignes, du frĂšre aĂźnĂ© de BarrĂšs, mon grand-oncle Pierre-Maurice BarrĂšs. Câest une figure intĂ©ressante et complexe, dont M. Ulysse Rouchon traçait, il y a peu, dans les DĂ©bats, un croquis attachant. Pierre-Maurice BarrĂšs, disait-il, nĂ© Ă Blesle, le 22 septembre 1766, Ă©tait lâun des derniers licenciĂ©s de lâantique Sorbonne. Il commença ses Ă©tudes sacerdotales au grand sĂ©minaire de Saint-Flour, et y reçut les ordres mineurs. Sous lâĂ©piscopat constitutionnel de son compatriote Delcher, curĂ© de Brioude, Ă©lu Ă©vĂȘque de la Haute-Loire, le 28 fĂ©vrier 1791, le jeune clerc, alors Ă©levĂ© au diaconat, vint au Puy, prĂȘta serment, et fut chargĂ©, en compagnie du cordelier Teyssier et de Bonnafox, curĂ© de Lempdes, de la rĂ©organisation du grand sĂ©minaire, abandonnĂ© par les sulpiciens insermentĂ©s. Les circonstances interrompirent le sĂ©jour de BarrĂšs au grand sĂ©minaire, Ă la fin de 1792, Ă©poque Ă laquelle la direction de lâĂ©tablissement fut remise aux vicaires Ă©piscopaux. Il quitta alors lâhabit ecclĂ©siastique, et, Ă lâorganisation de lâĂcole centrale du Puy, il fut pourvu, au choix, par arrĂȘtĂ© municipal du 3 frimaire an V, de la chaire de Belles-Lettres. BarrĂšs fut un des professeurs les plus distinguĂ©s et les plus dĂ©vouĂ©s de ce nouveau collĂšge. On le trouve, le 10 germinal an VII, prĂ©sidant un exercice dâĂ©loquence et parlant sur le prix et les caractĂšres de la vraie libertĂ© ; le 2 florĂ©al an VII, cĂ©lĂ©brant le centenaire de la mort de Racine⊠Le 15 fructidor an XII, les maĂźtres et les Ă©lĂšves de lâĂcole centrale se sĂ©paraient, mais, depuis cinq ans, Pierre BarrĂšs avait Ă©tĂ© appelĂ© Ă des fonctions plus Ă©levĂ©es. Lors de la crĂ©ation des prĂ©fectures, il avait Ă©tĂ© en effet dĂ©signĂ©, par dĂ©cret du 15 florĂ©al an VIII, comme secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la Haute-Loire. Pendant seize annĂ©es, lâancien professeur fut le collaborateur estimĂ© de lâadministration, et, sans exagĂ©ration, lâon peut dire que ce fut lui qui supporta, presque Ă lui seul, tout le poids des affaires dĂ©partementales. DouĂ© dâune rare activitĂ©, il menait de front les travaux de sa fonction, les plaisirs, les relations mondaines. Les missions les plus dĂ©licates lui furent confiĂ©es Ă diverses reprises. En 1812, il alla soutenir Ă Paris les droits de la ville du Puy Ă un lycĂ©e ; en 1816, il fut envoyĂ© Ă Lyon pour dĂ©fendre auprĂšs des Autrichiens les intĂ©rĂȘts du dĂ©partement. Son habile intervention, dans le rĂšglement des indemnitĂ©s dues aux troupes dâoccupation, lui valut la croix de la LĂ©gion dâhonneur. Parvenu de la sorte Ă une situation Ă©minente dans son propre pays, BarrĂšs aurait pu lĂ©gitimement entretenir de hautes ambitions, mais, Ă la suite dâune de ces crises de conscience qui sont lâapanage dâune Ă©lite, lâancien clerc, de retour au Puy, se dĂ©mit bientĂŽt de sa charge. La nouvelle provoqua un vif Ă©tonnement dans la rĂ©gion, et souleva de nombreux commentaires, mais dĂ©jĂ lâancien secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral se trouvait Ă Bordeaux, auprĂšs de son ami Cartal, supĂ©rieur du grand sĂ©minaire. Dix-huit mois aprĂšs cette retraite, Mgr dâAviau lâordonnait prĂȘtre, le nommait vicaire de la paroisse Saint-Michel, et, simultanĂ©ment, supplĂ©ant de morale Ă la FacultĂ© de ThĂ©ologie. Ces fonctions attirĂšrent lâattention sur Pierre BarrĂšs, qui devint grand vicaire le 1er avril 1819. PrĂ©dicateur trĂšs goĂ»tĂ©, directeur spirituel renommĂ©, lâabbĂ© fut, durant plusieurs annĂ©es, confesseur de la duchesse dâAngoulĂȘme. Le correspondant nâĂ©tait pas moins apprĂ©ciĂ©, au dire du regrettĂ© chanoine PailhĂšs ; et ses lettres, lĂ©guĂ©e avec tous ses papiers au grand sĂ©minaire, mĂ©riteraient les honneurs dâune publication spĂ©ciale qui ne manquerait pas dâintĂ©rĂȘt. Le 29 avril 1838, il mourut Ă Bordeaux, et fut inhumĂ© dans le caveau de la primatiale Saint-AndrĂ©. » Ainsi sâexprime le savant M. Ulysse Rouchon. Jâajouterai quâon trouve le nom de Pierre-Maurice BarrĂšs dans lâhistoire de Mme FourĂšs, la jolie personne qui avait Ă©tĂ© la maĂźtresse de Bonaparte en Ăgypte. LâabbĂ© PailhĂšs, bien connu par ses prĂ©cieux travaux sur Chateaubriand et sur Mme de Chateaubriand, mâavait Ă©crit quâil voulait peindre mon grand-oncle et faire connaĂźtre sa correspondance. Il disait que câĂ©tait un esprit qui avait de la profondeur. Je ne sais sâil avait Ă©clairci le mystĂšre de sa vie et lâĂ©nigme de sa conversion. M. B. LâEMPIRE Un arrĂȘtĂ© des consuls du 21 mars 1804 30 ventĂŽse an XII crĂ©a un corps de vĂ©lites, pour faire partie de la garde consulaire et ĂȘtre attachĂ© aux chasseurs et grenadiers Ă pied de cette troupe dâĂ©lite. Deux bataillons, de huit cents hommes chacun, devaient ĂȘtre formĂ©s, lâun Ă Ăcouen, sous le nom de chasseurs vĂ©lites, et lâautre Ă Fontainebleau, sous celui de grenadiers vĂ©lites. Pour y ĂȘtre admis, il fallait possĂ©der quelque instruction, appartenir Ă une famille honorable, avoir cinq pieds deux pouces au moins, ĂȘtre ĂągĂ© de moins de vingt ans, et payer 200 francs de pension. Les promesses dâavancement Ă©taient peu sĂ©duisantes, mais les personnes qui connaissaient lâesprit du gouvernement dâalors, le goĂ»t de la guerre chez le chef de lâĂtat, le dĂ©sir quâavait le Premier Consul de rallier toutes les opinions et de sâattacher toutes les familles, pensĂšrent que câĂ©tait une pĂ©piniĂšre dâofficiers quâil voulait crĂ©er, sous ce nom nouveau empruntĂ© aux Romains. Dans les premiers jours dâavril, mon frĂšre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du dĂ©partement de la Haute-Loire, mort vicaire gĂ©nĂ©ral de lâarchevĂȘque de Bordeaux en 1837, vint dans la famille pour proposer Ă mon pĂšre de me faire entrer dans ce corps privilĂ©giĂ©, sur lequel il fondait de grandes espĂ©rances dâavenir. LâidĂ©e de voir Paris, de connaĂźtre la France et peut-ĂȘtre des pays Ă©trangers, me fit accepter tout de suite la proposition qui mâĂ©tait faite, sans trop songer au difficile engagement que jâallais prendre. Mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je me dĂ©cidai sans peine Ă confirmer ma rĂ©solution spontanĂ©e, malgrĂ© tous les efforts que mes parents firent pour me dissuader dâentrer dans une carriĂšre aussi pĂ©nible et pĂ©rilleuse. MON ADMISSION AUX VĂLITES DE LA GARDE Le 18 mai 28 florĂ©al, le jour mĂȘme que NapolĂ©on Bonaparte, Premier Consul, fut proclamĂ© et saluĂ© empereur des Français, le ministre de la Guerre, Alexandre Berthier, signait lâadmission aux vĂ©lites de vingt-cinq jeunes gens du dĂ©partement qui sâĂ©taient prĂ©sentĂ©s pour y entrer. Le 20 juin, je me rendis au Puy, pour recevoir ma lettre de service et passer la revue. Le dĂ©part Ă©tait fixĂ© au 25. Je partis la veille pour voir encore une fois mes bons parents, et je restai avec eux jusquâau 27. Les derniers moments furent douloureux pour mon excellente et bien-aimĂ©e mĂšre. Mon pĂšre, moins dĂ©monstratif et plus raisonnable, montra plus de fermetĂ© ou de sang-froid, pour ne pas trop exciter mes regrets. Des larmes dans tous les yeux, la tristesse peinte sur tous les visages qui mâentouraient, mâĂ©murent profondĂ©ment et mâĂŽtaient tout mon courage. AprĂšs avoir payĂ© ma dette Ă la nature, je partis au galop pour cacher mes pleurs. Quelques heures aprĂšs, jâĂ©tais Ă Issoire, oĂč je rejoignis mes compagnons de voyage, mes futurs camarades de giberne. Je me mis aussitĂŽt sous les ordres du premier chef que ma nouvelle carriĂšre me donnait. CâĂ©tait un lieutenant du 21Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre, Corse de naissance, un des braves de lâexpĂ©dition dâĂgypte, trĂšs original, peu instruit, mais excellent homme. Il sâappelait Paravagna. Ce nâĂ©tait pas une petite mission que celle de conduire Ă Paris vingt-cinq jeunes tĂȘtes, passablement indĂ©pendantes, et nâayant encore aucun sentiment des devoirs que nous imposait notre position de recrues et de subordination. Il Ă©tait secondĂ© par un sergent, quâon nâĂ©coutait pas. Le 27 juin, nous Ă©tions Ă Issoire. Le 28, Ă Clermont, nous fĂ»mes conduits chez le sous-inspecteur aux revues, pour lui ĂȘtre prĂ©sentĂ©s. Il nous compta de sa fenĂȘtre, ce qui nous dĂ©plut fort, et lui attira de notre part quelques bons sarcasmes. Le 30, nous fĂźmes halte Ă Riom, le 1er juillet Ă Saint-Pourçain, le 2 Ă Moulins. Avant dâarriver Ă cette ville, nous fĂ»mes foudroyĂ©s par un orage effroyable, qui nous effraya par la masse dâeau quâil jeta sur nous et dont notre petit bagage fut entiĂšrement abĂźmĂ©. Nous ne repartĂźmes de Moulins que le 4, pour coucher Ă Saint-Pierre-le-Moutiers. Les dĂ©penses assez considĂ©rables que nous faisions, dans ces petites journĂ©es de marche, nous engagĂšrent Ă prendre des voitures, pour arriver plus tĂŽt Ă Paris. Le lieutenant sây opposa longtemps ; il nous menaça de nous faire arrĂȘter par la gendarmerie, si nous nous permettions de partir sans lui. On se moqua de lui et de ses menaces. Cependant, aprĂšs de longues discussions, on sâarrangea, en payant pour lui et le sergent. Ce dernier y perdait le pain de munition quâon lui laissait, et M. Paravagna quelques bons dĂźners quâon lui payait. Les concessions une fois faites de part et dâautre, nous montĂąmes en voiture, c'est-Ă -dire en pataches, quatre dans chacune, et partĂźmes fort satisfaits, quoique cahotĂ©s, moulus, et le corps brisĂ© de fatigue, dans ces vĂ©hicules barbares suspendus sur des essieux. Nous passĂąmes successivement Ă Pougues, la CharitĂ© sur Loire, Prouilly, Cosne, Briare, Montargis. Le 6 juillet, au soir, nous arrivĂąmes Ă Nemours et nous couchĂąmes. CâĂ©tait bien nĂ©cessaire, car nous avions les os brisĂ©s et le corps tout contus. Dans ce trajet de quarante lieues de poste, il mâarriva un accident, qui aurait bien pu mâarrĂȘter dĂšs les premiers jours de ma carriĂšre militaire. AprĂšs avoir gravi une cĂŽte Ă pied, je voulus monter dans ma patache sans la faire arrĂȘter. TrompĂ© par un lambeau de tapisserie, qui se trouvait entre la croupe du cheval et le devant de la voiture, jâappuyai ma main dessus et passai entre les deux, en tombant rudement sur la route. Par bonheur, aucun de mes membres ne se trouva sous le passage des roues. Jâen fus quitte pour quelques contusions et les plaisanteries de mes camarades. Le 7 juillet, Ă Nemours, nous montĂąmes dans de bonnes diligences et partĂźmes de grand matin. Ă Fontainebleau, quelques instants de repos nous donnĂšrent le temps de voir le chĂąteau et les vĂ©lites grenadiers, dĂ©jĂ arrivĂ©s, faire lâexercice. CâĂ©taient les jouissances qui nous attendaient, et aprĂšs lesquelles nous courions presque en poste. LâARRIVĂE Ă PARIS Le 7 juillet 1804, Ă 4 heures du soir, nous entrĂąmes Ă Paris par la rue du Faubourg Saint Victor, oĂč nous descendĂźmes de voiture. Une fois sur le pavĂ©, nous prĂźmes un portemanteau, et nous nous dirigeĂąmes sur la rue Grenelle Saint HonorĂ©, oĂč lâon nous avait dĂ©signĂ© un hĂŽtel. LâarrivĂ©e de vingt-sept gaillards, fatiguĂ©s de la course quâils venaient de faire Ă travers Paris, la valise sur le dos et la faim dans le ventre, de trĂšs mauvaise humeur par consĂ©quent, Ă©pouvanta lâhĂŽtelier, qui dĂ©clina lâhonneur de loger tant de jeunes hĂ©ros en herbe. Fort embarrassĂ©s de trouver une maison assez vaste pour nous loger tous, car le lieutenant ne voulait pas que nous nous sĂ©parions, nous fĂ»mes Ă©conduits dans plusieurs lieux. Enfin, nous trouvĂąmes un asile dans lâhĂŽtel de Lyon, rue Batave, prĂšs des Tuileries. JâĂ©tais donc Ă Paris, dont je rĂȘvais depuis tant dâannĂ©es ! Il me serait impossible de rendre compte du plaisir que jâĂ©prouvai, quand jâentrai dans la capitale de la France, dans cette grande et superbe ville, lâasile des beaux-arts, de la politesse et du bon goĂ»t. Tout ce que je vis dans ces premiers moments me frappa dâadmiration et dâĂ©tonnement. Pendant les quelques jours que jây restai, je fus assez embarrassĂ© pour dĂ©finir les sentiments que jâĂ©prouvais, et me rendre compte des impressions que me causaient la vue de tant de monuments, de tant de chefs-dâĆuvre, et cet immense mouvement qui mâentraĂźnait. JâĂ©tais souvent dans une espĂšce de stupeur, qui ressemblait Ă de lâhĂ©bĂštement. Cet Ă©tat de somnambulisme ne cessa que lorsque je pus dĂ©finir, comparer, et que mes sens se fussent accoutumĂ©s Ă apprĂ©cier tant de merveilles. Que de sensations agrĂ©ables je ressentis ! Il faut sortir comme moi dâune petite et laide ville, quitter pour la premiĂšre fois le toit paternel, nâavoir encore rien vu de vĂ©ritablement beau, pour comprendre et concevoir toute ma joie, tout mon bonheur. 8 juillet 19 messidor. â Notre lieutenant, trĂšs empressĂ© de se dĂ©barrasser de nous, et de terminer sa pĂ©nible mission, nous conduisit de trĂšs grand matin Ă lâĂcole militaire, pour nous faire incorporer dans la garde impĂ©riale. AprĂšs avoir pris nos signalements, et nous avoir toisĂ©s, nous fĂ»mes rĂ©partis dans les deux corps de vĂ©lites, dâaprĂšs la taille de chacun treize furent admis aux grenadiers, et sept, dont je faisais partie, aux chasseurs. Nous nous sĂ©parĂąmes alors avec de vifs regrets, dâautant plus pĂ©nibles quâil sâĂ©tait Ă©tabli pendant le voyage une intimitĂ© que rien nâavait altĂ©rĂ©e. Quant au lieutenant, il ne put sâempĂȘcher de manifester une satisfaction qui ne faisait pas notre Ă©loge. Nous fĂ»mes autorisĂ©s Ă rentrer dans Paris, pour y vivre comme nous lâentendions, sans ĂȘtre astreints aux appels, jusquâau lendemain dans lâaprĂšs-midi. Ă notre retour de lâĂcole militaire, nous passĂąmes par les Tuileries, pour tĂącher de voir lâEmpereur, qui devait passer la revue de la Garde dans la cour du chĂąteau et sur la place du Carrousel. Je fus assez bien placĂ© pour voir ce beau spectacle et contempler Ă mon aise lâhomme puissant, qui avait vaincu lâanarchie, aprĂšs avoir vaincu les ennemis de la France, et substituĂ© lâordre aux dĂ©plorables et sanglantes actions de la RĂ©volution. Jâentrais et je logeais, pour la premiĂšre fois dans une caserne. Je ne trouvai rien de bien sĂ©duisant dans cette nouvelle existence ; mais comme je savais depuis longtemps quâĂ©tant militaire, je devais renoncer Ă une grande partie de ma libertĂ© et au bien-ĂȘtre que lâon trouve dans sa famille, je ne mâen prĂ©occupai pas trop. Je fus habillĂ© dans la journĂ©e, et pourvu des effets de linge et de chaussure dont je pouvais avoir besoin. On me donna un habit frac bleu, dont la doublure et les passepoils Ă©taient Ă©carlates, boutonnant sur la poitrine, avec des boutons aux faisceaux consulaires ceux Ă lâaigle nâĂ©taient pas encore frappĂ©s, avec cette lĂ©gende garde consulaire ; une culotte et une veste en tricot blanc, assez grossier ; un chapeau Ă corne, avec des cordonnets jaunes ; des Ă©paulettes en laine verte, Ă patte rouge ; fusil, giberne, sabre, etc. Il nous fut recommandĂ© de laisser pousser nos cheveux, pour faire la queue, et de vendre ceux de nos effets quâon ne nous avait pas enlevĂ©s. Enfin, on nous permit comme faveur dâaller au spectacle, si nous le dĂ©sirions, jusquâĂ lâĂ©poque de notre dĂ©part pour Ăcouen. Je restai Ă Paris jusquâau 12 juillet inclus. Pendant ces cinq jours dâassez grande libertĂ©, je visitai tous les monuments et les curiositĂ©s. 13 juillet. â Partis de Paris en dĂ©tachement, le sac sur le dos, le fusil sur lâĂ©paule, pour la garnison qui Ă©tait affectĂ©e aux chasseurs vĂ©lites et oĂč sâorganisait le bataillon, je fus placĂ© dans la 4° compagnie, commandĂ©e par le capitaine Larrousse. Le chef de bataillon sâappelait Desnoyers. Il y avait cinq compagnies, fortes alors de trente-six hommes chacune, mais sâaugmentant tous les jours par lâarrivĂ©e des vĂ©lites qui venaient de toutes les parties de la France. Jâavais le n° 234 sur le registre matricule du corps. Notre solde Ă©tait de 23 sous et 1 centime par jour. On mettait 9 sous Ă lâordinaire, 4 Ă©taient versĂ©s Ă la masse pour la fourniture des effets de linge et de chaussure, et les 10 autres Ă©taient donnĂ©s, tous les dix jours par dĂ©cade, Ă titre de sous de poche. Lâordinaire Ă©tait bon, et la solde suffisante pour satisfaire Ă tous les besoins de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, mais on exerçait souvent des retenues, qui nâĂ©taient pas toujours justifiĂ©es trĂšs scrupuleusement et dont on nâosait se plaindre, car les sergents-majors Ă©taient tout-puissants dans les compagnies. Le magnifique chĂąteau dâĂcouen, qui, aprĂšs Austerlitz, allait devenir une maison dâĂ©ducation pour les filles des membres de la LĂ©gion dâhonneur, venait dâĂȘtre disposĂ© pour loger notre bataillon de vĂ©lites. Deux jours aprĂšs que nous y Ă©tions, c'est-Ă -dire le lundi 15 juillet, je fus trĂšs surpris de voir, Ă la boutonniĂšre des officiers et de plusieurs sous-officiers, une belle dĂ©coration suspendue par un ruban rouge moirĂ©. Jâappris que câĂ©tait lâordre de la LĂ©gion dâhonneur, dont la premiĂšre distribution avait Ă©tĂ© faite la veille par lâEmpereur NapolĂ©on en personne, dans le temple de Mars, aux Invalides. 17 juillet. â LâEmpereur passa Ă Ăcouen ; il se rendait Ă Boulogne, pour donner des croix aux troupes campĂ©es sur les cĂŽtes de France et qui formaient lâarmĂ©e destinĂ©e Ă une descente en Angleterre. Nous bordions la haie, sur la hauteur avant de descendre dans le bourg. LâEmpereur ne sâarrĂȘta pas pour nous voir, ce qui blessa notre amour-propre de conscrits. Les mois de juillet, aoĂ»t, septembre et octobre se passĂšrent en faisant lâexercice, Ă nettoyer nos armes et nos effets, Ă passer des inspections de tenue, Ă apprendre la maniĂšre de servir dans toutes les positions. Avant la fin de septembre, nous manĆuvrions parfaitement bien en ligne, et semblions dĂ©jĂ ĂȘtre de vieux soldats. Le bataillon, Ă cette Ă©poque, avait dĂ©jĂ dĂ©passĂ© 700 hommes, et il en arrivait tous les jours. Mais je fus atteint, dans ces premiers jours dâune ophtalmie qui me fit beaucoup souffrir et languir, et, en vendĂ©miaire, je dus aller un mois Ă lâhĂŽpital du Gros-Caillou, pour rĂ©tablir ma santĂ©. 15 aoĂ»t. â Ce jour de la fĂȘte de lâEmpereur, je fus Ă Paris avec plusieurs camarades, sans permission. Nous partĂźmes Ă pied, Ă onze heures, aprĂšs lâappel et lâinspection du matin ; arrivĂ©s Ă Saint-Denis, nous prĂźmes une voiture qui nous porta jusquâĂ la porte de ce nom. Suivre le boulevard, gagner lâemplacement de la fĂȘte, assister Ă quelques jeux, faire une ou deux visites, dĂźner au Palais Royal, prendre le cafĂ© en sociĂ©tĂ© de dames, retourner Ă Ăcouen, faire dix lieues de la mĂȘme maniĂšre et arriver pour lâappel du soir, ce fut dix heures consacrĂ©es Ă exĂ©cuter cette fantastique escapade. Quelques uns furent punis, dâautres malades ; je ne fus ni lâun ni lâautre, grĂące Ă ma santĂ© et Ă la bienveillance du sergent de semaine, qui retarda un peu de rendre le billet dâappel, espĂ©rant que je rentrerais avant le dĂ©lai de grĂące. Les dimanches, aprĂšs lâinspection, nous visitions les environs, qui sont trĂšs intĂ©ressants Ă parcourir, et trĂšs animĂ©s dans la belle saison, ou bien nous allions aux fĂȘtes patronales de Montmorency, Villiers-le-Bel, Sarcelles, Gonesse, Saint-Denis, Saint-Ouen, etc. Ces fĂȘtes trĂšs courues et fort gaies me plaisaient beaucoup et me dĂ©lassaient des ennuyeuses fatigues de la semaine. Le temps passait vite, parce quâil Ă©tait bien employĂ© ; je pensais peu Ă la terre natale, au berceau de mon enfance, parce que jâĂ©tais arrivĂ© Ă cette position, de mon grĂ©, et sans contrainte. Cependant un dimanche, dâassez bon matin, promenant assez tristement mes pensĂ©es dans les allĂ©es les plus solitaires du bois, jâentendis parler assez vivement Ă quelques pas de moi. Je me rendis de ce cĂŽtĂ©, et, avant dâarriver au lieu dâoĂč partaient ces voix, je fus rĂ©veillĂ© de mes prĂ©occupations par un coup dâarme Ă feu, suivi dâun autre. Je cours, tout Ă©mu, je vois un de nos officiers baignĂ© dans son sang, prĂšs duquel Ă©tait lâaide-major du bataillon, M. Maugras, et un officier qui le soutenait, tandis que deux autres fuyaient Ă cheval dans la direction de Paris. Je venais dâĂȘtre tĂ©moin, sans mâen douter, dâun duel Ă mort. Les conventions Ă©taient telles, dit-on. Ce douloureux Ă©vĂ©nement mâaffecta sensiblement. Un soir, câĂ©tait le 11 novembre, pendant que nous fĂȘtions la Saint-Martin, qui est la fĂȘte des soldats dâinfanterie, un nouveau vĂ©lite entra dans la salle du festin, sac sur le dos, et son ordre dâincorporation dans la compagnie Ă la main. Courir Ă lui, lâaider Ă se dĂ©barrasser de son attirail militaire, et le placer Ă table fut lâaffaire dâun instant. Assis Ă mes cĂŽtĂ©s, et ayant appris quâil Ă©tait Auvergnat, je demandai au sergent-major, qui Ă©tait invitĂ© Ă ce repas de chambrĂ©e, de me le donner pour camarade de lit, le mien Ă©tant Ă lâhĂŽpital. Cette demande me fut accordĂ©e, Ă ma grande satisfaction. Le choix Ă©tait dâautant plus agrĂ©able que câĂ©tait un jeune homme parfaitement bien Ă©levĂ©, quâil Ă©tait mon compatriote, et que tout en lui annonçait des maniĂšres distinguĂ©es. Ce jeune homme, appelĂ© Tournilhac, des environs de Thiers, Ă©tait capitaine dans la campagne de Russie, oĂč il eut deux doigts gelĂ©s, ce qui ne lâempĂȘcha pas, quand on abandonna, Ă la montĂ©e de Kowno, les trĂ©sors de la Grande ArmĂ©e, de prendre de lâor Ă pleines mains dans les tonneaux dĂ©foncĂ©s et de rejoindre les dĂ©bris de son rĂ©giment. LĂ , il vint au secours de tous ses camarades, en leur donnant gĂ©nĂ©reusement tout lâargent dont ils avaient besoin pour traverser la Prusse et gagner les bords de lâOder. Il ne voulut pas reprendre de service sous la Restauration. 27 novembre. â Depuis plusieurs jours, nous Ă©tions prĂ©venus que nous assisterions au sacre de lâEmpereur NapolĂ©on, et que nous devions nous tenir prĂȘts Ă partir. Nous dĂ»mes Ă cette cĂ©rĂ©monie de recevoir nos habits de grande tenue, avec des boutons Ă lâaigle, nos Ă©normes bonnets dâoursin, qui couvraient nos petites figures imberbes, et dâautres vĂȘtements quâon ne nous avait pas encore donnĂ©s. CasernĂ©s Ă lâĂcole militaire, on nous distribua, nous vĂ©lites, dans chaque chambrĂ©e des vieux chasseurs, comme une ration, avec ordre de prendre une place dans les lits qui Ă©taient dĂ©jĂ occupĂ©s par deux titulaires, qui se seraient bien passĂ©s de cette augmentation importune. Il fallut se rĂ©signer Ă coucher trois et Ă habiter des chambres oĂč lâon ne pouvait pas circuler, tant elles Ă©taient encombrĂ©es. Combien cela nous promettait de plaisir ! LA CĂRĂMONIE DU SACRE 2 dĂ©cembre 15 frimaire an XIII. â Ă peine le jour se dessinait, que nous Ă©tions en bataille sur le Pont-Neuf, en attendant quâon eĂ»t dĂ©signĂ© lâemplacement que nous devions occuper. La compagnie borda la haie dans la rue notre-dame. ObligĂ© de rester en place, sur un sol glacĂ©, par un froid vif et un ciel gris, cela nous annonçait une journĂ©e pĂ©nible et de privations. Cependant, quand les petits et grands corps constituĂ©s arrivĂšrent, quand le Corps lĂ©gislatif, le Tribunat, le SĂ©nat, le Conseil dâĂtat, la Cour de cassation, la Cour des comptes, etc., commencĂšrent Ă dĂ©filer, on eut du plaisir Ă se voir bien placĂ©s, Ă nâavoir devant soi rien qui pĂ»t vous priver du charmant tableau qui se dĂ©roulait. Et quand la riche voiture du pape arriva, attelĂ©e de huit chevaux blancs magnifiques, prĂ©cĂ©dĂ©e de son chapelain montĂ© sur une mule ; quand lâĂ©tat-major de Paris, ayant Ă sa tĂȘte le prince Murat, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi dâune immense colonne de cavalerie de toutes les armes, quand enfin le magnifique cortĂšge impĂ©rial se montra dans toute sa splendeur, alors on oublia le froid, la fatigue, pour admirer ces resplendissantes grandeurs. Le cortĂšge Ă©tant entrĂ© dans lâĂ©glise, il fut permis de se promener pour se rĂ©chauffer. Me trouvant prĂšs dâune porte de lâimmense basilique oĂč sâaccomplissait une si Ă©tonnante cĂ©rĂ©monie, jâentrai Ă la suite du prince EugĂšne. Une fois dans lâintĂ©rieur, je nâaurais Ă©tĂ© guĂšre plus avancĂ©, si un vĂ©lite de mes amis, dont la compagnie Ă©tait de service dans lâĂ©glise, ne mâeĂ»t facilitĂ© les moyens de pĂ©nĂ©trer dans une tribune haute. Je pris une assez bonne place sans beaucoup de peine, parce quâon pensa que jâĂ©tais envoyĂ© pour y faire faction. De lĂ , je vis au moins les deux tiers de la cĂ©rĂ©monie, tout ce que lâimagination la plus fĂ©conde peut imaginer de beau, de grandiose, de merveilleux. Il faut lâavoir vu pour sâen faire une idĂ©e. Aussi le souvenir en restera-t-il gravĂ© dans ma mĂ©moire, toute ma vie. Avant la fin de la messe, je me retirai pour reprendre ma place. Ă la nuit, nous rentrĂąmes au quartier, et aprĂšs avoir mangĂ© la portion du soir, je fus voir la brillante illumination des Tuileries et des monuments des environs. La journĂ©e fut bien remplie, mais aussi elle offrit Ă lâimagination de bien puissants souvenirs. LA DISTRIBUTION DES AIGLES 6 dĂ©cembre. â Ainsi que pour la prĂ©cĂ©dente prise dâarmes, nous nous levĂąmes avant le jour pour nous rendre au Champ de Mars, oĂč nous Ă©tions Ă©tablis dĂšs 8 heures du matin, pour recevoir nos aigles, et entourer le trĂŽne de tout lâĂ©clat que la troupe prĂȘte Ă ces cĂ©rĂ©monies. De grands prĂ©paratifs avaient Ă©tĂ© faits, pour donner Ă cette nouvelle consĂ©cration toute la majestĂ©, toute la pompe quâexigeait une aussi imposante solennitĂ©. En mĂȘme temps que nous, les autres rĂ©giments de la garde, les troupes en garnison Ă Paris et celles qui Ă©taient arrivĂ©es pour assister au sacre, les dĂ©putations des gardes nationales de France et de toutes les armes de lâarmĂ©e de terre et de mer, vinrent prendre leur place de bataille. Le Champ-de-Mars, tout vaste quâil est, ne pouvait contenir tout ce qui avait Ă©tĂ© convoquĂ© ou qui Ă©tait venu volontairement, pour recevoir et jurer fidĂ©litĂ© au drapeau quâon devait distribuer dans cette grande journĂ©e. AprĂšs la remise des aigles Ă chaque chef de corps et la prestation de serment, le dĂ©filĂ© commença. Ce fut trĂšs long et ne se termina quâĂ la nuit. Nous fĂ»mes les derniers Ă nous retirer. Ăâaurait Ă©tĂ© vraiment beau, si le temps eĂ»t favorisĂ© cette majestueuse solennitĂ©. Mais le dĂ©gel, la pluie, le froid avaient glacĂ©, sinon lâenthousiasme et le dĂ©vouement de lâarmĂ©e Ă son glorieux chef, du moins les bras et les jambes. On Ă©tait dans la boue jusquâaux genoux, surtout en face de lâimmense et magnifique estrade oĂč se tenait lâEmpereur, entourĂ© de sa cour et de tout lâĂ©tat-major gĂ©nĂ©ral de lâarmĂ©e. Je vis, dans cette immensitĂ© armĂ©e, le sergent du 46° de ligne qui portait dans une petite urne en argent, attachĂ©e sur le cĂŽtĂ© de sa poitrine, le cĆur du premier grenadier de France, le valeureux La Tour dâAuvergne, mort au champ dâhonneur. UNE SOIRĂE AU PALAIS ROYAL Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă Ăcouen, je retournai Ă Paris, avec mon nouvel ami Tournilhac, pour faire mes adieux Ă plusieurs de mes compatriotes, et chercher quelque argent chez lâun dâeux. AprĂšs avoir pris un trĂšs lĂ©ger dĂ©jeuner, que je payai du dernier argent qui me restait, nous nous sĂ©parĂąmes pour aller chacun de notre cĂŽtĂ© Ă nos affaires, et recevoir ce que nous espĂ©rions toucher. Il fut convenu quâon nâaccepterait aucune invitation et quâon se rĂ©unirait, Ă 5 heures prĂ©cises, sous les galeries de bois du Palais Royal. Je fus exact au rendez-vous, ayant lâestomac aussi vide que la bourse. Jâattendis longtemps, bien longtemps, sans voir arriver celui que jâappelais intĂ©rieurement mon sauveur. Ma position Ă©tait critique. Sans argent, sans pain, sans asile, je tremblais de peur et de froid, car le temps Ă©tait rigoureux. Je craignais que mon Ă©tourdi, placĂ© devant une succulente table et prĂšs dâun bon feu, ne mâeĂ»t oubliĂ©. Je faisais de bien tristes rĂ©flexions. Enfin il arriva, aussi pauvre que moi, mais plus rĂ©solu. Il me dit Allons chez un capitaine de hussards de ma connaissance. Câest un bon et brave militaire, retenu chez lui par la goutte ; il sera enchantĂ© de donner Ă dĂźner Ă deux hĂ©ros affamĂ©s. » En effet, nous fĂ»mes parfaitement et cordialement accueillis. AprĂšs un excellent dĂźner, donnĂ© de bon cĆur et mangĂ© de mĂȘme, prĂšs dâun bon feu, mon monsieur sans gĂȘne dit Ce nâest pas tout, capitaine. Il faut que tu me donnes cent sous pour aller au spectacle et payer notre lit dans un hĂŽtel. » Le capitaine, en homme qui sait vivre, nous donna la piĂšce et nous souhaita beaucoup de plaisir. Je fus Ă©merveillĂ© de cette rĂ©ception presque paternelle, et de la joie que ressentait ce digne homme dâobliger deux Ă©tourdis. AprĂšs notre sortie du Vaudeville, nous fĂ»mes au cafĂ© des Aveugles dĂ©penser encore ; toutefois, avec assez dâargent de reste pour payer un lit ; mais il Ă©tait plus de minuit, les hĂŽtels Ă©taient fermĂ©s, nous nous trouvions encore une fois sur le pavĂ©. FatiguĂ©s, grelottants de froid, nous nous rĂ©fugiĂąmes dans un corps de garde, oĂč lâon voulut bien nous recevoir. Ah ! je me promis bien de ne plus me retrouver dans une semblable position par ma faute. Le lendemain, nous rentrĂąmes Ă Ăcouen, le gousset plus garni, et satisfaits dâavoir pu tĂ©moigner tous nos remerciements Ă ce bon capitaine que, dans ma reconnaissance, je comparais Ă Bayard, le chevalier gĂ©nĂ©reux, sans peur et sans reproche. DĂPART POUR LâITALIE 15 janvier 1805. â Le 14 janvier 1805, lâordre arriva de prendre dans les compagnies tous les hommes valides qui Ă©taient Ă lâĂ©cole de bataillon, et dâen former deux dĂ©tachements qui allaient ĂȘtre dirigĂ©s sur Paris. Je fus placĂ© dans le premier. Nous ignorions pour quelle expĂ©dition nous Ă©tions dĂ©signĂ©s, mais nous avions la certitude de ne plus retourner dans cette garnison dâĂcouen, oĂč nous avions Ă©tĂ© rondement menĂ©s, â je ne dis pas rudement, car la discipline y Ă©tait douce, â mais oĂč nous avions fait tant dâexercices ! Nous Ă©tions prodigieusement chargĂ©s, et, pour surcroĂźt dâembarras, nous portions sur nos sacs, attachĂ©s avec des ficelles, nos monstrueux bonnets Ă poil, enfermĂ©s dans des Ă©tuis de carton, semblables Ă ceux des manchons de ces dames. La pluie nous prit en route ; les cartons se ramollirent et devinrent de la pĂąte ; bientĂŽt nos bonnets roulĂšrent dans la boue et firent horreur. Quâon se figure des soldats portant Ă la main ou sous leurs bras quelque chose dâaussi hideux ! CâĂ©tait une vraie marche de bohĂ©miens que la nĂŽtre. Enfin on arriva Ă lâĂcole militaire, mouillĂ©s jusquâaux os et extĂ©nuĂ©s de fatigue, Ă cause de la pesanteur de nos sacs, du mauvais Ă©tat des chemins et de la gĂȘne de notre marche. Pour nous dĂ©lasser, nous couchĂąmes Ă trois, et reçûmes lâordre de nous prĂ©parer pour passer la revue de lâEmpereur, dĂšs le lendemain. AprĂšs une nuit trĂšs laborieuse, nous prĂźmes les armes, dĂšs le jour, pour nous rendre dans le jardin des Tuileries. LĂ , on versa dans chaque compagnie de chasseurs les vieux une portion du 1er dĂ©tachement des vĂ©lites, on les plaça par rang de taille, et on nous annonça quâĂ partir de ce jour nous faisions partie de ces compagnies. Je me trouvai dans la 2Ăšme compagnie du 2Ăšme bataillon. EncadrĂ©s dans les rangs de ces vieilles moustaches, qui avaient tous un chevron au moins, nous avions lâair de jeunes filles auprĂšs de ces figures basanĂ©es, la plupart dures, envieuses mĂ©contentes de ce quâon leur donnait des compagnons aussi jeunes. Cette opĂ©ration terminĂ©e, nous entrĂąmes dans la cour du chĂąteau, oĂč lâEmpereur passa la revue de la partie de la Garde qui devait se rendre en Italie. Ses cadres organisĂ©s, nous dĂ©filĂąmes et rentrĂąmes Ă lâĂcole militaire pour nous prĂ©parer au dĂ©part du lendemain. JE DĂCIDE DE TENIR MON JOURNAL 17 janvier. â Avant notre dĂ©part, le marĂ©chal Soult nous passa en revue dans le Champ-de-Mars. Il tombait du verglas, ce qui nous incommoda beaucoup. La revue de cette portion de la garde qui se rendait en Italie, composĂ©e dâun rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă pied, dâun rĂ©giment de grenadiers et de chasseurs Ă cheval, de la lĂ©gion de la gendarmerie dâĂ©lite et des mameloucks, Ă©tant terminĂ©e, nous partĂźmes pour aller coucher Ă Essonnes. Partis tard, nous arrivĂąmes tard, cruellement fatiguĂ©s, Ă cause de la longueur de lâĂ©tape, du mauvais Ă©tat des chemins, du poids de mon sac, et surtout du manque dâhabitude de la marche militaire. Avant de nous distribuer les billets de logement, on maria un vĂ©lite avec un vieux chasseur. Ă la premiĂšre vue, au ton brusque de mon conjoint, je nâeus pas Ă mâapplaudir du choix que me donnait le hasard. Câest dans cette journĂ©e en causant avec un vĂ©lite de mes amis sur les prodigieux Ă©vĂ©nements dont nous avions Ă©tĂ© tĂ©moins depuis dix mois que nous Ă©tions en service, et sur le bonheur que nous avions de voir cette belle Italie, si cĂ©lĂšbre dans lâhistoire, et surtout depuis les immortelles campagnes de 1796, 1797 et 1800, que lâidĂ©e me vint de tenir note de tout ce que je verrais dâintĂ©ressant dans ce voyage, et dâenregistrer la date du jour oĂč jâarriverais dans une localitĂ©, grande ou petite, en un mot de tenir un journal de mes voyages. Mon ami partagea mon idĂ©e, et me dit quâil en ferait autant. Jâai toujours tenu ce journal avec rĂ©gularitĂ©, inscrivant presque jour par jour, sur un cahier Ă ce destinĂ©, les observations dont je croyais devoir conserver le souvenir, sans me prĂ©occuper de lâinsignifiance des dates et des faits, et de la maniĂšre dont elles Ă©taient rĂ©digĂ©es, et du peu dâintĂ©rĂȘt que ce travail presque quotidien pouvait prĂ©senter. CâĂ©tait pour moi que je le faisais il mâimportait alors trĂšs peu que cela fĂ»t bon ou mauvais, insignifiant ou intĂ©ressant. Lâessentiel Ă©tait de persĂ©vĂ©rer et de conserver. Jây suis parvenu aprĂšs bien des contrariĂ©tĂ©s et des soins. Si je le transcris Ă nouveau, câest pour rĂ©unir les nombreux cahiers dont ce journal se compose, cahiers devenus malpropres, dĂ©chirĂ©s et effacĂ©s dans bien des pages, par suite des nombreux voyages et dĂ©placements quâils ont Ă©tĂ© contraints de subir. Je lâĂ©cris aussi pour me remettre dans la mĂ©moire les divers souvenirs quâil contient. En mâoccupant de ce long travail, je trouverai lâoccasion dâemployer mes journĂ©es et mes longues soirĂ©es dâhiver, de maniĂšre Ă me les faire paraĂźtre moins ennuyeuses. Sortant peu et vivant presque seul, cela me sera un remĂšde contre lâoisivetĂ© et les amĂšres rĂ©flexions de la triste vieillesse. Je nâapporte aucun changement important dans sa rĂ©daction primitive. Tel que je lâĂ©crivis dans mes veillĂ©es de voyage ou de garnison et dans mes soirĂ©es de bivouac, tel il se trouvera dans son nouveau format. Si mon fils parcourt un jour ce journal, il se convaincra que je nâai manquĂ© ni de constance dans ma rĂ©solution de le tenir, ni de patience pour le mettre au net, travail bien laborieux et fastidieux pour un homme ĂągĂ© et peu habile Ă Ă©crire⊠18 janvier. â En partant dâEssonnes, nous mĂźmes nos sacs sur des voitures, ne conservant que nos oursins, que nous portions en bandouliĂšre. Ils Ă©taient renfermĂ©s dans des Ă©tuis en coutil, quâon nous avait dĂ©livrĂ©s la veille de notre dĂ©part. Pour pouvoir les attacher sur nos sacs, on nous avait prescrit de nous procurer des courroies, sans fixer leur longueur ni leur couleur, de sorte que câĂ©tait une vraie bigarrure. Les frais de transport Ă©taient Ă notre charge, et devaient coĂ»ter 20 centimes par jour. Chaque compagnie avait sa voiture ; nous Ă©tions libres de retirer nos sacs, Ă lâarrivĂ©e au gĂźte. 21 janvier. â Sens. â SĂ©jour. Ă mon arrivĂ©e au logement, mon camarade de lit me dit brusquement quâil fallait, avant toute chose, nettoyer mon fusil, mes souliers, etc. Je lâenvoyai promener, en lui disant que je nâavais pas dâordre Ă recevoir. Il sâensuivit une querelle, qui devait avoir son dĂ©nouement le lendemain, lorsquâun vĂ©lite entra avec son camarade, pour nous proposer de nous associer pendant la route et de vivre ensemble. Leur intervention calma nos irritations communes, et la proposition fut acceptĂ©e. DĂšs le soir mĂȘme, nous nous rĂ©unĂźmes pour souper, et jusquâĂ prĂ©sent nous avons continuĂ© de le faire, soit Ă la halte qui a lieu habituellement Ă moitiĂ© route, soit au lieu dâĂ©tape, oĂč lâon prĂ©pare le dĂźner dans le logement le plus commode. En gĂ©nĂ©ral, nous vivons bien, en ne dĂ©pensant que notre solde. Ce vĂ©lite sâappelait Journais. Devenu capitaine, il fut fait prisonnier en Espagne et conduit en Angleterre. Lâennui de sa captivitĂ© le porta au suicide. 26 janvier. â Depuis Paris, jâavais pris lâhabitude dâaller lire dans un cafĂ© un journal politique, pour me tenir au courant du nouveau du jour. Câest ainsi que jâappris, Ă Avallon, que nous nous rendions Ă Milan pour assister au couronnement de NapolĂ©on comme roi dâItalie. 3 fĂ©vrier. â Le matin, Ă MĂącon, avant le dĂ©part du rĂ©giment, je demandai et obtins la permission de mâembarquer sur le coche, pour me rendre Ă Villefranche. Jâarrivai avant le rĂ©giment, quoiquâil fĂ»t dĂ©jĂ tard. JournĂ©e froide, neigeuse et meilleure Ă naviguer sur la SaĂŽne quâĂ piĂ©tiner dans la boue. 5 fĂ©vrier. â Ă Lyon â Le jeune prince EugĂšne Beauharnais, beau-fils de lâEmpereur, commandant en chef de toute la garde, nous passa en revue sur la place Bellecour, encore encombrĂ©e des dĂ©combres quâavait faits le marteau rĂ©volutionnaire. En grand costume de chasseur Ă cheval de la garde, il portait une plaque en argent sur la poitrine et un large ruban rouge ponceau en bandouliĂšre, oĂč Ă©tait attachĂ©e une Ă©norme croix en or. Ce nouveau grade ou cette dignitĂ© venait dâĂȘtre créée, tout rĂ©cemment, sous le nom de grandâcroix de la LĂ©gion dâhonneur⊠Le 13 fĂ©vrier, Ă mon dĂ©part de Lyon, jâavais des housiers neufs qui me blessĂšrent cruellement. ForcĂ© de rester en arriĂšre, jâarrivai longtemps aprĂšs le rĂ©giment, harassĂ© de fatigue, et les pieds dans un Ă©tat dĂ©plorable Ă Bourgoin. Avant dâatteindre Pont-Beauvoisin, le 14, on traversa la petite ville de Latour-Dupin. Je mây arrĂȘtai pour acheter une paire de souliers, ne pouvant plus marcher avec ceux que jâavais aux pieds. 16 fĂ©vrier. â Ă ChambĂ©ry â Avant dâentrer en ville, un vĂ©lite, Baratier, qui en Ă©tait originaire, rĂ©gala tous les militaires du rĂ©giment, en leur offrant du vin et quelques lĂ©gĂšres pĂątisseries. On avait placĂ©, de distance en distance des tonneaux dĂ©foncĂ©s remplis de vin, et des paysans Ă lâentour pour nous donner au passage des verres remplis et de cette pĂątisserie dont jâai parlĂ©. La marche avait Ă©tĂ© ralentie, pour donner le temps de prendre et de boire. 24 fĂ©vrier. â Passage du mont Cenis â Le chemin, difficile, Ă peine tracĂ© sur la neige, Ă©tait si glissant que, tous les cent pas, lorsque nous descendĂźmes sur la pente rapide qui conduit Ă NovalĂšse, je tombais sur le dos. Heureusement que mon sac me servait de parachute, car sans lui, je crois que jâaurais Ă©tĂ© cent fois brisĂ© avant dâarriver au bas de cette pĂ©nible et longue descente. Ces frĂ©quentes chutes provenaient de ce que mes souliers Ă©tant sans talons, Ă©taient unis et polis comme du verre. DĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous Ă©prouvĂąmes un froid assez vif, mais lorsque nous eĂ»mes dĂ©passĂ© le hameau de la Ramasse, et que nous nous fĂ»mes Ă©levĂ©s sur les derniĂšres hauteurs, il devint dâune rigueur excessive. Je vis, en passant, lâhospice du mont Cenis, mais rapidement et mal, Ă cause du brouillard et de la rapiditĂ© de la marche. Moins dâune heure aprĂšs avoir passĂ© ce lieu habitĂ©, nous approchions du beau ciel dâItalie. Nous laissions derriĂšre nous les frimas, les tempĂȘtes, et commencions Ă respirer lâair chaud de cette contrĂ©e, quâon a hĂąte de voir pour se croire heureux. La compagnie fut dĂ©tachĂ©e Ă Bussolino, petite ville Ă une lieue en avant de Suze, sur la route de Turin. Mon camarade de lit et moi, nous couchions dans une Ă©curie, en sociĂ©tĂ© dâun Ăąne et dâune chĂšvre. Le matin, jâavais lavĂ© et blanchi mon cordon de bonnet, pour passer lâinspection du capitaine. Lorsque je voulus le prendre pour lâattacher Ă ma coiffure de grande tenue, je trouvai la chĂšvre qui le mangeait, et qui en avait dĂ©jĂ avalĂ© plus de la moitiĂ©. Je le retirai presque en totalitĂ©, mais si sale, si dĂ©tĂ©riorĂ©, quâil me valut deux jours de salle de police. Depuis Lyon, nous avions lâavantage de porter nos sacs, mais jâĂ©tais dĂšs lors habituĂ© Ă la marche. 27 fĂ©vrier. â Ă Turin â SĂ©jour jusquâau 2 mars inclus. Le soir de notre arrivĂ©e, une neige trĂšs Ă©paisse couvrit la ville et la campagne, de maniĂšre Ă rendre lâune et lâautre impraticables. MalgrĂ© sa continuitĂ© et le peu dâagrĂ©ment quâil y avait Ă sortir, je ne voulus pas me priver du plaisir de parcourir tous les quartiers, visiter les monuments, connaĂźtre les curiositĂ©s que cette belle et jolie ville renferme. Je vis Ă peu prĂšs tout ce quâil Ă©tait possible de voir. Pendant ces trois jours de repos, notre capitaine, M. BigarrĂ©, reçut lâavis quâil Ă©tait nommĂ© major au 4Ăšme rĂ©giment de ligne, commandĂ© par le prince Joseph Bonaparte. Comme Son Altesse ImpĂ©riale nâĂ©tait jamais Ă la tĂȘte de son rĂ©giment, le major BigarrĂ© put se considĂ©rer comme colonel au 4Ăšme de ligne ! Avant de quitter le rĂ©giment, il donna Ă tous les officiers un plumet dâuniforme en plumes de hĂ©ron et un grand dĂźner. CâĂ©tait faire ses adieux dâune maniĂšre courtoise et distinguĂ©e. 9 mars. â Ă Abbiategrasso â Câest lĂ que les Français furent forcĂ©s, en 1524, ce qui coĂ»ta la vie au chevalier Bayard. 10 mars. â Ă Milan terme de notre voyage et de nos fatigues â JâĂ©tais bien portant, bien satisfait de goĂ»ter un peu de repos, et de me trouver dans la capitale de la riche Lombardie, casernĂ© dans la citadelle au chĂąteau de Milan. DĂšs notre arrivĂ©e, les officiers, sous-officiers et soldats de la garde royale italienne vinrent nous inviter Ă dĂźner, pour le jour mĂȘme. Nous, chasseurs, nous fĂ»mes avec les chasseurs Ă leur caserne, oĂč nous trouvĂąmes, dans une vaste cour, de nombreuses tables, trĂšs bien servies pour un repas de soldats. Ce banquet donnĂ© par nos cadets fut gai et trĂšs brillant, par la multitude de personnes de haute distinction qui y assistĂšrent comme spectateurs. Elles voulurent jouir de ce beau coup dâĆil, de la franche concorde qui y rĂ©gna, et de cette joyeuse et belle rĂ©union qui devait cimenter lâalliance des deux peuples. Quelques jours avant de rentrer en France, nous rendĂźmes Ă la garde royale sa politesse. Le banquet eut lieu dans les cours de la citadelle, avec moins de pompe, mais autant de cordialitĂ©. 8 mai. â Deux mois aprĂšs notre arrivĂ©e, lâEmpereur NapolĂ©on fit son entrĂ©e solennelle dans la capitale de son nouveau royaume. Cette prise de possession fut magnifique. Les troupes dâinfanterie bordaient les rues oĂč il passa, Ă cheval, au milieu des gardes dâhonneur, brillamment costumĂ©es, que toutes les villes du royaume avaient envoyĂ©es. Deux divisions de cavalerie et une de cuirassiers prĂ©cĂ©daient et suivaient qui rĂ©unissait tous les officiers gĂ©nĂ©raux et lâĂ©tat-major de lâarmĂ©e française en Italie. Je vis Ă la tĂȘte des troupes le gĂ©nĂ©ral en chef de cette armĂ©e, le vainqueur de Fleurus, le marĂ©chal Jourdan, ainsi que beaucoup de gĂ©nĂ©raux qui, quoique jeunes, comptaient de hauts faits dâarmes. 26 mai. â Le couronnement nâeut pas lâĂ©clat de celui de Paris, mais nâen fut pas moins beau. Nous bordĂąmes la haie dans deux quartiers diffĂ©rents sur le passage de lâEmpereur lorsquâil se rendit Ă lâĂ©glise Saint-Ambroise, pour poser la couronne de fer sur sa tĂȘte, et lorsquâil rentra au palais aprĂšs la cĂ©rĂ©monie terminĂ©e. Le couronnement se fit le matin dans lâĂ©glise mĂ©tropolitaine la troupe resta massĂ©e autour de la cathĂ©drale, lâEmpereur sâĂ©tant rendu Ă pied de son palais Ă lâĂ©glise par une Ă©lĂ©gante galerie construite exprĂšs pour cette grande solennitĂ©. La cĂ©rĂ©monie du soir eut principalement pour but de le montrer au peuple dans tout lâapparat de la majestĂ© royale. Avec lâEmpereur Ă©taient lâImpĂ©ratrice, les princes Joseph et Louis NapolĂ©on, le prince Murat, le prince EugĂšne, plusieurs marĂ©chaux et gĂ©nĂ©raux, les ministres du royaume, les grands et les personnes des deux cours qui prĂ©cĂ©daient, suivaient ou entouraient les voitures du cortĂšge. Un temps superbe favorisa cette imposante cĂ©rĂ©monie et en augmenta lâĂ©clat. Il y eut ensuite une succession de fĂȘtes brillantes ; je vis Garnerin sâenlever dans les airs ; des courses en chars me donnĂšrent une idĂ©e des cĂ©lĂšbres Olympiades ; un feu dâartifice immense occupait tout le sommet de la façade de la citadelle du cĂŽtĂ© de la ville. Lâillumination du dĂŽme de la cathĂ©drale surpassa toutes les autres, qui furent nombreuses, par son Ă©clat et lâimmensitĂ© de ses feux ; des jeux de toute espĂšce eurent lieu sur la place plantĂ©e dâarbres et entourĂ©e de magnifiques palais. Je vis lĂ le plan de la bataille de Marengo, Ă une heure donnĂ©e de la journĂ©e, en relief et sur une grande Ă©chelle tous les corps des deux armĂ©es y figuraient sur lâemplacement quâils occupaient au moment de lâaction que le tableau reprĂ©sentait. Ces brillantes fĂȘtes durĂšrent plusieurs jours et furent trĂšs suivies. 3 juin. â Ce matin, la gĂ©nĂ©rale fut battue dans les cours de la citadelle, bien longtemps avant lâheure et la batterie du rĂ©veil. Sâhabiller, sâarmer et se former, tout cela fut lâaffaire dâun instant. On se rendit sur la place de lâEsplanade, oĂč se trouvait NapolĂ©on. AprĂšs quelques temps dâexercice, il ordonne de charger les armes rĂ©ellement pour faire lâexercice Ă feu. On lui observe quâon nâa que des cartouches Ă balle cela ne fait rien, on les dĂ©chirera du cĂŽtĂ© de la balle. Les manĆuvres commencent ; des feux de tous genres sont exĂ©cutĂ©s, devant des milliers de personnes venues pour ĂȘtre tĂ©moins de ce spectacle matinal, qui avait lieu devant les premiĂšres maisons de la ville. Eh bien ! malgrĂ© la prĂ©cipitation quâon y mettait, on nâeut pas Ă dĂ©plorer un seul malheur ; pas un soldat nâoublia dâexĂ©cuter lâordre qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ© de dĂ©chirer la cartouche du cĂŽtĂ© du projectile. Ce fait prouve la confiance de lâEmpereur dans le dĂ©vouement de sa garde, le sang-froid et lâadresse des militaires qui la composaient, car lâEmpereur Ă©tait souvent en avant des feux et surveillait lâexĂ©cution des mouvements. Dans les premiers jours de juin, le doge de GĂȘnes, GĂ©rĂŽme Durazzo, vint apporter Ă lâEmpereur le vĆu du SĂ©nat et du peuple de GĂȘnes pour la rĂ©union de la RĂ©publique ligurienne Ă lâEmpire français. Je faisais partie de la garde dâhonneur qui lui fut envoyĂ©e. Mais cette puissance dĂ©chue refusa cet honneur et renvoya sur le champ cette garde. Il fit remettre Ă chacun de nous trois francs et une bague en brillant Ă lâofficier qui nous commandait. Les quatre-vingt douze jours que je restai Ă Milan, je les employai Ă visiter la ville et ses monuments. Jâallais souvent Ă la bibliothĂšque de Brera passer quelques heures. Je fus une fois au grand théùtre de la Scala, quâon dit un des plus beaux de lâItalie. Jâallais lire, tous les jours, dans un cafĂ©, le Journal de lâEmpire et, dans un cabinet de lecture, les romans en vogue. Je fus voir plusieurs fois, au couvent de Sainte-Marie, M. lâabbĂ© Depradt, mon compatriote et ami de mon pĂšre, aumĂŽnier de lâEmpereur. Il a Ă©tĂ© ingrat par la suite envers son bienfaiteur. Jâallais souvent, avec dâautres vĂ©lites, parcourir les environs de Milan, admirables par leur belle culture et leur vigoureuse vĂ©gĂ©tation. Jâai vu, dans ces courses, de belles campagnes, et particuliĂšrement celle oĂč est le cĂ©lĂšbre Ă©cho qui rĂ©pĂšte jusquâĂ quarante fois. Câest dans la cour du chĂąteau de la Simonette que se fait entendre ce remarquable phĂ©nomĂšne naturel. Dans ces promenades, quelque fois assez longues, nous nous arrĂȘtions pour goĂ»ter dans une des nombreuses guinguettes que nous rencontrions ; mais on nây trouvait jamais dâautres choses que des Ćufs durs, de la salade et du gros vin. Le service et les exercices y furent trĂšs peu fatigants. Une augmentation de solde et quelques autres avantages contribuĂšrent Ă nous faire trouver charmant le sĂ©jour de Milan. Pour mon compte, je regrettai beaucoup dâen partir. La vie animale y Ă©tait chĂšre et peu variĂ©e si je nâoublie jamais les heureux moments que jây ai passĂ©s, je nâoublierai pas non plus que, pendant trois mois, notre repas du soir a toujours consistĂ© en riz, ce qui avait fini par me rendre ce farineux insupportable. Enfin, aprĂšs plusieurs parades et revues, passĂ©es soit par lâEmpereur, soit par des marĂ©chaux, nous quittĂąmes Milan le 22 prairial 11 juin pour retourner Ă Paris. RETOUR EN FRANCE 13 juin. â Nous avons passĂ© le LĂ©sin, en bateau, Ă sa sortie du lac Majeur. Je regrettai bien de ne pouvoir aller visiter les cĂ©lĂšbres Ăźles BorromĂ©es, surtout lâIsola Bella ; la distance nâĂ©tait pas trĂšs grande, mais la nĂ©cessitĂ© de faire sĂ©cher mes effets, qui avaient Ă©tĂ© Ă la pluie pendant presque tout le temps de la route, mâen empĂȘcha. Les rives du lac sont admirables de fraĂźcheur, de beautĂ© et de sites pittoresques. Câest un pays enchanteur. 15 juin. â Ă Domo dâOssola, petite ville au pied des Alpes, on nous logea dans une Ă©glise oĂč nous entrĂąmes tout mouillĂ©s pas de feu pour nous sĂ©cher, pas dâemplacement pour suspendre nos effets. La position du soldat, dans de pareilles circonstances, est bien triste. 17 juin. â Au Simplon, village Ă moitiĂ© chemin du faĂźte de la montagne, on parle allemand. Dans cette journĂ©e, nous parcourĂ»mes trois rĂ©gions diffĂ©rentes. Dans la plaine, câĂ©tait lâĂ©tĂ©, on y faisait la moisson ; voilĂ pour le matin. Avant dâarriver au gĂźte, câĂ©tait vers midi, le gazon vert et frais, couvert de primevĂšres, de violettes et de narcisses, nous offrait lâimage du printemps, avec dâautant plus de vĂ©ritĂ© que lâair Ă©tait doux et parfumĂ©. Au village, nous Ă©tions dans les frimas et environnĂ©s dâimages froides et sĂ©vĂšres qui nous rappelaient presque â moins la neige â la traversĂ©e du mont Cenis. Il semblait que nous touchions aux glaciers. Je cherchai, avec un camarade, Ă les atteindre, mais aprĂšs avoir marchĂ© plus dâune heure dans la direction du plus proche, nous renonçùmes Ă notre tentative, car il semblait sâĂ©loigner au fur et Ă mesure que nous avancions. 27 juin. â Ă Coulanges, petite ville du dĂ©partement du LĂ©man â Jour anniversaire des adieux Ă ma famille. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes cette journĂ©e avec tout le respect dâune Ă©poque, si remarquable dans la vie dâun jeune homme, inspire Ă celui qui est Ă©levĂ© dans des sentiments de vĂ©nĂ©ration pour les auteurs de ses jours. Nous Ă©tions quatre rĂ©unis, pour remplir ce respectable devoir. SĂJOUR Ă PARIS[1] Nous sommes arrivĂ©s Ă Paris le 18 juillet, heureux de nous reposer dâune longue route, faite trĂšs prĂ©cipitamment dans les plus grosses chaleurs. Un sĂ©jour dans la capitale, avec tous les dĂ©sirs possibles de la connaĂźtre ! Jâen profitai avec dĂ©lire. Les monuments, les cabinets de curiositĂ©s, les bibliothĂšques, le MusĂ©um, quelquefois le spectacle, Ă©taient mes courses favorites. Je frĂ©quentais quelques cours publics ; malgrĂ© que ce ne fussent que des notions superficielles que jâacquĂ©rais, mon esprit ne se rassasiait pas dâentendre ces immortels professeurs. Jâaurais dĂ©sirĂ© pouvoir disposer de tout mon temps pour tout voir, tout entendre et prendre une idĂ©e de tout. Le service Ă©tait pĂ©nible ; les appels frĂ©quents et rigoureux ne me permettaient guĂšre de courir oĂč mes dĂ©sirs me portaient ; jâĂ©tais cependant satisfait de mon sort. Jâen souhaitais la continuation, lorsque le son du clairon vint rompre cet Ă©chafaudage de projets. Nous reçûmes lâordre de partir pour le camp de Boulogne, pour y faire partie de lâarmĂ©e destinĂ©e Ă ĂȘtre jetĂ©e sur les cĂŽtes dâAngleterre. AprĂšs avoir reçu les effets nĂ©cessaires pour un embarquement, passĂ© et repassĂ© plusieurs revues, plus fatigantes que des journĂ©es de marche par leur longueur et leur minutie, nous Ă©tions enfin sac au dos, et dĂ©jĂ hors de lâenceinte de lâĂcole militaire ; on nâattendait plus que le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, pour faire par le flanc droit, marcher en avant et crier Vive la gloire ! » Mais ce fut tout le contraire. Un courrier extraordinaire arriva de Boulogne, porteur dâun ordre de lâEmpereur. Nous fĂźmes par le flanc gauche, et rentrĂąmes dans nos chambres, avec injonction de ne pas sâabsenter et de se tenir prĂȘts pour une nouvelle destination. Alors ce ne fut, pendant une quinzaine, quâinspections, revues, manĆuvres. On aurait dit que nos chefs avaient pris Ă tĂąche de nous harasser, pour nous faire dĂ©sirer dâentrer en campagne ! Aussi Ă©tait-ce le cri de tout le monde. Enfin les bruits de guerre avec lâAutriche sâaccrurent, et au lieu dâaller sur cette cĂŽte de fer, oĂč une armĂ©e intrĂ©pide se rĂ©jouissait de passer le dĂ©troit, pour attaquer corps Ă corps cette perfide Albion, comme disaient les journaux, nous fĂ»mes dirigĂ©s sur le Rhin, oĂč tant de glorieux souvenirs appelaient lâarmĂ©e française. Nous Ă©tions restĂ©s Ă Paris quarante-quatre jours. DĂPART DE PARIS POUR LA CAMPAGNE DâALLEMAGNE 31 aoĂ»t. â Nous partĂźmes de Paris, tous satisfaits dâentrer en campagne plutĂŽt que dâaller Ă Boulogne. Moi surtout, qui ne dĂ©sirais que guerre. JâĂ©tais jeune, plein de santĂ©, de courage, et je croyais que câĂ©tait plus que suffisant pour lutter contre tous les maux possibles ; jâĂ©tais en outre rompu Ă la marche ; tout sâaccordait pour me faire envisager une campagne comme une promenade, oĂč malgrĂ© quâon y perdĂźt tĂȘte, bras et jambes, on devait trouver du dĂ©lassement. Je dĂ©sirais en outre de voir du pays le siĂšge dâune place forte, un champ de bataille. Je raisonnais alors comme un enfant. Et au moment que je jette ceci sur le papier, lâennui qui me consume dans mon cantonnement Ă Schönbrunn et quatre mois de courses, de fatigues, de misĂšres, mâont prouvĂ© que rien nâest plus affreux, plus triste que la guerre. Et encore nos maux, dans la Garde, ne sont pas Ă comparer avec ceux de la troupe de ligne. Notre route jusquâĂ Strasbourg fut belle, mais longue. Pour ne pas nous heurter avec les colonnes qui descendaient de Boulogne, jusquâĂ Chalons sur Marne, on nous fit passer par Provins, Langres, Vesoul et Colmar. Le temps fut, Ă quelques jours prĂšs, constamment beau. Tout coĂŻncidait pour me faire trouver ce commencement de campagne agrĂ©able. Mes dĂ©sirs y correspondaient, mais la santĂ© sây refusait. Jâavais perdu lâappĂ©tit, je brĂ»lais de fiĂšvre ; la crainte de rester dans un hĂŽpital me donnait des forces ; je ne voulus mĂȘme pas aller aux voitures. La variĂ©tĂ© des scĂšnes, le dĂ©sir de suivre et un bon tempĂ©rament me soutinrent, et jâarrivai Ă Strasbourg toujours enivrĂ© de gloire. Plusieurs de mes camarades, pas plus malades que moi, restĂšrent aux hĂŽpitaux et y trouvĂšrent la mort. Le vieux proverbe il faut surmonter le mal », doit ĂȘtre suivi principalement par les militaires. Malheur Ă ceux qui, en campagne, entrent dans les hĂŽpitaux ! Ils sont isolĂ©s, oubliĂ©s, et lâennui les tue plutĂŽt que la maladie. Depuis Belfort jusquâĂ notre destination, les routes Ă©taient encombrĂ©es de troupes et surtout de voitures de fourrage, que tous les habitants du Haut-Rhin, des Vosges et de la Meurthe avaient dĂ» donner par rĂ©quisition. AprĂšs vingt-trois jours, nous arrivĂąmes devant Strasbourg. Avant dây entrer, nous fĂźmes une petite toilette. Nous mĂźmes nos bonnets dâoursin et nos plumets, et la garde dâhonneur vint Ă notre rencontre. Nous fĂ»mes logĂ©s dans le quartier Feinck-Mack. 26 septembre. â LâEmpereur, parti de Saint-Cloud le 24 septembre 2 vendĂ©miaire, arriva Ă Strasbourg le 26. On avait Ă©levĂ© Ă la porte de Saverne un arc triomphal, avec des inscriptions prĂ©sageant ses victoires. Son entrĂ©e fut annoncĂ©e par des salves dâartillerie et des sonneries de cloches. La garde dâhonneur, brillante de jeunesse et de tenue, ouvrait la marche majestueuse. Elle fut accueillie par des acclamations mille fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Les habitants de lâAlsace sâĂ©taient portĂ©s comme un torrent sur son passage. Le soir, au milieu des illuminations, la flĂšche de la cathĂ©drale Ă©tait une colonne de feu suspendue dans les airs. JâĂ©tais de garde au palais impĂ©rial. Jâeus lâoccasion de voir les prĂ©sents et les curiositĂ©s que lâon fit Ă lâEmpereur, notamment une carpe monstrueuse du Rhin. Depuis le 20, une partie des troupes du camp de Boulogne, celles venant de lâintĂ©rieur, et la garde impĂ©riale arrivaient Ă Strasbourg par toutes les portes, prenaient les approvisionnements qui leur Ă©taient nĂ©cessaires et se dirigeaient sur le Rhin, quâelles passaient Ă Kehl. Elles sâorganisaient dĂ©finitivement sur la rive droite, en attendant lâordre de marcher en avant. Les hommes et les chevaux bivouaquaient dans les rues ; les voitures de lâartillerie, des Ă©quipages et des approvisionnements les encombraient câĂ©tait un pĂȘle-mĂȘle Ă ne pas sây reconnaĂźtre. 27 septembre. â Il ne restait presque plus de troupes, Ă Strasbourg, que nous. Nous attendions, pour partir, la Garde, qui devait venir de Boulogne. Elle arriva dans la journĂ©e du 27 septembre. Ce fut un jour de fĂȘte, pour tout le monde, de se revoir aprĂšs une longue absence, et surtout pour les jeunes gens. On sâoccupa tout de suite de nous amalgamer. Tous les vĂ©lites changĂšrent de compagnie. Je regrettai sincĂšrement la mienne, et jâentrai dans la 9Ăšme du 1er bataillon du 2Ăšme rĂ©giment. Il fut dĂ©livrĂ© Ă chacun de nous cinquante cartouches, quatre jours de vivres et des ustensiles de campagne. Jâeus lâextrĂȘme avantage dâĂȘtre dĂ©signĂ© le premier pour porter la marmite de mon escouade, comme Ă©tant le moins ancien de service. ENTRĂE EN ALLEMAGNE 29 septembre. â Nous partĂźmes de Strasbourg avant le jour, et fĂ»mes nous rĂ©unir en avant de Kehl. Je vis pour la premiĂšre fois le Rhin, Ă 10 heures du matin, et je ne passai point le majestueux fleuve sans Ă©prouver un secret contentement, quand ma mĂ©moire me rappela tous les beaux faits dâarmes dont ses rives avaient Ă©tĂ© tĂ©moin. Ces souvenirs belliqueux me faisaient dĂ©sirer quelques glorieux combats, oĂč je pourrais satisfaire ma vive impatience. Toute la Garde arrivĂ©e, nous nous mĂźmes en marche, le marĂ©chal BessiĂšres en tĂȘte. Jamais la Garde ne sâĂ©tait vue aussi nombreuse. La colonne Ă©tait immense. La journĂ©e fut longue et fatigante, Ă cause du soleil, de la poussiĂšre et des munitions qui nous Ă©crasaient, moi surtout avec ma pesante marmite. Si je mâĂ©tais laissĂ© tomber, je nâaurais pas pu me relever, tant mes forces Ă©taient anĂ©anties. Je ne marchais plus, je me traĂźnais. Quand on arriva Ă 10 heures du soir dans un village, prĂšs de Rastadt, jâĂ©tais si fatiguĂ©, que je ne pus ni manger, ni dormir. Je commençais Ă regretter Paris. 1er octobre. â Nous Ă©tions sous les armes avant le jour, bien fatiguĂ©s de la veille. Il nous fut lu, avant de nous mettre en marche, une proclamation de lâEmpereur aux soldats. Elle nous annonçait lâouverture de la campagne contre les Autrichiens, qui venaient dâenvahir la BaviĂšre ; elle nous annonçait aussi des marches forcĂ©es et des privations de toute espĂšce ; elle fut accueillie par des cris de Vive lâEmpereur ! » On nous prĂ©vint en outre quâil nây aurait plus de grande halte, ni de journĂ©es dâĂ©tape rĂ©glĂ©es comme en France, et quâil fallait, en consĂ©quence, conserver des vivres pour la marche. Et puis, dĂ©fense de manquer aux appels, de rester en arriĂšre, etc. Dans la journĂ©e, on marchait dâun soleil Ă lâautre. Nous couchĂąmes dans un village, Ă trois lieues dâEttlingen. Dans les dĂ©buts, je puis citer mal, parce quâalors je ne pouvais pas bien entendre la langue. On Ă©tait nourri chez lâhabitant, suivant des arrangements pris avec les maisons de Bade, de Wurtemberg et de BaviĂšre. Il y eut un village, situĂ© sur la riviĂšre dâEms, Ă une petite lieue dâEnsweihingen, en Souabe, oĂč tous les habitants Ă©taient rassemblĂ©s sur la place, nous attendant, et quand nous arrivĂąmes, chaque paysan emmena le nombre de soldats quâil pouvait, pour les loger et les nourrir parfaitement. Depuis le passage du Rhin jusquâau Danube, nous avons trouvĂ© beaucoup de fruits ; les soldats sâen trouvaient trĂšs bien. La fraĂźcheur et lâaciditĂ© des pommes tempĂ©raient la soif ardente qui nous consumait. Pas de vin, peu de biĂšre et mauvaise. Le 7, Ă Nordingen, dans la nuit, on battit la marche de nuit du rĂ©giment sorte de batterie ou de gĂ©nĂ©rale particuliĂšre Ă chaque corps. En peu de temps, le rĂ©giment fut sac au dos et sous les armes. CâĂ©tait pour partir immĂ©diatement pour Donawerth. Cette intempestive alerte nous priva de quelques heures de bon sommeil, dont nous avions bien besoin. Mais les Ă©vĂ©nements militaires se dĂ©veloppaient rapidement et nĂ©cessitaient le rapprochement des troupes sur le théùtre de la guerre. On sâĂ©tait battu le 7 sur le Tech, pour prendre le pont et marcher sur Augsbourg. Le 8, nous arrivions Ă Donawerth. Dans la soirĂ©e, nous entendĂźmes le canon câĂ©tait la victoire de Wertingen, que les marĂ©chaux Lannes et Murat remportaient sur les Autrichiens du gĂ©nĂ©ral Auttemberg. Le 9, nous passĂąmes le Danube Ă Donawerth, sur le pont que lâennemi, en se retirant, nâavait pas eu le temps de couper. Ă peu de distance de ce fleuve, dans lâimmense et riche plaine que nous traversions pour nous rendre Ă Augsbourg, le lieutenant de la compagnie, avec qui je causais souvent, me fit voir lâemplacement oĂč lâon avait Ă©levĂ© un monument Ă la mĂ©moire du brave La Tour dâAuvergne, premier grenadier de la RĂ©publique, tuĂ© dâun coup de lance au combat de Neubourg, le 27 juin 1800. La nouvelle de lâoccupation dâAugsbourg nâĂ©tant pas encore parvenue, on nous fit bivouaquer prĂšs dâune heure, pour le malheur des houblonniĂšres des environs, dont les perches servirent Ă nous chauffer et Ă nous sĂ©cher. Les 10 et 11 octobre, nous avons sĂ©journĂ© Ă Augsbourg. Pendant ces deux journĂ©es qui furent dĂ©testables par la quantitĂ© de neige et de pluie qui tomba, lâarmĂ©e acheva son grand mouvement de conversion autour dâUlm, avons-nous su depuis, et coupa dĂ©finitivement la retraite Ă lâennemi. LâEmpereur arriva le 10. Le 12, nous partĂźmes dâAugsbourg dans lâaprĂšs-midi, et, peu dâheures aprĂšs, nous Ă©tions dans les tĂ©nĂšbres. Nous marchions difficilement, Ă cause de la boue qui Ă©tait gluante, tenace dans ces terres noires et fortes. DĂ©jĂ embarrassĂ© de mâen tirer, jâeus la douleur de sentir quâun de mes sous-pieds venait de se casser. Dans lâimpossibilitĂ© oĂč jâĂ©tais de pouvoir continuer la marche, je mâarrĂȘtai pour en remettre un autre, mais pendant ce temps-lĂ arrivent lâinfanterie, la cavalerie, lâartillerie de la garde mon bataillon Ă©tait dâavant-garde. Je fus forcĂ© dâattendre que toute cette masse de troupes fĂ»t passĂ©e pour ne pas ĂȘtre Ă©crasĂ©, bousculĂ©, perdu dans cette foule, perdue elle-mĂȘme dans la boue, qui Ă©tait horriblement triturĂ©e, dĂ©layĂ©e. Cela fut long, parce quâon Ă©tait beaucoup. Enfin, je me jetai dans un peloton de nos gens. Avec eux, jâarrivai au gĂźte et couchai dans un chenil qui Ă©tait donnĂ© pour corps de garde. Le lendemain, 13, dĂšs le jour, je voulus rejoindre ma compagnie, mais cela me fut impossible, elle Ă©tait trop en avant sur la route, et la route elle-mĂȘme Ă©tait trop encombrĂ©e de troupes. Je continuai de marcher avec le dĂ©tachement de la veille. Les chemins Ă©taient encore plus impraticables, par la masse Ă©norme de neige qui Ă©tait tombĂ©e toute la nuit. ArrivĂ© Ă Guntzbourg, Ă la nuit close, je demandai et cherchai ma compagnie. Impossible de la trouver, elle Ă©tait sur le bord du Danube. La ville Ă©tait sens dessus dessous, les maisons pleines de morts, de blessĂ©s, de malades et de vivants, pressĂ©s, serrĂ©s, entassĂ©s. Ne pouvant trouver Ă me mettre Ă lâabri en aucun lieu, je me rĂ©fugiai Ă lâhĂŽtel de ville, oĂč je fus assez heureux pour trouver un coin prĂšs dâun fourneau bien chaud, oĂč je pus me rĂ©chauffer, me sĂ©cher et mettre ma tĂȘte Ă couvert des intempĂ©ries de la saison. Je me rĂ©signais Ă mon triste sort, quoique je fusse sans vivres et sans camarades pour me consoler, et entourĂ© de soldats autrichiens blessĂ©s et encore plus malheureux que moi. SĂ©parĂ© de ma compagnie, qui Ă©tait ma famille militaire, je trouvais ma situation trĂšs dĂ©plorable. Au jour, je me mis de nouveau en quĂȘte de mes compagnons dâarmes. Enfin je les dĂ©couvris sur les bords de la rive droite du Danube, prĂšs du pont et dans un bon bivouac, avec des vivres en abondance. AprĂšs avoir rendu compte des motifs de mon absence, je trouvai chez tous mes amis, de douces preuves de leur amitiĂ©, et particuliĂšrement chez un vieux chasseur de mon pays, ancien grenadier dâĂgypte, blessĂ© sur la brĂšche de Saint Jean dâAcre, que mon absence avait bien inquiĂ©tĂ©. Il me fit part de sa provision de vivres, quâil avait mise en rĂ©serve pour moi. Ă la maniĂšre dont je fis honneur au dĂ©jeuner quâil mâoffrait, il jugea des privations que jâavais Ă©prouvĂ©es dans cette triste circonstance. Des larmes de joie coulaient sur ses joues fatiguĂ©es de me voir manger de si bon appĂ©tit. Ah ! câest une triste chose que dâĂȘtre perdu au milieu dâune armĂ©e qui manĆuvre. Le soir du 14, la compagnie passa sur la rive gauche du Danube, pour garder la tĂȘte du pont qui avait Ă©tĂ© brĂ»lĂ© par les Autrichiens, mais sur lequel on pouvait passer par le moyen de quelques planches. Pendant deux heures, je fus en faction sur bord dâun ravin, sur lâautre rive, duquel Ă©tait une sentinelle ennemie. Nous nous observĂąmes mutuellement, sans tirer, pour ne pas troubler le repos de la partie de lâarmĂ©e qui se trouvait dans les environs. Vers le milieu de la nuit, nous repassĂąmes le Danube, et toute lâinfanterie de la garde remonta la rive droite, Ă peu prĂšs une lieue, pour prendre position sur une hauteur, oĂč nous passĂąmes le reste de la nuit, sans feu et sans abri, sous une bise hyperborĂ©enne. Ce fut lĂ , pour la premiĂšre fois, que je fus tĂ©moin dâun Ă©chantillon des horreurs de la guerre. Comme le froid Ă©tait extrĂȘmement vif, on se dĂ©tacha pour se procurer du bois, afin dâĂ©tablir des bivouacs. Le village oĂč lâon allait le prendre fut, dans un instant, entiĂšrement dĂ©vastĂ© ; on ne se contentait pas dâenlever le bois, on emportait les meubles, les instruments aratoires, les effets et le linge. Les chefs sâaperçurent, mais trop tard, de ce torrent dĂ©vastateur. Il fut donnĂ© des ordres sĂ©vĂšres qui condamnaient Ă la peine de mort tous les soldats qui seraient trouvĂ©s avec des effets, linge, etc. Si cet ordre eĂ»t Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© dans tout le courant de la campagne, toute la Grande ArmĂ©e eut Ă©tĂ© fusillĂ©e. Plusieurs subirent cette peine. Ce spectacle, nouveau pour moi, me dĂ©chirait le cĆur ; je versai des larmes sur le sort de ces pauvres habitants qui, dans un clin dâĆil, perdaient toutes leurs ressources. Mais ce que jâai eu lâoccasion de voir, depuis cette Ă©poque, me les a fait trouver encore heureux dans leur malheur. Comme jâĂ©tais nouveau dans lâart militaire, tout ce qui contrariait les principes que jâavais reçus me surprenait ; mais jâai eu le temps de mây accoutumer par la suite tant par satiĂ©tĂ© que par besoin. Un chasseur vĂ©lite Ă©tant allĂ© comme les autres au village pour quĂ©rir du bois, trouva une oie quâon avait tuĂ©e. Sans dĂ©fiance, comme un nouveau, il la rapporta au camp et fut rencontrĂ© par M. Grosse, le colonel major de notre rĂ©giment, qui, aprĂšs lui avoir donnĂ© quelques coups de canne, ordonna quâil resterait quinze jours Ă lâavant-garde et que lâoie serait attachĂ©e Ă son col, jusquâĂ ce quâelle fut en putrĂ©faction. Le jeune homme eut beau protester de son innocence, le jugement fut exĂ©cutĂ©, plus pour donner lâexemple aux autres que pour le punir. Toute la journĂ©e nous entendĂźmes la canonnade et la fusillade dans la direction dâUlm. CâĂ©tait le beau succĂšs dâElchingen, que le corps du marĂ©chal Ney 6Ăšme remportait, aprĂšs un combat des plus opiniĂątres. 15 octobre. â Au jour, le rĂ©giment partit de Guntzbourg et se fut mettre en bataille, Ă une petite lieue de cette ville, pour garder un pont du Danube. On avait placĂ© plusieurs piĂšces de canon, pour empĂȘcher le passage, au cas que lâennemi voulĂ»t tenter une trouĂ©e. Notre compagnie Ă©tait la plus avancĂ©e et la premiĂšre Ă soutenir le choc. Nous restĂąmes toute la journĂ©e sous les armes Ă attendre si lâennemi avait quelque dĂ©sir de troubler notre sĂ©curitĂ©. JâĂ©tais Ă portĂ©e de voir le succĂšs de nos colonnes ; le bruit du canon fut terrible toute la journĂ©e et celui de la mousqueterie bien garni. Peu accoutumĂ© au bruit, jâen Ă©tais Ă©tourdi, sans cependant craindre de lâentendre de plus prĂšs. Jâaurais dĂ©sirĂ© au contraire que lâon se battĂźt, pour prouver que, malgrĂ© que lâon fĂ»t nouveau dans un pareil service, on avait autant lâamour de la gloire que les anciens. Lâennemi nous laissant tranquilles, on sâoccupa une partie de la journĂ©e Ă faire des baraques en paille. Tout ce qui fut trouvĂ© dans le village, tant en bois quâen comestibles, fut enlevĂ©. Les horreurs se renouvelĂšrent, mais jây fus moins sensible ; dâailleurs le besoin lâordonnait. Un compatriote me cĂ©da du pain, sans quoi je mâen serais passĂ© toute la journĂ©e. Le soir je fus de garde de lâautre cĂŽtĂ© du Danube, en faction Ă dix pas des Autrichiens. Il nây avait quâun petit canal qui me sĂ©parait du factionnaire ennemi ; il me laissa tranquille, jâen fis de mĂȘme. Ă peine ma faction Ă©tait-elle terminĂ©e, Ă minuit, que nous fĂ»mes enlevĂ©s de nos superbes bivouacs pour nous porter plus loin, dans la nuit la plus obscure et la plus froide, pour nous rapprocher de lâEmpereur. Dans ce nouvel endroit, nous ne trouvĂąmes rien pas de paille pour se coucher Ă terre, peu de bois Ă brĂ»ler et le vent du nord comme en Laponie. Je passai une triste nuit. BrĂ»lĂ© dâun cĂŽtĂ©, gelĂ© de lâautre, tel fut mon repos. Quelquâun qui nâaurait eu que le dĂ©sir de sâamuser, de jouir dâun spectacle aussi nouveau quâagrĂ©able, pouvait se satisfaire plusieurs lignes immenses de bivouacs, Ă perte de vue, offraient un coup dâĆil ravissant ; des milliers de feux rĂ©pandus sur le vaste horizon ; les Ă©toiles vives et scintillantes contrastaient trop fort avec notre position, qui nâĂ©tait rien moins que brillante. Ce fut ce jour lĂ que je couchai pour la premiĂšre fois au bivouac ; je nây trouvai rien de bien engageant ; câest un triste couchage. Jâai dit, bien des fois depuis, que le plus beau des bivouacs ne vaut pas la plus misĂ©rable cabane. 16 octobre. â Ă la pointe du jour, nous partĂźmes du bivouac pour nous diriger sur Ulm. La journĂ©e commençait Ă ĂȘtre trĂšs mauvaise ; les routes Ă©taient encombrĂ©e de boue et obstruĂ©es par lâartillerie. La pluie tombait avec force. Nous arrivĂąmes dans un bois, oĂč lâon trouva, sur le bord de la route, une clairiĂšre. Nous Ă©tions tellement gĂȘnĂ©s par lâartillerie et la cavalerie quâon nous y laissa, pour attendre quâelles eussent filĂ©. Quatre heures aprĂšs, nous Ă©tions encore lĂ , sous des torrents de pluie, dans la boue jusquâaux genoux, nâayant rien mangĂ© de la journĂ©e, et tous nos membres engourdis de froid. Ce qui ralentissait la marche de lâarmĂ©e, câĂ©tait le pont dâElchingen, Ă un quart de lieue de lĂ , qui avait Ă©tĂ© coupĂ© par lâennemi, et si mal rĂ©parĂ© par nous, Ă cause de la hĂąte, quâon craignait Ă tout instant quâil ne se rompĂźt. Un aide de camp du marĂ©chal BessiĂšres vint nous tirer de ce lieu de mort, en donnant lâordre de nous porter de suite Ă Elchingen, au quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur. Chacun suivit la route qui lui parut la plus convenable pour arriver plus vite. Quand jâeus passĂ© le pont, je vis pour la premiĂšre fois un champ de bataille. Ce spectacle me glaça dâeffroi, mais lâĂ©tat que jâavais embrassĂ© devait me faire oublier tout cela. La plaine Ă©tait couverte de cadavres, presque tous Autrichiens. Dans le village, dans les rues, dans les maisons, dans les jardins, tout Ă©tait garni de morts. Pas un coin qui ne fut arrosĂ© de sang. Nous fĂ»mes logĂ©s militairement. Je nâai pu me coucher de la nuit, faute dâespace pour mâasseoir sur le plancher. Les maisons Ă©taient pleines de blessĂ©s, sans habitants et dĂ©vastĂ©es. Je ne mangeai rien de la journĂ©e ; je ne pus mĂȘme pas faire sĂ©cher mes habits qui Ă©taient pourris dâeau. Quatre jours aprĂšs, ils ne lâĂ©taient pas encore entiĂšrement. Tel fut le rĂ©sultat de la journĂ©e du 23, qui fut une des plus cruelles de la campagne. LâEmpereur ne sâĂ©tait pas dĂ©bottĂ© depuis huit jours. Mais le mouvement de nos corps dâarmĂ©es avait tellement dĂ©rangĂ© les plans de campagne de lâennemi, quâil commença des pourparlers de capitulation que nous nâacceptĂąmes pas. 17 octobre. â Câest alors que lâEmpereur donna lâordre de battre en brĂšche pour tenter lâassaut. AussitĂŽt quâil fit jour, chacun sâempressa de se procurer des pommes de terre ; quelques instants aprĂšs, il nous fut dĂ©livrĂ© un biscuit, qui ne pouvait arriver plus Ă propos. La gĂ©nĂ©rale battit, et dans un instant nous fĂ»mes en bataille au-dessus du village dâElchingen. Nous y restĂąmes toute la journĂ©e pour contenir lâennemi, en cas quâil eĂ»t fait une sortie de notre cĂŽtĂ©. On se battit toute la journĂ©e, Ă peu de distance de nous, sans que nous prissions part Ă lâaction. Le bruit de lâartillerie qui battait la brĂšche dâUlm Ă©tait si fort et si terrible quâon aurait dit la destruction du monde entier. Au soir, Ă©tant allĂ© chercher du bois, aux environs de notre position, pour nous chauffer un peu, les tĂ©nĂšbres Ă©taient si profondes que je chargeai sur mes Ă©paules un kaiserlick mort, que jâavais pris pour une bĂ»che. Cela mâeffraya beaucoup. Nous ne nous retirĂąmes que le soir, vers dix heures, en ayant toutes les peines du monde pour nous dĂ©gager de la boue. Je fus logĂ© dans la superbe abbaye oĂč Ă©tait lâEmpereur. Dans toutes les salles, chambres, corridors, cellules, on avait allumĂ© des feux pour cuire nos pommes de terre. On ne peut se faire une idĂ©e de la beautĂ© de cette abbaye. La canonnade ne cessa de se faire entendre, jusquâau soir du 17, oĂč elle cessa tout Ă coup. Nous apprĂźmes peu de temps aprĂšs que le gĂ©nĂ©ral Mack, renonçant Ă lâespoir de se faire jour lâĂ©pĂ©e Ă la main, venait de capituler, en remettant aux mains de lâEmpereur toute son armĂ©e et la place quâil nâavait pas dĂ©fendue. 18 octobre. â Nous ne sortĂźmes pas de la journĂ©e, ce qui nous fit beaucoup de bien, tant pour nous reposer que pour approprier nos armes, qui Ă©taient rongĂ©es de rouille. Dans la nuit, au milieu dâun ouragan terrible, le Danube dĂ©borda et entraĂźna les cadavres qui nâĂ©taient pas encore inhumĂ©s. Ils durent faire connaĂźtre Ă Vienne les malheurs de lâarmĂ©e de Souabe, car ils flottaient sur le fleuve comme les dĂ©bris dâun vaisseau. 20 octobre. â LâEmpereur passa toute la journĂ©e Ă Ulm, sur une hauteur, pour voir dĂ©filer lâarmĂ©e autrichienne, qui sortit avec les honneurs de la guerre et dĂ©posa les armes devant lui. LâEmpereur, entourĂ© dâune partie de la Garde, fit appeler les gĂ©nĂ©raux autrichiens, et les traita avec les plus grands Ă©gards. Ensuite, nous fĂ»mes coucher Ă Augsbourg. LâEmpereur arriva Ă Augsbourg, prĂ©cĂ©dĂ© des grenadiers Ă pied qui portaient les quatre-vingt-dix drapeaux pris dans cette premiĂšre campagne. Cette entrĂ©e brillante et martiale produisit sur les habitants un Ă©tonnement difficile Ă dĂ©crire ; ils ne pouvaient se persuader quâen si peu de jours on eĂ»t dĂ©truit une si grande armĂ©e. Ă lâappel du troisiĂšme jour, il fut lu, Ă lâordre des compagnies, une proclamation de lâEmpereur aux soldats de la Grande ArmĂ©e, qui Ă©numĂ©rait tous les combats et les trophĂ©es quâils avaient conquis en quinze jours, et lâannonce dâune deuxiĂšme campagne contre les Russes, qui approchaient. Un dĂ©cret impĂ©rial, datĂ© dâUlm, faisait compter pour campagne le mois de vendĂ©miaire an XIV, indĂ©pendamment de la campagne courante. 24 octobre. â Ă Munich â Le rĂ©giment de chasseurs partit dâAugsbourg, le 23 octobre, de trĂšs grand matin, coucha Ă Schwabhausen, aprĂšs une journĂ©e pĂ©nible, et arriva le lendemain 24 Ă Munich, Ă 3 heures de lâaprĂšs-midi. Une route superbe dans ses derniĂšres parties. Nous fĂźmes notre entrĂ©e en grande tenue ; une foule immense sâĂ©tait portĂ©e sur notre passage. Les habitants paraissaient prendre plaisir Ă voir la Garde et leurs protecteurs. Ils nous reçurent avec la plus grande joie. Il nây a pas dâendroit oĂč nous ayons Ă©tĂ© aussi bien traitĂ©s. Ils nous embrassaient, tant ils Ă©taient contents de se voir Ă lâabri des vexations des Autrichiens. Ils avaient dĂ©corĂ© leurs maisons dâemblĂšmes exprimant le bonheur quâils Ă©prouvaient de possĂ©der leur rĂ©gĂ©nĂ©rateur et leurs sauveurs. Les vivres Ă©taient en abondance, la volaille pour rien. Il nây avait de cher que le pain. Ă mon arrivĂ©e, je fus commandĂ© de service pour monter la garde au palais Ă©lectoral. LâEmpereur arriva Ă 9 heures du soir. Tous les grands de la cour se portĂšrent au-devant de lui. Ils Ă©taient chamarrĂ©s de dĂ©corations, de cordons et dâĂ©paulettes. Ce qui me divertit le plus dans cette soirĂ©e, ce fut la garde de lâĂlecteur. Elle est dâune mine grotesque ; son costume tient beaucoup aux troupes du temps dâHenri IV ; elle est composĂ©e de beaux hommes, extrĂȘmement grands, tous armĂ©s dâun sabre et dâune pique. Pendant deux heures, je ne fis que porter et prĂ©senter les armes, tant le nombre des grands personnages qui furent admis Ă offrir leurs hommages Ă lâEmpereur fĂ»t considĂ©rable. Je nâavais jamais autant vu de dĂ©corations de toute espĂšce et de tous les pays quâil en passa devant moi pendant cette fatigante faction. Je crois avoir reçu le salut trĂšs profond de tous les princes, ducs, barons de la BaviĂšre reconquise et reconnaissante. Dans cette circonstance, un soldat de lâEmpereur, un guerrier de la Grande ArmĂ©e, avait des titres Ă mĂ©riter les grands saluts quâon lui faisait. 25 octobre. â Une prostration presque complĂšte, une nuit passĂ©e sans sommeil, me faisaient vivement dĂ©sirer un bon lit et du repos de douze heures au moins. Je me couchai avec cet espoir, mais, vers dix ou onze heures, un bruit discordant de sonnettes nous rĂ©veilla brusquement, cinq ou six que nous Ă©tions dans ce logement. CâĂ©tait un adjudant major, du rĂ©giment, qui nous donna lâordre de nous rendre avec armes et bagages, dans un corps de garde quâil nous dĂ©signa. ArrivĂ©s lĂ , avec quelques autres chasseurs quâon avait recrutĂ©s de la mĂȘme maniĂšre, on nous envoya sur la route de Landshut, Ă une lieue de Munich, pour garder le grand parc de lâarmĂ©e. La nuit Ă©tait profondĂ©ment noire, la pluie tombait Ă torrent ; il faisait si mauvais que, dans tout autre moment, on nâaurait pas mis un chien Ă la porte. Jâeus beau observer que je descendais de garde, on me rĂ©pondit quâon en tiendrait compte une autre fois. Il fallut marcher, le devoir et le service lâexigeait. Nous voilĂ dix Ă douze, pataugeant dans une profonde boue, marchant Ă lâaventure, et regrettant tous, de bien bon cĆur, lâexcellent coucher quâil nous avait fallu quitter. ArrivĂ©s Ă notre destination, les camarades du 1er corps marĂ©chal Bernadotte, que nous relevions, nous laissĂšrent une trĂšs bonne baraque en planches garnie de bonne paille, un feu de bivouac en trĂšs grande activitĂ© et beaucoup de bois pour lâalimenter. CâĂ©tait du moins une compensation Ă notre infortune et un dĂ©dommagement qui nous Ă©tait bien dĂ», mais malheureusement cette faveur inespĂ©rĂ©e nous Ă©chappa bientĂŽt. Ă peine avait-on placĂ© les sentinelles sur les points indiquĂ©s, et le reste du poste pris possession de cette baraque qui promettait de nous ĂȘtre si utile, que le feu sây dĂ©clara avec tant dâintensitĂ© que les hommes qui sây trouvaient Ă lâabri eurent beaucoup de peine Ă en sortir sans ĂȘtre atteints par les flammes. Les efforts que lâon fit pour lâĂ©teindre furent sans rĂ©sultat, car elle sâabĂźma en peu de minutes. Malheureusement, on nâavait pas eu le temps de retirer tous les fusils, les sacs et les bonnets Ă poil qui sây trouvaient. Les deux fusils qui manquaient Ă©taient chargĂ©s, comme tous les autres des hommes du poste. Une fois atteints par le feu, ils partirent. PlacĂ© en faction sur la route, une balle atteignit mon bonnet au-dessus de la tĂȘte, et le perça de part en part, sans trop mâen apercevoir. Ces longues flammes, ces deux coups de feu portĂšrent lâalarme dans tous les postes dâalentour. On cria partout aux armes » ; lâinquiĂ©tude fut gĂ©nĂ©rale parce quâon craignait que ce fĂ»t une attaque pour enlever le grand parc, ou quâon le fĂźt sauter. AprĂšs des reconnaissances faites, et quâon se fut assurĂ© de la cause de cette chaude alerte, tout rentra dans lâordre matĂ©riellement parlant, mais la crainte dâĂȘtre punis, et le dĂ©sagrĂ©ment de notre fĂącheuse position nous tinrent sur le qui-vive le restant de notre garde. RentrĂ©s Ă Munich sur les deux heures, nous fĂ»mes, tous ensemble, rendre compte de ce fĂącheux Ă©vĂ©nement Ă lâadjudant major de semaine qui, aprĂšs avoir pris les ordres du gĂ©nĂ©ral, envoya le sergent et le caporal Ă la garde du camp, et les chasseurs Ă leur logement jusquâĂ nouvel ordre. Ainsi se termina une nuit pleine dâanxiĂ©tĂ© et de fatigue, et qui aurait pu avoir des suites extrĂȘmement fĂącheuses, si le feu avait pu communiquer au grand parc, ce qui fut rendu impossible Ă cause de la pluie torrentielle. Le 26, mon indisposition, la fatigue et les Ă©motions de la veille ne me donnĂšrent pas lâenvie de visiter Munich. Les 5, 6 et 7 novembre, sur les bords du Danube, nous prĂźmes plusieurs fois les armes, surtout la nuit, pour veiller Ă la sĂ»retĂ© du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial, car une portion trĂšs forte de lâarmĂ©e russe occupait encore la rive gauche. Les patrouilles, sur la rive, par ce temps trĂšs froid et ce brouillard Ă©pais, Ă©taient peu rĂ©crĂ©atives. Le 8 novembre, Ă Strenberg, bourg oĂč nous fĂ»mes tous logĂ©s si Ă lâĂ©troit, que plus de la moitiĂ© des hommes de la garde furent contraints de bivouaquer. MalgrĂ© la neige qui tombait par avalanche, les fureteurs des compagnies et le nombre en Ă©tait grand dĂ©couvrirent des caves dâexcellent vin de Hongrie. On en but pour se rĂ©chauffer, pour se restaurer, pour dissiper lâennui quâon Ă©prouvait dâĂȘtre empilĂ©s, Ă©touffĂ©s dans ces chambres, oĂč lâon ne pouvait pas remuer ni bras, ni jambes ; enfin, on but tant et tant que, sâil avait fallu faire le coup de feu dans la nuit, on nâaurait pas su oĂč prendre les cartouches⊠Spectateur bĂ©nĂ©vole de cette gigantesque orgie, ne buvant pas, ou du moins trĂšs peu, jâadmirai, sans en ĂȘtre Ă©bloui, la surprenante consommation quâen faisaient certains hommes. CâĂ©taient de vĂ©ritables Gargantuas. Le lendemain 9, dans une longue et fatigante marche, la plupart des hommes, obligĂ©s de se coucher sur le bord du chemin, faute de jambes pour suivre leurs camarades, prouvaient suffisamment que ce vin Ă©tait plus nuisible que favorable Ă la santĂ©. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes sur le champ de bataille du terrible combat dâAmstetten 5 novembre entre les grenadiers dâOudinot, rĂ©unis Ă la cavalerie du prince Murat, et les Russes, et ensuite dans la petite ville de ce nom. On eut Ă passer plusieurs riviĂšres, dont les ponts, coupĂ©s et rĂ©tablis Ă la hĂąte, retardĂšrent beaucoup la marche. Le 12 novembre, Ă moitiĂ© chemin entre Saint-Poelten et Burkesdorf, nous rencontrĂąmes les magistrats de Vienne, qui venaient implorer lâEmpereur de mĂ©nager la capitale et leur souverain, et lui offrir les clefs de la ville. LâEmpereur nous suivait de prĂšs. Il passa donc au milieu de nous avec ces Viennois. Ils furent alors tĂ©moins dâune scĂšne qui dut leur prouver combien lâEmpereur Ă©tait aimĂ© par ses troupes. Nous montions une cĂŽte extrĂȘmement rapide. Nous bordĂąmes la haie de chaque cĂŽtĂ© de la route. Le 4Ăšme corps, qui montait la montagne en mĂȘme temps, fit le mĂȘme mouvement que toute la Garde. Dans un instant, les cris de Vive lâEmpereur » se communiquĂšrent sur toute la ligne, les chapeaux au bout des baĂŻonnettes ; les voitures de lâEmpereur allant au petit pas, les dĂ©putĂ©s eurent tout le temps de recueillir les applaudissements que la Garde et lâarmĂ©e tĂ©moignaient Ă leur souverain. LâEmpereur Ă©tait dans une des voitures de la cour ; câĂ©tait la premiĂšre fois quâil sâen servait depuis son dĂ©part de Paris. Dans le Rhin, toutes les fois que Sa MajestĂ© nous rencontrait en route, nous nous arrĂȘtions pour lui rendre les honneurs militaires, et la saluer de nos acclamations. Tous les corps de lâarmĂ©e en faisaient autant, Ă moins dâordre contraire. Souvent, dans ces revues inattendues, lâEmpereur complimentait les rĂ©giments qui sâĂ©taient distinguĂ©s dans une affaire rĂ©cente, complĂ©tait les cadres et distribuait les dĂ©corations. CâĂ©tait une circonstance fortuite, qui Ă©tait vivement dĂ©sirĂ©e et qui satisfaisait bien des dĂ©sirs. 13 novembre. â Ă une petite demi lieue de Vienne, au lieu de continuer notre route, nous entrĂąmes dans un village Ă gauche, appelĂ© SchĆnbrunn. Ce contretemps nous fit beaucoup de peine, car nous pensions loger en ville. Ce qui ne nous fit nullement plaisir, câest que, du milieu de la place de ce village, on dĂ©couvrait Vienne Ă travers le vallon ; cette quantitĂ© de clochers, flĂšches, tours, faisaient un contraste frappant avec la campagne, qui Ă©tait couverte de neige. Sur cette mĂȘme place sâĂ©levait le palais impĂ©rial que lâEmpereur avait choisi pour sa rĂ©sidence. Nous y fĂ»mes logĂ©s pour faire le service du palais. RĂ©veillĂ© dans la nuit, sans ĂȘtre commandĂ© de service, je fus contraint, avec dâautres camarades, pas plus amoureux que moi de trotter Ă de telles heures, de faire autour du parc des patrouilles qui exigeaient une heure de marche. Il nous fut dĂ©fendu dâaller Ă Vienne sans permission. 16 novembre. â Le rĂ©giment se disposait Ă passer lâinspection, lorsquâon reçut lâordre du dĂ©part. Cette nouvelle fut un coup de foudre. Les Ă©vĂ©nements nous Ă©taient peu connus, et on ne les savait que fort tard. Nous ne pouvions nous imaginer ce qui empĂȘchait lâempereur dâAutriche de faire la paix. Nous entrions dans un nouveau pays, peu connu, offrant peu de ressources. Les Russes, continuant toujours de battre en retraite, nous entraĂźnaient nĂ©cessairement dans des pays affreux, et surtout dans une saison peu propre aux marches. Jâavoue franchement que ce dĂ©part me fit assez de peine. Cela ne mâempĂȘcha pas de faire le voyage comme les autres. Nous partĂźmes, Ă 2 heures de SchĆnbrunn, et aprĂšs une demi-heure de marche, nous entrĂąmes dans Vienne. Je traversai cette ville avec un grand dĂ©sir de la connaĂźtre, mais le moment nâĂ©tait pas encore arrivĂ©. En sortant de Vienne, mourants de froid, nous ne fĂźmes que courir pour nous empĂȘcher de geler. Nous arrivĂąmes Ă Stockerau Ă 10 heures du soir. LâEmpereur coucha Ă Stockerau. 17 novembre. â Partis avec le point du jour, nous marchĂąmes toute la journĂ©e sans nous arrĂȘter, jusquâĂ la Taya, quâil fallut passer Ă dix heures du soir, par une nuit trĂšs obscure, sur une planche trĂšs Ă©troite, flexible et vacillante. Nos rangs trĂšs dĂ©garnis depuis plusieurs heures, par la fatigue et la longueur de la marche, le devinrent encore bien davantage, car la moindre maladresse pouvait nous faire tomber dans lâeau. Aussi ceux qui se trouvĂšrent de lâautre cĂŽtĂ© furent peu nombreux, et Ă peine suffisants pour fournir le service du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial. Une autre cause qui contribua Ă faire rester beaucoup dâhommes derriĂšre, ce sont les nombreuses caves, remplies de vin de Moravie, quâon trouvait sur le bord de la route. On conçoit que des hommes fatiguĂ©s, vivant mal, dormant peu, marchant toujours, profitassent de ces bonnes et rares occasions pour se donner des jambes et un moment de bon temps, mais malheureusement lâabus touchait de prĂšs au bienfait.[2] AUSTERLITZ Le 30 novembre, BarrĂšs se trouve au bivouac, Ă deux lieues de Brunn, Ă gauche de la route dâOlmutz sur le penchant dâune colline peu Ă©levĂ©e. 1er dĂ©cembre. â En avant de la position que nous occupions, Ă©tait un mamelon armĂ© de canons. Le bivouac de lâEmpereur Ă©tait entre nous et ce mamelon. AprĂšs le mamelon Ă©tait une plaine de peu dâĂ©tendue, lĂ©gĂšrement inclinĂ©e vers un ruisseau qui coulait de gauche Ă droite. Cette plaine, trĂšs longue dans le sens du cours du ruisseau, Ă©tait dominĂ©e par des hauteurs, qui commençaient sur lâautre rive et sâĂ©tendaient, depuis des bois Ă gauche, jusquâĂ des marais et Ă©tangs Ă droite. Le soir, Ă la clartĂ© des feux des bivouacs, il nous fut donnĂ© lecture de la proclamation de lâEmpereur qui annonçait une grande bataille pour le lendemain, 2 dĂ©cembre. Peu de temps aprĂšs, lâEmpereur vint Ă notre bivouac, pour nous voir ou pour lire une lettre quâon venait de lui remettre. Un chasseur prit une poignĂ©e de paille et lâalluma pour faciliter la lecture de cette lettre. De ce bivouac lâEmpereur fut Ă un autre. On le suivit avec des torches allumĂ©es pour Ă©clairer sa marche. Sa visite se prolongeant et sâĂ©tendant, le nombre des torches sâaugmenta ; on le suivit en criant Vive lâEmpereur. » Ces cris dâamour et dâenthousiasme se propagĂšrent dans toutes les directions, comme un feu Ă©lectrique ; tous les soldats, sous-officiers et officiers se munirent de flambeaux improvisĂ©s, en sorte quâen moins dâun quart-dâheure, toute la Garde, les grenadiers rĂ©unis, le 5Ăšme corps qui Ă©tait Ă notre gauche et en avant de nous, le 4Ăšme Ă droite, ainsi que le 3Ăšme plus loin et en avant, enfin, le 1er qui Ă©tait Ă une demi-lieue en arriĂšre, en firent autant. Ce fut un embrasement gĂ©nĂ©ral, un mouvement dâenthousiasme, si soudain que lâEmpereur dut en ĂȘtre Ă©bloui. CâĂ©tait magnifique, prodigieux. AprĂšs avoir Ă©tĂ© assez loin, je revins Ă mon bivouac, aprĂšs lâavoir cherchĂ© longtemps, tous ces feux mâayant fait perdre la direction oĂč il se trouvait. Je ne doute pas que ce fut le hasard qui donna la pensĂ©e de cette fĂȘte aux flambeaux, et que lâEmpereur nây pensait pas lui-mĂȘme. 2 dĂ©cembre. â Longtemps avant le jour, la diane fut battue dans tous les rĂ©giments ; on prit les armes et on resta formĂ© en bataille jusquâĂ ce que les reconnaissances fussent rentrĂ©es. La matinĂ©e Ă©tait froide, le brouillard assez Ă©pais, un silence complet rĂ©gnait dans toutes les lignes. Ce calme si extraordinaire, aprĂšs une soirĂ©e aussi bruyante, aussi folle, avait quelque chose de solennel, dâune majestueuse soumission aux dĂ©crets de Dieu câĂ©tait le prĂ©curseur dâun orage impĂ©tueux, meurtrier, qui Ă©lĂšve et abat les empires. LâEmpereur, entourĂ© de ses marĂ©chaux et des gĂ©nĂ©raux dâĂ©lite de son armĂ©e, Ă©tait placĂ© sur un mamelon dont jâai parlĂ©, distribuant des ordres pour la disposition de ses troupes et attendant que le brouillard se dissipĂąt pour donner le signal de lâattaque. Il fut donnĂ©, et, peu de temps aprĂšs, toute cette immense ligne fut en feu. Pendant ce temps lĂ , le 1er corps, qui Ă©tait derriĂšre, se porta en avant, en passant Ă droite et Ă gauche du mamelon. Saluant, criant Vive lâEmpereur ! » les chapeaux au bout des Ă©pĂ©es, des sabres, des baĂŻonnettes, le marĂ©chal Bernadotte en tĂȘte, portant le sien de la mĂȘme maniĂšre, et tout cela au bruit des tambours, de la musique, des canons et dâune vive fusillade. AprĂšs le passage du 1er corps, notre mouvement commença ; nous formions la rĂ©serve elle se composait de 20 bataillons dâĂ©lite, dont 8 de la Garde impĂ©riale, 2 de la garde royale italienne, et 10 de grenadiers et de voltigeurs rĂ©unis. DerriĂšre nous, marchaient la cavalerie de la Garde et plusieurs bataillons de dragons Ă pied. Les bataillons dâĂ©lite Ă©taient ployĂ©s en colonne serrĂ©e par division, Ă distance de dĂ©ploiement, ayant quatre-vingts piĂšces de canon dans leur intervalle. Cette formidable rĂ©serve marchait en ligne de bataille, en grande tenue, bonnets Ă poil et plumets au vent, les aigles et les flammes dĂ©couvertes, indiquant dâun regard fier le chemin de la victoire. Dans cet ordre, nous franchĂźmes la plaine et gravĂźmes les hauteurs aux cris de Vive lâEmpereur ! » Parvenus sur le plateau que les Russes occupaient quelques instants auparavant, lâEmpereur nous arrĂȘta pour nous haranguer, aprĂšs nous avoir fait un signe de la main, quâil voulait parler. Il dit dâune voix claire et vibrante qui Ă©lectrisait Chasseurs, mes gardes Ă cheval viennent de mettre en dĂ©route la Garde impĂ©riale russe ; colonels, drapeaux, canons, tout a Ă©tĂ© pris ; rien nâa rĂ©sistĂ© Ă leur intrĂ©pide valeur vous les imiterez. » Il partit aussitĂŽt aprĂšs pour aller faire la mĂȘme communication aux autres bataillons de rĂ©serve. LâarmĂ©e russe Ă©tait percĂ©e dans son centre et coupĂ©e en deux tronçons. Celui de gauche, celui qui faisait face Ă la droite de lâarmĂ©e française, Ă©tait aux prises avec les corps des marĂ©chaux Soult et Davoust ; celui de droite, avec les corps de Bernadotte et Lannes. La rĂ©serve liait les quatre corps, et tenait sĂ©parĂ© ce qui avait Ă©tĂ© disjoint par les habiles manĆuvres du gĂ©nĂ©ral en chef et la bravoure des soldats. AprĂšs un quart dâheure de repos, lâinfanterie de la Garde fit un changement de direction, Ă droite, pour aller seconder le 4Ăšme corps, en marchant sur les hauteurs. Parvenu Ă la descente qui domine les lacs, je sortis un instant des rangs, et je vis, par ce moyen, dans la plaine, la lutte terrible engagĂ©e entre le 4Ăšme corps et la portion de lâarmĂ©e russe qui lui faisait face, ayant les lacs Ă dos. Nous arrivĂąmes pour lui donner le coup de grĂące, et achever de la jeter dans les lacs. Ce dernier et fatal mouvement fut terrible. Quâon se figure 12 Ă 15 000 hommes se sauvant Ă toutes jambes sur une glace fragile et sâabĂźmant presque tous Ă la fois. Quel douloureux et triste spectacle, mais aussi quel triomphe pour les vainqueurs ! Notre arrivĂ©e prĂšs des lacs fut saluĂ©e par une vingtaine de coups de canon, sans nous faire grand mal. Lâartillerie de la Garde eut bientĂŽt Ă©teint ce feu, et tira ensuite avec une vivacitĂ© incomparable sur la glace pour la briser et la rendre impropre Ă porter des hommes. La bataille Ă©tait complĂštement gagnĂ©e, une victoire sans exemple avait couronnĂ© nos aigles dâimmortels lauriers. AprĂšs quelques instants de repos, nous revĂźnmes sur nos pas, en suivant Ă peu prĂšs le mĂȘme chemin, et en traversant le champ de bataille dans toute sa longueur. La nuit nous prit dans cette marche ; le temps, qui avait Ă©tĂ© beau pendant toute la journĂ©e, se mit Ă la pluie, et lâobscuritĂ© devint si profonde quâon nây voyait plus. AprĂšs avoir marchĂ© longtemps au hasard, pour trouver le quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur, le marĂ©chal BessiĂšres, sans guides, sans espoir de le rencontrer, nous fit bivouaquer sur le terrain mĂȘme oĂč il prit cette dĂ©termination. Il Ă©tait temps, car il Ă©tait tard et nous Ă©tions tous trĂšs fatiguĂ©s. AprĂšs avoir formĂ© les faisceaux par section et dĂ©posĂ© nos fourniments, il fallut sâoccuper de se procurer des vivres, du bois et de la paille. Mais oĂč aller pour en trouver ? Il faisait si noir et si mauvais ! Rien ne pouvait nous indiquer oĂč nous trouverions des villages. Enfin, des soldats du 5Ăšme corps, qui rĂŽdaient autour de nous, en indiquĂšrent un dans une gorge. Jây fus avec plusieurs de mes camarades ; il Ă©tait plein de morts et de blessĂ©s russes ; car je crois que câĂ©tait dans les environs que la Garde russe avait Ă©tĂ© Ă©charpĂ©e. Jây trouvai quelques pommes de terre et un petit baril de vin blanc nouveau, qui Ă©tait si sĂ»r quâon aurait pu sâen servir en guise de verjus. Ceux qui en burent au camp eurent des coliques Ă se croire empoisonnĂ©s. La nuit se passa en causeries chacun racontait ce qui lâavait le plus frappĂ© dans cette immortelle journĂ©e. Il nây avait point dâaction personnelle Ă citer, puisquâon nâavait fait que marcher, mais on parlait de lâeffroyable dĂ©sastre du lac, du courage des blessĂ©s que nous rencontrions sur notre passage, des immenses dĂ©bris militaires vus sur le champ de bataille, de ces lignes de sacs de soldats russes dĂ©posĂ©s avant lâaction, quâils nâavaient pu reprendre ensuite, ayant Ă©tĂ© repoussĂ©s dans une autre direction, fusillĂ©s, mitraillĂ©s, sabrĂ©s, anĂ©antis. Il fut aussi question du nom que porterait la bataille, mais personne ne connaissait ces localitĂ©s, ni le lieu oĂč sâĂ©taient donnĂ©s les plus grands coups. Puisquâon ne savait encore rien du rĂ©sultat dĂ©finitif, la question resta sans solution. Avec le jour, mon incertitude sur la partie du champ de bataille oĂč nous avions passĂ© la nuit se dissipa. Je reconnus, aprĂšs avoir fait une tournĂ©e dans les environs, couverts de cadavres et de blessĂ©s quâon enlevait, que nous Ă©tions Ă peu prĂšs Ă une demi lieue sur la droite de la route de Brunn Ă Olmutz et Ă la mĂȘme distance de celle de Brunn Ă Austerlitz, ces deux routes se bifurquant prĂšs de la poste de Posaritz, oĂč lâEmpereur avait dĂ» coucher. Vers dix heures, nous partĂźmes pour Austerlitz ; mais avant de joindre la route Ă travers champs qui y conduit, on nous fit bivouaquer de nouveau pendant quelques heures. Enfin nous arrivĂąmes de nuit Ă Austerlitz. LâEmpereur couchait au chĂąteau de cette petite ville, et y remplaçait les empereurs Alexandre et François II, qui en Ă©taient partis le matin. Dans la journĂ©e, il nous fut fait lecture de la proclamation de lâEmpereur Ă lâarmĂ©e commençant par ces mots Soldats, je suis content de vous » et finissant par cette phrase Il suffira de dire jâĂ©tais Ă la bataille dâAusterlitz, pour quâon vous rĂ©ponde VoilĂ un brave ! » 4 dĂ©cembre. â Le matin de ce jour, deux bataillons de grenadiers et deux de chasseurs furent rĂ©unis et dirigĂ©s sur la route de la Hongrie. Jâen Ă©tais. AprĂšs quatre heures de marche, on nous fit prendre, Ă droite de la route, position sur une hauteur avec de la cavalerie et de lâartillerie de la Garde ; plus loin, sur la mĂȘme ligne, Ă©tait aussi de la troupe de ligne ; en avant de nous, un peu plus bas, on voyait lâEmpereur se chauffant Ă un feu de bivouac, entourĂ© de son Ă©tat-major. Sur la colline en face Ă©taient des troupes ennemies en bataille. Nous crĂ»mes dâabord quâune affaire allait sâengager, mais, aprĂšs quelques instants dâattente, arrivĂšrent deux belles voitures, entourĂ©es dâofficiers et de cavaliers, dâoĂč je vis descendre un personnage en uniforme blanc, au-devant duquel se rendit lâEmpereur NapolĂ©on. Nous comprĂźmes facilement alors que câĂ©tait une entrevue pour traiter de la paix, et que le personnage descendu de voiture Ă©tait lâempereur dâAutriche. AprĂšs leur conversation, qui dura moins dâune heure, nous reprĂźmes la route dâAusterlitz, oĂč nous arrivĂąmes extĂ©nuĂ©s de fatigue et mourants de faim nous avions fait huit lieues dans la boue et par un froid trĂšs vif. Il Ă©tait nuit, depuis longtemps, quand nous entrĂąmes dans nos logements. Le 7 dĂ©cembre commença le retour en France. Ă Brunn, nous longeĂąmes une partie du champ de bataille, sur lequel on voyait encore des morts. Le 10, aprĂšs avoir repassĂ© le Danube et traversĂ© Vienne, nous arrivons Ă Freysing, en face du village et du palais impĂ©rial de SchĆnbrunn, pour y sĂ©journer jusquâau 27 dĂ©cembre. Pendant ce long et salutaire repos, je fus plusieurs fois Ă Vienne pour visiter cette capitale, faire quelques emplettes et convertir en monnaie de France les florins en papier, avec lesquels on venait de rĂ©gler lâarriĂ©rĂ© de solde qui nous Ă©tait dĂ», depuis notre passage du Rhin. CâĂ©tait de lâargent bien gagnĂ©, mais les coquins de changeurs profitĂšrent de la circonstance pour nous faire perdre beaucoup dessus, la guerre dĂ©sastreuse que venait de faire lâAutriche ayant beaucoup dĂ©prĂ©ciĂ© ce papier monnaie, sans compter lâignorance oĂč jâĂ©tais sur sa vĂ©ritable valeur. Pendant notre sĂ©jour, nous reçûmes nos capotes dâuniforme venant de France. Elles furent bien accueillies, car nos sarraux de toile avec lesquels nous avions fait la campagne nâĂ©taient ni chauds ni beaux. Nous eĂ»mes, pendant les dix-sept jours de ce cantonnement, de trĂšs mauvais jours, surtout beaucoup de neige et de fortes gelĂ©es. LâEmpereur nous faisait souvent prendre les armes, pour nous faire manĆuvrer et dĂ©filer. Le 26, le canon nous annonça la conclusion de la paix ; elle avait Ă©tĂ© signĂ©e le 25 Ă Presbourg. Le 28 au matin, notre bataillon fut envoyĂ© Ă Vienne, pour prendre et escorter le TrĂ©sor de lâarmĂ©e jusquâĂ Strasbourg ; il se composait de huit fourgons et de douze Ă quinze millions en or ou en argent. La plus grande partie venait de France, et nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©e dans cette courte campagne, qui, au lieu de lâappauvrir, lâavait augmentĂ©. Le 20 fĂ©vrier 1806, nous arrivions Ă la caserne de Rueil. Notre absence de Paris avait Ă©tĂ© de 174 jours. Jours de marche, 110 ; jours de repos 60. De Vienne Ă Paris, on marcha 46 jours pour faire 306 lieues, ce qui fait une moyenne de 6 lieues 2/3 par jour. SEPT MOIS Ă RUEIL Ă Rueil, notre service se bornait Ă monter la garde Ă la Malmaison et au palais de Saint-Cloud, ces deux services nâĂ©tant pas fatigants parce que peu frĂ©quents. Ă Saint-Cloud, on Ă©tait nourri des deniers de lâEmpereur ; les repas Ă©taient Ă peu prĂšs les mĂȘmes quâĂ la caserne. Un autre service, un peu plus pĂ©nible, câĂ©tait dâaller dĂ©filer la parade aux Tuileries, tous les quinze jours. Les gardes quâon montait Ă Saint-Cloud offraient beaucoup dâintĂ©rĂȘt, par le curieux spectacle que prĂ©sentait cette immense rĂ©union de grands personnages, qui allaient faire leur cour au puissant monarque, au vainqueur de lâanarchie et des ennemis de la France. Jâai vu lĂ , bien souvent, des rois, des princes, presque tous les marĂ©chaux, les ministres, les grands dignitaires de lâEmpire, les grands officiers de la couronne, les sĂ©nateurs, les gĂ©nĂ©raux de lâarmĂ©e et tous les grands fonctionnaires, qui venaient saluer le maĂźtre des destinĂ©es de lâEurope. CâĂ©tait vraiment beau, le jour des grandes rĂ©ceptions. Il ne passait pas un de ces personnages illustres que je ne mâinformasse de son nom ; en peu de temps, je les connus presque tous. Ce fut pendant mon sĂ©jour Ă Rueil que je fus instruit de la douloureuse perte que ma mĂšre et toute la famille venaient de faire en la personne de mon pĂšre, dĂ©cĂ©dĂ© Ă lâĂąge de soixante-six ans. Cette mort inattendue me causa beaucoup de douleur, car je perdais en lui plutĂŽt un ami quâun pĂšre, tant il avait de bontĂ© et dâamitiĂ© pour moi. Sa correspondance si aimante, si questionneuse, me charmait et me consolait souvent. Des bruits de guerre qui circulaient depuis quelques temps prenaient de jour en jour plus de consistance ; un camp dâinfanterie de quatre rĂ©giments, Ă©tabli sous Meudon, faisait pressentir de prochaines hostilitĂ©s, car tout sây organisait pour la guerre. La curiositĂ©, le dĂ©sir de voir un de mes amis, nommĂ© officier rĂ©cemment, lors de la promotion qui avait Ă©tĂ© faite Ă Vienne, mây firent aller deux fois pour jouir de ce spectacle militaire, aux portes de la capitale, et tĂ©moigner Ă mon ami combien jâĂ©tais satisfait de lui voir les Ă©paulettes et lâĂ©pĂ©e, au lieu du sac et du fusil que nous portions, nous, ses camarades moins favorisĂ©s. Ă la vĂ©ritĂ©, cette promotion fut peu nombreuse, puisquâelle ne sâĂ©tendit que sur seize des grenadiers et chasseurs ; mais elle fit plaisir, mĂȘme Ă ceux qui ne furent pas au nombre des Ă©lus, parce quâelle prouvait que lâintention de lâEmpereur Ă©tait de nous nommer, tous, successivement ; mais seize sur seize cents, câĂ©tait bien peu. Le 11 septembre 1806, toute la Garde, considĂ©rablement augmentĂ©e depuis la fin de la campagne, fut rĂ©unie dans la plaine des Sablons pour passer la revue de dĂ©tail de lâEmpereur. Tout y Ă©tait, personnel, matĂ©riel, administration on nâavait laissĂ© dans les quartiers que les hommes et les chevaux qui ne pouvaient pas se tenir sur leurs jambes. Les compagnies ayant Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©es sur un seul rang, les sacs Ă terre et ouverts devant chaque homme, et les cavaliers Ă pied tenant leurs chevaux par la bride, lâEmpereur passa Ă pied devant le front du rang dĂ©ployĂ©, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, lâhabillement avec une lenteur presque dĂ©sespĂ©rante. Il visita de mĂȘme les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances, avec la mĂȘme sollicitude, la mĂȘme attention que pour lâinfanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminĂ©e, les rĂ©giments se reformĂšrent dans leur ordre habituel, pour quâil vĂźt lâensemble des troupes et les fĂźt manĆuvrer. DĂ©jĂ quelques mouvements avaient Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s, lorsque survint un orage furieux, dĂ©chaĂźnĂ©, Ă©pouvantable toute cette splendeur, des Ă©clatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs Ă cheval et de lâartillerie, si Ă©lĂ©gants et si riches. Moins dâun quart dâheure suffit pour rendre le terrain impraticable et interdire mĂȘme le dĂ©filement. On se retira triste, dĂ©fait comme si on eĂ»t perdu une grande bataille. Quelques jours aprĂšs, nous reçûmes lâordre de nous tenir prĂȘts Ă partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On Ă©tait ennuyĂ©, depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-ĂȘtre, quâon ne sait pas apprĂ©cier, quand on ne le compare pas avec les souffrances passĂ©es et si vite oubliĂ©es. Nous restĂąmes dans cette pacifique garnison sept mois justes. GUERRE CONTRE LA PRUSSE Nous partĂźmes le 20 septembre. Cette Ă©tape, dĂ©jĂ trĂšs longue en partant de Paris, le fut de trois lieues de plus, pour nous qui venions de Rueil. Quand jâarrivai Ă Saint-Marc, oĂč la compagnie Ă©tait dĂ©tachĂ©e, je tombai sur le seuil de mon logement, comme un homme frappĂ© par un boulet. Je fus longtemps sans reprendre connaissance. GrĂące aux soins touchants de la respectable dame chez qui jâĂ©tais logĂ©, et grĂące Ă une saignĂ©e, que me pratiqua le chirurgien du village, je revins Ă la vie. Le repos de la nuit et une forte constitution me donnĂšrent du courage et des jambes, pour le lendemain. Le 22, au jour, nous montĂąmes sur les chars qui avaient portĂ© la veille le 1er rĂ©giment. Ces voitures nous conduisirent jusquâĂ Soissons, oĂč nous prĂźmes ceux quâil venait de quitter, en sorte que les mĂȘmes voitures faisaient deux Ă©tapes, et que le 2Ăšme rĂ©giment couchait oĂč le 1er faisait halte dans la journĂ©e et halte dans le lieu oĂč le 1er couchait. Le 23, nuit Ă Rethel ; le 24, nuit Ă Stenay. Les 25, 26 et 27 et toute la nuit du 28 en route, sans autre repos que le temps nĂ©cessaire pour changer de voiture et manger un morceau Ă la hĂąte, quand on le permettait. Ces soixante-douze heures passĂ©es sur les voitures nous brisĂšrent le corps. EntassĂ©s sur des mĂ©chants chariots de paysans, sans bancs, presque sans paille, ne pouvant ni nous asseoir passablement, ni dormir quelques minutes tranquillement, nous dĂ©sirions ardemment la fin de ce long voyage, oĂč lâon Ă©tait si incommodĂ©ment sous tous les rapports. Comment aurait-on pu trouver une place passable, avec lâembarras de dix Ă douze fusils, les sabres, les gibernes, les sacs de dix Ă douze hommes ennuyĂ©s, mĂ©contents et souvent peu endurants, la moindre contrariĂ©tĂ© se changeant en querelle ! Ă part ces moments de mauvaise humeur, bien excusables parfois, on Ă©tait gai dans le jour, parce quâon marchait aux montĂ©es, parce quâon causait avec les habitants, qui se portaient en foule sur notre passage. CâĂ©tait un spectacle nouveau et intĂ©ressant pour eux. Dans beaucoup de villages, on jetait des paniers de fruits dans les voitures ; on nous offrait du cidre dans les Ardennes, de la biĂšre dans les dĂ©partements allemands. Quoi quâil en soit, nous quittĂąmes ces voitures sans regrets, prĂ©fĂ©rant marcher et porter tout notre attirail militaire. Le 5 octobre, nous Ă©tions au soir Ă Closler-Brach, bourg avec une superbe abbaye. Le 1er rĂ©giment y resta ; le 2Ăšme fut dĂ©tachĂ© dans un fort village, sur la gauche et trĂšs loin de la route qui conduit Ă Bamberg. Pour y arriver, il fallait traverser une forĂȘt trĂšs accidentĂ©e et montueuse. La nuit nous y surprĂźmes. En peu dâinstants, les hommes nây voyant plus, dans le chemin presque pas tracĂ© que lâon suivait, heurtĂšrent contre les arbres et les buttes, tombĂšrent dans les creux, les fossĂ©s, les ravins ou les prĂ©cipices. Ce furent des cris, des jurements, des gĂ©missements Ă©pouvantables. Les chasseurs, pour Ă©viter les accidents qui arrivaient Ă ceux qui les prĂ©cĂ©daient, sâĂ©cartĂšrent de la route, sâĂ©parpillĂšrent dans la forĂȘt et finirent par sây Ă©garer. Câest en vain que le gĂ©nĂ©ral Curial, colonel en second, qui Ă©tait Ă la tĂȘte du rĂ©giment, le fit arrĂȘter, battre les tambours pour les rallier, cela fut sans rĂ©sultat, parce quâil y avait impossibilitĂ©. On ne faisait pas quatre pas sans trouver un obstacle ; heureusement que jâĂ©tais Ă lâavant-garde, oĂč il y avait des guides et des torches Ă©clairĂ©es, ce qui nous permit dâarriver, quoi que tard, au logement, sans accident. Plus des trois-quarts du rĂ©giment passĂšrent la nuit dans la forĂȘt ; beaucoup Ă©taient blessĂ©s ou contus. Tous ceux des hommes qui Ă©taient restĂ©s en arriĂšre rejoignirent le rĂ©giment, avant dâentrer Ă Bamberg ; on sâarrĂȘta longtemps pour les rallier tous. Le 7, Ă Bamberg, une proclamation de lâEmpereur Ă la Grande ArmĂ©e, lue aux compagnies formĂ©es en cercle, nous apprit que la guerre Ă©tait dĂ©clarĂ©e Ă la Prusse. Le 10, aprĂšs avoir traversĂ© les forĂȘts de la Thuringe et les petites villes de Lobenstein, Eberedorf et Saalbourg, sur la Saale, nous vĂźmes le 5Ăšme corps aux prises avec lâarmĂ©e prussienne et la poussant vigoureusement vers Saalfeld, oĂč elle fut battue complĂštement. Le prince Louis de Prusse, neveu du roi, qui se tenait Ă lâarriĂšre-garde, fut tuĂ© dâun coup de sabre par un marĂ©chal des logis du 10Ăšme hussards. Le point oĂč nous nous trouvions et dâoĂč Ă©tait partie une division dâinfanterie du 5Ăšme corps pour entrer en ligne, Ă©tait couvert de nombreux effets dâhabillement, que les soldats avaient jetĂ©s, pour allĂ©ger leurs sacs qui Ă©taient trop lourds pour combattre. En effet, nous Ă©tions tous trop chargĂ©s, ce qui rendait la marche de lâinfanterie lourde et embarrassĂ©e. Nous arrivĂąmes Ă Schleitz. Tout Ă©tait sens dessus dessous dans cette petite ville saxonne, tant les maux de la guerre avaient portĂ© lâeffroi et la terreur chez les habitants. Ă souper, notre bauer paysan, comme disaient les vieux chasseurs nous servit en argenterie. AprĂšs le repas, je lui dis que sâil voulait la conserver, je lâengageais trĂšs fort de la cacher et de la remplacer par des couverts en fer. Je pense quâil aura suivi mon conseil. Le 11 octobre, sur la route et dans les champs quâavoisinaient Auma, nous voyions beaucoup de cadavres prussiens, des suites dâun combat de cavalerie. Il nous fut dĂ©fendu dâentrer dans cette petite ville assez jolie ; mais, nâayant pas de vivres la faim qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. JâĂ©tais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dĂ©pecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le marĂ©chal LefĂšvre, commandant la Garde Ă pied, et le gĂ©nĂ©ral Rousset, chef dâĂ©tat-major gĂ©nĂ©ral de la Garde impĂ©riale, y entrĂšrent. La peur nous glaça dâeffroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermĂ© la porte sur eux. Dâabord, grande colĂšre, menace de nous faire fusiller ; mais, aprĂšs avoir Ă©tĂ© entendus, ils nous dirent, moitiĂ© en colĂšre, moitiĂ© en riant Sauvez-vous bien vite au camp, sacrĂ©s pillards que vous ĂȘtes ; emportez votre maraude sans quâon la voie, et surtout Ă©vitez de vous laisser prendre par les patrouilles. » Le conseil Ă©tait bon, nous le suivĂźmes en tous points. On rit beaucoup, au bivouac, de la venette que nous venions dâavoir et de la grande colĂšre pour rire du bon marĂ©chal. IĂNA 13 octobre. â Au bivouac, en avant dâIĂ©na, sur une montagne et sur la rive gauche de la Saale. Pour y arriver, nous traversons la ville et prenons position il Ă©tait dĂ©jĂ nuit. Ayant su que le 21Ăšme lĂ©ger du 5Ăšme corps nâĂ©tait pas trĂšs Ă©loignĂ©, je fus voir les nombreux compatriotes qui y servaient. Ils Ă©taient aux avant-postes, sans feu, avec dĂ©fense de combat, et je les quittai bientĂŽt. De retour au camp, jâapprends quâIĂ©na est en feu et quâon sây est rendu en foule. Je fis comme les autres, malgrĂ© la lassitude, la distance Ă parcourir et le dĂ©testable chemin Ă descendre, que plus de mille hommes Ă©taient occupĂ©s Ă rendre praticable pour lâartillerie et la cavalerie. Et, en effet, sur lâĂ©troit plateau oĂč se trouvaient les combattants, il nây avait encore ni artilleurs, ni cavaliers, et cependant une portĂ©e de fusil ne sĂ©parait pas les deux armĂ©es. AprĂšs avoir franchi ce mauvais pas, jâentrai dans IĂ©na. Grand Dieu ! quel affreux spectacle offrait cette malheureuse ville, dans cet instant de la nuit ! Dâune part le feu ; de lâautre, le bris des portes, les cris de dĂ©sespoir. Jâentrai dans la boutique dâun libraire les livres Ă©taient jetĂ©s pĂȘle-mĂȘle sur le plancher. Jâen prends un au hasard câĂ©tait le guide des voyageurs en Allemagne, imprimĂ© en français. CâĂ©tait le deuxiĂšme volume ; je cherche vainement le premier, je ne le trouve pas. Mais le lendemain de la bataille, quand lâordre eut Ă©tĂ© rĂ©tabli, je retournai chez le libraire, pour le prier de me vendre ce premier volume. CâĂ©tait un peu lourd Ă porter dans un sac, mais jâĂ©tais si content dâavoir cet ouvrage quâil me semblait que son poids ne devait pas mâincommoder. En sortant de cette librairie, jâentrai dans la boutique dâun Ă©picier ; on se partageait du sucre en pains. On mâen donna cinq ou six livres, que je portai de suite au camp. Je nâeus que cela Ă manger pendant toute la journĂ©e du lendemain. Peu dâheures aprĂšs mon retour au camp, on prit les armes, on se forma en carrĂ© et on attendit en silence le signal du combat. 14 octobre. â Un coup de canon tirĂ© par les Prussiens, dont le boulet passa par dessus nos tĂȘtes, annonça lâattaque. Un bruit de canons et de fusils se fit aussitĂŽt entendre sur les lignes des deux armĂ©es ; les feux dâinfanterie Ă©taient vifs, continuels, mais on ne dĂ©couvrait rien, le brouillard Ă©tant si Ă©pais quâon ne voyait pas Ă six pas. LâEmpereur Ă©tait parvenu par ses habiles manĆuvres Ă forcer les Prussiens Ă donner la bataille dans une position et sur un terrain peu favorables, puisquâils prĂ©sentaient le flanc gauche Ă leur base dâopĂ©ration et quâelle Ă©tait tournĂ©e. LâEmpereur dĂ©jeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levĂąt. Enfin, le soleil se montra radieux, lâEmpereur monta Ă cheval, et nous nous portĂąmes en avant. JusquâĂ quatre heures du soir, nous manĆuvrĂąmes pour appuyer les troupes engagĂ©es. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons Ă abandonner les positions quâils dĂ©fendaient ; malgrĂ© cela, la lutte fut vive, la rĂ©sistance dĂ©sespĂ©rĂ©e, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivĂ©e en ligne et put manĆuvrer, alors ce ne fut plus que dĂ©sastre. La retraite se changea en dĂ©route, et la fuite fut gĂ©nĂ©rale. LâEmpereur nous arrĂȘta sur un plateau dĂ©couvert et trĂšs Ă©levĂ©, oĂč il resta prĂšs dâune heure Ă recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, Ă donner des ordres et Ă causer avec les gĂ©nĂ©raux. PlacĂ© au milieu de nous, nous pĂ»mes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des Ă©loges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophĂ©es quâon lui apportait. CouchĂ© sur une immense carte ouverte, posĂ©e Ă terre, ou se promenant les mains derriĂšre le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il Ă©coutait attentivement tout ce quâon lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements. AprĂšs que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent dĂ©filĂ© devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses dĂ©tonations furent trĂšs Ă©loignĂ©es, lâEmpereur rentra Ă IĂ©na, suivi de la garde Ă pied. Nous avions plus de deux lieues Ă faire, il Ă©tait plus de cinq heures ; aussi nous ne pĂ»mes arriver quâaprĂšs sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison dâassez belle apparence nous engagea Ă y entrer ; nous Ă©tions les premiers, nous en prĂźmes possession câĂ©tait un pensionnat de demoiselles. La cage Ă©tait restĂ©e, mais les oiseaux sâĂ©taient envolĂ©s, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs hardes les pianos, les harpes, les guitares, leur livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau Ă satisfaire tous les besoins et tous les goĂ»ts. Les appartements Ă©taient Ă©lĂ©gamment meublĂ©s et trĂšs coquets. Je profitai de cette circonstance pour Ă©crire Ă mon frĂšre aĂźnĂ© une longue lettre, oĂč je lui rendais compte de notre brillante victoire. Le lendemain, au jour, je fus flĂąner autour du quartier gĂ©nĂ©ral, pour guetter le dĂ©part du courrier impĂ©rial. Je nâattendis pas longtemps. Je priai le premier courrier qui partit de mettre ma lettre Ă la poste, dĂšs son arrivĂ©e Ă Mayence. Il sâen chargea avec plaisir, en me disant quâon ne saurait trop rĂ©pandre les bonnes nouvelles. Le 15, nous fĂ»mes chargĂ©s de faire cuire beaucoup de viande, quâon dut chercher dans la campagne, pour faire du bouillon pour les blessĂ©s. Toute la journĂ©e, la Garde sâest occupĂ©e de ce pieux devoir. Mon Dieu, que de blessĂ©s ! Toutes les Ă©glises, tous les grands Ă©tablissements en Ă©taient remplis. Les fonctions dâinfirmier sont bien pĂ©nibles, quand on sâidentifie avec les souffrances des malheureux quâon sâefforce de soulager ! Le 18, Ă Mersebourg, sur la rive gauche de la Saale, dans une situation charmante. JâĂ©tais de garde auprĂšs de lâEmpereur, qui arriva aprĂšs nous, venant de Weimar. Dans la journĂ©e, nous passĂąmes prĂšs du champ de bataille de Rosbach. La journĂ©e dâIĂ©na a bien vengĂ© cette dĂ©faite. LâEMPEREUR ENTRE Ă BERLIN 27 octobre. â Depuis quelques jours, nous marchions dans les sables des bords de lâElbe et de la marche de Brandebourg, ce qui avait singuliĂšrement attendri et ramolli nos pieds. Une fois sur lâaffreux pavĂ© de Potsdam, fait en petits cailloux pointus, on Ă©prouva des douleurs vraiment atroces. Ce nâĂ©tait pas marcher quâon faisait, mais sauter comme des brĂ»lĂ©s. Si ce nâeĂ»t pas Ă©tĂ© aussi douloureux, çâaurait Ă©tĂ© bien comique. Au matin, nous partĂźmes de Charlottenbourg, en grande tenue, bonnet et plumet en tĂȘte, toute la Garde rĂ©unie et disposĂ©e Ă faire une entrĂ©e solennelle. ArrivĂ© Ă la belle porte de Charlottenbourg, ou plutĂŽt Ă ce magnifique arc de triomphe sur lequel est un quadrige dâun trĂšs beau travail, lâEmpereur laissa passer sa belle Garde Ă cheval, et se mit Ă notre tĂȘte, entourĂ© dâun Ă©tat-major aussi brillant que nombreux. Les grenadiers nous suivaient ; la gendarmerie dâĂ©lite fermait la marche. Pour nous rendre au palais du roi, oĂč lâEmpereur devait loger, nous suivĂźmes cette grande et magnifique allĂ©e des Tilleuls, la plus belle que lâon connaisse, et qui est supĂ©rieure en beautĂ©, sinon en longueur, aux boulevards de Paris. Je fus de garde au palais. Dans la soirĂ©e, Ă©tant en faction, dans une allĂ©e de la prairie qui se trouve en face du palais, un homme trĂšs bien mis mâoffrit de la liqueur quâil avait dans une bouteille cachĂ©e sous son habit. Je le repoussai assez rudement ; il dut penser que je ne me conduisais ainsi Ă son Ă©gard que parce que je craignais que la liqueur fĂ»t empoisonnĂ©e. Il me dit Soyez sans inquiĂ©tude, elle est salutaire. » Et, en mĂȘme temps, il but un bon coup. Je le remerciai de nouveau, en lui disant en mĂȘme temps de sâĂ©loigner. Il partit, mais de mauvaise humeur, et en prononçant quelques gros jurons en allemand. Parbleu, me dis-je, voilĂ un Berlinois qui nâest guĂšre de son pays ; il semblerait quâil est bien aise quâon ait donnĂ© une bonne raclĂ©e Ă son roi, Ă ses compatriotes, et Ă tout ce qui porte lâuniforme prussien. Le 28, nous habitions dans une grande rue, la Roos-Strass, une maison belle et vaste. Il Ă©tait minuit, mes cinq camarades et moi, nous dormions profondĂ©ment, lorsque nous fĂ»mes rĂ©veillĂ©s par les cris Au feu, au feu ! » Je me mets le premier Ă la fenĂȘtre, je vois tout le dessus de notre maison en flammes. Nous commençons de tourner dans notre chambre comme des Ă©garĂ©s, cherchant Ă nous habiller sans pouvoir y parvenir, nous heurtant, nous bousculant, sans trop songer Ă gagner la porte pour nous assurer si la fuite Ă©tait possible. Lâescalier, fort heureusement, Ă©tait intact, et nous pĂ»mes sortir sans accident. Nous voilĂ dans la rue, presque nus, sans souliers, ayant de la neige jusquâaux genoux, nos effets dans des draps de lit que nous avions sur le dos, embarrassĂ©s de nos fusils, sabre, giberne, bonnet dâoursin, plumet, chapeau, le diable enfin, ne sachant oĂč nous diriger, ahuris par les cris de la foule qui dĂ©bouchait de tous les coins de rue, par le galop des chevaux qui amenaient des pompes et des tonneaux fixĂ©s sur des traĂźneaux, par le tocsin sonnĂ© par toutes les cloches de la ville, par la gĂ©nĂ©rale qui se battait dans toutes les sections, par lâarrivĂ©e des premiers piquets de cavalerie, des officiers dâordonnance, des gĂ©nĂ©raux et du gouverneur de la ville, le gĂ©nĂ©ral Huttin, colonel des grenadiers Ă pied de la Garde, et de tous les militaires qui pouvaient craindre que ce fĂ»t un signal, pour une insurrection contre la vie de lâEmpereur et de la garnison. CâĂ©tait un vacarme Ă ne savoir oĂč donner de la tĂȘte. Pendant que tout sâorganisait pour arrĂȘter les progrĂšs de lâincendie, nous achevĂąmes de nous habiller au milieu de cette cohue ; mais le sauvetage de nos effets nâĂ©tait pas complet, il fallut remonter dans notre chambre pour les chercher, ce ne fut pas sans danger, et en les recouvrant, nous eĂ»mes la douce satisfaction de pouvoir faciliter la sortie de quelques personnes qui auraient pu ĂȘtre victimes de ce dĂ©sastre. Je dois mentionner, Ă la louange des autoritĂ©s et des habitants, que les secours furent prompts et bien dirigĂ©s. Un mot de mĂ©contentement, prononcĂ© par le gouverneur, nous faisait craindre quâil nous accusĂąt dâĂȘtre les auteurs de ce malheureux sinistre. Dans la matinĂ©e, nous nous rendĂźmes chez lui pour ĂȘtre interrogĂ©s ; quelques mots suffirent pour nous justifier. On nous logea chez un banquier de la mĂȘme rue. Il y avait tous les jours grande parade, dans la cour extĂ©rieure du chĂąteau, situĂ©e entre le palais et la prairie dont jâai parlĂ©. Le bataillon de service et les piquets de cavalerie de la Garde sây trouvaient et restaient pour dĂ©filer les derniers. Toutes les troupes qui arrivaient de France, toutes celles qui Ă©taient restĂ©es en arriĂšre pour poursuivre les dĂ©bris de lâarmĂ©e prussienne ou pour bloquer les places fortes, que lâennemi cĂ©dait tous les jours, Ă©taient passĂ©es en revue par lâEmpereur, qui les gardait longtemps sous les armes. Il faisait Ă lâinstant mĂȘme toutes les promotions nĂ©cessaires pour complĂ©ter les cadres des rĂ©giments, distribuait des dĂ©corations aux militaires qui lui Ă©taient signalĂ©s comme ayant mĂ©ritĂ© cette glorieuse rĂ©compense, adressait des allocutions aux corps, les faisait manĆuvrer pour sâassurer de leur instruction pratique, enfin ne nĂ©gligeait rien de ce qui pouvait intĂ©resser leur bien-ĂȘtre ou les enflammer du dĂ©sir de voler Ă dâautres combats. Ces parades et revues Ă©taient trĂšs curieuses Ă observer ; on aimait Ă suivre du regard celui qui foudroyait les trĂŽnes et les peuples. Nous fĂ»mes deux fois exĂ©cuter de grandes manĆuvres dans les environs de Berlin, sous les yeux de lâEmpereur. JâĂ©tais un de ceux qui tenaient les drapeaux pris Ă lâennemi, Ă la bataille dâIĂ©na, quand lâEmpereur les prĂ©senta Ă la dĂ©putation du SĂ©nat, qui vint jusquâĂ Berlin pour les recevoir. CâĂ©tait un cadeau que lâEmpereur faisait Ă son SĂ©nat conservateur. Pendant les vingt-sept jours pleins que je restais Ă Berlin, je visitai tous les monuments, toutes les collections importantes, tous les beaux quartiers de cette belle ville. Je fus plusieurs fois au spectacle, pour voir jouer des grands opĂ©ras français, traduits et arrangĂ©s pour la scĂšne allemande. Le lendemain de son entrĂ©e Ă Berlin, lâEmpereur fit mettre Ă lâordre de lâarmĂ©e une nouvelle proclamation, pour annoncer que les Russes marchaient Ă notre rencontre, et quâils seraient battus comme Ă Austerlitz. Elle se terminait par cette phrase Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que jâĂ©prouve pour vous, quâen disant que je porte dans mon cĆur lâamour que vous me montrez tous les jours. » Ă LA RENCONTRE DES RUSSES EntrĂ© en Pologne le 29 novembre, BarrĂšs arrive le 3 dĂ©cembre Ă Posen, oĂč il restera jusquâau 15. Ă notre arrivĂ©e, on nous lut la nouvelle proclamation que lâEmpereur fit mettre Ă lâordre de lâarmĂ©e, le 2 dĂ©cembre, pour annoncer lâanniversaire de la bataille dâAusterlitz, la prise de Varsovie que les Russes nâavaient pas pu dĂ©fendre, et lâarrivĂ©e de la Grande ArmĂ©e sur les bords de la Vistule. Cette belle proclamation Ă©tait suivie dâun dĂ©cret qui Ă©rigeait lâemplacement de la Madeleine Ă Paris en un temple de la gloire, sur le frontispice duquel on devait placer cette inscription en lettres dâor LâEmpereur NapolĂ©on aux soldats de la Grande ArmĂ©e. Ce dĂ©cret prouvait Ă lâarmĂ©e combien lâEmpereur avait pris soin de sa gloire et lâencourageait Ă de nouveaux triomphes⊠Le 24 dĂ©cembre, nous arrivĂąmes Ă Varsovie. Depuis le passage de la Wertha, le 29 novembre, nous Ă©tions dans la Pologne prussienne. Notre marche rapide ne nous donna pas une trĂšs bonne opinion de sa richesse. Que de pauvres et tristes villages nous rencontrĂąmes, que de misĂšres nous eĂ»mes sous les yeux, sans compter la nĂŽtre ! Toujours dans la boue ou la neige fondue, jusquâaux genoux, marchant toute la journĂ©e et nâayant ni abri, ni feu. ArrivĂ© au gĂźte, la nourriture rĂ©pondait Ă tout ce que nous voyions, Ă tout ce qui nous entourait. Le 25, le passage de la Vistule Ă Varsovie sâopĂ©ra sur un pont de bateaux, qui avait Ă©tĂ© rĂ©tabli aprĂšs la retraite des Russes. Le fleuve charriait considĂ©rablement, la gelĂ©e ayant repris depuis deux jours, avec assez dâintensitĂ© pour faire craindre pour sa sĂ»retĂ©. AprĂšs le pont, nous traversĂąmes obliquement une partie du faubourg de Prague, cĂ©lĂšbre par son importance, mais bien plus encore par ses malheurs, la presque totalitĂ© de la population ayant Ă©tĂ© massacrĂ©e par les Russes de Souvarow, en 1794. Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du faubourg sont les frontiĂšres autrichiennes, quâon dut respecter, ce qui obligeait Ă se jeter Ă gauche pour ne pas violer la neutralitĂ© de cette puissance. Le passage du Bug prĂ©sentait des difficultĂ©s assez grandes et des dangers assez sĂ©rieux. Le pont, rĂ©tabli Ă la hĂąte pour le passage de la partie de lâarmĂ©e qui opĂ©rait sur la rive droite, fut souvent emportĂ© par la force du courant, ou brisĂ© par les Ă©normes glaçons que cette grande riviĂšre charriait. On ne passait que par petits dĂ©tachements, et lorsque les officiers pontonniers jugeaient quâon pouvait le faire en sĂ»retĂ©. Le 26, au bivouac, prĂšs dâun village appelĂ© Loparzin, quartier gĂ©nĂ©ral de lâEmpereur. Ă la nuit close, en traversant une forĂȘt de sapins trĂšs Ă©paisse, je fus appelĂ© par mon nom. CâĂ©tait trois ou quatre compatriotes de Blesle, qui se trouvaient en arriĂšre de leur corps ce quâon appelle des traĂźnards ou fricoteurs. ArrĂȘtĂ©s prĂšs dâune cantine, ils mâoffrirent du pain et du petit salĂ©, que jâacceptai avec plaisir, nâayant rien mangĂ© de la journĂ©e. AprĂšs ĂȘtre restĂ© quelque temps avec eux, je cherchai Ă rejoindre ma compagnie. Mais je mâĂ©garai, avec plusieurs de mes camarades, dans cette infernale forĂȘt, qui semblait nâavoir pas de limites. Enfin, au jour, nous rencontrĂąmes un hameau, oĂč beaucoup de militaires Ă©taient rĂ©fugiĂ©s. Jâappris avec plaisir que mon rĂ©giment nâĂ©tait pas Ă©loignĂ©. Je mâarrĂȘtai un instant pour me reposer, car je tombais de lassitude et de sommeil. Quand je mâaperçus que le rĂ©giment se disposait Ă partir, je me dirigeai dans sa direction Ă travers champs. La surface Ă©tait gelĂ©e, mais le fond ne lâĂ©tait pas, Ă cause du dĂ©gel qui sâĂ©tait dĂ©clarĂ© la veille, en sorte que chaque pas que je faisais, jâenfonçais dans cette terre molle Ă ne pouvoir plus retirer mes jambes. Mes souliers y seraient restĂ©s, si je nâavais pas pris le parti de les prendre Ă la main et de marcher pieds nus. Je fis ainsi plus de deux lieues sur une lĂ©gĂšre croĂ»te de glace que je brisais Ă chaque pas. Je ne pus rĂ©tablir ma chaussure, Ă la faveur dâun repos momentanĂ©, que longtemps aprĂšs que jâavais rejoint la compagnie. Dans la journĂ©e, les chemins, ou plutĂŽt les endroits oĂč nous passions, Ă©taient devenus impraticables. Deux hommes ne pouvaient pas poser le pied Ă la mĂȘme place sans courir le risque dâĂȘtre engloutis. On marchait comme si on eĂ»t Ă©tĂ© en tirailleurs. Tout restait derriĂšre, vainqueurs et vaincus. Les canons, les caissons, les voitures, les carrosses de lâEmpereur, comme la modeste carriole de la cantiniĂšre, sâembourbaient et ne bougeaient plus. Les routes, les champs Ă©taient couverts dâĂ©quipages, de bagages russes. Si cette poursuite eĂ»t pu ĂȘtre continuĂ©e encore deux ou trois jours, lâarmĂ©e ennemie abandonnait tout son matĂ©riel forcĂ©ment sans pouvoir mĂȘme le dĂ©fendre. Mais les Français nâĂ©taient pas plus en mesure dâattaquer. Il fallait sâarrĂȘter sous peine de ne plus ĂȘtre. Aussi lâordre fut-il donnĂ© le mĂȘme jour de faire prendre des cantonnements Ă lâarmĂ©e, et Ă la Garde de rentrer Ă Varsovie, oĂč lâEmpereur fut Ă©tablir son quartier gĂ©nĂ©ral. 31 dĂ©cembre. â Mon billet de logement Ă©tait pour Mgr lâĂ©vĂȘque de Varsovie. Je me rĂ©jouis beaucoup de cet heureux hasard, qui mâenvoyait chez un trĂšs grand dignitaire de lâĂglise, sans doute pour lui voir mettre en pratique cette charitĂ© chrĂ©tienne qui veut quâon soulage ceux qui souffrent ; mais il nâen fut rien. Monseigneur ne daigna pas sâintĂ©resser Ă nos estomacs dĂ©labrĂ©s, ni Ă nous faire oublier nos misĂšres de la rive droite du Bug. Au contraire, il nous fit changer de logement, pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de nous fournir lâair que nous consommions chez lui. Notre fortune nous envoya chez un chanoine de Monseigneur, qui parlait trĂšs bien français. VoilĂ tout⊠Pendant notre sĂ©jour Ă Varsovie, le froid fut trĂšs vigoureux. En vingt-quatre heures, la Vistule fut prise et praticable partout pour les gens Ă pied. Cela nâempĂȘchait pas lâEmpereur de passer des revues ou de faire dĂ©filer la parade. Il se conduisait de mĂȘme quâĂ Berlin, avec cette diffĂ©rence cependant que ces travaux sur la place Ă©taient moins longs, parce que souvent il y avait impossibilitĂ© dây rester. De nombreux et Ă©lĂ©gants traĂźneaux sillonnaient toutes les rues avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair. Ce genre de locomotion que je connaissais peu mâintĂ©ressait vivement. Varsovie est une trĂšs belle ville, dans quelques unes de ses parties. Nous y restĂąmes jusquâau 27 janvier 1807. Cependant, je fus peu curieux dâen visiter les monuments et curiositĂ©s ; la saison ne sây prĂȘtait pas. Blotti dans un coin de ma pauvre et froide chambre, oĂč je lisais une partie de la journĂ©e, je ne sortais que lorsque le devoir et le service mâen faisaient une obligation. Il y eut une petite promotion de vĂ©lites au grade dâofficier câĂ©tait la deuxiĂšme. Elle ne sâĂ©tendit que sur quelques protĂ©gĂ©s des gĂ©nĂ©raux en crĂ©dit ou des personnages de la suite de lâEmpereur. Le 2 fĂ©vrier 1807, aprĂšs un combat, oĂč nous Ă©tions en rĂ©serve, on nous fit bivouaquer en avant de Passenheim. Jâallai, comme de coutume, chercher du bois, de la paille ou des vivres, enfin ce que je pouvais trouver. En revenant au camp, chargĂ© de bois, je tombai dans un ravin trĂšs profond, et restai enseveli sous 10 Ă 12 pieds de neige. Je fus plus dâune heure sans pouvoir sortir de mon tombeau. Jây parvins enfin, mais Ă moitiĂ© mort de froid et de fatigue. Le temps Ă©tait affreux, le froid Ăąpre ; la neige tourbillonnait, Ă nous empĂȘcher de voir Ă deux pas. Je passai une bien mauvaise nuit, car jâeus trop de peine Ă me rĂ©chauffer. Le 3, prĂšs du village de Geltkendorf, oĂč lâEmpereur coucha, aprĂšs les terribles combats de Geltkendorf et du pont de Bergfried, nous restĂąmes en position jusquâĂ 2 heures du matin, sur 3 pieds de neige, et Ă la rigueur dâune bise qui coupait la respiration. Ce fut une soirĂ©e terrible. Depuis notre entrĂ©e en Pologne, on nous avait permis de porter le chapeau, la corne en avant, et dâajouter de chaque cĂŽtĂ© un morceau de fourrure quâon attachait sous le menton avec des cordons, pour nous garantir le visage et surtout les oreilles du froid. LâEmpereur, le prince de NeufchĂątel, et la plupart des gĂ©nĂ©raux avaient des bonnets en forme de casque, faits avec des fourrures de prix, desquels il pendait deux bandes, aussi en fourrure, pour ĂȘtre attachĂ©es sous le menton, quand le froid devenait plus piquant. Ces deux princes Ă©taient habillĂ©s dâune polonaise en velours gris, doublĂ©e dâhermine ou de fourrure aussi riche, et chaussĂ© de bottes fourrĂ©es avec un vĂȘtement semblable. Ils pouvaient supporter la rigueur de la saison, mais nous, pauvres diables, avec nos vieilles capotes, ce nâĂ©tait pas la mĂȘme chose. Ă la vĂ©ritĂ©, nous Ă©tions jeunes, nous marchions tout le jour, et puis on sây Ă©tait habituĂ©. Le 5, câest une journĂ©e oĂč il nây eut point dâaffaire. Notre camp avait Ă©tĂ© Ă©tabli, prĂšs dâArensdorf, sur un Ă©tang, sans quâon sâen doutĂąt. Dans la nuit, notre feu de bivouac fit fondre la glace et le peu de neige qui, en cet endroit, la couvrait, et sâabĂźma dans lâeau Ă une assez grande profondeur. Nous en fĂ»mes quittes pour la perte de ce que nous faisions cuire, afin de le manger avant notre dĂ©part. Le 6, au bivouac, autour du petit hameau de Haff. AprĂšs le terrible combat de ce jour, oĂč lâarriĂšre-garde russe fut hachĂ©e et presque dĂ©truite, nous restĂąmes en position sur une hauteur jusquâĂ 11 heures du soir. Revenus sur nos pas, aprĂšs cette longue faction, nous passĂąmes la nuit sans feu, ne nous chauffant quâĂ la dĂ©robĂ©e aux bivouacs des autres troupes qui Ă©taient arrivĂ©es avant nous. Les quelques maisons de ce hameau Ă©taient remplies de blessĂ©s français. Le nombre en Ă©tait grand, trĂšs grand, et ils nây Ă©taient pas tous, les autres Ă©tant restĂ©s sur le champ de bataille, exposĂ©s Ă toute la rigueur de cette glaciale journĂ©e. Quelle nuit affreuse je passai ! Je regrettai bien des fois de ne pas ĂȘtre au nombre de ces milliers de cadavres qui nous entouraient. EYLAU 7 fĂ©vrier 1807. â Au bivouac, sur une hauteur, Ă une demi-lieue en arriĂšre dâEylau. Au dĂ©part, nous repassĂąmes, de nouveau sur le terrain de combat de la veille et sur la position que nous avions occupĂ©e jusquâĂ 11 heures du soir ; un peu plus loin, sur lâemplacement oĂč deux rĂ©giments russes avaient Ă©tĂ© anĂ©antis dans une charge de cuirassiers. Ă cet endroit, les morts Ă©taient sur deux et trois de hauteur ; câĂ©tait effrayant. Enfin, nous traversĂąmes la petite ville de Landsberg sur la Stein. AprĂšs avoir laissĂ© derriĂšre nous cette ville, nous arrivĂąmes devant une grande forĂȘt, traversĂ©e par la route que nous suivions, mais qui Ă©tait tellement encombrĂ©e de voitures abandonnĂ©es, et par les troupes qui nous prĂ©cĂ©daient, que lâon fut obligĂ© de sâarrĂȘter pour ce motif ou pour dâautres que je ne connaissais pas. Du reste, le canon grondait fort, en avant de nous, ce qui faisait croire Ă un engagement sĂ©rieux. Je profitai de ce repos pour dormir, en me couchant sur la neige avec autant de voluptĂ© que dans un bon lit. Jâavais les yeux malades par la fumĂ©e du bivouac de la veille, par la privation de sommeil, et par la rĂ©verbĂ©ration de la neige qui surexcitait mes souffrances. JâĂ©tais arrivĂ© au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, dâune heure peut-ĂȘtre, me soulagea, et me permit de continuer avec le rĂ©giment le mouvement dâen avant qui sâexĂ©cutait. Ă la sortie du bois, nous trouvĂąmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravĂźmes. CâĂ©tait pour enlever cette position que les fortes dĂ©tonations, que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient eu lieu. Le 4Ăšme corps lâenleva et jeta lâennemi de lâautre cĂŽtĂ© dâEylau, mais il y eut de grandes pertes Ă dĂ©plorer. Le terrain Ă©tait jonchĂ© de cadavres de nos gens ; câest lĂ quâon nous Ă©tablit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiquâil fĂźt dĂ©jĂ noir depuis longtemps. Une fois libre, on se mit en quĂȘte de bois, de paille pour passer la nuit ; il neigeait Ă ne pas sây voir, et le vent Ă©tait trĂšs piquant. Je me dirigeai vers la plaine, avec cinq ou six de mes camarades. Nous trouvĂąmes un feu de bivouac abandonnĂ©, trĂšs ardent encore, et beaucoup de bois ramassĂ©. Nous profitĂąmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous Ă©tions Ă philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bĂȘlement dâun mouton se fit entendre. Courir aprĂšs, le saisir, lâĂ©gorger, le dĂ©pouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents ou le faire rĂŽtir au bout dâune baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pĂ»mes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dĂ©vorante faim, du moins lâapaiser un peu. AprĂšs la dĂ©goĂ»tante pĂąture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit quâon trouvait dans Eylau des pommes de terre et des lĂ©gumes secs. Nous y allĂąmes, en attendant que le mouton que nous apportions pĂ»t ĂȘtre cuit. En effet, nous trouvĂąmes en assez grande quantitĂ© ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part Ă la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait Ă la belle Ă©toile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions malgrĂ© le froid, nous pensĂąmes que ce repos, aprĂšs une agitation et des courses si rĂ©pĂ©tĂ©es, nous serait funeste. Nous rĂ©solĂ»mes de retourner Ă Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs au passage du rĂ©giment, qui devait aller, selon nous, coucher Ă KĆnigsberg, le mĂȘme jour. Ă peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et, avec lui, une Ă©pouvantable canonnade dirigĂ©e sur les troupes qui couvraient la ville. Sâarmer et chercher Ă sortir de la ville ne fut quâune pensĂ©e, mais lâencombrement Ă la porte Ă©tait si grand, occasionnĂ© par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour dâEylau, que le passage en Ă©tait pour ainsi dire interdit. LâEmpereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps lĂ , des boulets perdus venaient augmenter le dĂ©sordre. Nous arrivĂąmes Ă notre poste, avant que le rĂ©giment eĂ»t reçu lâordre de se porter en avant. Jâavais tant luttĂ©, tant couru, que jâĂ©tais hors dâhaleine. 8 fĂ©vrier. â Le rĂ©giment descendit la hauteur en colonne et se dirigea Ă la droite de lâĂ©glise oĂč il se dĂ©ploya. DĂ©jĂ plusieurs boulets avaient portĂ© dans le rĂ©giment, et enlevĂ© bien des hommes. Une fois en bataille, et assez Ă dĂ©couvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous Ă©tions sous les coups dâune immense batterie, qui tirait sur nous Ă plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait Ă droite fut frappĂ©e en pleine poitrine ; un instant aprĂšs, la file de gauche eut les cuisses droites emportĂ©es. Le choc Ă©tait si violent que les voisins Ă©taient renversĂ©s comme les malheureux qui Ă©taient frappĂ©s. On donna ordre dâemporter les trois derniers Ă lâambulance, Ă©tablie dans les granges du faubourg qui Ă©tait Ă notre gauche. Un de mes camarades rĂ©clama mon assistance câĂ©tait un vieux soldat breton qui mâĂ©tait trĂšs attachĂ©. Je souscrivis avec empressement Ă son dĂ©sir et le portai, ainsi que trois autres de mes camarades, dans la maison oĂč se trouvait le docteur Larrey. Nous apprĂźmes le lendemain, par le capitaine, quâil nous avait donnĂ© sa montre en or, dans le cas quâil succomberait Ă lâamputation de sa cuisse. Pendant notre absence, le rĂ©giment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placĂ© derriĂšre une lĂ©gĂšre Ă©lĂ©vation qui le garantissait de quelques coups. LâEmpereur, qui sentait la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager sa rĂ©serve pour lâemployer plus tard, si les Ă©vĂ©nements, qui devenaient critiques, lây contraignaient, avait donnĂ© cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fĂ»mes obligĂ©s de dĂ©filer sous une grĂȘle de boulets, dont les coups Ă©taient si rapprochĂ©s quâon ne pouvait faire six pas sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par lâexplosion dâun obus ou le ricochet dâun projectile. Enfin, jâarrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades Ă©taient tombĂ©s morts sur la hauteur. Pendant quelque temps, une neige, dont lâĂ©paisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de rĂ©pit ; le restant de la journĂ©e sâĂ©coula lentement, recevant de temps Ă autres des marques non Ă©quivoques de la prĂ©sence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cĂ©dĂšrent le terrain et se retirĂšrent en assez bon ordre, loin de la portĂ©e de nos canons. Une fois leur retraite bien constatĂ©e, nous fĂ»mes reprendre notre position du matin, bien cruellement dĂ©cimĂ©s et douloureusement affectĂ©s de la mort de tant de braves. Ainsi se termina la journĂ©e la plus sanglante, la plus horrible boucherie dâhommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la RĂ©volution. Les pertes furent Ă©normes, dans les deux armĂ©es, et quoique vainqueurs, nous Ă©tions aussi maltraitĂ©s que les vaincus. 9 fĂ©vrier. â MĂȘme position. Dans la journĂ©e, je fus envoyĂ© en corvĂ©e Ă Eylau, mais comme elle nâexigeait pas un retour immĂ©diat au camp, jâen profitai pour visiter le champ de bataille. Quel Ă©pouvantable spectacle prĂ©sentait ce sol, naguĂšre plein de vie, oĂč 160 000 hommes avaient respirĂ© et montrĂ© tant de courage ! La campagne Ă©tait couverte dâune Ă©paisse couche de neige, que perçaient çà et lĂ les morts, les blessĂ©s et les dĂ©bris de toute espĂšce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piĂ©tinement des hommes et des chevaux. Les endroits oĂč avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques Ă la baĂŻonnette et lâemplacement des batteries Ă©taient couverts dâhommes et de chevaux morts. On enlevait les blessĂ©s des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie Ă ce champ de carnage. De longues lignes dâarmes, de cadavres, de blessĂ©s dessinaient lâemplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portĂąt, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traĂźnaient, on nâentendait que des cris dĂ©chirants. Je me retirai Ă©pouvantĂ©. RestĂ© Ă Eylau, jusquâau 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de dĂ©solation, pour bien me graver dans la mĂ©moire lâemplacement oĂč tant dâhommes avaient pĂ©ri, oĂč seize gĂ©nĂ©raux français avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s Ă mort, oĂč un corps dâarmĂ©e, des rĂ©giments entiers avaient succombĂ©. Sur la place de la ville Ă©taient vingt-quatre piĂšces de canon russes quâon avait ramassĂ©es sur le champ de bataille. Un jour que je les visitais trĂšs attentivement, je fus frappĂ© sur lâĂ©paule par le marĂ©chal BessiĂšres, qui me demanda de le laisser passer. Il Ă©tait suivi de lâEmpereur, qui dit en passant devant moi Jâai Ă©tĂ© content de mes visites » Je ne rĂ©pondis rien ma surprise avait Ă©tĂ© trop grande de me trouver si prĂšs dâun homme si haut placĂ©, que jâavais vu trois jours auparavant exposĂ© aux mĂȘmes dangers que nous. Avant notre dĂ©part, il y eut une troisiĂšme promotion de vĂ©lites. Comme je nâattendais rien encore, je mâen occupai peu. Le sĂ©jour dâEylau devenait misĂ©rable ; nous Ă©tions sans vivres, sans abri pour ainsi dire, car nous Ă©tions entassĂ©s les uns sur les autres. Le dĂ©gel Ă©tait bien prononcĂ©, ce qui rendait encore notre position plus incommode. Enfin, le signal de la retraite nous fut annoncĂ© par une proclamation qui nous expliquait pourquoi nous nâavancions plus et pourquoi nous allions prendre des cantonnements Ă trente lieues en arriĂšre. Ce nâĂ©tait quâune trĂȘve momentanĂ©e la reprise des hostilitĂ©s viendrait avec les beaux jours. 19 fĂ©vrier. â Ă Liebstadt, petite ville sur la Passarge, riviĂšre derriĂšre laquelle lâarmĂ©e se retirait et oĂč elle devait prendre de fortes positions pour couvrir ses quartiers dâhiver, et se prĂ©parer Ă reprendre lâoffensive, aussitĂŽt que le pĂšre La Violette, nom quâon donnait Ă lâEmpereur, en donnerait le signal. Notre escouade entiĂšre fut logĂ©e dans une maison isolĂ©e, demeure de lâĂ©quarrisseur. Les approches Ă©taient peu rĂ©crĂ©antes, mais lâintĂ©rieur valait mieux. On trouva dans la cave un tonneau de saumon fumĂ©, dâune parfaite conservation et dâun goĂ»t exquis. CâĂ©tait une dĂ©couverte prĂ©cieuse, pour nous qui, depuis longtemps, ne mangions que des pommes de terre, et en petite quantitĂ© encore. AprĂšs nous en ĂȘtre rĂ©galĂ©s et avoir partagĂ© le reste, le bourgmestre de la ville vint avec un aide de camp du grand-duc de Berg rĂ©clamer ce tonneau. On lui rĂ©pondit que tout Ă©tait mangĂ©. Lâaide de camp nous pria, sâil en restait encore, de vouloir bien lui en donner pour le souper du prince, qui manquait de tout. Nous fĂźmes la sourde oreille, parce que nous pensĂąmes quâil Ă©tait plus facile au gĂ©nĂ©ral en chef de toute la cavalerie de se procurer des vivres quâĂ nous, pauvres fantassins, qui ne pouvions pas nous Ă©carter de la route. Il se retira fort mĂ©content. 21 fĂ©vrier. â Ă OstĂ©rode, petite ville de la Prusse sur la route de KĆnigsberg Ă Thorn. LâEmpereur Ă©tablit son quartier gĂ©nĂ©ral dans cette ville et envoie en cantonnements dans les villages environnants toute la partie de la Garde qui nâest pas nĂ©cessaire au service de sa personne et de son Ă©tat-major. Lâannonce de lâentrĂ©e en cantonnements fut accueillie avec une vive joie. Nous avions souffert tant de privations, Ă©prouvĂ© tant de fatigues, quâil Ă©tait bien permis de se rĂ©jouir et dâaspirer Ă un peu de repos. Dâailleurs, nos effets Ă©taient dans un Ă©tat de dĂ©labrement dĂ©plorable, nos pieds tout en compote, nos corps rongĂ©s par la vermine, faute de temps et de linge pour sâen dĂ©barrasser. Cette campagne, que jâappellerai une campagne de neige, comme la premiĂšre en fut une de boue, fut plus pĂ©nible encore par la privation de vivres que par lâintensitĂ© du froid qui cependant se fit sentir bien cruellement. 23 fĂ©vrier. â Schildeck, village Ă deux lieues dâOsterode. Nous Ă©tablissons notre domicile dans le chĂąteau du seigneur du village, qui nâavait de seigneurial que le nom, car câĂ©tait un simple rez-de-chaussĂ©e, beau et assez vaste. Nous y logions tous, officiers, sous-officiers et chasseurs et vivions tous ensemble, Ă la mĂȘme table, comme des frĂšres dâarmes. Nous trouvĂąmes dans les greniers du grain ; Ă lâĂ©curie, des vaches ; Ă la cave, de la biĂšre et des pommes de terre ; Ă la grange, de la paille en sorte que nous pĂ»mes nous organiser pour passer les jours de repos, qui nous Ă©taient accordĂ©s, dans une douce et tranquille aisance. Ce bien-ĂȘtre inespĂ©rĂ© dut ĂȘtre souvent partagĂ© avec des passagers, mĂȘme avec des gĂ©nĂ©raux, qui venaient sâasseoir Ă notre foyer domestique. Plus tard, quand on sut Ă Osterode lâespĂšce dâabondance dans laquelle nous vivions, on nous demanda du grain. Mais pour remplir les commandes qui nous Ă©taient faites, il fallut battre en grange. CâĂ©tait un travail peu connu de la majeure partie dâentre nous, câĂ©tait en outre bien fatigant ; nous y suppléùmes par des paysans que nous mettions en rĂ©quisition. Dâabord, ils refusĂšrent avec obstination, mais quand ils se virent traitĂ© avec bontĂ©, et payĂ©s en nature, nous eĂ»mes plus de bras quâil ne nous en fallait. Avec le repos et la nourriture, revinrent la santĂ©, la propretĂ© et la bonne tenue. Nos cadres, si faibles Ă notre arrivĂ©e, se complĂ©tĂšrent par la rentrĂ©e des hommes restĂ©s aux hĂŽpitaux, par des vieux soldats et des nouveaux vĂ©lites venant des corps ou de France. On Ă©tait aussi heureux quâon pouvait lâespĂ©rer dans notre position. Moi et deux ou trois camarades de la compagnie, nous faisions exception, nous avions les pieds gelĂ©s. Dans cette fĂącheuse position, je ne pouvais faire aucun service, ni suivre la compagnie en cas de dĂ©part. Le chirurgien dĂ©cida que je serais envoyĂ© sur les derriĂšres, au petit dĂ©pĂŽt de la Garde, de lâautre cĂŽtĂ© de la Vistule. Jâen fus bien contrariĂ©, mais le rĂ©tablissement de ma santĂ© lâexigeait je dus obĂ©ir. Le 9, je quittai le cantonnement oĂč jâĂ©tais si bien, pour aller Ă Osterode, oĂč on nous donna des voitures, car nous Ă©tions plusieurs malades ou blessĂ©s et conduits par un caporal. Le 15 mars, jâarrivai Ă Inowraslow ou Inowladislow. Du 15 mars au 14 avril, Ă Inowraslow â Au lieu dâentrer Ă lâhĂŽpital Ă©tabli pour les troupes de la Garde impĂ©riale, je reçus un billet de logement. Le hasard me servit bien, puisque jâeus un logement chaud et tranquille, ce qui accĂ©lĂ©ra ma guĂ©rison, Ă laquelle je donnai tous mes soins. La ville, ainsi que je lâai dĂ©jĂ dit, Ă©tait exclusivement affectĂ©e aux troupes de la Garde. Le nombre des blessĂ©s et des malades Ă©tait considĂ©rable, dans les premiers moments, mais lâinfluence du printemps commençant Ă se faire sentir, il diminua bien vite, et le dĂ©pĂŽt de convalescence ne dut pas tarder aprĂšs mon dĂ©part, Ă devenir presque inutile. Ce fut sur cette ville que tous nos blessĂ©s dâEylau furent Ă©vacuĂ©s. LâhĂŽpital en Ă©tait plein, quand jâarrivai, mais il ne tarda pas Ă se dĂ©semplir, plutĂŽt pour cause de mort que par guĂ©rison. Le pauvre chasseur, mon bon camarade, que jâavais aidĂ© Ă porter Ă lâambulance, Ă©tait mort en route ; un seul, sur les trois, blessĂ©s par ce boulet, allait bien et paraissait sauvĂ©. Le 15 avril, jâallai rejoindre ma compagnie. Pendant mon absence, lâEmpereur avait transfĂ©rĂ© son quartier gĂ©nĂ©ral Ă Finckenstein, superbe chĂąteau au comte de Dohna, ancien premier ministre du roi de Prusse, prĂšs de la petite ville de Rosenberg. Dans cette ville, Ă©tait logĂ©e la majeure partie des officiers de la maison impĂ©riale. Le 27 avril, il y eut une grande revue de toute la Garde dans la plaine de Finckenstein ; un ambassadeur persan se trouvait Ă cette revue. LâEMPEREUR GOĂTE LA SOUPE DE BARRĂS. 18 mai. â Sur une hauteur prĂšs de Finckenstein, pour y vivre dans des baraques que nous devions construire. DĂšs notre arrivĂ©e, on se mit Ă lâĆuvre, et en peu de jours ce fut un camp de plaisance des plus intĂ©ressants. Il y eut beaucoup Ă travailler, bien des bois abattus, bien des maisons dĂ©molies pour construire les nĂŽtres. CâĂ©tait des actes de vandalisme qui affligeaient, mais la guerre fait une excuse. Le 25 mai, lâEmpereur vint visiter notre camp. Il dut ĂȘtre satisfait, car on y avait pris peine pour le rendre digne de lâauguste visiteur. JâĂ©tais ce jour lĂ de cuisine. Il visita la mienne comme les autres, me fit beaucoup de questions sur notre nourriture et surtout le pain de munition. Je lui dis sans balbutier, et trĂšs nettement, quâil nâĂ©tait pas bon, surtout pour la soupe. Il demanda Ă le goĂ»ter, je lui en prĂ©sentai un. Il ĂŽta son gant, en brisa un morceau avec ses doigts, et, aprĂšs lâavoir mĂąchĂ©, il me le rendit en disant En effet, ce pain nâest pas assez bon pour ces messieurs. » Cette rĂ©ponse mâatterra. Il fit ensuite dâautres questions, mais, dans la crainte que je rĂ©pondisse comme je venais de le faire, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs prit la parole pour moi. Pendant quelques jours, dans le camp, on ne mâappelait que le monsieur ». Quoi quâil en soit, nous eĂ»mes le lendemain du pain blanc pour mettre Ă la soupe, du riz et une ration dâeau-de-vie de grain, quâon appelle schnaps. Le mot messieurs » nâavait pas Ă©tĂ© dit pour se moquer de mon audacieuse rĂ©clamation. Le 31 mai, Ă Finckenstein, pour faire le service auprĂšs de lâEmpereur. Pendant les six jours que le rĂ©giment y resta, il y eut tous les jours parade et revue des troupes qui arrivaient de France. CâĂ©tait long mais curieux Ă voir. Je fus tĂ©moin de bien des impatiences, de bien des colĂšres, qui nâĂ©taient pas toujours contenues, quand les manĆuvres allaient mal. Plus dâun officier se retira, lâoreille basse, et dâautres avec la douleur dâĂȘtre renvoyĂ©s sur les derriĂšres. LâEmpereur faisait aussi faire lâexercice Ă feu et Ă balle, par peloton, aux troupes arrivantes, dans le jardin du chĂąteau, rempli de bosquets, de jets dâeau et de statues. Il leur donnait pour point de mire une belle fontaine en pierre sculptĂ©e qui se trouvait Ă lâextrĂ©mitĂ© et Ă lâopposĂ© du palais. HEILSBERG 5 juin. â Reprise des hostilitĂ©s Au bivouac, en avant de Saafeld, petite ville de la Prusse ducale. Dans la journĂ©e, tous nos avant-postes placĂ©s sur la Passarge et lâAlle furent attaquĂ©s inopinĂ©ment et avec vigueur par les Russes, et repoussĂ©s sur tous les points. Cette nouvelle arriva au quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial dans la soirĂ©e. Une heure aprĂšs, lâEmpereur, sa suite et toute la Garde Ă©taient en marche pour Saafeld oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. LâEmpereur passa dans nos rangs en voiture, allant trĂšs vite ; le grand-duc de Berg avait pris la place du cocher de la calĂšche oĂč se trouvait lâEmpereur. La cĂ©lĂ©ritĂ© de notre marche, lâactivitĂ© de tous les officiers attachĂ©s au grand quartier gĂ©nĂ©ral annonçait que cela pressait et que de grands coups se donnaient en avant de nous. Quand nous arrivĂąmes sur les hauteurs au-dessus de la plaine qui prĂ©cĂšde la ville de Heilsberg et non loin de la rive gauche de lâAlle, la bataille Ă©tait vivement engagĂ©e depuis le matin. PlacĂ©s en rĂ©serve, nous dĂ©couvrions les deux armĂ©es engagĂ©es et les attaques incessantes des Français pour sâemparer des redoutes Ă©levĂ©es qui, dans la plaine, couvraient le front de lâarmĂ©e russe. Les troupes en lignes nâayant pas pu sâen rendre maĂźtresse, lâEmpereur y envoya les deux rĂ©giments de jeune garde, fusiliers, chasseurs et grenadiers, organisĂ©s depuis quelques mois et arrivĂ©s Ă lâarmĂ©e depuis peu de jours. Les redoutes furent enlevĂ©es, aprĂšs un grand sacrifice dâhommes et dâhĂ©roĂŻques efforts. Le gĂ©nĂ©ral de division Rousset[3], chef dâĂ©tat-major qui les commandait, eut la tĂȘte emportĂ©e, et beaucoup dâofficiers et de sous-officiers de la Garde qui les avaient organisĂ©s, et dont plusieurs Ă©taient de ma connaissance, y perdirent la vie. Pendant que ce beau fait dâarmes sâaccomplissait, trois ou quatre fusiliers de ces rĂ©giments traversĂšrent nos rangs en demandant oĂč Ă©taient leurs corps. LâEmpereur qui Ă©tait devant nous, suivant avec sa lorgnette les progrĂšs de lâattaque, se retournant vivement, dit Ah ! ah ! des hommes qui ne sont pas Ă leur poste ! GĂ©nĂ©ral SoulĂšs, vous leur ferez donner la savate ce soir et du gras encore ! » Une minute aprĂšs, il dit Demandez leur pourquoi ils sont restĂ©s derriĂšre » Ils rĂ©pondirent quâayant bu de lâeau trop fraĂźche, cela leur avait coupĂ© les jambes, etc. Ah ! ah ! câest diffĂ©rent, je leur pardonne. Faites-les rentrer dans vos rangs, il fait meilleur ici que lĂ -bas » Par moment, quelques rares boulets envoyĂ©s de la rive droite de lâAlle venaient nous tuer des hommes et dĂ©ranger lâEmpereur dans ses observations. Pour dĂ©tourner la direction de ces boulets, il envoya deux batteries de la Garde Ă©teindre le feu des canons russes. Ce fut lâaffaire de deux ou trois volĂ©es, et puis ce fut fini. La journĂ©e se termina sans rĂ©sultat, chacun garda ses positions et nous bivouaquĂąmes sur le terrain que nous occupions, au milieu des morts du combat de la matinĂ©e. Nous Ă©tions restĂ©s douze heures sous les armes, sans changer de place. Le lendemain soir, lâennemi Ă©vacua la ville dâHeilsberg, ses magasins et les retranchements dont la dĂ©fense avait fait couler tant de sang. FRIEDLAND 12 juin. â Nous quittĂąmes, Ă dix heures du matin, les hauteurs que nous occupions depuis lâavant-veille ; nous traversĂąmes le terrain sur lequel sâĂ©tait donnĂ© la bataille, puis la ville dâHeilsberg et nous arrivĂąmes, aprĂšs une longue marche de nuit, sur le champ de bataille dâEylau, le 13, Ă six heures du matin, pour bivouaquer Ă peu prĂšs sur le mĂȘme emplacement oĂč nous avions Ă©tĂ© mitraillĂ©s quatre mois auparavant. Cette marche de nuit fut remarquable en ce que nous fĂ»mes assaillis, lorsque nous traversions une immense forĂȘt, par un orage si violent, si impĂ©tueux, que nous fĂ»mes obligĂ©s de nous arrĂȘter pour attendre quâil fĂ»t passĂ©, dans la crainte quâon sâĂ©garĂąt. Nous arrivĂąmes dĂ©faits, mouillĂ©s, horriblement fatiguĂ©s et hors dâĂ©tat de faire le coup de feu, si cela eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire ; mais lâennemi Ă©tait sur la rive droite de lâAlle et nous sur la rive gauche, Ă une assez grande distance. 13 juin. â Au bivouac sur le champ de bataille dâEylau. Je revis avec une certaine satisfaction ce terrain si cĂ©lĂšbre, si dĂ©trempĂ© de sang, maintenant couvert dâune belle vĂ©gĂ©tation et de monticules sous lesquels reposaient des milliers dâhommes. Ă la place de lâimmense tapis de neige Ă©taient des prairies, des ruisseaux, des Ă©tangs, des bouquets de bois dont le jour de la bataille on ne distinguait rien. 14 juin. â On partit de grand matin, en se dirigeant Ă droite, vers Friedland et les bords de lâAlle. Le canon se fit entendre de trĂšs bonne heure, et le bruit paraissait devenir plus fort, Ă mesure que nous avancions. Lâordre fut donnĂ© de mettre nos bonnets Ă poil et nos plumets ; câĂ©tait nous annoncer quâune grande affaire allait avoir lieu. Nos chapeaux, en gĂ©nĂ©ral, Ă©taient en si mauvais Ă©tat, il Ă©tait si incommode de porter deux coiffures et dâen avoir toujours une sur le sac, qui embarrassait plus quâelle ne valait, que cela fit prendre la rĂ©solution Ă tous les chasseurs, et comme par un mouvement spontanĂ©, de jeter leurs chapeaux. Ce fut gĂ©nĂ©ral dans les deux rĂ©giments. On eut beau le dĂ©fendre et crier, lâautodafĂ© se fit au milieu des cris de joie de toute la garde Ă pied. Une fois prĂȘts, on se remit en route ; peu de temps aprĂšs, on commença Ă rencontrer les premiers blessĂ©s. Leur nombre devenait plus grand, dâun instant Ă lâautre ; ce qui nous indiquait que lâaffaire Ă©tait chaude et que nous approchions du lieu oĂč lâarmĂ©e Ă©tait aux prises. Enfin nous sortons du bois oĂč nous Ă©tions depuis presque notre dĂ©part, nous dĂ©bouchons dans une assez grande plaine, et voyons devant nous lâarmĂ©e russe en bataille, qui passait lâAlle sur plusieurs ponts, pour venir nous disputer le terrain que nous occupions, et se diriger sur KĆnigsberg pour le dĂ©bloquer. PlacĂ©s dâabord en bataille, Ă portĂ©e de canon de lâennemi, Ă gauche de la route de Dom⊠à Friedland, nous restĂąmes plusieurs heures dans cette position ; mais quand une fois lâaction fut bien engagĂ©e, vers 5 Ă 6 heures du soir, nous nous portĂąmes en avant pour prendre possession dâun plateau qui domine un peu la ville, et appuyer les attaques des corps dâarmĂ©e qui agissaient. Ă 10 heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, les Russes enfoncĂ©s sur tous les points, jetĂ©s dans lâAlle, et toute la rive gauche dĂ©blayĂ©e de leur prĂ©sence. Leur perte fut immense, en hommes et en matĂ©riel. Cette sanglante et Ă©clatante dĂ©faite les terrassa complĂštement. Le 17 et le 18, lâEmpereur logea au village de Sgaisgirren, dans le chĂąteau du baron. Je me trouvais de garde auprĂšs de sa personne. Le lendemain de son dĂ©part, je visitai ses appartements ; ils ne mĂ©ritaient pas cette attention, car ils Ă©taient plus que simples, mais jây trouvai un gros paquet de journaux de Paris, dâAltona, de Francfort, de Saint-PĂ©tersbourg, dont je mâemparai avec joie, nâayant pas eu lâoccasion dâen lire depuis Varsovie. Ce fut une bonne fortune, car nous ne savions rien de ce qui se passait Ă lâarmĂ©e que par les journaux de Paris. La Garde bivouaqua autour du village. LâEmpereur partit avant nous ; le bruit courait dâune suspension dâarmes. Le piquet de garde ne quitta le poste que lorsque les voitures, les fourgons, les chevaux de mains et les mulets de lâEmpereur et de sa suite furent prĂȘts Ă partir, escortĂ©s par la gendarmerie dâĂ©lite. TILSITT Le 19 juin, Ă Tilsitt, nous fĂ»mes logĂ©s dans le faubourg qui longe la rive gauche du NiĂ©men, au-dessus de la ville, mais comme lâemplacement Ă©tait trĂšs bornĂ© et malpropre, on prĂ©fĂ©ra bivouaquer dans les jardins et les champs dâalentour. Les habitants, avant notre arrivĂ©e avaient cachĂ© dans la terre de leurs jardins leurs effets et des provisions considĂ©rables. Quand ils virent quâon respectait les propriĂ©tĂ©s et les personnes, ils vinrent nous prier de leur permettre de faire des fouilles pour dĂ©terrer les objets cachĂ©s. On y consentit avec empressement, mais avec cette rĂ©serve que sâil y avait des comestibles, ils nous en feraient part. Il se trouva en effet, tant et tant de piĂšces de lard et de jambon que nos ordinaires se trouvĂšrent pourvus, pour quelques jours, dâune denrĂ©e bien prĂ©cieuse pour donner du goĂ»t Ă nos maigres aliments. La viande ne manquait pas, mais le pain, oĂč il y avait plus de paille et de son que de farine, Ă©tait dĂ©testable. Il fallait avoir une faim canine pour oser le porter Ă la bouche. Les Russes Ă©taient campĂ©s sur lâautre rive du fleuve, oĂč on les voyait et les entendait facilement, surtout quand ils se rĂ©unissaient le soir pour chanter la priĂšre. Le beau pont en bois Ă©tabli sur cette riviĂšre Ă©tait brĂ»lĂ© ; aucune communication nâĂ©tait possible entre les deux rives, car toutes les barques et bateaux avaient Ă©tĂ© emmenĂ©s ou coulĂ©s bas cependant, quand il fut convenu quâune entrevue entre les deux empereurs aurait lieu sur un radeau, au milieu du fleuve, il sâen trouva pour porter les matĂ©riaux nĂ©cessaires Ă sa construction. Ces prĂ©paratifs nous prĂ©occupĂšrent singuliĂšrement ; on Ă©tait las de la guerre, on se voyait en quelque sorte Ă lâextrĂ©mitĂ© du monde civilisĂ©, Ă cinq cents lieues de Paris et extĂ©nuĂ© de fatigue. CâĂ©tait bien suffisant pour dĂ©sirer voir sortir de ce radeau une paix prochaine et digne des grands efforts dâune armĂ©e qui avait tout fait pour vaincre les ennemis de la France. 25 juin. â JâĂ©tais sur le rivage, quand lâEmpereur sâembarqua pour rejoindre lâEmpereur Alexandre, et jây restai jusquâĂ son retour. Ce spectacle Ă©tait si extraordinaire, si merveilleux, quâil mĂ©ritait bien tout lâintĂ©rĂȘt quâon lui attachait. 26 juin. â DâaprĂšs les conventions arrĂȘtĂ©es la veille sur le radeau, lâempereur Alexandre devait venir habiter Tilsitt, avec sa suite et 800 hommes de sa Garde. La ville fut dĂ©clarĂ©e neutre et partagĂ©e en partie française et en partie russe. Il nous fut dĂ©fendu dâentrer, mĂȘme sans armes, dans le quartier habitĂ© par lâempereur de toutes les Russies. Cependant, plus tard, il fut permis de le traverser pour nous rendre Ă notre faubourg qui se trouvait dans cette direction, mais en tenue de promenade. Ce 26 juin, nous prĂźmes les armes Ă midi et fĂ»mes nous former en bataille, dans la belle et large rue oĂč habitait NapolĂ©on lâinfanterie Ă©tait Ă droite et la cavalerie Ă gauche. Ă un signal convenu, NapolĂ©on se rendit sur le bord du NiĂ©men pour recevoir Alexandre et le conduire Ă son logement. Peu de temps aprĂšs, ces deux grands souverains arrivĂšrent, prĂ©cĂ©dĂ©s et suivis dâun immense et superbe Ă©tat-major, ayant Ă©changĂ© leurs cordons et se tenant par la main, comme de bons amis. AprĂšs avoir passĂ© le front des troupes, les deux empereurs se placĂšrent au pied de lâescalier de lâEmpereur NapolĂ©on, et nous dĂ©filĂąmes devant eux. Une fois le dĂ©filĂ© terminĂ©, nous rentrĂąmes dans nos bivouacs, et lâempereur Alexandre fut reconduit chez lui avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial. 27 juin. â Grandes manĆuvres et exercices Ă feu de toute la garde impĂ©riale, sur les hauteurs de Tilsitt, devant Leurs MajestĂ©s ImpĂ©riales. NapolĂ©on tenait beaucoup Ă ce que sa Garde justifiĂąt la haute renommĂ©e qu elle sâĂ©tait acquise, car, dans les feux, il passait derriĂšre les rangs pour exciter les soldats Ă tirer vite, et dans les marches, pour les exciter Ă marcher serrĂ©s et bien alignĂ©s. De la voix, du geste, du regard, il nous pressait et nous encourageait. De son cĂŽtĂ©, lâempereur Alexandre Ă©tait bien aise de voir de prĂšs ces hommes qui, soit quâils chargeassent sur sa cavalerie, soit quâils marchassent sur son infanterie, suffisaient par leur seule prĂ©sence pour les arrĂȘter ou les contenir. Il arriva un moment quâil sâĂ©tait placĂ© devant nos feux. NapolĂ©on fut le prendre par la main, et le retira de lĂ , en lui disant Une maladresse pourrait causer un grand malheur. » Alexandre rĂ©pondit Avec des hommes comme ceux lĂ , il nây a rien Ă craindre. » AprĂšs le dĂ©filĂ©, qui fut trĂšs bien exĂ©cutĂ©, on mit Ă lâordre du jour les tĂ©moignages de la satisfaction que lâempereur Alexandre avait plusieurs fois manifestĂ©e pendant les manĆuvres. 28 juin. â ArrivĂ©e de le roi de Prusse. JâĂ©tais en faction en bas des escaliers de la rue, quand lâEmpereur NapolĂ©on vint le recevoir Ă la descente de voiture. Il lui prit la main et le fit passer devant pour monter les escaliers. Ce nâĂ©tait pas la rĂ©ception du 26, câĂ©tait un roi vaincu qui venait demander un morceau de sa couronne brisĂ©e. La Garde Ă pied donna Ă dĂźner, dans la plaine situĂ©e derriĂšre notre faubourg, aux 800 gardes russes qui faisaient le service auprĂšs de leur souverain. Pendant le dĂźner, les gardes prussiennes arrivĂšrent ; elles furent accueillies et traitĂ©es avec le plus vif empressement ; en gĂ©nĂ©ral, on les prĂ©fĂ©rait aux Russes, probablement parce quâils Ă©taient Allemands. Il y eut beaucoup de soĂ»leries, surtout chez les Russes, mais il nây eut ni querelles, ni dĂ©sordre. Du reste, les officiers des trois puissances Ă©taient lĂ , pour arrĂȘter toute manifestation contraire Ă la bonne harmonie. Pendant mon sĂ©jour Ă Tilsitt, je reçus une lettre du vieux gĂ©nĂ©ral Lacoste, du Puy, pour son fils, gĂ©nĂ©ral de division du gĂ©nie, aide de camp de lâEmpereur. Je fus trĂšs bien reçu, et il me promit de sâintĂ©resser Ă moi. Un soir que jâĂ©tais en faction sur les bords du NiĂ©men, jâeus lâoccasion de remarquer combien les nuits sont courtes dans le Nord, Ă cette Ă©poque de lâannĂ©e. CâĂ©tait le 23 juin. PlacĂ© en sentinelle Ă 11 heures du soir, il faisait encore assez clair pour lire une lettre, et quand on me releva Ă une heure du matin, la nuit sâĂ©tait Ă©coulĂ©e et le jour avait reparu. Les entrevues et les Ă©vĂ©nements de Tilsitt me firent connaĂźtre une infinitĂ© de grands personnages de lâEurope, que je remarquai avec plaisir et que jâĂ©tais bien aise dâobserver. Peu dâoccasions sâĂ©taient prĂ©sentĂ©es oĂč lâon avait vu autant dâhommes marquants, rĂ©unis dans un si petit endroit. 3 juillet. â Les nĂ©gociations pour la conclusion de la paix presque terminĂ©es, les 2Ăšme rĂ©giments de chaque arme de la Garde reçurent lâordre de partir le lendemain pour KĆnigsberg et ensuite pour la France. Cette nouvelle fut accueillie avec une grande dĂ©monstration de joie. La glorieuse paix qui venait dâĂȘtre signĂ©e Ă Tilsitt nous dĂ©dommageait bien de tous les maux que nous avions soufferts, pendant ces quatre grandes, rudes et vigoureuses campagnes, mais nous nâen Ă©tions pas moins dĂ©sireux de nous reposer un peu plus longtemps, de laisser aux rĂąteliers dâarmes nos lourds fusils et sur la planche nos incommodes sacs, sauf Ă les reprendre lâun et lâautre, si lâindĂ©pendance de la France rĂ©clamait nos bras et notre vie. Pour le moment, nous en avions assez. RETOUR EN FRANCE Du 7 au 13 juillet, nous fĂ»mes Ă KĆnigsberg. Durant ce temps, lâEmpereur, son Ă©tat-major et tout ce qui restait de la Garde arrivĂšrent de Tilsitt. Toutes les dispositions se faisaient pour quitter le Nord et reprendre le chemin de notre patrie, que nous appelions de tous nos vĆux. Les distributions de vivre, qui avaient presque cessĂ© depuis notre dĂ©part de Varsovie, reprirent leur rĂ©gularitĂ©. Elles furent mĂȘme abondantes et variĂ©es. Lâennemi, en Ă©vacuant la ville Ă la nouvelle de la perte de la bataille de Friedland, y avait laissĂ© des magasins immenses, richement approvisionnĂ©s. IndĂ©pendamment des vivres ordinaires, ils contenaient de la morue, des harengs, du vin, du rhum, etc. Il y avait dans le port beaucoup de navires, chargĂ©es de denrĂ©es propres Ă la nourriture et Ă lâentretien de lâarmĂ©e. Toutes ces causes rĂ©unies firent renaĂźtre lâabondance et le bien-ĂȘtre. Durant les six jours que nous restĂąmes dans cette ville, il mâarriva une aventure qui aurait pu me devenir fĂącheuse, si je nâavais pas Ă©tĂ© reconnu innocent de lâaccusation quâon portait contre moi. Nous Ă©tions logĂ©s six dans un petit cabaret, et confinĂ©s dans un cabinet oĂč Ă peine si nous pouvions nous retourner. On rĂ©clama un appartement plus grand, sans pouvoir lâobtenir. Les plaintes se renouvelaient Ă chaque instant, parce que nous Ă©touffions de chaleur, que nous manquions dâair, dâespace pour nous habiller et nous approprier. La mĂ©chante femme du cabaretier, toute jeune et jolie quâelle Ă©tait, nous fut dĂ©noncer au gouverneur de la ville, qui nâĂ©tait rien de moins que le gĂ©nĂ©ral Savary, colonel de la gendarmerie dâĂ©lite, lâofficier gĂ©nĂ©ral le plus dur, disait-on, de toute lâarmĂ©e. Elle arriva avec quatre hommes et un caporal de la ligne pour nous faire arrĂȘter. Mais faire conduire six hommes Ă la fois lui paraissait un peu audacieux ; elle dĂ©signa le plus jeune comme le plus coupable. Le caporal mâinvita Ă le suivre, en mâexpliquant lâordre quâil avait Ă remplir. Je lui dis de passer devant avec les hommes, que je le suivrais et me rendrais chez le gouverneur. Jây arrive, jâexplique notre position, la mĂ©chancetĂ© de cette femme et lâabsurditĂ© de sa dĂ©nonciation. Tout ce que je disais parut si vrai, si naturel, si raisonnable, que le gouverneur fit chasser cette mĂ©gĂšre, me renvoya sans mâadresser un seul reproche, et nous fit changer de logement. La veille de notre dĂ©part, il y eut une grande promotion de vĂ©lites au grade de sous-lieutenant, et annoncĂ©e seulement au moment de nous mettre en marche. JâespĂ©rais beaucoup en faire partie, mais je fus trompĂ© dans mon impatiente attente. Jâen fus assez contrariĂ©, et quittai sans regret une ville oĂč jâavais Ă©prouvĂ© des dĂ©sappointements et des vexations. Le 14 juillet, comme nous allions arriver Ă Brandebourg, une partie des Ă©quipages de lâEmpereur, escortĂ©s par les gendarmes dâĂ©lite, passa dans nos rangs. Un chasseur du bataillon cria Place aux immortels ! » Il sâen serait suivi une vive querelle, si les officiers nâĂ©taient pas intervenus. Cette mordante Ă©pigramme Ă©tait rĂ©pĂ©tĂ©e Ă tous les passages des gendarmes depuis IĂ©na. CâĂ©tait parce que cette troupe dâĂ©lite, Ă©tant chargĂ©e de la police militaire du quartier gĂ©nĂ©ral impĂ©rial et de la garde des Ă©quipages de lâEmpereur, ne paraissait jamais au feu, quâon lâavait baptisĂ©e du nom dâimmortelle. Cette insulte Ă©tait injuste, mais que faire contre une opinion rĂ©pandue ? Cependant, aprĂšs la bataille dâEylau, lâEmpereur ordonna quâun jour de bataille les gendarmes auraient un escadron en ligne. Les hommes se firent tuer Ă leur poste, mais cela ne tua pas la plaisanterie. Le 12 aoĂ»t, la veille de notre dĂ©part de Berlin, plusieurs de mes camarades me dirent quâils Ă©taient sĂ»rs que jâĂ©tais nommĂ© sous-lieutenant, mais rien ne vint confirmer cette bonne nouvelle ; on me lâavait dĂ©jĂ dite en route. Je nâosai pas aller aux informations. Le 25 aoĂ»t, nous arrivĂąmes Ă Hanovre, pour y rester jusquâau 12 octobre, câest-Ă -dire quarante-neuf jours. Ce long repos inattendu, et bien contraire Ă notre empressement de nous rendre Ă Paris fut nĂ©cessitĂ©, dit-on, par lâapparition dâune flotte anglaise dans la Baltique, le bombardement et la prise de Copenhague par les Anglais, et peut-ĂȘtre aussi pour veiller Ă lâexĂ©cution des traitĂ©s de Tilsitt, Ă la consolidation du royaume de Westphalie, nouvellement créé, etc. Nous aurions prĂ©fĂ©rĂ© continuer notre voyage ; nous Ă©tions trop rompus Ă la marche pour dĂ©sirer de nous arrĂȘter. Je profitai de ce long relais pour visiter attentivement cette jolie ville ; je fus souvent au théùtre de la cour Ă©lectorale voir jouer des opĂ©ras allemands, dans une salle fort riche de dorures. Le colonel Boudinhon, du 4Ăšme hussards, nĂ© au Puy et ami de mon frĂšre, de passage Ă Hanovre, mâinvita Ă dĂ©jeuner et me garda avec lui une partie de la journĂ©e. Un prĂȘtre Ă©migrĂ©, nĂ© en Auvergne, de la connaissance de mon pĂšre, professeur Ă lâuniversitĂ© de cette ville, mâengagea souvent Ă aller le voir pour parler du pays. Il mit Ă ma disposition sa belle et riche bibliothĂšque ; sa connaissance me fut trĂšs prĂ©cieuse par ses entretiens pleins dâintĂ©rĂȘt. Plusieurs rĂ©giments espagnols, sous les ordres du marquis de La Romana, leur gĂ©nĂ©ral en chef, tenaient garnison avec nous. Leur indiscipline et leurs mĆurs fĂ©roces occasionnĂšrent de frĂ©quentes querelles, oĂč leurs poignards jouaient toujours le rĂŽle dâauxiliaire. Un sergent-major et deux ou trois militaires de la Garde furent tuĂ©s traĂźtreusement par eux. Ces Espagnols faisaient partie du corps dâarmĂ©e que leur gouvernement avait mis Ă la disposition de lâEmpereur. Il y eut Ă Hanovre une cinquiĂšme promotion de vĂ©lites. Je nây fus pas compris, malgrĂ© tous les efforts que fit mon capitaine. Mes notes Ă©taient des plus favorables, mais il y en avait de bien plus protĂ©gĂ©s que moi. Enfin, le 25 octobre, nous arrivĂąmes Ă Mayence, sur le sol de lâEmpire français. Et, le 17 novembre, Ă Meaux. La ville de Paris avait votĂ© des couronnes dâor, pour nos aigles, et une grande fĂȘte pour lâentrĂ©e de la Garde impĂ©riale dans la capitale. Afin que tous les corps qui la composaient fussent rĂ©unis, il fallut ralentir la marche de ceux qui faisaient tĂȘte de colonne, et les faire tourner autour de Paris pour donner place Ă ceux qui nous suivaient. Câest ainsi que nous parcourĂ»mes Dammartin, Louvres, Luzarches, Gonesse, Rueil, en attendant que les derniĂšres troupes arrivassent aux portes de Paris. ENTRĂE TRIOMPHALE DE LA GARDE Ă PARIS 25 novembre. â La ville de Paris avait fait Ă©lever, prĂšs de la barriĂšre du Nord ou Saint-Martin, un arc triomphal de la plus grande dimension. Cet arc nâavait quâune seule arcade, mais vingt hommes pouvaient y passer de front. Ă la naissance de la voĂ»te, et Ă lâextĂ©rieur, on voyait de grandes RenommĂ©es prĂ©sentant des couronnes de laurier. Un quadrige dorĂ© surmontait le monument, des inscriptions Ă©taient gravĂ©es sur chacune des faces. DĂšs le matin, lâarc de triomphe Ă©tait entourĂ© par une foule immense de peuple. ArrivĂ©s Ă Rueil, vers 9 heures, nous fĂ»mes placĂ©s en colonne serrĂ©e dans les champs qui bordent la route et le plus prĂšs possible de lâarc de triomphe, en laissant la route libre pour la circulation. Ă midi, tous les corps Ă©tant arrivĂ©s, les aigles furent rĂ©unies Ă la tĂȘte de la colonne et dĂ©corĂ©es par le prĂ©fet de la Seine. Des couronnes dâor avaient Ă©tĂ© votĂ©es par le conseil municipal, qui, avec les maires de Paris, entourait le prĂ©fet, M. Frochot et tout notre Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral, ayant Ă sa tĂȘte le marĂ©chal BessiĂšres, notre commandant en chef. AprĂšs les discours dâusage et la rentrĂ©e des aigles Ă leur place habituelle, 10 000 hommes en grande tenue sâavancĂšrent pour dĂ©filer sous lâarc de triomphe, au bruit des tambours, des musiques des corps, de nombreuses salves dâartillerie et des acclamations dâun peuple immense, qui sâĂ©tait portĂ© sur ce point. De la barriĂšre au palais des Tuileries, les mĂȘmes acclamations nous accompagnĂšrent. Nous dĂ©filions entre les haies formĂ©es par la population de la capitale. Toutes les fenĂȘtres, tous les toits des maisons du faubourg Saint-Martin et des boulevards Ă©taient garnis de curieux. Des piĂšces de vers oĂč nous Ă©tions comparĂ©s aux dix mille immortels, et des chants guerriers Ă©taient chantĂ©s et distribuĂ©s sur notre passage. Des vivats prolongĂ©s saluaient nos aigles. Enfin, lâenthousiasme Ă©tait complet, et la fĂȘte digne des beaux jours de Rome et de la GrĂšce. En arrivant aux Tuileries, nous dĂ©filĂąmes sous le bel arc de triomphe qui avait Ă©tĂ© construit pendant notre absence. Ă la grille du Carrousel, aprĂšs avoir dĂ©posĂ© nos aigles au palais, oĂč elles restaient habituellement pendant la paix, nous traversĂąmes le jardin des Tuileries et y laissĂąmes nos armes, formĂ©es en faisceaux. On se rendit ensuite aux Champs-ĂlysĂ©es, oĂč une table de dix mille couverts nous attendait. Elle Ă©tait placĂ©e dans les deux allĂ©es latĂ©rales. Au rond-point Ă©tait celle des officiers, prĂ©sidĂ©e par le marĂ©chal. Le dĂźner se composait de huit plats froids, qui se rĂ©pĂ©taient indĂ©finiment ; tout Ă©tait bon ; on Ă©tait placĂ© convenablement, mais malheureusement la pluie contraria les ordonnateurs et les hĂ©ros de cette magnifique fĂȘte. AprĂšs le dĂźner, nous fĂ»mes dĂ©poser nos armes Ă lâĂcole militaire, oĂč nous Ă©tions casernĂ©s, et rentrĂąmes dans Paris pour jouir de lâallĂ©gresse gĂ©nĂ©rale, des illuminations, des feux dâartifices, des danses publiques et jeux de toute espĂšce. Les pauvres eurent aussi leur part dans ce gigantesque festin. Nous venions dâĂȘtre absent de Paris ou de Rueil un an, deux mois et cinq jours. Durant plusieurs jours, les fĂȘtes continuĂšrent. Le 26, tous les spectacles de la capitale furent ouverts Ă la Garde. On avait rĂ©servĂ© pour elle le parterre, lâorchestre et les premiĂšres loges, ainsi que les premiers rangs des autres. Je fus du nombre de ceux qui furent dĂ©signĂ©s pour le grand OpĂ©ra. On joua le Triomphe de Trajan, piĂšce de circonstance et pleine dâallusions Ă la campagne qui venait de se terminer. La beautĂ© du sujet, les brillantes dĂ©corations, la pompe des costumes et le gracieux des danses et du ballet mâenivrĂšrent de plaisir. Quand Trajan parut sur la scĂšne, dans son char de triomphe, attelĂ© de quatre chevaux blancs, on jeta du centre du théùtre des milliers de couronnes de laurier, dont tous les spectateurs se couronnĂšrent comme des CĂ©sars ce fut une belle soirĂ©e et un beau spectacle. Le 28, le SĂ©nat conservateur nous donna ou voulut nous donner une superbe et brillante fĂȘte. Tout Ă©tait disposĂ© pour quâelle fĂ»t digne du grand corps qui lâoffrait, mais malheureusement le mauvais temps la rendit fort triste, et mĂȘme dĂ©sagrĂ©able. On avait Ă©levĂ© un temple Ă la Gloire, oĂč toutes les victoires de la Grande ArmĂ©e Ă©taient rappelĂ©es sur des boucliers, entourĂ©s de couronnes de laurier et entremĂȘlĂ©s de trophĂ©es qui rĂ©unissaient les armes des peuples vaincus ; des inscriptions Ă©voquaient les grandes actions que la fĂȘte avait pour objet de cĂ©lĂ©brer ; des jeux de toute espĂšce, des orchestres et une infinitĂ© de buffets bien garnis remplissaient ce beau jardin. La neige qui tombait en abondance, lâhumiditĂ© du sol et le froid noir de lâautomne glacĂšrent nos cĆurs, nos estomacs et nos jambes. Beaucoup de militaires demandĂšrent Ă se retirer, mais les grilles Ă©taient fermĂ©es ; il fallut parlementer avec le SĂ©nat ; tout cela entraĂźnait des longueurs qui irritaient. Enfin, la menace dâescalader les murs sâĂ©tant rĂ©pandue, la consigne fut levĂ©e, les portes ouvertes et tous les vieux de la Garde sâĂ©chappĂšrent comme des prisonniers qui recouvrent la libertĂ©. Il nây resta, je crois, que les fusiliers et ceux qui, nâayant pas dâargent pour dĂźner en ville, trouvaient quâil valait encore mieux manger un dĂźner froid que de ne pas dĂźner du tout. Ils durent sâen donner, car il y avait de quoi et du bon. Les officiers Ă©taient traitĂ©s dans le palais. Je fus, avec plusieurs de mes camarades, dĂźner chez VĂ©ry, ensuite au Français. Peu aprĂšs, lâImpĂ©ratrice nous donna Ă dĂźner Ă la caserne, par escouade câĂ©tait lâordinaire, mais considĂ©rablement augmentĂ©, et arrosĂ© dâune bouteille de vin de Beaune par homme. Enfin, le 19 dĂ©cembre, la Garde nous donna une grande fĂȘte Ă la ville de Paris. Elle eut lieu le soir, dans le Champ de Mars et le palais de lâĂcole militaire ; les apprĂȘts furent longs, parce quâils furent grandioses et tout militaires. Dans la vaste enceinte du Champ de Mars, on avait placĂ©, sur des fĂ»ts de colonnes, des vases remplis de matiĂšres inflammables, ou des aigles avec des foudres ailĂ©s remplis dâartifices. Les vases et les aigles alternaient et se communiquaient par un dragon volant, qui devait les embraser tous en mĂȘme temps. Au-dessous des aigles Ă©taient les numĂ©ros des rĂ©giments qui formaient la brigade, avec le nom du gĂ©nĂ©ral qui la commandait, et sous les pots Ă feu, les noms dâune affaire et du gĂ©nĂ©ral de division qui y commandait les deux brigades. Au milieu, une immense carte gĂ©ographique du nord de lâEurope faisait voir en lettres Ă©normes les principales villes et le lieu de nos grandes batailles ; et le chemin suivi par la Grande ArmĂ©e, dans les campagnes de 1805, 1806 et 1807, Ă©tait tracĂ© par des Ă©toiles blanches sous lesquelles, ainsi que sous le nom des villes, il y avait un feu gras colorĂ©, qui devait brĂ»ler, pendant que lâartifice qui entourait la carte serait lui-mĂȘme en feu. Au-dessus de la carte, on voyait des Victoires ailĂ©es aussi garnies dâartifices, etc. La Garde Ă pied se rendit en armes dans cette enceinte, pour faire lâexercice Ă feu avec des projectiles dâartifice. Quand la nuit fut tout Ă fait close, lâImpĂ©ratrice mit le feu Ă un dragon volant qui, au mĂȘme instant, le communiqua Ă toutes les piĂšces dâartifice. Au mĂȘme instant aussi, les 4 000 Ă 5 000 hommes Ă pied de la Garde firent, avec les cartouches artificielles, un feu de deux rangs des plus nourris. Cette voĂ»te des cieux Ă©clairĂ©e par des milliers dâĂ©toiles flamboyantes, des Ă©pouvantables dĂ©tonations qui retentissaient dans tous les points du Champ de Mars, les cris de la multitude qui encombrait les talus, tout concourait Ă donner Ă cette fĂȘte militaire les plus grandes proportions, la plus noble opinion du vouloir des hommes, quand ils dĂ©ploient toutes leurs facultĂ©s pour faire du beau et du sublime. La Grande ArmĂ©e tenait sa place dans cette fĂȘte de la Garde impĂ©riale, puisque tous les corps dâarmĂ©e, les divisions, les brigades et les rĂ©giments y figuraient par leurs numĂ©ros. Les feux et les salves dâartillerie terminĂ©s, nous rentrĂąmes au quartier. Le bal commença ensuite et se prolongea fort tard dans la nuit. Plus de quinze cents personnes de la cour et de la ville y assistĂšrent ; on dit quâil fut magnifique⊠Dans les premiers jours de notre arrivĂ©e, on renouvela complĂštement toutes les parties de notre habillement. La coupe des habits fut amĂ©liorĂ©e et calquĂ©e sur celle des Russes. Nos bonnets Ă poil, qui Ă©taient devenus hideux, furent aussi remplacĂ©s. Jâeus la satisfaction de tomber sur un oursin qui Ă©tait aussi beau que ceux des officiers. Quant aux chapeaux, il Ă©tait de toute nĂ©cessitĂ© quâon nous en donnĂąt dâautres, puisque nous nâen avions plus depuis la bataille de Friedland. JE SUIS NOMMĂ SOUS-LIEUTENANT Quelques jours aprĂšs mon arrivĂ©e, je fus faire une visite Ă M. le gĂ©nĂ©ral La Coste, qui mâaccueillit bien et me tĂ©moigna toute sa surprise de voir que je nâĂ©tais pas officier. Ă quelques questions quâil me fit, je crus remarquer quâil pensait peut-ĂȘtre que ses recommandations nâavaient pas fait effet parce que ma conduite pouvait nâĂȘtre pas rĂ©guliĂšre. Je le dĂ©sabusai, et me retirai assez mĂ©content. Le 31 dĂ©cembre, le gĂ©nĂ©ral SoulĂšs, notre colonel en premier, me fit dire de me rendre chez lui⊠AprĂšs mâavoir demandĂ© mon nom, il sortit dâun tiroir de sa table plusieurs nominations de sous-lieutenant, oĂč je distinguai sur le champ la lettre qui Ă©tait pour moi. Il me demanda alors Avez-vous fait toute la campagne ? Ătiez-vous Ă IĂ©na, Ă Varsovie, Ă Eylau, Ă KĆnigsberg, Ă Berlin, au retour ? » Je rĂ©pondis oui Ă toutes les questions, parce que cela Ă©tait vrai⊠Mais alors, comment se fait-il que, lorsque jâai fait demander aprĂšs vous en diffĂ©rentes fois, on mâait rĂ©pondu que vous Ă©tiez inconnu au rĂ©giment ? â Cela tient Ă deux faits, mon gĂ©nĂ©ral le premier, câest que ce ne sont pas mes prĂ©noms. Le dĂ©cret porte Pierre-Louis, tandis que je mâappelle Jean-Baptiste-Auguste ; le deuxiĂšme, câest plus grave jâai le malheur de nâĂȘtre pas aimĂ© du sergent-major. â Ah ! ah ! pourquoi cela ? â En voici la cause, mon gĂ©nĂ©ral Ă la bataille dâEylau, un boulet coupa en deux le fusil du sergent-major, qui Ă©tait alors reposĂ© sous les armes et le bras gauche appuyĂ© sur la douille de la baĂŻonnette, ce qui lui fit faire une si singuliĂšre pirouette, que je ne pus contenir un Ă©clat de rire qui mâĂ©chappa bien involontairement, sans malice et sans penser quâil pouvait ĂȘtre blessĂ© ; il lâĂ©tait en effet. En se retirant pour aller se faire panser, il me dit Je me souviendrai de votre rire. » Je compris de suite combien sa menace pourrait mâĂȘtre prĂ©judiciable, car je le connaissais haineux et rancunier ; aussi je me tins sur mes gardes pour ne pas ĂȘtre puni par lui. Ă KĆnigsberg, Ă Berlin et ailleurs, quand on appelait mon nom au rapport pour me faire remettre ma lettre de service, il rĂ©pondait Il y a bien un BarrĂšs, Ă la compagnie, mais ce nâest pas celui-lĂ . » Il se gardait bien de mâen parler, de crainte que je ne fisse des dĂ©marches pour prouver que nous nâĂ©tions pas deux de ce nom dans les deux rĂ©giments. VoilĂ pourquoi, mon gĂ©nĂ©ral, on mâa fait passer pour inconnu⊠» AprĂšs quelques instants de rĂ©flexion, il me dit Mettez-vous Ă mon bureau, et Ă©crivez. » CâĂ©tait une lettre au ministre de la Guerre, pour lui demander un duplicata de ma lettre et la rectification des prĂ©noms. AprĂšs lâavoir signĂ©e, il me la remit en me disant Portez-lĂ vous-mĂȘme au bureau de lâinfanterie, et pressez-en le rĂ©sultat. Quant Ă vous, vous ĂȘtes maintenant officier ; je vous dispense de tout service, jusquâau moment de votre dĂ©part. » Ma nomination Ă©tait du 13 juillet, datĂ©e de KĆnigsberg, pour le 16Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre. Je rentrai tout joyeux Ă ma chambrĂ©e, oĂč je reçus les fĂ©licitations de mes camarades et donnai de bon cĆur un coup de pied Ă mon sac, qui mâavait tant pesĂ© sur les Ă©paules⊠Jâentrai chez un coiffeur pour faire couper ma queue, ornement ridicule que lâinfanterie de lâarmĂ©e ne portait plus, exceptĂ© un ou deux rĂ©giments de la Garde. Quand je fus dĂ©barrassĂ© de cette incommode coiffure, je me rendis chez un ami de mon pĂšre, pour lui faire part de mon changement de position et lui souhaiter une bonne annĂ©e. Je dĂźnai chez lui et ne rentrai au quartier quâĂ dix heures du soir. Ainsi, dĂšs le premier jour, je profitai des avantages de mon nouveau grade. Je restai Ă Paris jusquâau 6 fĂ©vrier 1808 au soir. Je mis Ă profit avec dĂ©lices les quelques jours de libertĂ© que je me donnai, pour mieux connaĂźtre cette immense ville, passer les soirĂ©es aux spectacles et voir plus souvent quelques amis que jây avais. Quel heureux changement je venais dâĂ©prouver ! Il faut avoir fait trois campagnes et mĂȘme quatre, le sac sur le dos, et avoir parcouru Ă pied la moitiĂ© de lâEurope, pour apprĂ©cier toute ma fĂ©licitĂ©. Jâavais servi dans la Garde rĂ©ellement trois ans, six mois et dix-sept jours. Ma feuille de route me fut donnĂ©e, sur ma demande, le 2 fĂ©vrier, pour Neuf-Brisach, dĂ©pĂŽt du 16Ăšme lĂ©ger, et ma place fut retenue le 5, pour partir le 7 au matin, aux VĂ©locifĂšres de la rue du Bouloi. DIX-NEUF MOIS EN FRANCE De Neuf-Brisach, oĂč il est trĂšs heureux, BarrĂšs en mai 1808 est brusquement envoyĂ© Ă Rennes. 14 juin. â Pour gagner Rennes, jâeus trente-cinq jours de marche ou de sĂ©jours. Le voyage fut heureux, tranquille et sans incident, les hommes se conduisirent bien, mais je mâennuyais beaucoup, Ă cause de mon isolement, surtout dans les lieux dâĂ©tape, oĂč jâĂ©tais obligĂ© de vivre et me promener seul. AussitĂŽt arrivĂ© Ă Rennes, je fis les visites dâusage, pour connaĂźtre les personnes avec qui je devais vivre. Ă mon Ăąge, les rapports de bonnes relations sâĂ©tablissent vite, surtout quand on est Ă peu prĂšs du mĂȘme grade et quâon a les mĂȘmes annĂ©es de service. Le soir du deuxiĂšme jour, jâĂ©tais comme en famille et me rĂ©jouissais du repos que jâallais prendre. Mais mon Ă©toile ou les Ă©vĂ©nements voulaient que tous ces projets ne fussent quâillusoires. Le lendemain 16, on reçut lâordre de faire partir, dans les vingt-quatre heures, toutes les troupes valides de la lĂ©gion pour NapolĂ©onville Pontivy. Je fus dĂ©signĂ© pour ĂȘtre officier-payeur du bataillon, faire provisoirement les fonctions dâadjudant-major et prendre le commandement dâune compagnie. CâĂ©tait beaucoup trop pour un jeune sous-lieutenant de quatre mois, mais je fus tellement pressĂ© dâaccepter par le chef de bataillon, le commandant du dĂ©pĂŽt et le commissaire des guerres chargĂ© de lâadministration de la lĂ©gion, que je me laissai accabler dâhonneurs et dâouvrage. Le chef de bataillon, M. Dove, sortait de la Garde, oĂč je lâavais connu capitaine. Cette circonstance et quelque chose en moi qui lui plut me valurent cette prĂ©fĂ©rence et la confiance quâil mâaccordait. Tout le restant de cette journĂ©e et une partie de la nuit furent employĂ© Ă habiller et armer nos jeunes conscrits, Ă©tablir les contrĂŽles, faire la situation, les bon-comptes, toucher une quinzaine de solde, etc. La nuit fut pour moi une nuit de travail. Le 3 juillet, je reçus lâordre de partir le 4 avec tout mon bataillon, pour Belle-Ăle-en-Mer. Le 6 juillet, arrivĂ© Ă Quiberon, qui est un triste et sale village dans les terres, je vis pour la premiĂšre fois la mer, dans toute son Ă©tendue, sa beautĂ© et ses divers aspects. Je passai une partie de la soirĂ©e sur les bords, pour la contempler dans toute son immensitĂ© et Ă©tudier quelques-unes de ses merveilles et de ses productions. Le lendemain 7, le dĂ©tachement fut embarquĂ© sur des chasse-marĂ©e, stationnĂ©s dans le port de Portaliguen, qui est Ă peu de distance du bourg de Quiberon. Quand on se fut assurĂ© que le passage Ă©tait libre, que la traversĂ©e pouvait se faire sans danger, la mer et la marĂ©e Ă©tant bonnes, on hissa les voiles et on mit le cap sur Palais, chef-lieu et port de lâĂźle. AprĂšs trois heures de navigation, nous abordĂąmes, sans avoir Ă©tĂ© remarquĂ©s par les Anglais et sans accident. Je craignais dâĂȘtre malade du mal de mer, mais jâen fus quitte pour la peur. Il nâen fut pas de mĂȘme chez les soldats ; ils Ă©taient presque tous dans un Ă©tat de prostration si complet, que si nous avions Ă©tĂ© abordĂ©s par une chaloupe ennemie, ils nâauraient pas pu faire usage de leurs armes, que jâavais eu la prĂ©caution de faire charger avant lâembarquement. Notre arrivĂ©e Ă©tant connue, je trouvai tous les officiers du 3Ăšme bataillon sur le quai pour me recevoir. Leur accueil fut trĂšs cordial. Dix-sept jours aprĂšs, le 3Ăšme bataillon partit en entier pour lâEspagne. On me prit une centaine dâhommes pour le complĂ©ter. Je restai seul avec mes deux compagnies, fortes encore de 220 hommes, pour les instruire, les discipliner et les administrer. Lâembarras que cela me donnait, et le dĂ©sir que jâavais de faire campagne comme officier, me firent bien regretter de ne pas pouvoir suivre mes camarades. Je me sĂ©parai dâeux et surtout de quelques uns, dont les caractĂšres me plaisaient, avec une vĂ©ritable affliction. De ces vingt officiers, je nâen ai revu que deux, le commandant, qui Ă©tait devenu colonel, et un sous-lieutenant, capitaine. Tous les autres Ă©taient morts en 1814. Peu de jours suffirent pour me mettre en bonnes relations avec les officiers de ces corps, et avec presque toute la bourgeoisie de la ville, et cela dans de si bons termes que, chez eux, je me croyais chez moi. Ce fut une existence bien douce, dont jâapprĂ©ciai tout le charme. Pas un dĂźner de famille ou dâamis, pas une partie de campagne ou de pĂȘche dont je ne fisse partie. Les gĂ©nĂ©raux ne furent pas moins bien pour moi. Je mangeai souvent chez eux et surtout chez le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, original, bizarre, capricieux, mais au fond excellent homme. Il mâavait pris en amitiĂ©, me choyait, me boudait, et, quand jâĂ©tais un jour sans aller chez lui, il mâenvoyait chercher, en me disant, quand jâarrivais Ă son quartier gĂ©nĂ©ral, comme il appelait sa maison Monsieur, jâai un meilleur caractĂšre que vous ; jâoublie bien vite les torts des autres, comment se fait-il que vous nâoubliez pas les miens, si jâen ai ? » Je fus, trois mois, son aide de camp par intĂ©rim. Ce fut souvent plus quâune corvĂ©e. La premiĂšre fois quâil mâinvita Ă dĂźner, câĂ©tait peu de jours aprĂšs mon arrivĂ©e. JâĂ©tais de garde au poste. Sur le port, lâaide de camp M. de Bourayne, vint me dire que le gĂ©nĂ©ral mâinvitait Ă dĂźner pour 2 heures prĂ©cises et de mây trouver exactement, car il se mettait Ă table, sans attendre cinq minutes ses convives. Jâobservai que jâĂ©tais de service, que je ne mâappartenais pas. Il me rĂ©pondit Venez quand mĂȘme, jâen prĂ©viendrai le gĂ©nĂ©ral Roulland. » Ă 2 heures, jâĂ©tais dans sa salle Ă manger. Il me dit dâun ton assez sec Que venez-vous faire ici ? â DĂźner, mon gĂ©nĂ©ral. â Comment dĂźner ? NâĂȘtes-vous pas de service ? Pensez-vous que je sois capable de dĂ©tourner un officier de remplir ses devoirs ? â Mais je ne suis venu que parce que vous me lâavez fait dire par votre aide de camp. â Mon aide de camp a trop de tact pour avoir exĂ©cutĂ© une semblable mission. » Je ne savais plus que rĂ©pondre. Je commençai Ă gagner la porte, fort mĂ©content de cette rĂ©ception, lorsque je mâĂ©criai, moitiĂ© riant, moitiĂ© boudant Puisque je suis invitĂ©, je reste. â VoilĂ qui est bien audacieux pour un sous-lieutenant, me dit-il, mais puisquâil est un des braves dâAusterlitz, quâil a Ă©tĂ© Ă IĂ©na, Eylau, Friedland, il faut bien lui pardonner. » Il me plaça Ă son cĂŽtĂ© et me fit toutes sortes dâamitiĂ©. Il se moqua beaucoup de mon embarras et de la piteuse figure que je fis pendant un moment. Du reste, cette rĂ©ception presque brutale Ă©tait bien faite pour intimider un jeune officier qui ne connaissait pas encore les allures de son chef supĂ©rieur. Dans dâautres circonstances, il voulut bien renouveler ce genre de pasquinades, mais cela ne prenait plus. Dans le courant du mois de septembre, plusieurs officiers venant de la rĂ©forme arrivĂšrent pour prendre le commandement des compagnies et du dĂ©tachement. Le capitaine, qui eut cet avantage Ă cause de son anciennetĂ©, Ă©tait lâĂȘtre le plus Ă©trange au moral et au physique, le plus ivrogne, le plus triste militaire que jusquâalors jâavais vu. Heureusement que mes fonctions dâofficier-payeur me plaçaient en quelque sorte au-dessus de lui. CâĂ©tait un septembriseur. Dans un de ses moments dâivresse, il mâavait parlĂ© de ces affreux Ă©vĂ©nements comme un tĂ©moin actif. CâĂ©tait un grand maigre, sec, vieux, Ă la figure Ă moitiĂ© coupĂ©e par une tĂąche lie de vin, dâun dĂ©goĂ»tant aspect. Sa femme, car il Ă©tait mariĂ©, nâĂ©tait ni plus jeune, ni plus sobre, ni moins hideuse que lui. Ah ! lâaffreux couple, lâignoble mĂ©nage, le honteux chef ! Dans ce temps lĂ , je fus envoyĂ© en cantonnement avec une section dans le village de Banger, au centre de lâĂźle. Je profitai de mon isolement pour inviter une bonne partie de mes connaissances du chef-lieu Ă venir dĂźner dans ma triste solitude. Je leur annonçai lâarrivĂ©e dâune caisse de vin de Bordeaux que le pĂšre dâun conscrit de ma compagnie, que jâavais fait caporal, mâavait envoyĂ©e. Ils furent exacts au rendez-vous, et le dĂźner fut bon pour la saison et la localitĂ©, mais ce qui fut mieux, câest quâon y but non seulement le contenu de ma caisse, mais autant de vin ordinaire, qui Ă©tait encore du bordeaux, du frontignan, du punch, etc. Et alors, je dus louer des charrettes, les camper dessus, et puis, fouette cocher. Ils arrivĂšrent chez eux dans un Ă©tat dĂ©plorable, ensevelis dans une couche de boue Ă les rendre mĂ©connaissables. Je fus plusieurs jours sans oser aborder leurs femmes, qui Ă©taient furieuses contre moi. On rit beaucoup de la colĂšre des unes et de la triste figure des autres. Ce repas pantagruĂ©lique me fit beaucoup dâhonneur, parce quâon ne pouvait pas sâimaginer quâun jeune sous-lieutenant ait pu faire perdre la raison Ă des tĂȘtes si vĂ©nĂ©rables, Ă des hommes si recommandables par leur position et leur Ăąge. Janvier 1809. â JâĂ©tais encore dans ce village, quand une grosse tempĂȘte se fit sentir sur les cĂŽtes de lâĂźle et probablement dans bien dâautres lieux du continent. La mer bouleversĂ©e Ă©tait effrayante Ă voir ; les vagues, monstrueuses. Leur choc contre les rochers de la mer sauvage, au sud de lâĂźle, ressemblait Ă des dĂ©charges incessantes de batterie ; les flots brisĂ©s sâĂ©parpillaient dans les airs et faisaient sentir leur amertume Ă plus dâune demi-lieue. Les plus vieux marins ne se rappelaient rien de semblable. CâĂ©tait le 6 janvier, jour des Rois ; jâĂ©tais invitĂ© Ă dĂźner en ville chez un capitaine des canonniers garde-cĂŽtes sĂ©dentaires. Au moment oĂč jâallais me mettre en route, mon toit de chaume fut enlevĂ© ; je fis transporter mes effets dans une maison voisine et partis avec un sous-officier. En nous cramponnant mutuellement, nous arrivĂąmes en bon port Ă notre destination, mais en entrant dans la maison oĂč jâĂ©tais attendu, je trouvai toute la famille et beaucoup dâĂ©trangers en larmes. Une des cheminĂ©es de la maison avait Ă©tĂ© renversĂ©e et Ă©tait arrivĂ©e presque en bloc dans la salle Ă manger, avait Ă©crasĂ© la table oĂč le couvert Ă©tait mis, et nous nous serions trouvĂ©s dessous, si jâĂ©tais arrivĂ© quinze Ă dix-huit minutes plus tĂŽt, car on nâattendait que moi pour servir. Personne ne fut atteint, mais la maison nâĂ©tait presque plus habitable. La façade avait Ă©tĂ© fortement Ă©branlĂ©e, deux planchers Ă©taient enfoncĂ©s, les meubles brisĂ©s, etc. Cette tempĂȘte, qui avait Ă©branlĂ© lâĂźle, se fit aussi sentir, jusquâaux couches les plus profondes de la mer ; le lendemain et les jours suivants nos postes retirĂšrent de la mer plus de cent piĂšces doubles et ordinaires de vin de Porto. Ces beaux et forts tonneaux cerclĂ©s en fer Ă©taient recouverts dâune couche trĂšs Ă©paisse de madrĂ©pores, huĂźtres, bernicles et autres coquillages de ces parages. AprĂšs les avoir dĂ©barrassĂ©s de cette enveloppe marine, on lut sur tous le mot Malborough » On se rappela alors quâen 1794 un vaisseau de guerre anglais de ce nom avait coulĂ© dans la baie de Quiberon. Il est probable que la carcasse Ă©tait restĂ©e intacte jusquâĂ la tempĂȘte du 6 janvier, quâelle fut brisĂ©e ce jour lĂ , et que les tonneaux nâĂ©tant plus retenus furent jetĂ©s non seulement sur les cĂŽtes de Belle-Ăle, mais aussi sur toutes celles de la Bretagne, car on opĂ©ra le sauvetage Ă douze ou quinze lieues de la baie. Ce vin Ă©tait parfait et se vendait bien. Le dĂ©tachement eut, pour sa part de prise, plus de 300 francs, qui lui furent payĂ©s par lâAdministration des douanes. Jâeus aussi la mienne comme officier de dĂ©tachement. AprĂšs ĂȘtre rentrĂ© en ville et avoir habitĂ© quelque temps la citadelle, je fus dĂ©tachĂ© Ă la batterie de Belle-Fontaine, peu Ă©loignĂ©e du Palais, oĂč je venais prendre mes repas et passer une partie de mes journĂ©es. Le logement que jâhabitais ne pouvait contenir que mon lit, une chaise et une petite table ; mais il Ă©tait situĂ© dans un site charmant, prĂ©cĂ©dĂ© dâun dĂ©licieux petit parterre, et battu par la mer, oĂč je descendais de ma petite chambre pour prendre des bains Ă marĂ©e basse. Quand elle Ă©tait haute et agitĂ©e, elle arrivait jusquâĂ la croisĂ©e. Le 1er septembre, nous reçûmes lâordre de partir le 6 pour LocminĂ©, et jâentrevis que jâirais en Espagne. MalgrĂ© tout le plaisir que je trouvais dans cet aimable et excellent pays, qui mâavait fait connaĂźtre tant de braves gens, je ne fus pas fĂąchĂ© de le quitter. JâĂ©tais blasĂ© de cette vie molle, tranquille et assoupissante. Mon Ăąme avait besoin de se retrouver dans une sphĂšre dâactivitĂ© plus en rapport avec mon Ăąge, et de prendre un peu de la gloire et des pĂ©rils de mes camarades. Ces jours derniers furent employĂ©s Ă rĂ©gler les comptes avec chacun, Ă emballer les effets des magasins, Ă faire la remise des lits, des fournitures diverses, du casernement, et autres dĂ©tails aussi fastidieux que nĂ©cessaires, et puis Ă faire des adieux touchants, sincĂšres et bien sentis par moi et par tous ceux avec qui je vivais depuis longtemps dans cette douce intimitĂ©. Le gĂ©nĂ©ral Quentin, toujours extraordinaire dans tout, me vit partir avec regret. Je me sĂ©parai aussi de lui avec peine, malgrĂ© que son originalitĂ© ne fĂ»t pas toujours agrĂ©able ; Ă la fin, je mâĂ©tais tellement habituĂ© Ă ses folles bizarreries, que je ne mâen occupais plus et que je vivais avec lui comme presque avec un de mes Ă©gaux. Il enrageait de ne pas ĂȘtre comte ou baron ; de ne pas ĂȘtre Ă la tĂȘte dâune division active, en Espagne ou ailleurs. Le ministre de la Guerre avait beau lui dorer la pilule, en lui disant que lâEmpereur lâavait placĂ© Ă lâavant-garde de lâEmpire, cela ne lui suffisait pas. Que de lettres il mâa dictĂ©es, pour se plaindre de lâoubli oĂč on le laissait ! Que de fois il mâa fait part de lâinsulte quâon lui faisait, en mĂ©connaissant ses capacitĂ©s militaires. Un jour, il reçoit un paquet oĂč lâadresse portait Ă M. le gĂ©nĂ©ral de division Quentin, Ă lâarmĂ©e dâEspagne. Il se croit nommĂ©, se fait couper la queue qui avait deux pieds de long, vend sa batterie de cuisine, prend pension dans un hĂŽtel et se dispose Ă partir. AussitĂŽt ma nomination arrivĂ©e, me disait-il, jâĂ©crirai pour te faire nommer mon aide de camp. » Je le remerciai bien sincĂšrement de cet honneur, auquel je ne tenais pas du tout⊠Je le laissai bien dĂ©couragĂ© et sentant sa fin ou sa disgrĂące. Au fond, câĂ©tait un excellent homme, mais avec beaucoup dâesprit, manquant de tenue et de jugement. Il Ă©tait un autre homme que je voyais moins souvent, mais qui mâĂ©tait aussi trĂšs attachĂ©, câĂ©tait le pĂšre du gĂ©nĂ©ral Bigarri, mon capitaine dans la Garde. Parler Ă ce bon vieillard, qui Ă©tait commissaire des guerres, de son fils et de son gendre, quartier-maĂźtre au 16Ăšme lĂ©ger, câĂ©tait le faire revivre, câĂ©tait lui rappeler toutes ses affections. Aussi Ă©tais-je un de ses bons amis. Jâai beaucoup parlĂ© de Belle-Ăle, mais si jâavais voulu consigner dans ce journal toutes les particularitĂ©s de ma vie militaire et privĂ©e, pendant ces quatorze mois de sĂ©jour, il y faudrait un volume. Le souvenir de cet heureux pays ne sâeffacera jamais de ma mĂ©moire. Ses fĂȘtes, ses rochers, ses bons habitants y tiendront toujours une trĂšs bonne place. ESPAGNE ET PORTUGAL DĂ©cembre 1809. â Je venais dâĂȘtre nommĂ© lieutenant, quand lâordre arriva de faire partir le bataillon, le 10 dĂ©cembre, pour lâEspagne. Le 31 dĂ©cembre, jâĂ©tais Ă Bordeaux. Le matin du 4 janvier, avant le dĂ©part du bataillon pour Saint-AndrĂ©-de-Cubzac, je fus prendre Ă la citadelle de Blaye cent conscrits rĂ©fractaires, pour ĂȘtre incorporĂ©s dans le corps aprĂšs notre entrĂ©e en Espagne. De crainte quâils dĂ©sertassent encore une fois, ils devaient marcher rĂ©unis, sous la conduite dâune escorte et ĂȘtre enfermĂ©s tous les soirs dans un local fermĂ©. 8 janvier 1810. â Un bataillon du 46Ăšme de ligne, commandĂ© par un chef de bataillon plus quâoriginal, faisait route avec nous depuis Bordeaux. Les officiers des deux corps mangeaient ensemble aux Ă©tapes. Ă Tartas, Ă la fin du dĂźner, lâaubergiste vint annoncer quâil manquait douze Ă quinze couverts dâargent. Cette insolente rĂ©clamation souleva les murmures dâindignation de tous les convives. La porte fut sur le champ fermĂ©e, on ordonna Ă lâhĂŽtelier de fouiller tous les officiers ; il sây refusa ; le commandant le fit, en sa prĂ©sence. La visite Ă©tait prĂšs dâĂȘtre terminĂ©e, quand on vint dire que les couverts Ă©taient retrouvĂ©s. Alors le commandant tomba sur cet homme, le battit horriblement, malgrĂ© les cris et les priĂšres de sa femme. Il fallut intervenir, pour empĂȘcher quâil ne le laissĂąt mort sur la place. Il partit immĂ©diatement aprĂšs pour Mont-de-Marsan, dĂ©poser sa plainte chez le procureur impĂ©rial. Je ne sus pas ce que cela devint, mais il y eut de lâexagĂ©ration dans la vengeance, un emportement dĂ©placĂ©, et surtout un manque de tenue dans la conduite de ce chef. Le 15 janvier, nous Ă©tions Ă Ernani, petite ville de la province de Guipuscoa Biscaye. Je procĂ©dai Ă la rĂ©partition dans les compagnies des cent conscrits rĂ©fractaires qui mâavaient Ă©tĂ© remis Ă Blaye. Il nâen manquait point ; il sâen trouva au contraire un de plus ! Je ne pus mâexpliquer cette erreur, quâon nâavait pas remarquĂ©e pendant la route, parce quâon ne faisait pas lâappel et quâon se contentait de les compter comme des moutons, quâen pensant que cet homme sâĂ©tait faufilĂ© dans les rangs des autres au moment du dĂ©part, pour recouvrer sa libertĂ© et essayer de la gloire. Quoi quâil en soit, il fallut en rendre compte, Ă©crire Ă bien des autoritĂ©s pour expliquer ce mystĂšre, et mettre les parents de ce soldat Ă lâabri des rigueurs quâon exerçait contre eux, lorsque leur enfant Ă©tait dĂ©clarĂ© dĂ©serteur. Le 16 Ă Tolosa, au matin en me levant, je mâaperçus que ma chemise Ă©tait garnie de vermine. CâĂ©tait un triste dĂ©but, qui me donna une bien mauvaise opinion de la propretĂ© espagnole. Le 20 janvier, lâordre portait que nous devions tenir garnison Ă Durango. Je fus dĂ©signĂ© pour commander la place. On logea les officiers et la troupe dans un couvent. Moi, je crus devoir prendre un beau logement en ville, avec sentinelle Ă ma porte. Dans la nuit je fus rĂ©veillĂ© par un sale paysan couvert de guenilles, que je pris dâabord pour un guĂ©rilla mal intentionnĂ©, mais qui nâĂ©tait autre quâun agent du gĂ©nĂ©ral Avril, commandant Ă Bilbao, qui mâenvoyait lâordre de nous rendre Ă Vittoria. Je quittai sans regret mon noble logement et mes honorables fonctions, pour redevenir simple lieutenant. 26 janvier. â Jâarrivai Ă Burgos, pour y rester jusquâau 27 fĂ©vrier. Ces trente-deux jours se passĂšrent fort tranquillement et mĂȘme agrĂ©ablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journĂ©es de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatiguĂ©s. Le gĂ©nĂ©ral de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirĂ©es, fort remarquables par leur Ă©clat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse dâAbrantĂšs, arrivĂ©s quelques jours aprĂšs nous, se trouvĂšrent Ă quelques unes de ces soirĂ©es dansantes. Il y avait en outre beaucoup dâautres gĂ©nĂ©raux et de grands personnages des deux nations. Ces rĂ©unions Ă©taient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles, qui sây trouvaient en grand nombre, ne se faisaient gĂ©nĂ©ralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goĂ»t de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national Ă©taient beaucoup mieux. Dans ce pays arriĂ©rĂ©, on ne connaĂźt pas les cheminĂ©es, ni les fourneaux. On chauffe ses appartements avec des braseros, alimentĂ©s avec du charbon de bois, chauffage insuffisant et qui occasionne des maux de tĂȘte, quand il nâasphyxie pas. Pour Ă©chapper au froid et Ă lâennui de notre triste intĂ©rieur, nous allions au cafĂ©, tenu par un Français et constamment plein, malgrĂ© la vaste Ă©tendue des nombreuses salles. On y jouait tous les soirs des masses dâor. LâappĂąt du gain, le besoin de rĂ©parer de grandes pertes, entraĂźnĂšrent quelques officiers Ă commettre des actions honteuses, qui amenĂšrent de frĂ©quents duels et des mesures de rigueur. Quelques un furent chassĂ©s de leur rĂ©giment. 20 mars. â Ă GradefĂšs, bourg prĂšs des frontiĂšres du royaume des Asturies, sur lâElza. Le 4Ăšme bataillon fut logĂ© plus loin, en remontant le cours de la riviĂšre. Quelques grenadiers et une cantiniĂšre, Ă©tant restĂ©s derriĂšre, sâarrĂȘtĂšrent dans un village pour y passer la nuit. Le lendemain, on leur donna un guide qui les conduisit dans une embuscade prĂ©parĂ©e ; ils y furent tous Ă©gorgĂ©s, avec un raffinement de cruautĂ©. Le chef de bataillon, instruit de cet affreux guet-apens, marcha sur ce village, le fit cerner, sâempara de tous les hommes valides, et leur annonça quâil les ferait tous passer par les armes, sâils ne faisaient pas connaĂźtre les assassins. DĂ©jĂ quatre Ă©taient tombĂ©s sous les balles des grenadiers, sans avoir rien avouĂ©, enfin le cinquiĂšme les fit connaĂźtre. Ils Ă©taient prĂ©sents ; ils furent fusillĂ©s. Cette dure reprĂ©saille donne une idĂ©e de ce quâĂ©tait la guerre dâEspagne. Nous restĂąmes dans ce village, avec un escadron de dragons, jusquâau 5 avril. 8 avril. â Ă LĂ©on. Dans la matinĂ©e, jâavais reçu lâordre de rejoindre mon bataillon. En route, Ă©tant Ă quelques cent pas du dĂ©tachement et dans une position Ă ne pas ĂȘtre aperçu de lui par la forme du terrain, je fus accostĂ© par un homme Ă cheval, armĂ© jusquâaux dents, en costume espagnol, dans le genre de celui de Figaro, avec un ample manteau par-dessus. Ă peine lâeus-je vu, quâil Ă©tait sur moi. Il ouvre rapidement son manteau, cherche dans ses poches comme pour prendre ses pistolets, et me prĂ©sente une attestation pour indiquer quâil Ă©tait au service de la France, je ne sais Ă quel titre. Ma contenance fut assez embarrassĂ©e, croyant bien avoir Ă faire Ă une guĂ©rilla, avec dâautant plus de raison que je nâavais que mon Ă©pĂ©e pour me dĂ©fendre, pauvre arme contre des pistolets, un tromblon et une lance. Cette surprise inattendue me fit penser quâil nâĂ©tait pas prudent de sâĂ©loigner de sa troupe, dans un pays oĂč chaque arbre, buisson ou rocher cachait un ennemi. Le 4Ăšme bataillon Ă©tait parti dans la matinĂ©e pour le blocus dâAstorga. Nous restĂąmes dans LĂ©on jusquâau 13 avril, avec le 5Ăšme bataillon de notre division. 14 avril. â Au pont dâOrbigo, bourg Ă deux lieues dâAstorga⊠Nous restĂąmes dans ce bourg, pour assurer les communications avec LĂ©on et avec le derriĂšre des troupes employĂ©es au siĂšge dâAstorga, pour escorter les convois de vivres et de munitions de guerre, pour soigner les malades et les blessĂ©s des troupes du siĂšge, et pour fournir des dĂ©tachements armĂ©s aux tranchĂ©es. Le duc dâAbrantĂšs Ă©tant arrivĂ©, le blocus dâAstorga fut converti en siĂšge. Lâartillerie nĂ©cessaire pour battre en brĂšche lâavait prĂ©cĂ©dĂ©. Les travaux de sape commencĂšrent immĂ©diatement. Le 20 avril vendredi saint, la batterie fut dĂ©masquĂ©e, et tira pendant trente-six heures, sans discontinuer, sur le mur dâenceinte. Mais pas assez armĂ©e ou peut-ĂȘtre trop Ă©loignĂ©, son effet fut mĂ©diocre ; malgrĂ© cela, lâassaut fut dĂ©clarĂ© praticable. Il eut lieu le 21, Ă cinq heures du soir. Six compagnies dâĂ©lite, dont deux de notre 4Ăšme bataillon, furent chargĂ©es de cette terrible mission. Il fut long, meurtrier et incomplet. Ă cinq heures du matin, les assiĂ©geants Ă©taient retranchĂ©s sur la brĂšche, sans que nous puissions pĂ©nĂ©trer dans la ville par la difficultĂ© des obstacles que notre troupe rencontrait sur son passage. Toutefois, le commandant, quand le jour fut venu, demanda Ă capituler. On accĂ©da Ă ses propositions, et il fut convenu que la garnison sortirait le jour de PĂąques, Ă midi, avec les honneurs de la guerre, et quâelle serait prisonniĂšre de guerre. La matinĂ©e de PĂąques fut employĂ©e Ă perfectionner les travaux, pendant quâon parlementait, et Ă donner la sĂ©pulture Ă toutes les victimes de cette triste nuit. Ă midi, la garnison sortit avec ses armes, quâelle dĂ©posa hors des murs ; elle Ă©tait encore forte. Dans le nombre, il se trouvait cinq Ă six dĂ©serteurs français, qui furent reconnus et fusillĂ©s sur le champ, sans mĂȘme prendre leurs noms. Les pertes des Français furent trĂšs considĂ©rables, beaucoup trop, eu Ă©gard Ă lâimportance de la place. Mais le commandant du 8Ăšme corps dâarmĂ©e voulait faire parler de lui ; il voulait conquĂ©rir, sur les murs de cette bicoque, un bĂąton de marĂ©chal dâEmpire. Nos deux compagnies eurent plus de cent hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, dont trois officiers de voltigeurs, tuĂ©s sur la brĂšche, et deux de grenadiers blessĂ©s. Pendant le siĂšge, je fus escorter un convoi de poudre pour Astorga. Les dix Ă douze voitures de paysans, traĂźnĂ©es par des bĆufs, Ă©taient de celles dont les essieux en bois tournent avec les roues. En route, le feu prend Ă un de ces essieux ; pas dâeau pour jeter dessus, la position Ă©tait critique. Je veux faire marcher les voitures qui Ă©taient en avant de celle qui brĂ»lait, et rĂ©trograder celles qui Ă©taient derriĂšre, mais les conducteurs qui ont peur de lâexplosion se sauvent, quelques soldats en font autant. Cependant, il mâen reste assez pour faire exĂ©cuter ce que jâavais prescrit. Pendant de temps lĂ , quelques hommes lestes Ă©taient descendus dans le vallon, et mâapportĂšrent de lâeau dans leurs shakos ; cela nous sauva. Le convoi continua sa marche sans autre accident. Nous restĂąmes au pont dâOrbigo jusquâau 29 avril. Puis vingt jours Ă Morias, petit village Ă une demi-lieue dâAstorga, sur la route et Ă lâentrĂ©e des montagnes de la Galice. CâĂ©tait un trĂšs pauvre village oĂč nous fĂ»mes plus que mal. Je fus plusieurs fois Ă Astorga, par dĂ©sĆuvrement et aussi pour dĂźner chez un restaurateur français. Dans toutes les villes occupĂ©es par les Français, il sâĂ©tablissait, dĂšs le lendemain de leur installation, au moins un restaurateur et cafetier de notre nation. Ils Ă©taient chers, ces empoisonneurs Ă la suite de lâarmĂ©e, mais du moins, ils nous rendaient service avec notre argent. Le 1er juin, Ă Zamora, oĂč je sĂ©journai sept jours, je trouvai plusieurs officiers de ma connaissance et, entre autres, le gĂ©nĂ©ral Jeannin, qui avait Ă©tĂ© mon chef de bataillon dans la Garde. Ma visite lui fit plaisir, et il mâengagea Ă aller manger sa soupe. Le gĂ©nĂ©ral Jeannin avait Ă©pousĂ© une des filles du fameux peintre David. Du 7 juillet au 31, je restai Ă Salamanque. Quelques lieues avant dây arriver, le bataillon, qui traversait un bois considĂ©rable, fur assailli par un troupeau de bĆufs sauvages, qui nous mit en dĂ©route. Il fallut tirer des coups de fusil, pour les forcer Ă rentrer dans le taillis. Il y eut trois ou quatre hommes terrassĂ©s et blessĂ©s. Quand ce hourra dâun nouveau genre fut passĂ©, on rit beaucoup de cette charge Ă fond, aussi imprĂ©vue quâimpĂ©tueuse. Les officiers, une fois le danger connu, avaient ralliĂ© une partie de leurs hommes, fait mettre la baĂŻonnette au bout du fusil et marcher contre eux, en leur tirant quelques coups de feu qui les dispersĂšrent. LogĂ© sur la grande place de Salamanque, si belle par son architecture uniforme, ses portiques couverts, ses galeries et ses balcons continus Ă tous les Ă©tages, je fus tĂ©moin, de la croisĂ©e de mon logement, de plusieurs courses de taureaux qui mâintĂ©ressĂšrent vivement. Je montai deux fois la garde chez le prince dâEssling MassĂ©na, commandant en chef de lâarmĂ©e du Portugal. Ces deux gardes me mirent en relation dâamitiĂ© avec le fils aĂźnĂ© du prince et le fils unique du marĂ©chal de Dantzick Lefebvre, et avec plusieurs autres officiers de son Ă©tat-major gĂ©nĂ©ral. Le 3 avril 1810, nous partĂźmes pour Ciudad-Rodrigo. Le terrain qui sĂ©pare Salamanque de Ciudad-Rodrigo est un pays dĂ©sert, stĂ©rile, sans culture et cependant couvert de chĂȘnes verts et dâune autre espĂšce qui produit des glands doux. Ces arbres sont beaux, vigoureux, Ă©pais, ce qui prouve que ce nâest pas la faute du sol, mais bien le manque de bras, sâil est pour ainsi dire inhabitĂ©. Le soir de mon arrivĂ©e Ă Rodrigo, mon sous-lieutenant et moi, nous ne trouvĂąmes que deux chambres une occupĂ©e par un gendarme et lâautre par un valet du prince dâEssling. Nous dĂźmes Ă la maĂźtresse de la maison que nous prenions une des deux chambres, et que lâautre resterait aux deux individus que je viens de dĂ©signer. BrisĂ© de fatigue par la marche, la chaleur et la maladie, je me couchai aussitĂŽt, sans manger, tant le besoin de repos se faisait sentir. Quelques instants aprĂšs, deux grands coquins de laquais vinrent me chercher querelle, parce que jâavais pris le lit de lâun dâeux. AprĂšs leur avoir expliquĂ© les arrangements qui avaient Ă©tĂ© pris, dans lâintĂ©rĂȘt des quatre ayants droit au logement, je les priai de se retirer, mais jâavais Ă faire Ă des insolents galonnĂ©s, et de bonnes raisons nâĂ©taient pas capables dâarriver Ă leur intelligence Ă©goĂŻste. Ils mâinsultĂšrent, me menacĂšrent du prince et du grand prĂ©vĂŽt de lâarmĂ©e, et de leurs poignets, si on ne leur rendait pas justice. Ils sortirent, et je me rendormis, mais une ou deux heures aprĂšs, je fus mandĂ© chez le grand prĂ©vĂŽt. Un marĂ©chal des logis de gendarmerie mâapportait cet ordre. ArrivĂ© prĂšs du colonel de gendarmerie Pavette, je lui expliquai ce qui sâĂ©tait passĂ©. Comment, colonel, lui dis-je Ă la fin de ma narration, un officier de lâarmĂ©e qui expose tous les jours sa vie pour la dĂ©fense de la patrie, qui use sa santĂ© sur les routes Ă la poursuite de lâennemi, qui passe souvent les jours sans pain et les nuits sans sommeil, sera mandĂ© Ă la requĂȘte dâun valet devant un prĂ©vĂŽt, comme un criminel. Est-ce ainsi quâon respecte lâĂ©paulette, lâhonneur de lâarmĂ©e, les soldats dont le sang est demandĂ© tous les jours ? » AprĂšs une conversation assez longue, oĂč le colonel mit autant de politesse que de mesure, je sortis et fus reprendre ma place dans ce misĂ©rable lit quâon mâavait disputĂ©. Le lendemain, en causant de cette affaire avec les aides de camp du prince, jâappris que sur le rapport du grand prĂ©vĂŽt, lâaudacieux valet et son digne acolyte, le piqueur, avaient Ă©tĂ© mis en prison. Peu auparavant, une pareille scĂšne, pour le mĂȘme motif, Ă©tait arrivĂ©e Ă un capitaine dâun rĂ©giment de notre division, mais plus violent et armĂ© dans ce moment lĂ de son sabre, il avait fait une blessure grave Ă un domestique du duc dâAbrantĂšs. Celui-ci, aprĂšs avoir puni des arrĂȘts forcĂ©s lâofficier, voulait le faire destituer. Les officiers du corps, instruits de cette inconvenante rigueur, lui firent dire que si cela arrivait, ils donneraient tous leur dĂ©mission motivĂ©e. Le duc eut peur, lâaffaire en resta lĂ . Pendant le siĂšge dâAlmeida, je fus deux fois en dĂ©tachement vers cette ville, depuis Rodrigo, pour escorter des convois. Jây Ă©tais, le soir oĂč le feu de nos piĂšces commença et occasionna lâĂ©pouvantable explosion du magasin Ă poudre. On ne peut se faire une juste idĂ©e de lâintensitĂ© de la dĂ©tonation, de lâĂ©branlement gĂ©nĂ©ral de lâair, de lâĂ©norme colonne de feu, de fumĂ©e, de pierres qui sâĂ©levĂšrent dans les airs. Des pierres et des cadavres furent jetĂ©s jusque dans nos lignes. Cet Ă©vĂ©nement eut lieu le 26 aoĂ»t, la ville fut occupĂ©e le 27. Le 15 septembre BarrĂšs passe la frontiĂšre du Portugal, oĂč notre armĂ©e, forte de 50 000 hommes, Ă©tait commandĂ©e par MassĂ©na. 16 septembre. â Dans la matinĂ©e, ayant laissĂ© Almeida Ă notre droite, nous passĂąmes le torrent de la Coa, dont lâabord est horrible, les pentes presque Ă pic, et la profondeur Ă©norme. Tous les jours qui suivirent, il me fut le plus souvent impossible de me faire dire le nom de la ville ou du village que nous traversions, car nous ne rencontrions pas un seul habitant. Toute la population avait fui, en dĂ©truisant tout ce qui aurait pu nous ĂȘtre utile. Les Anglais avaient composĂ© cette Ă©migration gĂ©nĂ©rale, sur notre passage, pour crĂ©er des plus grands obstacles Ă notre marche et nous rendre plus odieux aux Portugais. 25 septembre. â Dans cette journĂ©e, nous fĂ»mes attaquĂ©s assez vivement par un parti ennemi ; mais, vivement repoussĂ©, il se retira, aprĂšs nous avoir tuĂ© et blessĂ© plusieurs hommes. Le lendemain, nous eĂ»mes une alerte qui nous donna autant dâouvrage que dâinquiĂ©tude. Le matĂ©riel que nous escortions Ă©tait parquĂ© sur une lande, calcinĂ©e par les grandes chaleurs que nous Ă©prouvions, depuis notre entrĂ©e dans ce royaume dĂ©sert. Le feu se mit Ă cette bruyĂšre, et fit de si grands progrĂšs, malgrĂ© tous les moyens employĂ©s pour lâarrĂȘter, quâon fut obligĂ© de faire venir les chevaux et dâatteler Ă la hĂąte pour les parquer sur un autre terrain. Le danger Ă©tait grave ; la perte eut Ă©tĂ© immense pour lâarmĂ©e, car toutes ses ressources pour la continuation de la guerre Ă©taient dans ce parc de rĂ©serve. 27 septembre. â Au bivouac, assez prĂšs du lieu oĂč se donna, le mĂȘme jour, la bataille de Bussaco et dâAlcoba, oĂč nous fĂ»mes sinon battus, du moins repoussĂ©s de tous les points dont on cherchait Ă sâemparer. Cette funeste journĂ©e, qui coĂ»ta Ă lâarmĂ©e plus de 4 000 hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, la dĂ©couragea beaucoup. Cependant le marĂ©chal MassĂ©na ne renonça pas au projet de marcher sur Lisbonne. Ayant reconnu un peu trop tard, et quand le mal Ă©tait fait, que la position de lâAlcoba Ă©tait inexpugnable de front, il rĂ©solut de tourner par la droite, en sâemparant des dĂ©filĂ©s de Serdao, que Wellington avait nĂ©gligĂ© dâoccuper. Cette faute obligea le gĂ©nĂ©ral anglais de battre en retraite, de repasser le Mondego, dâĂ©vacuer Coimbre et de nous abandonner tout le pays entre les montagnes et la mer. Ainsi, malgrĂ© notre grave Ă©chec, nous continuĂąmes Ă poursuivre une armĂ©e victorieuse, abondamment fournie de tout, ayant la sympathie des populations pour elle, tandis que nous, nous ne vivions que de maraudes, quâil fallait aller chercher loin, ce qui augmentait les fatigues et les dangers des soldats. 2 octobre. â Dans la matinĂ©e, nous finissons de sortir du long dĂ©filĂ© de Serdao, oĂč nous Ă©tions depuis cinq jours, et enfin des montagnes que nous traversions depuis notre dĂ©part de Rodrigo. Nous dĂ©couvrons au loin la mer et, Ă nos pieds, un beau pays. Nous voici dans une plaine riche, fertile, couverte de nombreux villages, dĂ©serts Ă la vĂ©ritĂ©, comme tous ceux que nous avions trouvĂ©s, mais plus abondamment pourvus de vivres. Le 4 octobre dans la matinĂ©e, nous restĂąmes quelques heures Ă Coimbre, belle et grande ville, sur le Mondego qui la divise en deux parties. La cathĂ©drale et les fontaines sont magnifiques, les environs couverts de vignes, dâorangers, dâoliviers. Les Anglais en lâabandonnant avaient forcĂ© les habitants Ă quitter la ville. LâarmĂ©e y fit de prĂ©cieuses provisions en riz, morue, cafĂ©, sucre, thĂ©, chocolat dont les magasins Ă©taient abondamment fournis. On laissa tous les blessĂ©s et les malades dans un couvent situĂ© sur une hauteur de la rive gauche du Mondego, avec une garde armĂ©e pour les faire respecter, mais, vingt-quatre heures aprĂšs, la garde Ă©tait prisonniĂšre et les malades dangereusement exposĂ©s Ă ĂȘtre massacrĂ©s. Le 8 octobre, en avant de Leiria, par une pluie torrentielle, la compagnie ne trouva dâautre gĂźte disponible que lâĂ©glise, dont elle prit possession avec joie. La place et le bois ne manquant pas, nous eĂ»mes bientĂŽt Ă©tabli un bivouac assez bon pour ne pas regretter les maisons qui regorgeaient de militaires. On y trouva dâexcellent vin, et comme le sucre et la cannelle abondaient dans les sacs et bagages, on fit beaucoup de vin chaud, qui restaura tous ces corps accablĂ©s de fatigue et mouillĂ©s jusquâĂ la moelle des os. 12 octobre. â Depuis trois jours, nous marchions dans les forĂȘts dâoliviers sans discontinuitĂ© et qui semblaient nâavoir pas de limites, quand nous atteignĂźmes la petite ville dâAlemquer, quartier gĂ©nĂ©ral du marĂ©chal prince dâEssling. Nous Ă©tions enfin arrivĂ©s dans la vallĂ©e du Tage, aprĂšs laquelle nous soupirions depuis longtemps, pensant que nous trouverions sur ses bords le bien-ĂȘtre, un peu de repos, ou du moins de meilleurs chemins et plus dâabri. Je vis, pour la premiĂšre fois de ma vie, autour de cette jolie petite ville, beaucoup de palmiers, qui me parurent dâune beautĂ© et dâune venue remarquables. Avant notre arrivĂ©e au gĂźte, le gĂ©nĂ©ral de cavalerie Sainte-Croix, officier dâun trĂšs grand mĂ©rite, tout jeune, fut coupĂ© en deux, au milieu de nos rangs, par un boulet de canon parti dâune canonniĂšre anglaise stationnĂ©e sur le Tage. Le lit de ce magnifique fleuve Ă©tait couvert de bĂątiments armĂ©s, destinĂ©s Ă nous en dĂ©fendre lâapproche. Le lendemain, par une dĂ©licieuse matinĂ©e, jâallai me promener avec plusieurs officiers sur les coteaux environnants, couverts de vignes, qui nâĂ©taient pas encore vendangĂ©es, et de figuiers qui ployaient sous le poids des fruits. 14 octobre. â Ă Villafranca, petite ville sur les bords du Tage. Nous restons dans les maisons de campagne qui lâentourent jusquâau 28 octobre inclus. Les majestueuses et riantes rives du Tage, les magnifiques maisons de campagne qui bordent ses bords enchanteurs, les jardins dĂ©licieux qui couvrent la plaine situĂ©e entre la colline Ă©levĂ©e et le fleuve, pleins dâorangers plantĂ©s rĂ©guliĂšrement, de citronniers, de lauriers roses et dâautres arbres aussi intĂ©ressants ; les coteaux tapissĂ©s de vignes, de figuiers, dâoliviers, un ciel dâune beautĂ© ravissante, une route magnifique, rendaient la position de Villafranca une des plus belles quâil mâeĂ»t Ă©tĂ© donnĂ© dâadmirer jusquâalors. Ce beau pays me parut un sĂ©jour de dĂ©lices, un nouveau paradis terrestre, malgrĂ© les effroyables dĂ©tonations de la flottille anglaise, et les sifflements lugubres des Ă©normes boulets quâils nous envoyaient. En arrivant Ă Villafranca, nous pensions en partir le lendemain pour nous rendre Ă Lisbonne, mais des obstacles invincibles que nous, machines mouvantes et obĂ©issantes, nous ne connaissions pas, nous arrĂȘtĂšrent. La compagnie fut envoyĂ©e aux avant-postes, sur un petit ruisseau qui sĂ©parait les deux armĂ©es dans cette direction. Nous restĂąmes huit jours dans cette position, oĂč nous pĂ»mes, malgrĂ© le voisinage de lâennemi, que le cours du ruisseau seul sĂ©parait de nous, prendre quelque repos et assurer nos subsistances. Nous occupions cinq ou six belles maisons de campagne, richement meublĂ©es, luxueuses, dans lesquelles nous trouvĂąmes quelques provisions et un peu de blĂ© cachĂ©. Dans une de ces maisons, il y avait un moulin Ă farine, qui marchait par le moyen dâun ou plusieurs chevaux. Les voltigeurs servirent de bĂȘte de somme, et nuit et jour, ils le faisaient tourner. La farine Ă©tait grossiĂšre, brute, mais avec elle on faisait du pain sans levain, des galettes, de la bouillie. Enfin, nous vivions tant bien que mal, et nous nous trouvions tout trĂšs heureux, officiers et soldats, dâavoir cette ressource, qui devait avoir une courte durĂ©e. Notre gĂ©nĂ©ral en chef, le comte RĂ©gnier, envoyait, tous les jours une ou deux fois, son aide de camp, le capitaine Brossard, qui parlait anglais, aux avant-postes, pour porter des lettres, recevoir les rĂ©ponses et les journaux anglais. Il me prenait, en passant, avec un clairon, et nous allions, tous trois, Ă une barricade Ă©levĂ©e de la route. En arrivant, je faisais sonner la trompette, un officier anglais remettait les journaux et les plis, le capitaine en faisait autant de son cĂŽtĂ©. On causait, on buvait du rhum, on mangeait de lâexcellent biscuit de mer, que lâAnglais apportait, et on se retirait bons amis. Il avait Ă©tĂ© convenu quâon nâattaquerait point sans se prĂ©venir dâavance et que les sentinelles ne feraient pas feu lâune sur lâautre ; ainsi il y avait sĂ»retĂ© provisoire et suspension dâarmes tacite. Une nuit que jâĂ©tais de garde, on tira un coup de fusil sur la ligne des postes que je commandais. Je fis aussitĂŽt prendre les armes Ă tous mes hommes et envoyai des patrouilles en reconnaissance. AprĂšs un temps assez long, mes hommes rentrĂšrent en riant et conduisant un prisonnier. CâĂ©tait un de nos Ăąnes qui, en pĂąturant trĂšs pacifiquement, avait dĂ©passĂ© les deux lignes, violĂ© le territoire ennemi et sâĂ©tait montrĂ© Ă une sentinelle anglaise qui lâavait repoussĂ© de notre cĂŽtĂ©. Ma sentinelle cria Qui vive » Ă son apparition et, nâayant pas eu de rĂ©ponse, tira dessus, le manqua et occasionna une prise dâarmes sur toute la ligne qui dut se prolonger bien loin, car on entendait bien longtemps aprĂšs cette alerte bouffonne Sentinelles, prenez garde Ă vous. Ces utiles et patient animaux, disons-le Ă cette occasion, ont rendu dâimmenses services Ă lâarmĂ©e du Portugal, que la misĂšre a rendu bien ingrate envers ses sauveurs. Tous les rĂ©giments avaient au moins de cent vingt Ă cent cinquante Ăąnes Ă la suite, pour transporter les malades et les blessĂ©s, les sacs des convalescents, les provisions de vivres, quand on Ă©tait assez heureux dâen trouver pour plus dâun jour. Cette masse de quadrupĂšdes enlevait bien des hommes Ă leur rang, alourdissait bien la marche des colonnes ; mais elle sauva bien des malheureux. Peu de jours aprĂšs notre arrivĂ©e devant les lignes anglaises, la misĂšre devint si poignante, si gĂ©nĂ©rale, que tous ces ĂȘtres inoffensifs furent tuĂ©s et mangĂ©s avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ceux qui voulurent ou purent en conserver les tinrent bien cachĂ©s, et les surveillĂšrent, comme des chevaux de prix, car on les volait et on les tuait sans scrupule. Jâai dĂ©jĂ dit que les Anglais couvraient le fleuve de leur flottille, et remontaient bien plus haut que la limite convenue entre les deux armĂ©es. Un homme ne pouvait pas se montrer sur la digue du Tage, ou passer sur la route, sans recevoir aussitĂŽt un coup de canon. Cette tracasserie meurtriĂšre gĂȘnait beaucoup nos mouvements. Une nuit que jâĂ©tais de garde aux avant-postes, je mâĂ©tais retirĂ© dans la cour dâune maison avec deux ou trois hommes, pour me chauffer, car la nuit Ă©tait froide et il y avait dĂ©fense de faire du feu en rase campagne. La porte extĂ©rieure de la cour Ă©tait ouverte son ouverture faisait face au fleuve, et le feu face Ă cette porte cochĂšre. Le feu Ă©tait ardent et Ă©clairait bien ; assis sur une chaise et causant avec ces hommes, qui Ă©taient debout Ă mes cĂŽtĂ©s, un boulet arrive et en coupe un en deux qui fut jetĂ© sur le foyer bien enflammĂ©. Le malheureux ne prononça pas un mot, sa mort avait Ă©tĂ© instantanĂ©e. Je fis Ă©teindre le feu, et passai le reste de la nuit avec mes hommes qui, tout en regrettant leur camarade, regrettaient aussi ce petit soulagement Ă leur dure existence. Ă notre bivouac, au pied de la colline qui dominait Villafranca, il y avait des maisons isolĂ©es dans les vignes que nous habitions dans la journĂ©e pour nous mettre Ă lâabri du soleil et prendre nos repas, quand il y avait quelque chose Ă manger. Dans la nĂŽtre, nous trouvĂąmes une cachette remplie de livres français, presque tous de nos meilleurs auteurs, bien Ă©ditĂ©s et supĂ©rieurement reliĂ©s, câĂ©taient les deux encyclopĂ©dies, câĂ©tait Voltaire, Rousseau, Montesquieu, etc. Rien de semblable ne sâĂ©tait offert Ă mes yeux en Espagne. 29 octobre. â Ă Ponte de Mugen, sur la route de Santarem. Dans la matinĂ©e, notre bataillon reçoit lâordre de prendre les armes et de se disposer Ă partir pour remplir une mission particuliĂšre. Ce dĂ©part prĂ©cipitĂ©, pour une destination inconnue, excita vainement la sagacitĂ© des officiers qui devinaient tout. Les soldats se rĂ©jouirent de ce changement de position. TalonnĂ©s par la misĂšre, fatiguĂ©s de service, dĂ©vorĂ©s par de petites puces presque invisibles, ils ne pouvaient pas ĂȘtre plus mal ailleurs. Quelques heures aprĂšs notre dĂ©part du gĂźte, nous traversons Santarem, sur une hauteur baignĂ©e par le Tage. Nous nous arrĂȘtĂąmes, Ă la nuit, dans une immense maison de campagne, remarquable par ses vastes magasins remplis de denrĂ©es coloniales, de caisses dâoranges, de grains, et ses caves par leurs vins. CâĂ©tait lâabondance, aprĂšs les privations. Nous bivouaquĂąmes autour, et des sentinelles furent placĂ©es aux portes pour empĂȘcher le gaspillage. 31 octobre. â Ă Tancos, jolie petite ville sur le Tage. On nous tira, de lâautre rive, force coups de fusil auxquels nous ne faisions pas attention. Dans la journĂ©e, nous traversĂąmes une autre petite ville appelĂ©e Barquigny, oĂč il y avait, comme Ă Tancos, des magasins de riz, cafĂ©, sucre, chocolat, morue, rhum, etc. On en chargea les Ăąnes qui nous restaient, et quelques autres quâon avait dĂ©jĂ recrutĂ©s depuis le dĂ©part, en battant la campagne Ă gauche de la route. Jâavais Ă moi, depuis notre entrĂ©e en Portugal, un trĂšs fort mulet, que jâavais payĂ© assez cher et qui me rendit de trĂšs grands services. Je le chargeai autant que je le pus, pensant que nous allions faire le siĂšge dâAbrantĂšs sur lequel nous marchions. Le pays que nous avions traversĂ© jusquâalors Ă©tait magnifique, riche, fertile ; les vignes nâĂ©taient pas vendangĂ©es, ni les figues cueillies ; mais ce nâĂ©tait plus une ressource les fruits Ă©taient en grande partie pourris. Quelles belles rĂ©coltes perdues, surtout les olives, qui Ă©taient dĂ©vorĂ©es par des millions de vanneaux ! Je nâavais jamais vu autant dâoiseaux câĂ©tait comme des nuages, lorsquâils passaient devant le soleil. Les villes et les villages Ă©taient sans habitants ni animaux. 1er novembre. â Ă PunhĂšte. Pour passer le Zezer, qui Ă©tait rapide et assez profond, il nây avait ni pont, ni barques. On planta des jalons dans la largeur, et on assujettit des cordes bien tendues, pour que les hommes sâappuyassent dessus, de maniĂšre Ă ne pas ĂȘtre entraĂźnĂ©s par le courant. De bons nageurs Ă©taient placĂ©s au-dessous, pour saisir au passage ceux que lâeau aurait entraĂźnĂ©s. Ce fut une opĂ©ration longue, difficile et mĂȘme dangereuse pour la majeure partie des soldats qui, ayant de lâeau au-dessus de la ceinture, Ă©taient soulevĂ©s et entraĂźnĂ©s, sâils ne se tenaient pas fortement Ă la corde. Beaucoup furent repĂȘchĂ©s par les nageurs. Il y eut quelques fusils perdus, mais point dâhommes noyĂ©s. Je le passai sur mon mulet, aprĂšs quâil eut dĂ©posĂ© sur lâautre rivage son chargement. Le soir, le gĂ©nĂ©ral Foy, qui nous commandait, et que nous nâavions guĂšre vu jusquâalors, Ă©tant toujours en avant avec la cavalerie, vint visiter nos bivouacs. Ă son approche, en lâabsence du capitaine, je fus Ă lui pour le recevoir et prendre ses ordres. AprĂšs avoir causĂ© assez longtemps avec lui sur divers sujets de service, il aperçut, en sâapprochant davantage dâun de nous bivouacs, une espĂšce dâhomme Ă genoux prĂšs du feu, ayant les mains jointes et une chemise sur le corps Mon Dieu, me dit-il, quâa donc cet homme, quâa-t-il fait ? â Rassurez-vous sur son compte, mon gĂ©nĂ©ral ; cet homme est un dieu de bois en priĂšre, câest un christ, quâun voltigeur a pris Ă lâĂ©glise pour faire sĂ©cher sa chemise. » Il rit beaucoup, tout en la blĂąmant, de cette plaisanterie, peu rĂ©vĂ©rencieuse, que les dĂ©sordres de la guerre excusaient. La douceur du caractĂšre du gĂ©nĂ©ral Foy, son affabilitĂ© et son accueil bienveillant me charmĂšrent. CâĂ©tait la premiĂšre fois que je lui parlais. Depuis Tancos, nous suivions le Tage sur ses bords, Ă cause des montagnes, oĂč son lit Ă©tait trĂšs resserrĂ© et son cours trĂšs rapide. Ses rives Ă©taient plus pittoresques, mais les belles plaines qui le bordaient avaient disparu. 2 novembre. â Comme nous Ă©tions au bivouac, la diane fut battue plus matin encore que de coutume. Le bataillon prit les armes, et quand il fut formĂ©, le gĂ©nĂ©ral Foy rĂ©unit autour de lui les officiers, pour leur annoncer que nous allions en Espagne pour lâescorter, et, lui, en mission auprĂšs de lâEmpereur. Lâentreprise Ă©tait pĂ©rilleuse ; il ne sâagissait rien moins que de traverser un royaume en insurrection, mais avec de lâaudace, de la bravoure et une parfaite soumission Ă ses ordres, il se faisait fort de nous conduire en Espagne, sans combats, mais non pas sans fatigues. Il nous prĂ©vint quâon partirait toujours avant le jour et quâon ne sâarrĂȘterait quâĂ la nuit, afin de dĂ©rober nos traces aux nombreux partis qui sillonnaient le royaume. Il nous recommanda de marcher serrĂ©s, et de ne pas nous Ă©carter de la colonne, sous peine dâĂȘtre tuĂ©s par les paysans⊠Voici lâordre de marche quâon devait suivre habituellement une compagnie de dragons Ă la premiĂšre avant-garde ; une section de grenadiers en avant du bataillon ; les chevaux, les mulets, les Ăąnes, les malades et les blessĂ©s, derriĂšre le bataillon ; les voltigeurs Ă lâarriĂšre-garde ramassant les traĂźnards, faisant serrer les hommes et les bagages ; une compagnie de dragons, plus en arriĂšre encore, pour surveiller les derriĂšres de la colonne ; enfin, sur les flancs, cinquante lanciers hanovriens, pour Ă©clairer, courir et battre la campagne au loin, afin dâannoncer lâapproche de lâennemi. Le dĂ©tachement Ă©tait fort de trois cent cinquante fantassins et deux cents chevaux. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda dâĂ©tudier le pays que nous traversions, de prendre des notes et de les lui remettre tous les soirs, quand on serait arrĂȘtĂ©. Cette circonstance fit que je le voyais, tous les jours, deux ou trois fois, et me mit en rapport avec lui dâune maniĂšre presque intime. Entreprendre une expĂ©dition aussi hasardeuse, avec aussi peu de monde, Ă©tait bien hardi ; mais le gĂ©nĂ©ral Ă©tait actif, entreprenant, et il avait prĂšs de lui un Portugais qui connaissait le pays, plus un aide de camp qui parlait la langue pour interroger les habitants quâon rencontrerait ou les prisonniers quâon ferait. Pour faciliter cette course presque Ă travers champs, et dĂ©gager le pays des bandes qui pouvaient sây trouver, on envoya des troupes vers la place forte dâAbrantĂšs, avec lâidĂ©e de faire croire Ă un prochain siĂšge. Cette crainte devait faire courir dans cette direction, Ă la dĂ©fense dâAbrantĂšs, toutes les colonnes mobiles câest ce qui arriva pour notre droite ; dâautres dĂ©monstrations faites Ă notre gauche eurent le mĂȘme rĂ©sultat, en sorte que nous trouvĂąmes le pays Ă parcourir presque libre. Du reste je ne doute pas que si nous avions Ă©tĂ© serrĂ©s de plus prĂšs, le gĂ©nĂ©ral aurait abandonnĂ© lâinfanterie, qui sâen fĂ»t tirĂ©e comme elle aurait pu, et quâil serait parti avec la cavalerie pour remplir sa mission, qui lui paraissait plus importante que la conservation de quelques centaines dâhommes. Quelques mots quâil me dit dans une conversation particuliĂšre me le firent penser. Le 3 novembre, nous traversĂąmes un village oĂč il y avait une manutention de pain et des magasins de vivres et de vin pour les corps de partisans. Ă notre approche, les magistrats de la localitĂ© mirent le feu aux magasins et dĂ©foncĂšrent les tonneaux. Cependant on put prendre du pain, qui nâĂ©tait pas encore la proie des flammes, et les soldats se mirent Ă plat ventre et se dĂ©saltĂ©rĂšrent du vin qui coulait dans la rue, comme ils auraient fait de lâeau aprĂšs un orage. Le 4, peu de moments avant dâarriver au lieu oĂč nous devions passer la nuit, et quand il faisait dĂ©jĂ noir, un coup de fusil fut tirĂ© sur la compagnie, par un homme embusquĂ© derriĂšre une haie, au-delĂ dâun ruisseau Ă notre gauche. La balle coupa la taille de mon habit, qui Ă©tait ouvert, et atteignit au bras gauche le sergent de remplacement qui Ă©tait Ă ma droite. Les Ă©claireurs de la cavalerie Ă©tant rentrĂ©s sans avoir rien aperçu, nous continuĂąmes notre route. Le 5, au dĂ©part, le gĂ©nĂ©ral nous prĂ©vint que, dans quelques heures, nous traverserions une plaine, oĂč nous pourrions rencontrer la cavalerie de Silvera, gĂ©nĂ©ral portugais ; quâil Ă©tait dĂšs lors prudent de marcher serrĂ©s, pour pouvoir se former de suite en carrĂ© et rĂ©sister Ă son choc. En effet, Ă la sortie dâun village, nous aperçûmes une grande plaine, prĂ©cĂ©dĂ©e dâun ruisseau quâon dut passer sur une seule planche, homme par homme. Le commandant, assez pauvre militaire, continua de marcher sans reformer son bataillon, en sorte que les hommes avançaient dans cette plaine isolĂ©ment et en quelque sorte Ă©parpillĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral sâen aperçut, il revint sur ses pas au galop ; bourra le chef de bataillon et les officiers de la maniĂšre la plus violente. Il Ă©tait si colĂšre quâil ne pouvait plus parler. Je passai le ruisseau dans ce moment lĂ . JâarrĂȘtai les premiers hommes au-delĂ , et au fur et Ă mesure quâils arrivaient, je faisais mettre la baĂŻonnette au fusil et former sur trois rangs. Le passage terminĂ©, je me portai en avant dans cet ordre, et parfaitement serrĂ©s. Quand le gĂ©nĂ©ral me vit arriver, il sâĂ©cria Enfin, voilĂ une compagnie qui connaĂźt ses devoirs, qui comprend sa situation. TrĂšs bien, voltigeurs, trĂšs bien lieutenant BarrĂšs. » Le 7, dans la matinĂ©e, nous entrĂąmes dans un village dâEspagne, Ă notre grande satisfaction, car nous Ă©tions horriblement fatiguĂ©s par ces six jours de marche forcĂ©e et maintenant il nous semblait que nous Ă©tions chez nous, malgrĂ© que le pays ne fĂ»t pas plus hospitalier. Le soir, nous nâĂ©tions plus quâĂ trois lieues dâAlmeida et cinq de Rodrigo. Malheureusement pour moi, dans la mĂȘme nuit, jâacquis la certitude que jâĂ©tais empoignĂ© par une violente fiĂšvre. Le 8 novembre, le matin, le gĂ©nĂ©ral nous rĂ©unit pour nous faire ses adieux. AprĂšs quelques mots obligeants, dits assez froidement, il me prit Ă lâĂ©cart pour me demander les derniĂšres notes que jâavais pu prendre, et ajouta tout bas Je vous recommanderai au ministre. » Il partit ensuite avec la cavalerie. En arrivant Ă Rodrigo, nous ne lây trouvĂąmes plus ; il avait hĂąte dâarriver Ă Paris pour exposer Ă lâEmpereur lâĂ©tat oĂč il avait laissĂ© lâarmĂ©e du Portugal et la nĂ©cessitĂ© quâil y avait de lui envoyer un renfort. Ainsi se termina une expĂ©dition pleine de dangers, sans avoir rencontrĂ© une seule fois lâennemi, ni mĂȘme reçu quelques coups de fusil, sinon celui dont jâai parlĂ© et qui aurait pu mâĂȘtre fatal. Nous eĂ»mes fort peu de malades, malgrĂ© les fatigues et lâassez mauvaise nourriture que nous prenions. Notre marche Ă©tait si irrĂ©guliĂšre quâil aurait Ă©tĂ© trĂšs difficile Ă lâennemi de nous poursuivre, car, semblables au liĂšvre chassĂ©, nous changions plusieurs fois de direction dans la journĂ©e, pour rompre la piste de ceux qui nous auraient su en route. On dit, mais je ne lâai pas vu, que les guides que lâon prenait Ă©taient ensuite tuĂ©s par les Hanovriens, lorsquâils arrivaient Ă la gauche de la colonne. 9 novembre. â Ce jour lĂ et le suivant, je ne sortis point de mon logement, jâĂ©tais trop accablĂ© par la fiĂšvre pour mâoccuper de service. La maladie Ă©tant bien caractĂ©risĂ©e, et la guĂ©rison devant ĂȘtre longue, je me dĂ©terminai Ă entrer Ă lâhĂŽpital de Rodrigo, malgrĂ© la rĂ©pugnance que jâen avais. Je vendis alors mon mulet. EntrĂ© Ă lâhĂŽpital le 11, jây restai quarante jours, sans Ă©prouver un changement favorable Ă ma santĂ©. Pensant peut-ĂȘtre que les mĂ©dicaments nây Ă©taient pas bons, ou que lâair quâon y respirait Ă©tait insalubre, jâen sortis aussi malade, le 21 dĂ©cembre, pour me faire traiter en ville Ă mes frais. Le bataillon Ă©tait parti depuis longtemps pour Almeida. Je me trouvai donc seul, Ă Rodrigo, avec un voltigeur qui sortait aussi de lâhĂŽpital. Un des premiers jours de ma sortie, retenu au lit par la souffrance, je lui dis Tu mâas menacĂ© un jour de me tuer, Ă la premiĂšre occasion qui se prĂ©senterait ; tu mâen as menacĂ© au Portugal, parce que jâexigeais que tu portes le fusil dâun camarade malade, eh bien ! tu peux le faire aujourdâhui sans crainte, car je ne me sens pas la force de me dĂ©fendre. â Ah ! me rĂ©pondit-il en rougissant, ce sont des choses que lâon dit, quand on est en colĂšre, mais quâon ne fait pas, Ă moins dâĂȘtre un scĂ©lĂ©rat. » Jâavais entendu dire que le quinquina de premiĂšre qualitĂ©, infusĂ© dans du bon vin, Ă©tait un excellent fĂ©brifuge ; je me procurai lâun et lâautre, le jour mĂȘme de ma sortie, et jâen fis immĂ©diatement usage. Quelques jours aprĂšs, je nâeus plus de fiĂšvre, mais une trĂšs grande faiblesse que je ne pouvais pas rĂ©parer par une nourriture abondante et substantielle, crainte dâune rechute. Il nây avait que le temps et beaucoup de mĂ©nagement qui pouvaient me rendre mes forces. 1er janvier. â Le premier jour de lâan 1811, comme je revenais de passer la soirĂ©e chez un capitaine de mes amis, blessĂ©, mon soldat me dit Il y a un officier couchĂ© dans votre lit. » Je le blĂąmai de lâavoir permis. Il sâexcusa, en disant que ce capitaine Ă©tait trop fatiguĂ© pour aller faire changer son billet de logement, quâil partait le lendemain au jour, que câĂ©tait un jeune officier, propre dans son extĂ©rieur, enfin quâil lâavait priĂ© si poliment de lui permettre de coucher Ă mes cĂŽtĂ©s quâil ne sâĂ©tait pas senti le courage ni la volontĂ© de lâen empĂȘcher. AprĂšs y avoir rĂ©flĂ©chi, sachant quâil nây avait que ce seul lit et cette seule chambre dans la maison, je pensai Ă moi en pareille circonstance. Je me mis au lit Ă cĂŽtĂ© de cet inconnu. Au jour, il se leva bien doucement pour ne pas me rĂ©veiller, mais ayant ouvert les yeux, je reconnus un officier du 16Ăšme lĂ©ger avec qui jâavais servi, un bon camarade qui mâavait donnĂ© de grandes preuves de regrets, lorsque nous nous dĂźmes adieu Ă Belfort en 1808. Joie vive de part et dâautre, satisfaction de nous revoir, grĂące Ă un hasard qui pourrait passer pour une rencontre de comĂ©die. Le 3 janvier, je me croyais assez bien rĂ©tabli pour pouvoir aller rejoindre ma compagnie ; mais la pluie et le froid de la journĂ©e me firent craindre le soir, Ă GaliĂ©gos, dâavoir encore commis une imprudence. Le 4, quand je fus voir le capitaine Ă mon arrivĂ©e, Ă Almeida, il me dit Vous avez eu tort de venir, vous nâĂȘtes pas encore rĂ©tabli. » Je lâassurai que je lâĂ©tais, mais mon physique et mes forces me dĂ©mentaient. Le lendemain, jâavais le dĂ©lire ; on me porta dans un grenier qui servait dâhĂŽpital. Jây restai trente-six jours entre la vie et la mort, sans connaissance, mais ayant conservĂ© le sens de lâouĂŻe dâune maniĂšre remarquable. Aussi jâentendis, plusieurs matins de suite, le mĂ©decin dire Il nây a plus de pouls, il nâen a pas pour longtemps. » Ou bien Il ne passera pas la journĂ©e. » Jâen revins cependant, comme par miracle, tout le monde mourant autour de moi, grĂące surtout Ă mon fort tempĂ©rament, car les soins et les remĂšdes qui me furent donnĂ©s furent trop insignifiants, sâils ne furent pas mauvais. Pendant ma convalescence, le gĂ©nĂ©ral Foy revint de Paris. Ayant su que jâĂ©tais Ă lâhĂŽpital, il vint mây voir. Cette bienveillante attention me toucha jusquâaux larmes. JâĂ©tais restĂ© Ă Almeida ou Ă lâhĂŽpital soixante-dix-huit jours, quand le 23 mars, le cadre du 4Ăšme bataillon, qui rentrait en France, vĂźnt Ă passer. En faisant partie, je dus partir avec lui. Je nâen fus pas fĂąchĂ©, ma santĂ© demeurait trop dĂ©labrĂ©e pour que je regrettasse de ne pas ĂȘtre dâun cadre actif. Le 27, par Ciudad-Rodrigo, Samonios et Malitra, nous arrivions Ă Salamanque, oĂč nous apprĂźmes la naissance du roi de Rome. Nous y restĂąmes jusquâau 8 avril. Le 11 avril, nous approchions de Valladolid, quand je commis encore une imprudence qui aurait pu mâĂȘtre funeste. Ă la halte de Valdesillas, je rencontrai plusieurs officiers de la garde impĂ©riale, que jâavais connu quand jây servais. Ils mâinvitĂšrent Ă dĂ©jeuner, ce que jâacceptai avec plaisir, tout en leur disant que je nâavais que trois quarts dâheure Ă rester, pour ne pas me trouver seul sur la route. On causa beaucoup, et, quand je sortis de table, la colonne Ă©tait partie. Jâavais deux lieues Ă faire dans un pays dĂ©sert, sillonnĂ© tous les jours par de nombreuses guĂ©rillas, qui avaient pour mission dâintercepter la route de Valladolid Ă Madrid et Ă Salamanque. Le danger Ă©tait grave, la mort presque certaine, mais la pensĂ©e dâĂȘtre contraint dâattendre, peut-ĂȘtre longtemps, un autre convoi pour rentrer en France me fit tout braver. Je partis, peu rassurĂ© sur ma position. En route, je fus atteint par un gendarme Ă cheval, qui allait grand train. Je saisis la queue de son cheval, et je galopai avec lui, mais bientĂŽt fatiguĂ©, je fus obligĂ© dâabandonner. Cependant, je gagnais du terrain ; enfin, jâĂ©tais prĂȘt dâatteindre la colonne, quand cinq ou six Espagnols Ă cheval se montrĂšrent sur ma gauche. Soit quâils ne me vissent point, soit pour tout autre motif, ils nâavançaient point. Je redoublais dâeffort pour me tirer de leurs griffes, lorsque jâaperçus, derriĂšre un petit bouquet de bois, cinq ou six cavaliers français qui venaient Ă ma rencontre. Le bon gendarme les avait prĂ©venus du danger que je courais. AussitĂŽt lâofficier dâarriĂšre-garde avait fait rebrousser chemin Ă quelques cavaliers, pour me sauver, sâil Ă©tait encore temps. Sans eux, jâĂ©tais occis ces bandes cruelles ne faisaient pas de prisonniers. Je remerciai mes libĂ©rateurs, et aprĂšs mâĂȘtre un peu reposĂ©, je continuai ma route avec eux jusquâaux bords du Duero, oĂč jâatteignis la colonne. Le 12 avril, le marĂ©chal du dâIstrie nous passa en revue et nous chargea de la conduite en France de 3500 prisonniers, venant de Badajoz. CâĂ©tait une dĂ©sagrĂ©able corvĂ©e, dont nous nous serions bien passĂ©s. Ă la visite que nous lui fĂźmes, il reconnut un capitaine du rĂ©giment, qui avait Ă©tĂ© fifre sous ses ordres en Ăgypte. Ah, te voilĂ , mauvais sujet. » â Merci, Monseigneur, je vois avec plaisir que vous vous rappelez de moi. » Le marĂ©chal rit beaucoup, et lui dit ensuite Je tâattends pour dĂźner. » Il y avait aussi, Ă cette prĂ©sentation, un officier de nos amis, lieutenant au 70Ăšme, que le marĂ©chal reconnut, appelĂ© Porret, que nous appelions, nous, le sauveur de la France ». Il avait Ă Saint-Cloud, lors du 18 Brumaire, pris Bonaparte dans ses bras, pour le garantir des coups quâon lui portait et le sortir de la salle du Conseil des Cinq-Cents. Cela lui valut le grade dâofficier, une pension, le titre de chevalier, avec des armoiries, et bien des cadeaux de prix. CâĂ©tait un excellent homme, peu instruit, mais bon camarade. Le marĂ©chal le garda aussi Ă dĂźner, ainsi que quelques officiers supĂ©rieurs. Depuis ce jour, jâai eu souvent lâoccasion de voir, Ă Paris, ce robuste grenadier de la garde du Directoire, qui se vit enlever sa pension privĂ©e par la Restauration, mais qui en fut dĂ©dommagĂ© par le comte de Las-Cases. Las-Cases lui en fit une plus forte, rĂ©versible sur sa femme en cas de survie, du produit du legs que lâEmpereur NapolĂ©on lui avait attribuĂ© dans son fameux testament de Saint-HĂ©lĂšne. Enfin le 27 avril au matin, nous passĂąmes la Bidassoa. Il serait difficile dâexprimer la joie quâĂ©prouvĂšrent tous ceux qui faisaient partie de cette immense colonne. Un hourra gĂ©nĂ©ral retentit sur toute la ligne. Une fois le pont passĂ©, nous nâavions plus Ă redouter les assassinats et la misĂšre, ni la crainte de nous voir enlever nos prisonniers. JâĂ©tais si pauvre que je fus obligĂ© dâemprunter de lâargent Ă mon capitaine, pour payer le premier repas que je prenais en France. Nous fĂźmes halte pour dĂ©jeuner Ă Saint-Jean-de-Luz. JâĂ©tais restĂ© dans la pĂ©ninsule un an, trois mois et treize jours. DĂ©tachĂ© Ă lâĂźle de Groix, BarrĂšs est promu capitaine le 19 avril 1812. Il rejoint la Grande ArmĂ©e, au dĂ©but de 1813 ; et en qualitĂ© de capitaine des voltigeurs du 3Ăšme bataillon de la 47Ăšme, reprend pour la troisiĂšme fois, en avril, la route de lâAllemagne. CAMPAGNES DE 1813 ET DE 1814 Le 5 mars 1813, dans la soirĂ©e, je partis en diligence pour Paris, oĂč jâĂ©tais envoyĂ© par le commandant du bataillon pour prendre des sabres, des buffleteries, des caisses de tambours et de clairons, enfin plusieurs effets dâuniforme ou de tenue pour les officiers. Pendant quatre jours, je mâoccupai activement de la mission qui mâavait Ă©tĂ© confiĂ©e et que jâeus le bonheur de remplir complĂštement. Le 10, au matin, jâavais expĂ©diĂ© Ă Saint-Denis, oĂč sĂ©journait le bataillon, tous les effets commandĂ©s, qui satisfirent gĂ©nĂ©ralement. Les officiers mâavaient chargĂ© de leur faire prĂ©parer un bon dĂźner, pour le 9. Je commandai chez Grignon, restaurateur, rue Neuve-des-Petits-Champs, Ă un prix assez Ă©levĂ© pour que la plupart dâentre eux pussent dire que câĂ©tait le meilleur quâils eussent jamais fait. Il fut aussi gai que si on eĂ»t Ă©tĂ© en voyage pour une partie de plaisir, au lieu de lâĂȘtre pour une campagne terrible, qui sâannonçait devoir ĂȘtre trĂšs meurtriĂšre, vu la masse des combattants qui allaient se trouver en ligne. Ă notre retour Ă Paris en 1816, seize mois aprĂšs, la moitiĂ© au moins des convives de cette charmante et Ă©picurienne soirĂ©e nâavaient plus revu leur patrie. MalgrĂ© mes nombreuses occupations, jâeus le temps de faire faire mon portrait au physionotrace. Le bataillon arriva le 5 avril Ă Mayence. Jây passais pour la troisiĂšme fois. Le 29 avril, dans lâaprĂšs-midi, Ă©tant au bivouac, nous entendĂźmes le canon pour la premiĂšre fois de cette campagne. Un jeune soldat du 6Ăšme, au bruit de cette canonnade, qui paraissait assez Ă©loignĂ©e, fut prendre son fusil aux faisceaux, comme pour le nettoyer, et dit Ă ses camarades en sâĂ©loignant Diable, voici dĂ©jĂ le brutal. Je ne lâentendrai pas longtemps. » Il fut se cacher derriĂšre une haie et se fit sauter la cervelle. Cette action fut considĂ©rĂ©e comme un acte de folie, car elle Ă©tait incomprĂ©hensible. Si cet homme craignait la mort, il se la donnait cependant. Sâil ne la craignait pas, il devait attendre quâelle lui arrivĂąt, naturellement ou accidentellement. Le 1er mai, Ă notre arrivĂ©e au bivouac, nous vĂźmes passer un fourgon quâon conduisait au grand galop Ă Weissenfels. Il contenait le corps du marĂ©chal duc dâIstrie BessiĂšres, qui venait dâĂȘtre traversĂ© par un boulet sur les hauteurs situĂ©es en avant de nous. LâEmpereur perdait en lui un fidĂšle ami, un vieux et brave compagnon dâarmes. La mort de ce bon marĂ©chal mâattrista douloureusement, car jâavais Ă©tĂ© longtemps sous ses ordres il Ă©tait doux et affable. 2 mai 1813. â Lutzen. On se mit en marche de grand matin, en suivant la route de Leipsick. ArrivĂ©e sur la hauteur et Ă lâentrĂ©e de la plaine de Lutzen, la division se forma en colonne Ă gauche de la route. Ă lâhorizon, en avant de nous, on voyait la fumĂ©e des canons ennemis. Insensiblement, le bruit augmenta, se rapprocha et indiqua quâon marchait vers nous. Pendant ce temps, les 2Ăšme et 3Ăšme divisions de notre corps dâarmĂ©e arrivaient et se formaient en colonne derriĂšre nous ; lâartillerie mettait ses prolonges et se prĂ©parait Ă faire feu. Toute la garde impĂ©riale, qui Ă©tait derriĂšre, se portait Ă marches forcĂ©es sur Lutzen, en suivant la chaussĂ©e. Enfin, nous nous Ă©branlĂąmes, pour nous porter en avant ; notre division Ă©tait Ă lâextrĂȘme droite. En colonne serrĂ©e, nous traversĂąmes la route et nous nous portĂąmes directement sur le village, Ă droite de Strasiedel. Nous laissions Ă notre gauche le monument Ă©levĂ© Ă la mĂ©moire du grand Gustave-Adolphe, tuĂ© Ă cette place en 1632. En avant de Strasiedel, nous fĂ»mes saluĂ©s par toute lâartillerie de la gauche de lâarmĂ©e ennemie et horriblement mitraillĂ©s. MenacĂ©s par la cavalerie, nous passĂąmes de lâordre en colonne en formation de carrĂ©, et nous reçûmes dans cette position des charges incessantes, que nous repoussĂąmes toujours avec succĂšs. DĂšs le commencement de lâaction, le colonel Henrion eut lâĂ©paulette gauche emportĂ©e par un boulet et fut obligĂ© de se retirer. Le commandant Fabre prit le commandement du rĂ©giment, et fut remplacĂ© par un capitaine. En moins dâune demi-heure, moi, le cinquiĂšme capitaine du bataillon, je vis arriver mon tour de le commander. Enfin, aprĂšs trois heures et demie ou quatre heures de lutte opiniĂątre, aprĂšs avoir perdu la moitiĂ© de nos officiers et de nos soldats, vu dĂ©monter toutes nos piĂšces, sauter nos caissons, nous nous retirĂąmes en bon ordre au pas ordinaire, comme sur un terrain dâexercice, et fĂ»mes prendre position derriĂšre le village de Strasiedel, sans ĂȘtre serrĂ©s de trop prĂšs. Le chef de bataillon Fabre fut admirable dans ce mouvement de retraite quel sang-froid, quelle prĂ©sence dâesprit, dans cette organisation inculte ! Un peu de rĂ©pit nous ayant Ă©tĂ© accordĂ©, je mâaperçus que jâavais quarante-rois voltigeurs de moins, et un officier blessĂ© Ă la tĂȘte. Je lâĂ©tais aussi en deux endroits, mais si lĂ©gĂšrement que je ne pensai pas Ă quitter le champ de bataille. Une de ces blessures mâavait Ă©tĂ© faite par la tĂȘte dâun sous-lieutenant, qui mâavait Ă©tĂ© jetĂ©e Ă la face. Je fus longtemps couvert de mon propre sang et de la cervelle de cet aimable jeune homme qui, sorti depuis deux mois de lâĂcole militaire, nous disait la veille Ă trente ans, je serai colonel ou tuĂ©. » ObligĂ©s de battre en retraite, je crus la bataille perdue, mais un chef de bataillon sans emploi, arrivĂ© la veille dâEspagne avec cent autres au moins, me rassura en me disant quâau contraire la bataille Ă©tait bien prĂšs dâĂȘtre gagnĂ©e ; que le 4Ăšme corps comte Bertrand dĂ©bouchait Ă notre droite, derriĂšre lâaile gauche ennemie, et que le 5Ăšme corps comte Lauriston dĂ©bouchait Ă lâextrĂȘme gauche, derriĂšre lâaile droite ennemie. AprĂšs une demi-heure de repos, la division se porta de nouveau en avant, en repassant sur le terrain que nous avions occupĂ© si longtemps et jonchĂ© de nos cadavres. Nous trouvĂąmes un de nos adjudants, qui avait la jambe brisĂ©e par un biscayen, faisant le petit dans un sillon. Pendant plus dâune demi-heure, les boulets des deux armĂ©es se croisaient au-dessus de sa tĂȘte. AprĂšs avoir subi quelques charges de cavalerie, et essuyĂ© plusieurs dĂ©charges de mitraille, dont une tua ou blessa tous nos tambours et clairons, coupa le sabre du commandant et blessa son cheval, lâennemi se retira sans ĂȘtre poursuivi, nâayant point de cavalerie Ă mettre Ă ses trousses. Nous bivouaquĂąmes sur le champ de bataille, formĂ©s en carrĂ© pour nous mettre en mesure de repousser lâennemi, sâil se prĂ©sentait dans la nuit. Câest ce qui arriva en effet, mais non pas Ă nous. Nos jeunes conscrits se conduisirent trĂšs bien, pas un seul ne quitta les rangs ; il y en eut au contraire quâon avait laissĂ©s derriĂšre, parce quâils Ă©taient malades, qui arrivĂšrent pour prendre leur place. Un de nos clairons, enfant de seize ans, fut de ce nombre. Il eut une cuisse emportĂ©e par un boulet, et expira derriĂšre la compagnie. Ces pauvres enfants, quand ils Ă©taient blessĂ©s Ă pouvoir marcher encore, venaient me demander Ă quitter la compagnie pour aller se faire panser câĂ©tait une abnĂ©gation de la vie, une soumission Ă leur supĂ©rieur, qui affligeaient plus quâelle nâĂ©tonnait. Ma compagnie Ă©tait dĂ©sorganisĂ©e ; il manquait la moitiĂ© des sous-officiers et des caporaux ; les fusils Ă©taient en partie brisĂ©s par la mitraille ; les marmites, les bidons, les Ă©paulettes, les pompons, etc., Ă©taient perdus. 3 mai. â Au bivouac, en avant de Pegau⊠LâarmĂ©e se mit en marche dans la matinĂ©e, toute disposĂ©e Ă attaquer lâennemi, sâil nous avait attendu sur lâElster, mais nous ne le rencontrĂąmes pas. Je formais lâavant-garde du corps dâarmĂ©e. AprĂšs avoir dĂ©passĂ© Pegau, je reçus lâordre de mâarrĂȘter, de prendre position sur les hauteurs, et de me retirer ensuite quand jâaurais Ă©tĂ© relevĂ©. Pendant que jâĂ©tais dans cette position, un escadron de dragons badois se porta en avant pour faire une reconnaissance, et le poste qui devait me relever arriva. Je prĂ©vins le sous-officier du 86Ăšme que des cavaliers Ă©trangers ne tarderaient pas Ă se prĂ©senter pour rentrer au camp les faire reconnaĂźtre, mais se garder de les prendre pour des ennemis. JâĂ©tais en route pour rejoindre mon bataillon, lorsque jâentendis tirer des coups de fusil derriĂšre moi. CâĂ©taient les Badois quâon prenait pour des Russes. Le poste lĂącha pied, lorsquâil se vit charger et se dĂ©banda. Lâalarme se rĂ©pandit dans les bivouacs de la division ; on prit les armes. Jâenvoyai de suite prĂ©venir que câĂ©tait une mĂ©prise, mais les troupes Ă©taient dĂ©jĂ formĂ©es. Un quart dâheure aprĂšs, tout Ă©tait rentrĂ© dans lâordre un cavalier avait Ă©tĂ© blessĂ©. Le sergent fut relevĂ© et puni. 4 mai. â Au bivouac, autour de Borna, petite ville de Saxe, Ă quatre lieues dâAltenbourg. Je fus chargĂ© de faire lâarriĂšre-garde de la division. Le gĂ©nĂ©ral me recommanda de me tenir au moins Ă une lieue en arriĂšre de toutes les troupes, de marcher prudemment et bien en ordre, parce que jâavais une plaine considĂ©rable Ă traverser, oĂč je pouvais ĂȘtre chargĂ© par des cosaques cachĂ©s dans la forĂȘt que je longeais Ă droite. Jâen vis quelques uns, en effet, mais nâĂ©tant pas en assez grand nombre, ils ne vinrent pas nous attaquer. Le soir au bivouac, le commandant me fit faire des mĂ©moires de proposition pour de lâavancement et pour la dĂ©coration de la LĂ©gion dâhonneur, ainsi quâun ordre du jour pour des nominations de sous-officiers et de caporaux. Mon sergent-major fut fait adjudant sous-officier. Je cite cette promotion, parce quâil est devenu plus tard un personnage important dans la finance. Encore adjudant en 1816, il demanda son congĂ© et lâobtint. Devenu commis dâun receveur gĂ©nĂ©ral, il Ă©tait en 1824 trĂ©sorier gĂ©nĂ©ral de la marine et avait vu son contrat de mariage signĂ© par Charles X et la famille royale. Sâil Ă©tait devenu officier, il serait restĂ© au service. Mais Ă supposer mĂȘme quâil eĂ»t Ă©tĂ© heureux, sa position nâeĂ»t jamais valu probablement celle quâil a acquise. Il sâappelle Morbeau et est encore en fonctions. JE REĂOIS LA LĂGION DâHONNEUR 18 mai. â Une lettre du major gĂ©nĂ©ral de la Grande ArmĂ©e, prince de NeufchĂątel et de Wagram, mâannonce que, par dĂ©cret datĂ© du 17, jâai Ă©tĂ© nommĂ© chevalier de la LĂ©gion dâhonneur, sous le numĂ©ro 35 505. Jamais rĂ©compense ne me causa autant de joie. Le commandant fut nommĂ© officier, le capitaine de grenadiers et deux ou trois autres sous-officiers et soldats furent nommĂ©s lĂ©gionnaires. Ceux des capitaines qui ne le furent pas, murmurĂšrent beaucoup contre le commandant, mais câĂ©tait injuste, car il lâavait demandĂ© pour tous. LES DEUX BATAILLES DE BAUTZEN 20 mai. â Tous les prĂ©paratifs dâune bataille gĂ©nĂ©rale ayant Ă©tĂ© terminĂ©s le 19 au soir, nous en fĂ»mes prĂ©venus le 20 au matin. On se disposa pour cette grande journĂ©e. Vers dix heures, nous nous portĂąmes en avant, pour forcer le passage de la SprĂ©e, ayant la ville de Bautzen situĂ©e sur lâautre rive. Le passage ne pouvait sâexĂ©cuter, faute de ponts. On en Ă©tablit sur des chevalets et, quand les rampes furent praticables, nous le franchĂźmes rapidement. Toutes les positions furent enlevĂ©es et nous laissĂąmes la ville derriĂšre nous. Ă sept heures du soir, la bataille Ă©tait gagnĂ©e, et les corps prenaient position pour passer la nuit en carrĂ©, car on craignait les surprises de la cavalerie. Avant de passer la SprĂ©e, le gĂ©nĂ©ral Compans, commandant notre division, mâavait demandĂ© quinze voltigeurs avec un sergent et un caporal. Il les conduisit lui-mĂȘme au pied des murs de la ville, leur indiqua une brĂšche oĂč ils pouvaient passer, leur dit de monter par lĂ , de renverser tout ce qui leur ferait obstacle et de se porter ensuite Ă une porte quâil leur indiqua pour lâouvrir. Le sergent monte le premier, il est tuĂ©. Le caporal le remplace et donne la main aux voltigeurs pour les aider Ă monter. Ils font le coup de feu, perdent deux ou trois hommes, arrivent Ă la porte, lâouvrent et donnent entrĂ©e Ă des troupes du 11Ăšme corps qui attendaient au pied des murailles, ne pouvant pas les escalader, faute dâĂ©chelles. La ville prise, les voltigeurs vinrent me rejoindre. Un instant aprĂšs, le gĂ©nĂ©ral Compans arriva devant la compagnie. Il me dit Capitaine, vous allez faire sergent ce brave caporal, et caporal celui des voltigeurs qui a le plus dâinstruction, car ils mĂ©riteraient tous des rĂ©compenses, ne faisant pas de diffĂ©rence entre eux. Si le sergent nâeĂ»t pas Ă©tĂ© tuĂ©, je lâaurais fait faire officier. Enfin, vous proposerez pour la dĂ©coration ce mĂȘme caporal, et un des voltigeurs Ă votre choix. » Tout cela mâavait Ă©tĂ© dit Ă lâĂ©cart. JâĂ©tais Ă©loignĂ© du bataillon, me trouvant alors dĂ©tachĂ© avec une batterie dâartillerie pour sa garde. Je fis les deux promotions, ce qui nâĂ©tait pas trĂšs rĂ©gulier ; mais les ordres Ă©taient impĂ©ratifs, et le motif trop honorable pour que je ne les exĂ©cutasse pas sur le champ. Dans la soirĂ©e, mon soldat de confiance mâapporta du pain, du saucisson, une bouteille de liqueurs et une botte de paille quâil avait achetĂ©s Ă Bautzon. Jâen fis part Ă mes deux officiers. Puis jâĂ©tendis ma botte de paille, derriĂšre les faisceaux de la compagnie, dont un rang Ă©tait debout et les deux autres couchĂ©s, et ainsi alternativement dâheure en heure. Tout cela fut reçu avec reconnaissance, car nous Ă©tions bien anĂ©antis par la faim et la fatigue. 21 mai. â Avant le jour, on prit les armes, et plus tard on se porta au pied des collines qui se trouvaient de lâautre cĂŽtĂ© du ruisseau, oĂč nous nous Ă©tions arrĂȘtĂ©s la veille au soir. Dans lâignorance de ce qui se passait, nous attendions lâordre de nous porter en avant pour poursuivre lâennemi ; mais la dĂ©tonation de plusieurs centaines de canons et la vive fusillade qui se firent entendre sur toute la ligne de lâarmĂ©e nous apprirent que ce que nous avions fait la veille, nâĂ©tait que le prologue dâun sanglant drame qui allait se jouer en avant de nous par 350 000 hommes conviĂ©s Ă cette reprĂ©sentation. LâEmpereur Ă©tant arrivĂ©, nous gravĂźmes sans rĂ©sistance la colline qui Ă©tait devant nous, et descendĂźmes dans la plaine opposĂ©e oĂč nous vĂźmes lâarmĂ©e russe couverte par des redoutes et des retranchements, dont tout son front Ă©tait hĂ©rissĂ©. Cette ligne retranchĂ©e se prolongeait, depuis les versants des montagnes de la BohĂȘme, Ă gauche de lâennemi, jusquâĂ une ligne de mamelons Ă droite, perpendiculaire Ă la ligne de bataille. Notre corps dâarmĂ©e Ă©tait au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchĂ©e ennemie pour donner Ă penser quâon voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point et ainsi permettre aux corps dâarmĂ©e, qui Ă©taient aux extrĂ©mitĂ©s, de la tourner et de faire tomber le front sans lâattaquer directement. Ă cet effet, plus de cent piĂšces de canons furent mises en batterie et tirĂšrent constamment, depuis neuf heures du matin, jusquâĂ quatre heures du soir. Nous Ă©tions en carrĂ©s dans cette plaine, derriĂšre les batteries, recevant tous les boulets qui leur Ă©taient destinĂ©s. Nos rangs Ă©taient ouverts, broyĂ©s, horriblement mutilĂ©s par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulĂ©es de pluie qui obscurcissaient momentanĂ©ment lâatmosphĂšre nous laissaient quelques rĂ©pits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils Ă©taient courts. Enfin, vers quatre ou cinq heures, lâordre arriva dâenlever Ă la baĂŻonnette ces formidables redoutes, dont le feu nâĂ©tait pas encore entiĂšrement Ă©teint. On commençait Ă former les colonnes dâattaque, lorsque la canonnade cessa tout Ă coup lâennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrĂąmes de prĂšs, pendant une heure ou deux, et nous nous arrĂȘtĂąmes enfin, harassĂ©s, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe. Je crois quâil nây a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirĂ©e de celui oĂč lâon vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempĂ©rĂ©e par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle nâen est pas moins vive, enivrante. Nous nous rĂ©unĂźmes autour du gĂ©nĂ©ral Joubert pour nous fĂ©liciter mutuellement du rĂ©sultat de cette terrible journĂ©e. Une bouteille de rhum circula pour boire Ă la santĂ© de lâEmpereur. On Ă©tait formĂ© en cercle, et lâon causait gaiement, lorsquâun boulet perdu arrive, en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, sâil lâeĂ»t rencontrĂ©. PrĂ©venus Ă temps, nous lâĂ©vitĂąmes lestement, et personne ne fut atteint. Jâeus vingt et un hommes tuĂ©s ou blessĂ©s dans les deux journĂ©es. Les blessures Ă©taient horribles. 22 mai. â Nous prĂźmes position pour prendre part au combat de Reichenbach, qui eut lieu dans lâaprĂšs-midi, mais nous ne donnĂąmes pas. Ce fut dans ce combat dâarriĂšre-garde que le grand marĂ©chal du palais Duroc, duc de Frioul, et le gĂ©nĂ©ral du gĂ©nie de la garde Kirgener furent tuĂ©s par le mĂȘme boulet. Le soir, Ă la lumiĂšre de notre bivouac, le commandant Fabre et moi, nous fĂźmes des mĂ©moires de proposition, pour pourvoir aux places vacantes dâofficiers et pour des dĂ©corations. Je nâoubliai pas dây porter le sergent qui sâĂ©tait si bien conduit Ă lâattaque de Bautzen, et un voltigeur que je choisis comme le plus mĂ©ritant, parmi les douze qui restaient. 26 mai. â Lâennemi voulut nous dĂ©fendre le passage de la Katsbach, prĂšs de WĂŒdschĂŒs, en nous envoyant des boulets. Je fus envoyĂ© en tirailleur, pour les chasser de la rive gauche et les suivre dans leur mouvement de retraite. AprĂšs une fusillade assez vive, oĂč je perdis trois hommes, ils se retirĂšrent. Je les suivais de prĂšs et comptais passer la riviĂšre aprĂšs eux, mais je me trouvai devant un cours dâeau considĂ©rable, que je ne pus franchir. La nuit arrivait, le marĂ©chal ne jugea pas Ă propos dâengager une affaire Ă une heure aussi avancĂ©e ; il me fit dire de bivouaquer un peu au-dessus du pont oĂč jâĂ©tais et oĂč je trouverais une route. Je mây rendis ; je vis alors que lâobstacle qui mâavait arrĂȘtĂ© Ă©tait un amas dâeau artificiel, pour faire tourner un moulin. 26 mai. â Le matin, je pris la tĂȘte de la colonne et reçus directement les ordres du marĂ©chal. AprĂšs deux heures de mouvement, le marĂ©chal se dĂ©cida Ă abandonner la vallĂ©e que nous suivions et se dirigea Ă gauche pour traverser la plaine dâIauer. Il y eut quelques charges de cavalerie, qui furent repoussĂ©es, et on arriva ainsi sous les murs de la ville dâIauer. En traversant la ville, je butai contre un corps passablement gros, que je ramassai et emportai avec moi, ayant le pressentiment que ce pouvait ĂȘtre quelque chose de bon. En effet, câĂ©tait un Ă©norme dindon, le plus gros que jâavais vu jusquâalors. PlumĂ©, vidĂ©, troussĂ©, renfermĂ© dans une serviette et une musette de cavalerie, je lâannonçai Ă mes camarades, qui furent dâavis quâon le mangerait le lendemain, tous ensembles, si, comme le bruit en courait, nous sĂ©journions dans cette position. Le 29, les officiers un peu cuisiniers se mirent Ă lâĆuvre pour prĂ©parer le dĂźner projetĂ© la veille ; les vivres ne manquaient pas, lâart nây fit pas dĂ©faut. Nous fĂźmes, ce jour lĂ , ce qui ne nous Ă©tait pas arrivĂ© depuis le passage du Rhin, un trĂšs bon repas, arrosĂ© de vin de Moravie excellent, quâon avait trouvĂ© en ville. Les prĂ©paratifs, les difficultĂ©s Ă vaincre, le plaisir dâĂȘtre rĂ©unis et de manger, tranquillement assis, les produits de nos connaissances culinaires, nous firent passer quelques heures agrĂ©ables, moments rares Ă la guerre. 30 mai. â Nous restĂąmes Ă Eisendorf, qui est un village, prĂšs de Neumarckt, Ă attendre que fĂ»t signĂ© lâarmistice de Plessvitz, et le 6 juin commença notre mouvement rĂ©trograde, pour aller occuper les positions que la Grande ArmĂ©e devait prendre, pendant les cinquante jours de repos qui lui Ă©taient accordĂ©s par lâarmistice. Le soir au bivouac, en avant de Neudorf, le voltigeur que jâavais proposĂ© pour la dĂ©coration se rendit coupable de vol envers un de ses camarades. SoupçonnĂ© de ce crime, il fut fouillĂ©, et trouvĂ© nanti de lâobjet volĂ©. Les voltigeurs le saisirent, lui donnĂšrent la savate, et envoyĂšrent prĂšs de moi une dĂ©putation pour quâil fĂ»t chassĂ© de la compagnie. JâĂ©tais retirĂ© dans une maison Ă lâĂ©cart, ce qui fut cause que cette justice fut rendue Ă mon insu. Je mây serais opposĂ©, le vol, quoique prouvĂ©, Ă©tant dâune trĂšs petite valeur. Mais le mal Ă©tait fait, il fallait bien lâapprouver tacitement, pour conserver dans la compagnie cette honorable susceptibilitĂ©. Jâen rendis compte au commandant, et il fut convenu que si ce malheureux jeune homme Ă©tait nommĂ© lĂ©gionnaire, son brevet serait renvoyĂ© en expliquant les motifs. 7 juin. â Avant le dĂ©part de Neudorf, le gĂ©nĂ©ral Joubert me donna lâordre de me rĂ©pandre, avec ma compagnie, dans tous les villages situĂ©s Ă une lieue et plus du flanc droit de la colonne, et dâenlever tous les bestiaux que je trouverais, pour les conduire Ă Gaadenberg, oĂč je devais ĂȘtre rendu le 8 au soir. Le 8, je rejoignis la division dans la soirĂ©e, longtemps aprĂšs quâelle avait Ă©tabli ses bivouacs, avec quatre cents bĆufs ou vaches, trois mille moutons, quelques chĂšvres, chevaux, etc. Le gĂ©nĂ©ral Joubert fut enchantĂ© de cette excursion ; le gĂ©nĂ©ral Compans vint mâen faire compliment, et me dit de conduire mes prises au parc du corps dâarmĂ©e. Câest tout ce que jâen eus, car si jâavais voulu faire de lâargent, je lâaurais pu sans difficultĂ©, les propriĂ©taires barons mâoffrant de lâor pour leur laisser la moitiĂ© de ce que je leur prenais. Mais jâavais une mission de confiance Ă remplir, je le fis en conscience. Cependant, quand les voltigeurs mâamenaient des vaches appartenant Ă de pauvres gens qui venaient les rĂ©clamer, je les leur rendais. Dans une dĂ©pendance dâun trĂšs beau chĂąteau, un gĂ©nĂ©ral italien, un peu blessĂ©, et qui sây trouvait, voulut sâopposer Ă ma rĂ©quisition. Je le veux bien, mon gĂ©nĂ©ral, mais donnez-mâen lâordre par Ă©crit. » Il nâosa pas. Le 10 juin ma compagnie eut pour quartier une trĂšs grosse ferme isolĂ©e, oĂč elle fut bien Ă©tablie. Nous commencions Ă avoir un trĂšs grand besoin de repos. LâarmĂ©e Ă©tait extrĂȘmement affaiblie par les combats de tous les jours, par les marches et les maladies, par les nombreuses mutilations, par les facilitĂ©s que lâennemi avait de faire des prisonniers, les soldats cherchant les moyens de se faire prendre. Elle avait aussi un besoin pressant dâeffets dâhabillement de linge et de chaussures, tout Ă©tait Ă rĂ©parer et en grande partie Ă renouveler. DĂšs le lendemain, jâorganisai des ateliers de tailleurs et de cordonniers pour les rĂ©parations. Il fallut sâoccuper de guĂ©rir les maladies de peau, dĂ©barrasser les pauvres jeunes soldats de la vermine qui les rongeait, donner des soins aux maladies lĂ©gĂšres, envoyer Ă lâhĂŽpital de Buntzlau les hommes les plus gravement atteints. Il fallut aussi sâoccuper de lâarmement, de la buffleterie, des mille dĂ©tails quâexige lâadministration dâune compagnie. Mon sous-lieutenant blessĂ© Ă Lutzen mâayant rejoint, jâavais trois officiers avec moi. Nous couchions tous quatre dans une petite chambre, sur de la paille, mais cela valait mieux que le meilleur bivouac, car nous Ă©tions Ă couvert. Il y avait quarante-quatre nuits que je dormais Ă la belle Ă©toile. Le 15 juin, le commandant reçut huit nominations de chevalier de la LĂ©gion dâhonneur dont deux pour ma compagnie. Celle du voltigeur chassĂ© de la compagnie Ă©tait de ce nombre. Le mĂȘme jour, elle fut renvoyĂ©e au gĂ©nĂ©ral de brigade, accompagnĂ©e dâun rapport motivĂ©. Le 17, un dĂ©cret spĂ©cial, datĂ© de Dresde, annulait cette nomination. La proposition, la nomination et lâannulation ne furent pas connues du malheureux intĂ©ressĂ©, ni dâaucun des officiers du bataillon. Peu de jours aprĂšs notre Ă©tablissement dans ce village dâOber-Thomaswald, un jeune parent, que jâavais amenĂ© de chez moi, aprĂšs avoir montrĂ© beaucoup dâĂ©nergie et de courage dans cette guerre qui en exigeait plus que dâordinaire, tomba malade. Je le gardai quelque temps prĂšs de moi, puis, son Ă©tat sâaggravant, je le fis conduire Ă lâhĂŽpital de Buntzlau, oĂč il succomba. Cette mort me fut douloureuse et me fit bien regretter de lâavoir pris avec moi. Pendant lâarmistice, le marĂ©chal se fit prĂ©senter tous les hommes mutilĂ©s, le nombre en Ă©tait trĂšs grand. CâĂ©tait vraiment affligeant. Il y en avait plus de vingt mille dans le bataillon, et peut-ĂȘtre plus de 15 000 dans toute lâarmĂ©e. Ils furent renvoyĂ©s sur les derriĂšres, pour travailler aux fortifications, conduire les charrois, etc. Quand M. Larrey, chirurgien en chef de lâarmĂ©e, assurait lâEmpereur que le fait Ă©tait faux, il le trompait sciemment. Il nây avait pas un officier dans lâarmĂ©e qui en doutĂąt, car cela se passait pour ainsi dire sous leurs yeux. Cette dĂ©plorable monomanie datait dĂ©jĂ depuis longtemps, mais elle fut bien plus pratiquĂ©e dans cette terrible campagne. CâĂ©tait un prĂ©curseur de nos futurs dĂ©sastres. 18 juillet. â Lâarmistice, qui devait finir le 20 juillet, fut prolongĂ© jusquâau 15 aoĂ»t. La fĂȘte de lâEmpereur qui se cĂ©lĂ©brait ordinairement le 15 aoĂ»t fut rapprochĂ©e de cinq jours et fixĂ©e au 10. Pour lui donner tout lâĂ©clat convenable, pour imposer Ă cette grande solennitĂ© un caractĂšre en rapport avec les circonstances extraordinaires oĂč la France et lâarmĂ©e se trouvaient, de grands prĂ©paratifs furent faits Ă tous les quartiers gĂ©nĂ©raux et dans tous les cantonnements. Le 10 aoĂ»t, le corps dâarmĂ©e se rĂ©unit dans une vaste plaine et fut passĂ© en revue par son chef, le marĂ©chal duc de Raguse, qui, en grand costume, manteau, chapeau Ă la Henri IV, et bĂąton de marĂ©chal Ă la main, passa devant le front de bandiĂšre de chaque corps. AprĂšs la revue, il y eut quelques grandes manĆuvres et dĂ©filĂ© gĂ©nĂ©ral. Le corps dâarmĂ©e, composĂ© de trois divisions Compans, Bonnet et Friederich, Ă©tait remarquablement beau et plein dâenthousiasme. Sa force Ă©tait de 27 000 hommes et de 82 piĂšces de canons. AprĂšs la revue, tous les officiers de la division se rĂ©unirent Ă Guadenberg pour assister Ă un grand dĂźner que le gĂ©nĂ©ral de division donna dans le beau temple des protestants. On servit, sur un immense fer Ă cheval, trois chevreuils rĂŽtis, entiers, se tenant sur les quatre jambes. Les amateurs de venaison bien faisandĂ©e purent se rĂ©galer, car ils empestaient la salle du festin. Dans la soirĂ©e, on se rendit au quartier gĂ©nĂ©ral, oĂč des jeux de toute espĂšce furent en activitĂ©. Ce fut une belle journĂ©e, que de bien mauvaises devaient suivre. Dans le village dâOber-Thomaswald, oĂč je restai soixante-neuf jours, jâai vu, pour la premiĂšre et derniĂšre fois une espĂšce de rosier, dont le bois et la feuille sentaient la rose, comme la fleur elle-mĂȘme, qui Ă©tait fort belle. DRESDE 18 aoĂ»t. â Reprise des hostilitĂ©s. Au bivouac, prĂšs de Gnadenberg, faisant face Ă la BohĂȘme, pour couvrir notre flanc droit, menacĂ© par les Autrichiens qui venaient de se joindre Ă la coalition. Cette guerre du beau-pĂšre contre le gendre surprit autant quâelle indigna lâarmĂ©e. Ce nouvel ennemi sur les bras, sans en compter bien dâautres quâon nous annonçait, firent prĂ©voir des Ă©vĂ©nements dont beaucoup de nous ne devaient pas voir la fin. Mais nous Ă©tions confiants dans le gĂ©nie de lâEmpereur, dans nos succĂšs antĂ©rieurs. Et cette prĂ©somption que rien ne pouvait nous abattre nous rassura sur lâissue de cette guerre. 26 aoĂ»t. â Au bivouac, Ă deux lieues avant dâarriver Ă Dresde. La pluie tomba par torrent toute la journĂ©e. La route Ă©tait couverte de troupes qui se rendaient aussi Ă Dresde. Le canon qui se faisait fortement entendre dans cette direction, le passage continuel dâaides de camp et dâordonnances, lâagitation quâon remarquait sur toutes les figures annonçaient de grands Ă©vĂ©nements. Le bivouac fut triste, pĂ©nible, tout Ă fait misĂ©rable. 27 aoĂ»t. â Nous partĂźmes de notre position avant le jour, mais la route Ă©tait si embarrassĂ©e de fantassins, de cavaliers, de canons, quâĂ midi nous Ă©tions dans les rues de Dresde sans pouvoir dĂ©boucher dans la plaine. La pluie Ă©tait aussi forte que la veille. Les dĂ©tonations dâune immense artillerie nous assourdissaient. Enfin, nous arrivĂąmes sur le champ de bataille et nous fĂ»mes mis en ligne, mais dĂ©jĂ la victoire Ă©tait restĂ©e Ă nos aigles. Ce qui restait Ă faire se rĂ©duisait Ă profiter de cet Ă©clatant succĂšs. On poursuivit un peu lâennemi ; le terrain Ă©tait trop dĂ©trempĂ© pour quâon pĂ»t avancer vite et lui faire beaucoup de mal la nuit arriva, quand lâaction sâengageait avec notre division. Au bivouac dans la boue et sur le champ de bataille. 28 aoĂ»t. â Ă la poursuite de lâennemi dĂšs le jour. Nous lâabordĂąmes plusieurs fois, mais sans engagement sĂ©rieux il ne tenait pas. Sur les derniĂšres hauteurs qui entourent Dresde, le gĂ©nĂ©ral mâenvoya fouiller un village que nous laissions Ă notre droite, dans la vallĂ©e de Plauen, et dans lequel on lui avait signalĂ© beaucoup dâAutrichiens. Je mây rendis avec ma compagnie, appuyĂ©e par celle des grenadiers, qui devait rester en rĂ©serve. Sur la hauteur, aprĂšs un Ă©change insignifiant de coups de fusil, je fis plus de cinq cent cinquante prisonniers, qui se rendirent plutĂŽt quâils ne se dĂ©fendirent. DâaprĂšs leurs dires, je pouvais en faire trois Ă quatre mille en continuant ma course dans le fond de la vallĂ©e, et y trouver mĂȘme beaucoup de canons et de bagages, mais je reçus lâordre de rentrer, le corps dâarmĂ©e devant se porter plus Ă gauche, oĂč lâarriĂšre-garde russe sâobstinait Ă dĂ©fendre un dĂ©filĂ© difficile. Sa rĂ©sistance ne cessa quâavec le jour. Nous bivouaquĂąmes de lâautre cĂŽtĂ© de la grande forĂȘt, et prĂšs de la petite ville de Dippoldwalde, dans la vallĂ©e de Plauen. En gĂ©nĂ©ral, les Autrichiens ne faisaient aucune rĂ©sistance, mais les Russes Ă©taient plus opiniĂątres que jamais. La bataille de Dresde avait dĂ©truit lâarmĂ©e autrichienne, et fort peu entamĂ© les autres alliĂ©s. Je nâeus que deux hommes blessĂ©s dans cette journĂ©e, oĂč nous apprĂźmes, dĂšs le matin, la mort du gĂ©nĂ©ral Moreau, qui Ă©tait venu se faire tuer dans les rangs de lâarmĂ©e russe ? Ce fut une punition du ciel. 30 aoĂ»t. â Combat de Zinwald. Je ne suis pas trĂšs sĂ»r de ce nom, lâayant pris sur une carte dont jâĂ©tais pourvu, mais nâayant personne pour mâindiquer si je ne commettais pas dâerreur de lieu. Ce combat fut trĂšs honorable pour ma compagnie, qui, de lâaveu du gĂ©nĂ©ral Joubert, avait fait plus, Ă elle seule, que tous les autres tirailleurs de la division. Le rĂ©cit de ce combat serait intĂ©ressant Ă Ă©crire, mais demanderait de trop longues descriptions. AprĂšs avoir enlevĂ© la position, nous jetĂąmes lâennemi en dĂ©sordre dans la forĂȘt de LĆplitz, et nous y bivouaquĂąmes. Jâavais eu huit hommes tuĂ©s ou blessĂ©s, et moi-mĂȘme, je reçus un coup de lance de cosaque, qui heureusement ne fit que mâeffleurer lâĂ©paule droite. Huit jours aprĂšs, la compagnie reçut deux dĂ©corations, pour sa belle conduite dans cette journĂ©e. Nous Ă©tions depuis deux jours au milieu des forĂȘts impĂ©nĂ©trables de la BohĂȘme, et parfois, dans des gorges dâune profondeur et dâune sauvagerie remplies de terreur. 31 aoĂ»t. â Presque au jour, les Russes nous attaquĂšrent avec une violence qui nous surprit et qui contrastait avec leur conduite des jours prĂ©cĂ©dents. Dâabord vainqueur, nous les repoussĂąmes plus loin quâils ne se trouvaient le matin, jusquâen vue de LĆplitz. RamenĂ©s Ă notre tour, jusquâĂ notre premiĂšre position, nous y restĂąmes malgrĂ© tous les efforts quâils firent pour nous en chasser. Toute la division se battait en tirailleurs, sauf quelques rĂ©serves destinĂ©es Ă relever les compagnies trop fatiguĂ©es. Ă quatre heures du soir, je me retirai un instant du combat pour nettoyer mes armes ; elles Ă©taient si encrassĂ©es que les balles nâentraient plus dans le canon. Je rentrai de nouveau en ligne jusquâĂ la nuit. Nous bivouaquĂąmes sur le mĂȘme terrain de la veille, cruellement maltraitĂ©s. Le bataillon avait eu plusieurs officiers tuĂ©s ou blessĂ©s et prĂšs du tiers de ses soldats. Je comptais un officier et vingt-cinq hommes de moins dans mes rangs. Dans le milieu de la nuit, nous reçûmes lâordre de faire de grands feux le bois ne manquait pas et de nous retirer ensuite en silence, sans tambours ni trompettes, par le mĂȘme chemin que nous avions suivi les jours prĂ©cĂ©dents. La marche fut lente, dangereuse, dans ces chemins affreux oĂč lâon ne voyait rien. Ă lâaube, du jour, nous arrivĂąmes sur le terrain de combat du 30. Nous y restĂąmes quelques instants, pour nous organiser et nous reposer, car nous en avions grand besoin. Câest alors que nous apprĂźmes que le gĂ©nĂ©ral Vandamme, commandant le 1er corps dâarmĂ©e, avait Ă©tĂ© complĂštement battu le 30, Ă Culm, pas bien loin de nous, sur notre gauche, mais si profondĂ©ment sĂ©parĂ© par des gorges affreuses et des bois si touffus, quâon nâaurait pas pu lui porter secours. Cela nous expliqua lâacharnement du combat de la veille et notre mouvement de retraite. 2 septembre. â Depuis six jours, nous Ă©tions sans vivres. Je ne mangeai guĂšre autre chose que des fraises et des myrtilles, quâon trouvait abondamment dans les bois. Enfin, la cantiniĂšre de la compagnie, sur la voiture de laquelle jâavais des vivres, nous rejoignit. Cette misĂ©rable femme nous avait abandonnĂ©s, quand elle avait vu que nous entrions dans un pays si sauvage. 4 septembre. â Un dĂ©cret de ce jour ordonne que sur dix hommes trouvĂ©s hors de leur corps, il en serait fusillĂ© un. Cette mesure indique suffisamment combien la dĂ©moralisation est rĂ©pandue dans lâarmĂ©e. 10 septembre. â Au camp de baraque, devant Dresde, nous avons un repos de trois jours. Il me rĂ©tablit complĂštement. Jâavais Ă©tĂ© bien mal, sans lĂącher pied. Il fit aussi beaucoup de bien Ă lâarmĂ©e qui, depuis vingt-quatre jours, Ă©tait sur les chemins, de lâaube Ă la nuit. Le 13, Ă Grossen-Hayn il se passa un Ă©vĂ©nement qui me navra le cĆur. Un pauvre soldat avait Ă©tĂ© condamnĂ© Ă mort pour un crime ou dĂ©lit assez insignifiant. Conduit sur le terrain pour ĂȘtre fusillĂ© et aprĂšs avoir entendu la lecture de son jugement, il cria grĂące et sâenfuit Ă toutes jambes. Il fut poursuivi Ă coups de fusil, et finit par ĂȘtre atteint. Une fois tombĂ©, on lâacheva. 27 septembre. â Dans la nuit, on fut instruit que la cavalerie ennemie approchait et se disposait Ă attaquer la nĂŽtre, qui, composĂ©e de jeunes soldats, nâĂ©tait pas en mesure de pouvoir lui rĂ©sister. Notre bataillon partit le premier pour prendre position Ă lâentrĂ©e dâun dĂ©filĂ©, afin de protĂ©ger la retraite de la cavalerie. Je fus placĂ© dans le cimetiĂšre dâun village que la route traversait. Je fis cacher mes hommes, et leur donnai la consigne de ne faire feu sur les cosaques que quand notre cavalerie serait entrĂ©e dans le village. Peu de temps aprĂšs, je vis arriver notre mauvaise cavalerie dans un dĂ©sordre effroyable, suivie dâune immense nuĂ©e de cosaques. Quand elle fut Ă peu prĂšs toute passĂ©e, je fis faire feu, ce fut alors au tour des cosaques Ă fuir. Quelle raclĂ©e ils reçurent, avec quelle vitesse ils disparurent ! Une fois Ă©loignĂ©s, je rejoignis mon bataillon qui Ă©tait de lâautre cĂŽtĂ© du ravin. On rallia la cavalerie et une fois organisĂ©e, on se remit en marche, mais une demi-heure aprĂšs, elle Ă©tait encore en dĂ©route et sâĂ©tait laissĂ© prendre deux piĂšces de canon. Le bataillon tout entier partit au pas de charge et les reprit. Dans cette position, le bon colonel Boudinhox, commandant un rĂ©giment provisoire de dragons, vint me voir et mâoffrir ses services. Il Ă©tait navrĂ© de commander de si mauvais cavaliers. Je fus ensuite envoyĂ© par le duc de Raguse sur une hauteur, pour garder le dĂ©bouchĂ© de deux chemins, avec ordre de ne quitter cette position que quand il nây aurait plus de nos gens dans la plaine, et de faire ensuite lâextrĂȘme arriĂšre-garde. Je marchai au hasard, une partie de la nuit, pour rejoindre le corps dâarmĂ©e, que je trouvai prĂšs de lâElbe, en face de Meissen, oĂč nous bivouaquĂąmes. Je fus bien heureux de nâavoir pas Ă©tĂ© enlevĂ© par les cosaques, dans lâabandon oĂč lâon mâavait laissĂ©, car, Ă moins de me jeter dans les bois et de marcher Ă lâaventure dans un pays que je ne connaissais pas, je nâaurais pas pu rĂ©sister longtemps Ă de nombreuses charges rĂ©itĂ©rĂ©es. 28 septembre. â Nous descendĂźmes la rive gauche de lâElbe. Ă une lieue au-dessous de Meissen, Ă un endroit oĂč le fleuve est resserrĂ© entre deux chaĂźnes de collines assez Ă©levĂ©es, nous fĂ»mes horriblement canonnĂ©s par quinze ou vingt piĂšces de canon placĂ©es sur une hauteur de la rive droite, tirant Ă plein fouet des boulets et de la mitraille, avec dâautant plus de succĂšs quâon ne leur ripostait pas. Ce quâil y avait de mieux Ă faire, câĂ©tait dâaccĂ©lĂ©rer le pas, pour se trouver, le plus vite possible, hors dâatteinte des projectiles ; la cavalerie put le faire rapidement, mais nous, ce nâĂ©tait pas aussi facile. Nous laissĂąmes sur le terrain plus de trente morts, indĂ©pendamment dâune vingtaine de blessĂ©s, dont deux officiers que nous enlevĂąmes. Nous fĂźmes pendant quelque temps le coup de fusil, pour faire Ă©loigner les piĂšces, mais ce fut sans succĂšs. Nous restĂąmes Ă peu prĂšs un quart dâheure sous les coups de cette incessante canonnade. Le soir, nous avons logĂ© Ă Riesa, sur les bords de lâElbe, câest le premier logement que nous faisions depuis le 17 aoĂ»t⊠8 octobre. â Nous Ă©tions au bivouac, sous les murs de Torgau, sur lâElbe. Le 9 au matin, le comte de Narbonne, aide de camp de lâEmpereur, et gouverneur de Torgau vint nous passer en revue et nous pria de le dĂ©gager un peu. Il y eut alors un combat, quâon pourrait considĂ©rer comme une petite bataille en miniature, entre les glacis de la place et les blockhaus construits par les troupes du blocus. Trop faible pour tenir la campagne, lâennemi chercha Ă nous attirer vers ses retranchements pour nous accabler de sa grosse artillerie, mais, Ă notre tour, nous nâĂ©tions pas assez nombreux pour tenter lâattaque de ces nombreuses positions aussi bien armĂ©es ; en sorte que la journĂ©e se passa en dĂ©monstrations de part et dâautre sans engagement trĂšs vif. Toutes les armes, infanterie, cavalerie, artillerie, furent en action, sans Ă©prouver beaucoup de pertes. Ma compagnie jouait le rĂŽle dâĂ©claireurs. Mais lâentreprise Ă©tait au dessus de nos forces. Le 12 octobre, nous sommes passĂ©s sur la rive droite de lâElbe Ă Vittemberg, et je commençai lâaffaire sur lâordre du gĂ©nĂ©ral Chastel, commandant une brigade de cavalerie du corps dâarmĂ©e du gĂ©nĂ©ral Regnier. Ce combat combat de Coswick fut heureux et brillant. On y prit beaucoup de prisonniers, de bagages, et lâon fit un grand chemin en courant, car lâennemi fut mis en dĂ©route dĂšs le commencement de lâaffaire. Nous avons bivouaquĂ© Ă deux lieues en avant du champ de bataille. Nous Ă©tions trĂšs fatiguĂ©s, parce que nous avions voulu rivaliser de vitesse avec la cavalerie. Le 13, nous avons poursuivi lâennemi jusquâen face dâAckern. Il y eut dans la journĂ©e plusieurs charges de cavalerie trĂšs heureuses sur lâarriĂšre-garde ennemie. Nous allions Ă marche forcĂ©e. Dans la journĂ©e, nous fĂźmes halte dans la jolie petite ville de Roslau. Pour avoir un bon dĂ©jeuner, mes camarades dirent au propriĂ©taire de la maison oĂč nous Ă©tions entrĂ©s militairement, que jâĂ©tais gĂ©nĂ©ral et quâeux Ă©taient mon Ă©tat-major. Je devais cet honneur Ă un large galon dâor que jâavais Ă mon pantalon, et Ă un manteau Ă collet qui cachait mes Ă©paulettes. Dans la soirĂ©e, une terrible canonnade nous enleva plusieurs hommes. La nuit arrivĂ©e, nous revĂźnmes Ă marche forcĂ©e coucher Ă Coswick. Il Ă©tait quatre heures du matin. Le 14, dans la matinĂ©e, nous repassĂąmes lâElbe Ă Vittemberg, et fĂ»mes Ă©tablir notre bivouac prĂšs de Daben, petite ville. Nous marchions fort vite, les cosaques nous entouraient et sâouvraient pour nous laisser passer. Ils nous enlevĂšrent beaucoup de traĂźnards. Le 15, nous avons bivouaquĂ© prĂšs de Leipsick. MĂȘme accĂ©lĂ©ration de marche que la veille, et mĂȘme entourage de cosaques. AprĂšs nous, le passage Ă©tait fermĂ©, et toute communication avec les derriĂšres interceptĂ©e. LE DĂSASTRE DE LEIPSICK 16 octobre. â Bataille de Wackau â Dans les premiĂšres heures de la matinĂ©e, nous traversĂąmes un faubourg de Leipsick, ayant la ville Ă notre droite, pour nous diriger sur le village de Holzhausen, oĂč nous avions lâordre de nous rendre. Ă peine y Ă©tions-nous arrivĂ©s que les mille canons qui Ă©taient en batterie Ă©clatĂšrent en mĂȘme temps. Toutes les armĂ©es du nord de lâEurope sâĂ©taient donnĂ© rendez-vous sur le terrain qui entourait Leipsick. Un gĂ©nĂ©ral du 11Ăšme corps dâarmĂ©e nous donna lâordre de nous porter en avant, vers un bois assez Ă©tendu, et dâen dĂ©loger lâennemi. Nous nous trouvions Ă lâextrĂȘme gauche de lâarmĂ©e. Le bois fut attaquĂ© par les six compagnies, en six endroits diffĂ©rents ; par mon rang de bataille, je me trouvai le plus Ă©loignĂ©. EntrĂ© de suite en tirailleurs, je dĂ©busquai assez vivement les Croates autrichiens que jây rencontrai, mais Ă mesure que jâavançais, je trouvais plus de rĂ©sistance, et quand mon feu Ă©tait vif, on criait trĂšs distinctement Ne tirez pas, nous sommes Français. » Quand je faisais cesser le feu, on tirait alors sur nous. Le bois Ă©tait trĂšs Ă©pais ; câĂ©tait un taillis fourrĂ© oĂč lâon ne distinguait rien Ă dix pas. Ne sachant plus Ă qui jâavais affaire, ne comprenant rien Ă cette dĂ©fense de faire feu, et criblĂ© en mĂȘme temps de balles, jâavançais seul, avec quelque prĂ©caution, vers le lieu dâoĂč partaient ces voix françaises ; je vis derriĂšre un massif un bataillon de Croates, qui fit feu sur moi. Mais jâavais eu le temps de me jeter Ă plat ventre, en sorte que je ne fus pas atteint. Je criai Ă mes voltigeurs dâavancer, et une fois entourĂ© par eux, je fis sonner la charge. Alors on avança avec plus de confiance, sans plus sâoccuper des cris Ne tirez pas ! » car il Ă©tait visible que câĂ©tait nos soldats prisonniers quâon obligeait Ă parler ainsi. Cependant une fois on mâappela par mon nom en criant Ă moi, BarrĂšs, Ă mon secours ! » Nous accĂ©lĂ©rĂąmes le pas, et je repris un capitaine du bataillon avec quelques Croates. Enfin je sortis du bois, chassant devant moi une centaine dâennemis, qui fuyaient Ă toutes jambes Ă travers une plaine qui se prĂ©senta Ă nous aprĂšs cette Ă©paisse broussaille. Point dâennemis Ă notre gauche, rien dans la plaine, et bien loin sur ma droite lâenfer dĂ©chaĂźnĂ© tous les efforts et tous les effets dâune grande bataille. AprĂšs avoir ralliĂ© tous mes voltigeurs, je marchai sur le village de Klein-Possna, occupĂ© par des Autrichiens et des cosaques, qui se retirĂšrent aprĂšs une fusillade de moins dâun quart dâheure. Enhardi par ce succĂšs, je dĂ©passai le village, Ă la suite de ceux que je venais dâen faire sortir, et vis de lâautre cĂŽtĂ©, sur la lisiĂšre dâun bois, pas mal dâennemis. Je fus obligĂ© de mâarrĂȘter et de me tenir sur la dĂ©fensive. Je fis alors fouiller le village par quelques hommes, pour faire des vivres, et jâattendis la nuit, qui approchait, pour me retirer. Mes hommes rentrĂ©s, je marchai par ma droite vers le point oĂč lâon se battait et mâinstallai Ă lâentrĂ©e du village, dans un prĂ© clos de haies, Ă lâembranchement de deux chemins. Jâavais choisi ce lieu, parce quâil me mettait Ă lâabri dâune surprise de nuit, et je pensais que le bataillon viendrait peut-ĂȘtre dans cette direction. Depuis le matin, je ne savais pas oĂč il pouvait ĂȘtre. Jâavais combattu toute la journĂ©e isolĂ©ment et pour mon compte, sans avoir vu un seul chef. Avant que la nuit fĂ»t tout Ă fait venue, le gĂ©nĂ©ral de division GĂ©rard, du 15Ăšme corps, vint Ă mon bivouac. Je lui rendis compte de ce que jâavais fait, et des motifs qui mâavaient fait prendre cette position. Il mâapprouva, et me dit dây rester. Je lui demandai le rĂ©sultat de la bataille. Il me rĂ©pondit Vous voyez que nous sommes vainqueurs ici ; je ne sais pas ce qui se passe ailleurs. » Cette journĂ©e mâavait coĂ»tĂ© huit hommes blessĂ©s, dont un officier. Je fondais tous les jours. La nuit venue, la cavalerie de cette partie de lâarmĂ©e vint occuper le village que jâavais pris. Quelques heures aprĂšs, lorsque le calme le plus parfait semblait rĂ©gner dans les deux armĂ©es, une vive canonnade se fit entendre et porta lâeffroi chez des hommes se reposant avec douceur des dures fatigues de la journĂ©e. Brusquement Ă©veillĂ©s par le bruit et par un obus qui me brisa trois fusils, les hommes, transis de froid et sous le coup dâune impression aussi inattendue, coururent Ă leur armes. De son cĂŽtĂ©, la cavalerie en fit autant, en sorte que cette nuit, que lâon avait tant dĂ©sirĂ©e, se passa dans les alarmes et les dangers. Cela nâeut pas de suites, mais les hommes et les chevaux avaient perdu ce sommeil rĂ©parateur si nĂ©cessaire dans de semblables circonstances. CâĂ©tait sans doute un dĂ©serteur, ou un prisonnier de guerre dâun esprit faible, qui avait indiquĂ© le village oĂč sâĂ©tait retirĂ©e notre cavalerie. En envoyant des obus, lâennemi voulait lâincendier et faire pĂ©rir nos chevaux dans les flammes. DĂšs le point du jour, jâenvoyai des sous-officiers sur les derriĂšres pour chercher le bataillon, mais ils ne le trouvĂšrent pas. Plus tard je vis passer le gĂ©nĂ©ral Reisat Ă la tĂȘte de sa brigade de cavalerie. Je lui demandai des nouvelles du bataillon. Il ne put mâen donner. Je lui exposai mon embarras et mes inquiĂ©tudes sur le compte de mes camarades ; il me dit Venez avec moi. â Merci, mon gĂ©nĂ©ral, si la bataille recommençait pendant que je serais dans la plaine, je serais broyĂ© entre tant de chevaux. Je me tirerai mieux dâaffaire, avec mes quarante hommes isolĂ©s. » Il rit de mon observation et lâapprouva. Enfin, dans la journĂ©e, jâappris que le bataillon Ă©tait Ă Holzhausen depuis la veille au soir. Je mây rendis ; on fut bien surpris de me revoir, car on nous croyait tous prisonniers. La journĂ©e se passa en concentration de troupes et dispositions prĂ©paratoires pour la bataille du lendemain, qui devait dĂ©cider la question restĂ©e indĂ©cise la veille. 18 octobre. â La matinĂ©e de cette journĂ©e, fatale Ă nos armes, fut calme. PrĂšs de 300 000 hommes sur le point de sâentrâĂ©gorger attendaient sous les armes que le signal fĂ»t donnĂ©. Avant que lâaction sâengageĂąt, le major Fabre, notre chef de bataillon, promu Ă ce grade depuis moins dâun mois mais restĂ© Ă notre tĂȘte jusquâĂ ce quâun chef de bataillon fĂ»t venu le remplacer, rĂ©unit les officiers pour leur demander sâil nâĂ©tait pas plus convenable dâaller combattre dans les rangs du 6Ăšme corps, auquel nous appartenions et oĂč nous Ă©tions connus des gĂ©nĂ©raux, que de rester au 11Ăšme, auquel nous nous trouvions attachĂ©s sans savoir pourquoi, et oĂč personne ne faisait attention Ă nous. Tous les officiers furent de cet avis, et nous quittĂąmes aussitĂŽt cette partie du champ de bataille, pour nous porter de lâautre cĂŽtĂ© de la Parthe, sur la route de Duben, par oĂč nous Ă©tions arrivĂ©s le 16 au matin et oĂč se trouvait le 6Ăšme corps. Dans cette marche, nous trouvĂąmes la garde impĂ©riale qui Ă©tait en rĂ©serve, prĂȘte Ă se porter partout oĂč sa prĂ©sence deviendrait nĂ©cessaire. ArrivĂ©s Ă ce point, la bataille commença. Le cercle du combat sâĂ©tait rĂ©trĂ©ci ; nous Ă©tions dans un centre de feu, car partout, sur tous les points, dans toutes les directions, on se battait. Au passage de la Parthe, lâarmĂ©e saxonne passa Ă lâennemi sous nos yeux. Ceux des Saxons qui se trouvaient de ce cĂŽtĂ©-ci de la riviĂšre ne purent exĂ©cuter assez tĂŽt leur mouvement de dĂ©sertion. Ils furent arrĂȘtĂ©s et envoyĂ©s sur les derriĂšres. Un marĂ©chal des logis dâartillerie, traversant nos rangs Ă la suite de sa batterie, criait Ă tue-tĂȘte Paris, Paris ! » Un sergent du bataillon, indignĂ© comme toute lâarmĂ©e de cette lĂąche dĂ©sertion et de son insolence, lui rĂ©pondit Dresde, Dresde ! » et lâĂ©tendit mort Ă ses pieds dâun coup de fusil. Peu de minutes aprĂšs, nous arrivĂąmes sur le terrain oĂč se trouvait le dĂ©bris du 6Ăšme corps, qui avait Ă©tĂ© anĂ©anti le 16. Il Ă©tait dans le beau village de Schönefeld, luttant corps Ă corps avec les SuĂ©dois, au milieu des flammes et des dĂ©combres. La 1Ăšre division, dont nous faisions partie, Ă©tait Ă droite, hors du village, contenant lâartillerie, qui foudroyait les masses ennemies, Ă mesure que celles-ci approchaient pour tourner le village et nous jeter dans la Parthe. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans nous virent arriver avec plaisir, car notre bataillon, tout faible quâil Ă©tait, Ă©tait encore plus fort que ce qui restait de cette belle division, forte de plus de 8 000 hommes Ă la reprise des hostilitĂ©s. DĂšs notre arrivĂ©e, notre mince colonne fut sillonnĂ©e par les boulets ennemis. Les officiers et les soldats tombaient, comme les Ă©pis sous la faux du moissonneur. Les boulets traversaient nos rangs, du premier jusquâau dernier, et enlevaient chaque fois trente hommes au moins, quand ils prenaient la colonne en plein. Les officiers qui restaient ne faisaient quâaller de la droite Ă la gauche de leur peloton, pour faire serrer les rangs vers la droite, tirer les morts et les blessĂ©s hors des rangs et empĂȘcher les hommes de se pelotonner et de tourbillonner sur eux. Le marĂ©chal Marmont et le gĂ©nĂ©ral Compans ayant Ă©tĂ© blessĂ©s, nous passĂąmes sous les ordres du marĂ©chal Ney, qui vint nous encourager Ă tenir bon. Enfin, aprĂšs plusieurs heures de cette formidable canonnade, nous fĂ»mes contraints de nous retirer, quand Schönefeld eut Ă©tĂ© enlevĂ©, et notre gauche prise Ă revers par les troupes qui venaient de sâemparer du faubourg de Halle. Notre retraite se fit en bon ordre, sous la protection de la grosse artillerie de rĂ©serve, qui arrĂȘta court lâarmĂ©e de Bernadotte, ancien marĂ©chal français, prince royal de SuĂšde. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur la rive droite de la Parthe, oĂč nous passĂąmes la nuit. Elle fut triste, pĂ©nible, cruelle ! La douleur dâavoir perdu un grande et sanglante bataille, lâeffrayante perspective dâun lendemain qui serait peut-ĂȘtre plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la dĂ©fection de nos lĂąches alliĂ©s, les cris de nos malheureux blessĂ©s, enfin les privations de toute espĂšce qui nous accablaient depuis quelques jours tous ces maux et ces causes rĂ©unis me firent faire de bien amĂšres rĂ©flexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdĂźmes, dans cette dĂ©sastreuse journĂ©e, la plus meurtriĂšre qui ait eu lieu jusquâalors, la majoritĂ© des officiers et plus de la moitiĂ© de nos soldats. Il ne me restait pas vingt hommes, sur plus de deux cents qui avaient rĂ©pondu Ă lâappel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps dâarmĂ©e nâexistait plus que de nom. Plus des deux tiers des gĂ©nĂ©raux avaient Ă©tĂ© tuĂ©s ou blessĂ©s. 19 octobre. â Au jour, nous reçûmes lâordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait sâopĂ©rer par corps dâarmĂ©e et Ă des heures fixĂ©es. ArrivĂ©s sur les boulevards, qui Ă©taient encombrĂ©s de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pĂ»mes pĂ©nĂ©trer plus avant, tant le dĂ©sordre, le pĂȘle-mĂȘle Ă©taient complets. Notre gĂ©nĂ©ral de brigade nous fit entrer dans un enclos, pour attendre le moment favorable de passer lâunique pont par oĂč nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de lâarmĂ©e. Pendant ce temps lĂ , lâarmĂ©e ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impĂ©tueuse par le faubourg de Halle, afin de sâemparer du pont, la seule retraite de lâarmĂ©e, faisait des progrĂšs ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards. Je ne pourrais dire comment il se fit quâen allant dâun point Ă un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entourĂ© dâennemis et prĂšs dâĂȘtre saisi. Je mâesquivai par la porte dâun jardin, et aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de lâarmĂ©e dans la plus complĂšte dĂ©route. Je suivis le mouvement, sans savoir oĂč jâallais, je passai le pont qui Ă©tait fermĂ© Ă lâentrĂ©e par un des battants de la grille en fer, et encombrĂ© de cadavres quâon foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de lâautre cĂŽtĂ©, portĂ© par la masse des hommes qui se sauvaient. CâĂ©tait une confusion qui faisait saigner le cĆur. Une fois sur lâautre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, Ă©tait sans soldats ; qui, comme moi, ne savait pas ce quâĂ©tait devenu le bataillon. Nous nous arrĂȘtĂąmes sur le cĂŽtĂ© droit de la route, pour lâattendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense dĂ©sastre. Moins de cinq minutes aprĂšs nous ĂȘtre couchĂ©s sur lâherbe, car nous Ă©tions trop fatiguĂ©s, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fĂ»mes couverts de ses dĂ©bris. CâĂ©tait le dĂ©nouement de cette lugubre tragĂ©die qui avait commencĂ© le 17 aoĂ»t. Alors nous nous acheminĂąmes vers Langenau, oĂč finissait cette chaussĂ©e Ă©troite, construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondĂ©es par lâElster et ses affluents. Le dĂ©sordre y Ă©tait aussi grand que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette Ă©troite route, nous trouvĂąmes lâEmpereur dans la plaine, Ă cheval câest la derniĂšre fois que je lâai vu, disant aux officiers qui passaient prĂšs de lui Ralliez vos soldats ! » Des poteaux, oĂč Ă©taient Ă©crits en gros caractĂšres les numĂ©ros des corps dâarmĂ©e, indiquaient les chemins quâon devait prendre. ArrivĂ©s Ă Markrunstedt, nous trouvĂąmes le bataillon, qui avait passĂ© le pont avant nous. Cette rencontre inopinĂ©e me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique, qui avait sauvĂ© mon cheval et mon portemanteau. Enfin un voltigeur, qui avait trouvĂ© un cheval abandonnĂ© sur les boulevards de la ville et qui lâavait pris, me lâoffrit, moyennant une petite indemnitĂ©. Ce beau cheval appartenait Ă un commissaire des guerres, dâaprĂšs le contenu de son portemanteau, qui Ă©tait trĂšs bien garni dâeffets. Je les distribuai Ă ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette Ă©pouvantable dĂ©route. Les papiers furent conservĂ©s en cas de rĂ©clamation ; je les mis dans les fontes. Nous passĂąmes une partie de la nuit sur lâemplacement oĂč je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, lâordre fut donnĂ© de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels. 20 octobre. â PassĂ© Ă Lutzen et sur une portion de ce cĂ©lĂšbre champ de bataille que, prĂšs de sept mois auparavant, nous avions illustrĂ© par une brillante victoire. Les temps Ă©taient bien changĂ©s. Nous passĂąmes la Saale Ă Weissenfels, et nous bivouaquĂąmes sur la rive gauche, prĂšs de la ville. Dans la matinĂ©e, Ă©tant sur mon cheval de la veille, je fus accostĂ© par son propriĂ©taire qui le rĂ©clama. Je lui fis observer que lâayant abandonnĂ© il avait perdu tous ses droits Ă sa possession. AprĂšs bien des pourparlers, il me demanda son portemanteau je lui dis lâusage que jâen avais fait et je lui remis ses papiers. Le soir, au bivouac, un caporal de ma compagnie, gravement blessĂ© au pied, me pria, les larmes aux yeux, de lui donner ce cheval pour le porter Ă Mayence. Pour sauver ce malheureux soldat, qui avait bien fait son devoir pendant la campagne, je le lui donnai, Ă condition quâil me le remettrait Ă Mayence. Je me condamnai Ă faire la route Ă pied pour lui ĂȘtre utile. Ayant passĂ© lâUnstrut Ă Freybourg, non loin de Roosbach, sur un pont battu par lâartillerie ennemie, BarrĂšs est envoyĂ© Ă Erfurt pour prendre des effets dâhabillement. Cependant, la retraite se poursuit, aggravĂ©e par le froid et la faim. Le 27 octobre, Ă Vach, la terre Ă©tait couverte de neige. Nâayant ni bois pour nous chauffer, ni paille pour nous reposer, je mâĂ©tais rĂ©fugiĂ©, la nuit, dans une Ă©glise. Au matin, mon fidĂšle domestique vint me dire dâarriver de suite pour manger un peu de soupe quâil avait prĂ©parĂ©e. CâĂ©tait une bonne fortune, car depuis plusieurs jours, je nâavais pas mĂȘme de pommes de terre. En approchant du feu oĂč il avait passĂ© la nuit, je le vis qui pleurait de dĂ©sespoir et de colĂšre. Pendant le peu de temps quâil avait mis pour venir me prĂ©venir, on lui avait volĂ© son pot et les seules provisions quâil avait pu se procurer en courant une partie de la nuit pour les trouver. Son chagrin me toucha, car câĂ©tait par intĂ©rĂȘt pour moi quâil Ă©tait si dĂ©solĂ©. Dans la matinĂ©e du 30, je fus tĂ©moin dâun Ă©vĂ©nement qui mâaffecta bien douloureusement. ArrĂȘtĂ© un instant dans un village entre Auttenau et Hanau, par suite dâembarras, ce qui nous arrivait souvent, un pauvre soldat blessĂ© au cĂŽtĂ© sortit un instant, par une nĂ©cessitĂ©, de la maison oĂč il sâĂ©tait rĂ©fugiĂ© pour se guĂ©rir. En rentrant dans le logis, il fut accrochĂ© par un panier qui se trouvait sur un cheval qui passait. Il fut atteint Ă lâendroit de sa blessure qui se rouvrit, poussa un cri de douleur, monta au second oĂč il Ă©tait logĂ© et se jeta par la fenĂȘtre sur la route, oĂč il vint tomber Ă quelques pieds de moi et oĂč il fut tuĂ© raide sur le coup. Quelques soldats de ma compagnie, ayant aperçu un paysan, qui sâapprocha de la fenĂȘtre quand le malheureux soldat sây Ă©tait prĂ©cipitĂ©, criĂšrent de suite que câĂ©tait le paysan qui lâavait jetĂ©. CâĂ©tait absurde, mais le malheur empĂȘche de raisonner. On saisit lâinfortunĂ© paysan, et on le fusilla Ă cent pas plus loin, hors du village. Jâeus beau le dĂ©fendre et expliquer comment cela avait du se passer, je ne fus pas Ă©coutĂ©. Lâofficier dâĂ©tat-major qui avait pris cette affaire en main voulut avoir raison, Ă lui seul. Il commit un crime au lieu dâun acte de justice. AprĂšs ĂȘtre sorti de ce village, oĂč venait de sâaccomplir un suicide et une atroce exĂ©cution, nous entendĂźmes en avant de nous de fortes dĂ©tonations de canon qui, par leur intensitĂ© et leur prolongation, nous annoncĂšrent que lâennemi nous avait devancĂ©s, et cherchait Ă nous barrer le passage, comme il lâavait dĂ©jĂ tentĂ© deux ou trois fois, mais sans succĂšs, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers dâĂ©tat-major, envoyĂ©s sur les derriĂšres pour accĂ©lĂ©rer la marche des troupes, nous apprirent que câĂ©tait lâarmĂ©e bavaroise qui Ă©tait arrivĂ©e en poste et nous disputait le passage Ă la hauteur de Hanau. On ne marchait plus, on courait. Avant dâarriver sur le terrain oĂč se livrait la bataille, nous fĂ»mes canonnĂ©s par des piĂšces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyĂ© avec mes voltigeurs, pour les obliger Ă sâĂ©loigner de cette rive. Mes hommes sâĂ©tant embusquĂ©s derriĂšre les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci aprĂšs quelques dĂ©charges se sauvĂšrent plus vite quâils Ă©taient venus. Les dĂ©bris du 6Ăšme corps se formĂšrent en colonne dâattaque et, marchant au pas de charge et Ă la baĂŻonnette le long de la rive droite de la Kinzig, ils concoururent, avec les autres troupes dĂ©jĂ engagĂ©es, Ă jeter les perfides Bavarois dans cette riviĂšre, et Ă rĂ©tablir les communications interceptĂ©es depuis quarante-huit heures. Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon quâils reçurent dans cette chaude journĂ©e. Leurs pertes furent considĂ©rables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, quâils nâĂ©vacuĂšrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit Ă©tait close quand la victoire fut complĂšte. 31 octobre. â Nous restĂąmes jusquâĂ midi sur le champ de bataille, que nous quittĂąmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit, toute la matinĂ©e, Ă coups de canon, dâune rive Ă lâautre de la Kinzig. Dans un moment de relĂąche oĂč la troupe nâĂ©tait pas sous les armes, je me chauffais prĂšs dâun feu de bivouac, oĂč je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que jâavais trouvĂ© sur le champ de bataille un boulet vint me tirer de mes rĂ©flexions que cette lecture faisait naĂźtre, et mâenlever le frugal dĂ©jeuner que je convoitais avec une espĂšce de sensualitĂ©. Ce maudit boulet, aprĂšs avoir emportĂ© la tĂȘte dâun chef de bataillon dâartillerie de marine qui Ă©tait appuyĂ© contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, mâenleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le mĂȘme dĂ©sagrĂ©ment et le mĂȘme bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions Ă©tĂ© placĂ©s diffĂ©remment lâun et lâautre, nous Ă©tions coupĂ©s en deux. Lâeffet de ce boulet donna lieu Ă une discussion et Ă un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayĂ© se sauva dans le bois oĂč nous nous trouvions et, Ă©pouvantĂ© de nouveau par quelques boulets qui sifflĂšrent Ă ses oreilles, on eut mille maux pour lâattraper. Le soldat qui le prit prĂ©tendit que câĂ©tait sa propriĂ©tĂ©, que tout ce quâon prenait sur un champ de bataille Ă©tait de bonne prise. Les officiers du corps se rĂ©unirent immĂ©diatement, sous la prĂ©sidence du gĂ©nĂ©ral de brigade, pour dĂ©cider de cette grave question, qui fut tranchĂ©e, aprĂšs des divergences dâopinion, en faveur des hĂ©ritiers du commandant. Pendant quâon dĂ©libĂ©rait sous la volĂ©e des piĂšces de canon de nos ex-alliĂ©s, mon premier clairon, qui me manquait depuis trois jours, rentra Ă la compagnie, mâapportant une volaille cuite et un pain pour faire excuser son absence. Je ne voulais pas lâaccepter, mais mes officiers, qui nâavaient pas autant de motifs dâĂȘtre sĂ©vĂšres, mâengagĂšrent Ă fermer les yeux sur quelques actes dâindiscipline de cette nature, vu la faiblesse de leurs estomacs⊠Cette considĂ©ration me fit ranger Ă leur opinion. Mais comme je savais que notre excellent chef, le major Fabre, nâavait pas lâestomac plus garni que nous, je lâinvitai Ă venir en prendre sa part. Celui-ci me fit observer que le gĂ©nĂ©ral Joubert se mourait de faim. Je fus lâengager Ă manger une aile de volaille, quâil accepta de grand cĆur. Mais en pensant au plaisir quâil allait avoir, il se rappela tout Ă coup que le gĂ©nĂ©ral de division Lagrange, commandant le reste des trois divisions du corps dâarmĂ©e, nâavait rien non plus pour dĂ©jeuner ; il me dit dâĂȘtre bon prince Ă son Ă©gard et de lâinviter Ă en prendre sa part. Ainsi nous Ă©tions six affamĂ©s, autour dâune pauvre piĂšce qui nâaurait pas suffi Ă un seul pour apaiser sa faim dĂ©vorante. Des troupes encore en arriĂšre Ă©tant arrivĂ©es pour nous relever, nous partĂźmes Ă midi pour Francfort. Un peu plus tard, nous aurions assistĂ© Ă une autre bataille qui commença peu de temps aprĂšs notre dĂ©part. Cette nouvelle attaque, trĂšs chaude, mais moins meurtriĂšre que celle de la veille, nâeut pas le mĂȘme rĂ©sultat. Les Bavarois furent refoulĂ©s dans la ville ou jetĂ©s dans la Kinzig. Notre marche sur Francfort fut difficile. La route encombrĂ©e de traĂźnards, de blessĂ©s, de malades, de voitures de toute espĂšce, horriblement mauvaise par suite du dĂ©gel, de la pluie et de la fonte des neiges, Ă©tait peu favorable Ă un prompt Ă©coulement. Il Ă©tait nuit, quand nous prĂźmes possession du terrain sur lequel nous devions bivouaquer. Nous Ă©tions dans les vignes, autour et au-dessus de Francfort, dans la boue jusquâaux genoux, sans feu, sans paille, sans abri et une pluie battante sur le corps. Quelle affreuse nuit ! Quelle faim ! 1er novembre. â Au bivouac autour de Höchet, petite ville au duc de Nassau, oĂč je passais pour la quatriĂšme fois. Il y avait eu beaucoup de dĂ©sordre au passage du pont de la Nidda, riviĂšre qui coula prĂšs de cette ville, mais cette nuit fut moins dĂ©sagrĂ©able que la prĂ©cĂ©dente. Nous eĂ»mes au moins un abri, des vivres et surtout de lâexcellent vin du Rhin pour nous rĂ©chauffer et nous rĂ©conforter. Ce soir lĂ , je fus accostĂ© par notre officier-payeur que nous nâavions pas vu depuis longtemps. Il me raconta, les larmes aux yeux, que la veille de la bataille de Hanau, lui, le sergent vaguemestre, les hommes dâescorte, la caisse, la comptabilitĂ© et la caisse dâambulance avaient Ă©tĂ© pris par les Bavarois, mais que dans la nuit il Ă©tait parvenu Ă sâĂ©vader de leurs mains. Il me priait de prĂ©venir le major de ce malheur, et de lui Ă©pargner les premiers mouvements de sa colĂšre. Une fois Ă©tabli sur la position oĂč nous devions passer la nuit, je fus rendre compte de la nouvelle fĂącheuse que je venais dâapprendre. Le major entra dans une grande colĂšre, mais quand je lui eus expliquĂ© les moyens Ă employer pour rĂ©parer ce malheur, et mettre sa responsabilitĂ© Ă couvert ; quand je lui eus dit que je me chargeais de toutes les Ă©critures et des dĂ©marches Ă faire pour y parvenir, il se radoucit. Je fis venir alors le jeune officier, Ă qui il pardonna. Mais aprĂšs cette explication, je lui dis dâaller de suite voir le gĂ©nĂ©ral Joubert, pour lui en rendre compte et se faire dĂ©livrer un certificat qui constatĂąt que câĂ©tait par suite des Ă©vĂ©nements militaires de la retraite que la caisse avait Ă©tĂ© perdue. 2 novembre. â Enfin, aprĂšs dix-sept jours de fatigues, de combats, de privations de tout genre, dâĂ©motions et de dangers de toute nature, nous atteignons les bords tant dĂ©sirĂ©s du Rhin, de ce majestueux fleuve qui allait, au moins pour quelques jours, mettre un terme Ă nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac prĂšs des glacis de Cassel. Retracer les dĂ©sastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais dĂ©route, ce serait Ă©crire le tableau le plus douloureux de nos revers. AprĂšs les malheurs de Leipsick, on ne prit, ou ne put prendre, aucune mesure sĂ©rieuse pour rallier les soldats et rĂ©tablir lâordre et la discipline dans lâarmĂ©e. On marchait Ă volontĂ©, confondus, poussĂ©s, Ă©crasĂ©s sans pitiĂ©, abandonnĂ©s sans secours, sans quâune main amie vĂźnt vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indiffĂ©rents aux souffrances physiques ; la misĂšre rendait Ă©goĂŻstes des hommes bons et gĂ©nĂ©reux ; le moi personnel Ă©tait tout ; la charitĂ© chrĂ©tienne, lâhumanitĂ© envers ses semblables nâĂ©taient plus que des mots. Nous arrivĂąmes sur les bords du Rhin, comme nous Ă©tions partis des bords de lâElster en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des dĂ©bris de notre armĂ©e. Ă chaque pas que nous faisions, nous laissions derriĂšre nous des cadavres dâhommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. CâĂ©tait un spectacle horrible, qui navrait de douleur. Ă tous ces maux rĂ©unis, il vint sâen joindre dâautres qui augmentĂšrent encore notre triste situation. Le typhus Ă©clata dans nos rangs dĂ©sorganisĂ©s, dâune maniĂšre effrayante. Ainsi on peut dire quâen partant de Leipsick, nous fĂ»mes accompagnĂ©s par tous les flĂ©aux qui dĂ©vorent les armĂ©es. Jâeus le plaisir dâĂȘtre rejoint Ă mon bivouac par plusieurs voltigeurs guĂ©ris de leurs blessures, et entre autres par le caporal Ă qui jâavais donnĂ© mon cheval pour le porter. Il allait mieux, sans ĂȘtre toutefois guĂ©ri. Je me trouvai avoir en peu dâinstant sept chevaux, que les voltigeurs blessĂ©s me donnĂšrent. Mais comme ne nâavais pas le moyen de les nourrir, je les donnai Ă mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin. 3 novembre. â Passage du Rhin Ă Mayence. On nous envoie en cantonnement Ă Dexheim, village situĂ© prĂšs dâOppenheim, en remontant la rive gauche du Rhin. Notre envoi dans des villages, pour nous reposer, fut accueilli avec joie. CâĂ©tait nĂ©cessaire ; nous Ă©tions Ă©puisĂ©s par la marche et les privations de toute espĂšce. Toujours au bivouac, dans la neige ou dans la boue, depuis prĂšs dâun mois, nâayant eu pour vivre que les dĂ©goĂ»tants restes de ceux qui nous prĂ©cĂ©daient sur cette route de douleur, il nâĂ©tait pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir Ă apaiser ma faim, malgrĂ© les cinq ou six repas que je faisais par jour, lĂ©gers Ă la vĂ©ritĂ© pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire. JâĂ©tais restĂ© de lâautre cĂŽtĂ© du Rhin sept mois. 9 novembre 1813. â Avant que nous fussions envoyĂ©s Ă Mayence pour y tenir garnison, le prince de NeufchĂątel rĂ©unit notre corps dâarmĂ©e dans une plaine, sur les bords du Rhin, au-dessous dâOppenheim, pour ĂȘtre rĂ©organisĂ© et pourvu des officiers qui lui manquaient. Nous fĂźmes nos adieux au bataillon du 86Ăšme, avec qui nous avions fait toute la campagne et qui, plus malheureux que nous encore, avait Ă©tĂ© presque entiĂšrement dĂ©truit, le 16 octobre, Ă Leipsick. En arrivant Ă Mayence, nous trouvĂąmes sur la place dâarmes le 4Ăšme bataillon, qui venait dâavoir une chaude affaire sur les hauteurs de Hocheim, pour son dĂ©but, et avait Ă©prouvĂ© quelques pertes dâhommes. Nous cĂ©lĂ©brĂąmes notre rĂ©union par un bon dĂźner, qui leur fit oublier les Ă©motions de la journĂ©e. En ce temps lĂ , je fus envoyĂ© Ă Oppenheim et logĂ© chez un propriĂ©taire aisĂ©, grand amateur des vins de son pays, quâil mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux. Aussi mâen faisait-il boire dâexcellents Ă tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui ĂȘtre agrĂ©able, me lâayant demandĂ© avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualitĂ©, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, pĂšre dâune nombreuse et aimable famille, descendait dâune famille française, expatriĂ©e pour cause de religion, lors de la rĂ©vocation de lâĂdit de Nantes. Il Ă©tait Français de cĆur, et se proposait de quitter le pays, sâil redevenait Allemand. Le 28 dĂ©cembre, les deux bataillons reçurent lâordre de remonter jusquâen face de Mannheim pour surveiller le Rhin, sur les deux rives. Et moi je dus aller pour service Ă Mayence. Le 31, pour rejoindre le rĂ©giment, jâĂ©tais en route sur mon bon cheval de prise, quand je rencontrai le gĂ©nĂ©ral Merlin, qui allait rejoindre Strasbourg. Il me demanda Ă lâacheter, je consentis Ă le lui cĂ©der moyennant 300 francs, quâil me paya sur le champ. Peu aprĂšs, câĂ©tait au sortir de Worms, je rencontrai mon chef de bataillon, le commandant DâŠ, qui se plaignait dâun rhumatisme aigu. Ce qui me chagrine, me dit-il, câest que je voudrais partir pour Paris, et je nâai pas le sou pour faire ce voyage. â Si ce nâest que cela qui vous inquiĂšte, je puis vous dĂ©barrasser de cet ennui. VoilĂ 300 francs en or, vous me les remettrez quand vous pourrez. » Il accepta, et continua sa route. Plus fin et plus ambitieux que tous les officiers du bataillon, il voyait que nous ne tarderions pas Ă ĂȘtre bloquĂ©s dans Mayence, oĂč il nây avait pas dâavancement Ă espĂ©rer, et peut-ĂȘtre Ă©tait-il dĂ©jĂ dans la confidence des trames prĂ©parĂ©es pour le retour des Bourbons. Jâarrivai Ă Ogersheim, le dernier soir de dĂ©cembre, comme un dĂ©tachement de cent hommes commandĂ©s par un capitaine de mes amis, ayant sous ses ordres trois officiers, partait pour tenir garnison dans une redoute Ă©levĂ©e en face de Mannheim pour dĂ©fendre le passage du Rhin en cet endroit. On lui donna la consigne de ne point entrer en pourparlers, pour aucune espĂšce de capitulation. Il fallait vaincre ou mourir. Absurde alternative, pour si peu de dĂ©fenseurs. Vers la fin de cette nuit, du 31 dĂ©cembre au 1er janvier 1814, une forte canonnade nous annonça que sa redoute Ă©tait attaquĂ©e et que lâarmĂ©e prussienne, sous les ordres de BlĂŒcher, exĂ©cutait le passage du Rhin. Nous prĂźmes de suite les armes et marchĂąmes au canon. Mais dĂ©jĂ la redoute Ă©tait enveloppĂ©e, vivement attaquĂ©e, et la plaine couverte dâĂ©claireurs ennemis. Ceux-ci, nous les repoussĂąmes sans peine, mais bientĂŽt nous nous trouvĂąmes en face de forces si supĂ©rieures que, pour ne pas ĂȘtre coupĂ©s de Mayence, oĂč nous avions ordre de rentrer, nous nous retirĂąmes en bon ordre et tenant toujours tĂȘte Ă lâennemi, sur Franckhal et Worms, oĂč nous arrivĂąmes dans la nuit. La redoute se dĂ©fendit trois heures, et finit par ĂȘtre prise dâassaut. Heureusement que ce qui restait de dĂ©fenseurs fut Ă©pargnĂ©. Bien plus, le roi de Prusse, qui se trouvait Ă Mannheim, fit rendre aux officiers leurs Ă©pĂ©es, et les habitants sâempressĂšrent de rhabiller les soldats qui arrivaient nus dans cette ville. CâĂ©tait un hommage quâon rendait Ă leur belle conduite, qui trouva mĂȘme chez leurs ennemis des sentiments de justice. Les Prussiens avouĂšrent avoir laissĂ© sept cent morts ou blessĂ©s dans les fossĂ©s ; le dĂ©tachement Ă©tait rĂ©duit de moitiĂ©. Cependant nous poursuivions notre retraite sur Mayence, et, la nuit venue, nous Ă©tions installĂ©s dans nos bivouacs, prĂšs de je ne sais quel village, quand le chef de bataillon du 4Ăšme invita quelques officiers, dont jâĂ©tais, Ă venir manger un pĂątĂ© de foie dâoie quâil venait de recevoir de Strasbourg. Nous Ă©tions autour de la piĂšce, nous la dĂ©vorions des yeux, attendant que ce fĂ»t avec nos bonnes dents, lorsquâun cri sinistre se fit entendre Aux armes ! aux armes ! CâĂ©taient les vedettes des gardes dâhonneur qui arrivaient au grand galop, pour nous annoncer lâapproche de lâennemi. Nous courĂ»mes Ă nos compagnies, et le commandant, tout en demandant son cheval, disait Ă son domestique Nâoublie pas le pĂątĂ© ! » Il lui fit au moins dix fois cette recommandation, ce qui nous faisait rire malgrĂ© la contrariĂ©tĂ© que nous Ă©prouvions de nous ĂȘtre contentĂ©s de lâavoir vu, car il ne fut plus question de le manger en famille, comme le disait le commandant, pour cĂ©lĂ©brer le renouvellement de lâannĂ©e. Elles furent fameuses, nos Ă©trennes de 1814 ! Nous continuĂąmes notre retraite sur Worms. Le 2 janvier, Ă notre dĂ©part de Worms, nous eĂ»mes Ă repousser plusieurs charges de cavalerie, qui ne nous firent aucun mal et oĂč lâennemi fut assez maltraitĂ©. Ayant marchĂ© toute la journĂ©e, nous arrivĂąmes Ă Mayence, au milieu de la nuit, avec la cavalerie russe sur les talons. SIĂGE DE MAYENCE Le bivouac commença le 4 janvier et ne finit que le 4 mai. Les deux bataillons du rĂ©giment furent laissĂ©s dans le faubourg de la Weisnau, pour le dĂ©fendre et faire le service de cette partie de la ville. Câest un faubourg sur la route dâOppenheim, le long du Rhin, au-dessous dâune espĂšce de camp retranchĂ© dont nous avions la garde. Le service Ă©tait rigoureux, surtout les rondes de nuit, qui se renouvelaient souvent, Ă cause de la dĂ©sertion gĂ©nĂ©rale des soldats hollandais, belges, rhĂ©nans et mĂȘme piĂ©montais. Le froid fut trĂšs dur, cette annĂ©e ; le Rhin gela complĂštement, Ă pouvoir passer en voiture sur la glace ; on allait Ă pied au fort de Cassel. Cette circonstance fit encore redoubler la surveillance des postes, car lâennemi pouvait en profiter et achever la dĂ©fection commencĂ©e. Pendant les deux mois que nous restĂąmes dans ce faubourg, nous eĂ»mes quelques combats Ă soutenir contre les troupes du blocus, qui Ă©taient peu dangereuses, car câĂ©taient en gĂ©nĂ©ral des conscrits levĂ©s de la veille ; mais nous Ă©tions si faibles, si accablĂ©s par la fiĂšvre typhoĂŻde, que nous ne valions guĂšre mieux que les assiĂ©geants. Une grande calamitĂ© avait frappĂ© notre malheureuse garnison et les habitants de la ville. Pendant plus de deux mois, la mort sĂ©vit avec tant de violence quâon ne pouvait pas suffire Ă enlever les victimes de cette horrible maladie. Les pestes dâAsie, la fiĂšvre jaune des colonies ne firent pas autant de dĂ©gĂąts que le typhus dans Mayence. On estime quâil mourut 30 000 militaires ou habitants. On faisait des fosses qui contenaient jusquâĂ 1 500 cadavres, quâon brĂ»lait avec de la chaux. Nous perdĂźmes nos trois chirurgiens, trois officiers de voltigeurs, cinq ou six autres des compagnies du centre et la moitiĂ© de nos soldats. Câest ainsi que nous fĂ»mes plus faibles Ă notre dĂ©part de Mayence que lorsque nous avions passĂ© le Rhin au retour de Leipsick, malgrĂ© les nombreuses recrues reçues avant le blocus. Le prĂ©fet, le fameux Jean Bon Saint-AndrĂ©, plusieurs gĂ©nĂ©raux, et beaucoup de personnages haut placĂ©s succombĂšrent. Au retour du beau temps, nous rentrĂąmes en ville, ce qui nous plut trĂšs fort, ayant Ă©tĂ© fort mal, pendant ces deux mois, dans ce faubourg ruinĂ©. Avec mars et la douce chaleur du printemps, revinrent la santĂ©, la gaietĂ© et les dĂ©cevantes espĂ©rances. On forma un Conseil dâadministration des convalescents, sous la prĂ©sidence du colonel Follard, qui eut pleins pouvoirs du gĂ©nĂ©ral en chef pour tout accorder dans lâintĂ©rĂȘt des militaires, qui seraient envoyĂ©s au dĂ©pĂŽt des convalescents. JâĂ©tais le deuxiĂšme membre et le plus actif, puisque jâĂ©tais chargĂ© de lâexĂ©cution de tout ce qui avait Ă©tĂ© dĂ©libĂ©rĂ© et adoptĂ© dans la sĂ©ance du Conseil, qui se tenait le matin de chaque jour. Jâavais plus de quarante officiers sous mes ordres, un pour chaque corps ou portion de corps. Ce Conseil commença ses opĂ©rations le 1er mars, et ne les cessa que vers la fin dâavril, lorsque la maladie eut tout Ă fait disparue. Il sâassemblait tous les jours, et resta souvent en permanence. Son action sauva bien des malades dâune mort inĂ©vitable. Ma coopĂ©ration y contribua un peu, car, ainsi que je lâai dit plus haut, jâĂ©tais toujours lĂ pour veiller Ă lâexĂ©cution des mesures ordonnĂ©es et supplĂ©er aux insuffisances. Les misĂšres du blocus, sous le rapport alimentaire, ne furent pas trĂšs rigoureuses. Si on excepte la viande de boucherie, qui manqua totalement, dĂšs les premiers jours, le pain, les lĂ©gumes secs, les salaisons, furent distribuĂ©s assez rĂ©guliĂšrement et en quantitĂ© suffisante, dâaprĂšs les rĂšgles en usage dans les places assiĂ©gĂ©es. La viande de bĆuf fut remplacĂ©e par celle de cheval. Un de mes officiers, chargĂ© des distributions, ne mâen laissa pas manquer. On donnait aussi un peu de vin, dâeau-de-vie, de la morue, des harengs secs, etc. On pouvait, en payant un peu cher, trouver Ă dĂźner dans les hĂŽtels, mais quels dĂźners ! MalgrĂ© ces privations et la mortalitĂ© qui Ă©tait effrayante, les cafĂ©s, les théùtres, les concerts, les bals Ă©taient trĂšs suivis. Le spectacle Ă©tait trĂšs bon, malgrĂ© la mort de plusieurs acteurs. Jây allais souvent, pour chasser les prĂ©occupations du moment. Le 11 avril, nous apprĂźmes les Ă©vĂ©nements de Paris, et successivement, tous ceux qui en furent la suite. Cette foudroyante nouvelle nous fut communiquĂ©e officiellement par le gĂ©nĂ©ral SĂ©mĂ©lĂ©, qui avait rĂ©uni Ă la Weisnau les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, Ă peu prĂšs, versĂšrent des larmes de rage et de douleur, Ă la lecture de cette accablante fin de notre hĂ©roĂŻque lutte avec lâEurope entiĂšre. On se retira morne, silencieux, dĂ©vorant intĂ©rieurement les souffrances morales que causaient des Ă©vĂ©nements qui nous avaient semblĂ© ne devoir jamais se rĂ©aliser. Avant dâentrer en ville, je fus accostĂ© par mon chef de bataillon, le commandant DâŠ, qui nâavait pas pu sâĂ©loigner de Mayence, comme il en avait le projet. â Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des bourbons que je croyais tous morts depuis longtemps ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondĂ©es, les acquĂ©reurs de biens nationaux, etc ? â Mon cher capitaine, me rĂ©pondit-il avec vivacitĂ©, vous ressemblez Ă tous les officiers que nous venons de voir et dâentendre vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que dâaprĂšs les horreurs quâon a dites dâeux pendant la RĂ©volution, sont des tyrans et des imbĂ©ciles. Rassurez-vous sur lâavenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier quâon va chasser, sâil ne lâest dĂ©jĂ . Je mâĂ©loignai furieux, aprĂšs lui avoir dit â Vous pensiez diffĂ©remment il y a trois mois. Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays. Le 21 avril, nous arborĂąmes le drapeau blanc et prĂźmes la cocarde de la vieille monarchie. Le mĂȘme jour, les officiers durent remettre individuellement un acte dâadhĂ©sion au nouvel ordre de choses. DĂšs ce moment, les relations avec lâextĂ©rieur furent permises, et les communications avec les ennemis, quâon appelait nos alliĂ©s, autorisĂ©es. DĂ©jĂ , beaucoup dâofficiers gĂ©nĂ©raux et supĂ©rieurs Ă©taient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif aprĂšs la cĂ©rĂ©monie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittĂ©e avec douleur, et la cocarde blanche arborĂ©e avec un serrement de cĆur. La veille de ce jour, avant que lâordre en fĂ»t donnĂ©, je vis un colonel en second des gardes dâhonneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi Tiens, voilĂ une cocarde blanche ! » Le colonel en colĂšre marcha sur moi, en me disant Eh bien ! monsieur, quâavez-vous Ă dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui rĂ©pondis froidement Câest la premiĂšre que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucĂ© de mon exclamation. Il devint pair de France sous la Restauration. CâĂ©tait le marquis de Pange. Je lâai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le dĂ©partement de la Meurthe, et nous riions de ce souvenir. Lâordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg, qui commandait les troupes du blocus, la cĂ©lĂšbre et forte place de Mayence, avec son immense matĂ©riel. Nous en sortĂźmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril, que reportait la France Ă ses anciennes limites. Que de pertes nous fĂźmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon ! Les derniers jours furent passablement dĂ©sordonnĂ©s. Les soldats, satisfaits de partir et tenant peu Ă la conservation des choses quâils Ă©taient obligĂ©s dâabandonner aux Ă©trangers, commirent beaucoup de dĂ©gĂąts, enlevĂšrent ce quâils purent pour le vendre aux juifs, brĂ»lĂšrent la poudre des batteries, pillĂšrent lâarsenal, etc. Les officiers ne firent rien pour arrĂȘter ces dĂ©sordres, parce quâils partageaient le mĂ©contentement des soldats, qui Ă©taient indignĂ©s contre les habitants, qui mutilaient les aigles des Ă©tablissements publics ou manifestaient publiquement la joie quâils Ă©prouvaient de nous voir partir. Jâeus lâoccasion de dire Ă quelques bourgeois que je connaissais Vous voyez notre dĂ©part avec plaisir. Avant un mois vous regretterez notre puissance et nos institutions. » LA PREMIĂRE RESTAURATION LA RENTRĂE EN FRANCE Enfin le jour du dĂ©part, fixĂ© au 4 mai, arriva. Le 4Ăšme corps dâarmĂ©e, fort de 15 000 hommes, sortit en bon ordre, emmenant deux piĂšces de canon par 1000 hommes, et prit la route de France. Ă Spire, le 5 mai, nous demandĂąmes la permission au major, trois capitaines et moi, de partir en avant pour aller visiter Mannheim, et de voyager pour notre compte jusquâau sĂ©jour. Nous avions un si grand besoin dâair, de libertĂ©, dâindĂ©pendance quâil semblait que tout cela nous manquĂąt, mĂȘme en plein champ. Nous prĂźmes Ă la poste une voiture et des chevaux, et partĂźmes, heureux dâĂȘtre nos maĂźtres. Nous visitĂąmes successivement Franckhal, Mannheim, Ogersheim, en changeant de vĂ©hicule Ă tous les relais. Ă Landau, le 7, nous trouvĂąmes des agents du nouveau gouvernement, qui avaient toute la marque des ci-devant nobles. Ce fut la premiĂšre fois que je vis la croix de Saint-Louis. Ă Annweiler, petite ville de lâancien duchĂ© des Deux-Ponts, nous avons rejoint le rĂ©giment. DâĂ©tape en Ă©tape, le 7 juin, nous Ă©tions Ă Verdun et Clermont. LĂ , Ă la halte, il sâĂ©leva une querelle trĂšs vive entre nos soldats et des fantassins russes, qui sây trouvaient en cantonnement. Sans lâintervention active des officiers, une collision dangereuse aurait pu naĂźtre et amener de graves dĂ©sordres. Nos soldats Ă©taient taquins en diable contre ces Ă©trangers, qui foulaient le sol de notre pays. DĂ©jĂ , depuis notre dĂ©part de la Sarre, de semblables scĂšnes avaient eu lieu. Celle-ci plus dangereuse, puisquâil y eut du sang versĂ©. Le 9, Ă ChĂąlons-sur-Marne, un vieil Ă©migrĂ©, chez qui jâĂ©tais logĂ©, et qui avait la vue trĂšs affaiblie par lâĂąge, me prit pour un officier russe. Il mâaccueillit de la maniĂšre la plus distinguĂ©e. Il nây avait rien dâassez bon, dâassez digne de mâĂȘtre offert. Il me fit dâĂ©tranges confidences. Les vanteries de ce voltigeur surannĂ© mâamusĂšrent beaucoup, et mâengagĂšrent Ă le laisser dans son ignorance, jusquâĂ mon dĂ©part. Quand il fut dĂ©sabusĂ©, sa colĂšre fut comique ! Il y eut aussi des querelles, entre des sous-officiers du corps et des officiers russes, assez compliquĂ©es, mais quâon arrangea. Ce qui fut cause quâon nous fit partir de ChĂąlons, au lieu dây sĂ©journer, pour nous envoyer dans un village ruinĂ© par lâinvasion, sur la route de Montmirail. Le 12 juin, une heure aprĂšs notre arrivĂ©e Ă Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particuliĂšre, pour Paris. Jây Ă©tais envoyĂ© par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats, quâon nâavait pu se procurer chez les payeurs des villes, oĂč nous Ă©tions passĂ©s, faute de fonds. Nous passĂąmes la nuit Ă TrĂ©pors, village sur la rive gauche de la Marne. Lâauberge oĂč nous descendĂźmes Ă©tait remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagnĂ© jusquâĂ ce village les Russes qui se retiraient. Nous arrivĂąmes Ă Paris, le 13, de bonne heure dans lâaprĂšs-midi, et Ă peine si le soir nous Ă©tions logĂ©. La restauration de la vieille monarchie avait attirĂ© Ă Paris tant de nobles et dâĂ©migrĂ©s, tant de VendĂ©ens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la RĂ©volution, tant dâhommes bien pensants, tant dâhommes retournĂ©s, que tous les hĂŽtels Ă©taient pleins jusquâaux combles. Et les théùtres aussi. On y jouait des piĂšces de lâancien rĂ©pertoire, appropriĂ©es aux circonstances ; je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui Ă©tait vigoureusement applaudie. On aurait dit que lâEurope entiĂšre sâĂ©tait donnĂ© rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal. DĂšs mon arrivĂ©e, je mâoccupai, activement de ma mission, mais je trouvai partout des fins de non-recevoir. JâĂ©tais renvoyĂ© de lâinspecteur aux revues au ministĂšre de la Guerre, de celui-ci Ă celui des Finances ; mes piĂšces en rĂšgle, je me prĂ©sentai chez le payeur, qui nâavait pas de fonds ou ne voulait pas mâen donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de paiement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journĂ©e, nous fĂ»mes payĂ©s. Pendant ces interminables formalitĂ©s, le rĂ©giment que jâavais laissĂ© sans argent cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charitĂ©. Moi, Ă Paris, dans les derniers jours, je nâĂ©tais guĂšre plus heureux. Ayant partagĂ© mes ressources avec mes compagnons de voyage, â ressources quâon ne mĂ©nagea point dans le commencement, parce quâon comptait sur le paiement de la solde et de lâindemnitĂ© de route, â il arriva que le dernier jour nous nâaurions pas dĂ©jeunĂ©, si un dĂ©putĂ© de mes amis nâavait mis sa bourse Ă ma disposition. Le 21 juin, je pus rejoindre mes camarades Ă Mortagne. Je les trouvais Ă table, mangeant leur dernier Ă©cu. Mon arrivĂ©e fut saluĂ©e avec des transports de joie. Avec moi, revint la bonne humeur, parce que jâapportais ce qui la fait naĂźtre et lâentretient. Le major mâavoua quâon dĂ©pensait ce soir le dernier sol » quâil y eut dans les bataillons. Cette situation nâĂ©tant plus tenable, il avait pris la rĂ©solution de sâarrĂȘter Ă Alençon, et de prier le maire dâinviter les habitants Ă nourrir les soldats, jusquâĂ ce quâils eussent reçu lâargent nĂ©cessaire pour continuer leur route. Le 6 juillet, nous arrivĂąmes Ă Lorient qui Ă©tait le lieu de notre destination. Dans le courant du mois de septembre, le chef de notre bataillon, le commandant DâŠ, qui avait pris le titre de comte et qui Ă©tait restĂ© Ă Paris depuis notre passage, pour se faire admettre comme officier dans la maison du roi chevau-lĂ©gers, ayant Ă©chouĂ© dans ses prĂ©tentions, mâĂ©crivit pour me demander sâil avait des chances dâĂȘtre employĂ© dans le rĂ©giment. Je lui rĂ©pondis que par son anciennetĂ©, il pouvait lâĂȘtre encore, mais quâil fallait se hĂąter dâarriver, parce quâil se prĂ©sentait beaucoup dâofficiers de son grade pour concourir. Il vint de suite, bien guĂ©ri de son enthousiasme pour les Bourbons, mĂ©content de la cour, et fort courroucĂ© contre le duc de Berri qui nâavait pas voulu admettre ses droits Ă lâemploi quâil sollicitait. Jâappris par lui bien des choses sur lâopposition que le nouveau gouvernement rencontrait dans sa marche, sur les bĂ©vues quâil commettait, les mĂ©contents quâil faisait, et les injustices quâon lui reprochait. Ce langage mâĂ©tonna, car Ă©tranger aux intrigues de cour, aux antichambres des ministres et au crĂ©dit des protecteurs en faveur, je ne comprenais pas quâon eĂ»t besoin et quâon employĂąt de pareils moyens pour arriver plus haut. Mais ce qui mâĂ©tonnait le plus, câĂ©tait dâentendre de semblables choses sortir de la bouche dâun homme qui mâavait si fort rembarrĂ©, quand jâavais mis en doute la bontĂ© du gouvernement qui allait nous ĂȘtre imposĂ©. Pendant un mois quâil resta Ă Lorient, nous fĂ»mes presque toujours ensemble. Nâayant pas Ă©tĂ© employĂ©, il fut manger sa demi-solde Ă Paris. Lors de la cĂ©rĂ©monie du Champ-de-Mai, lâannĂ©e suivante, il Ă©tait un des officiers chargĂ©s de placer les troupes dans le Champ-de-Mars, avant la distribution des aigles. Ce retour vers lâaventurier fut cause quâil resta sans emploi aprĂšs les Cent-Jours. Mais par la protection de son parrain, le duc dâOrlĂ©ans, aujourdâhui Louis Philippe, il entra dans les gardes du corps Ă pied et arriva successivement au grade de lieutenant-gĂ©nĂ©ral, directeur gĂ©nĂ©ral au ministĂšre, conseiller dâĂtat, etc. Lâobligation dâaller Ă la messe tous les dimanches contraria beaucoup les officiers et leur fit prendre les Bourbons en grippe, mais plus encore la certitude quâune immensitĂ© dâentre nous serait envoyĂ©e en demi-solde. Le 1er octobre, lâorganisation du 44Ăšme de ligne se fit dans le cabinet du colonel, en prĂ©sence de lâinspecteur gĂ©nĂ©ral comte de Clausel, mais ce travail demeura secret. Le 3, cette opĂ©ration se fit sur le terrain du polygone, en prĂ©sence dâun grand concours dâofficiers, qui attendaient avec anxiĂ©tĂ© le rĂ©sultat des notes donnĂ©es sur le compte de chacun dâeux. Lâappel des officiers maintenus en activitĂ© se fit dâabord pour les officiers supĂ©rieurs, puis pour les officiers comptables, puis pour les officiers de campagne. Quoique jâeusse une espĂšce de certitude, je trouvai cependant le temps long de ne pas entendre mon nom. Je fus appelĂ© le dernier, parce que je devais commander la 3Ăšme de voltigeurs. BarrĂšs, mis en congĂ© de semestre au dĂ©but de novembre 1814, se retira en Auvergne auprĂšs des siens 23 novembre. â Ă Blesle, oĂč jâai le plaisir de retrouver ma mĂšre et tous mes parents en bonne santĂ©. Le changement de gouvernement avait aussi changĂ© lâesprit de la sociĂ©tĂ©. Il nây avait plus lâentrain de 1812. La politique avait divisĂ© les individus et refroidi les familles. La noblesse avait repris son orgueil et ne recevait plus avec la mĂȘme simplicitĂ© quâauparavant. Pour ne pas ĂȘtre tĂ©moin de ses hauteurs, je la frĂ©quentai peu, je sortis moins et mâennuyai assez. Cependant il y avait une maison, illustre dans le pays par sa naissance et ses vieux parchemins, oĂč jâallais tous les vendredis, avec mon frĂšre, qui Ă©tait aussi en congĂ© de semestre, passer vingt-quatre heures. CâĂ©tait chez le comte Hippolyte dâEspinchal, chef dâescadron au 81Ăšme de chasseurs, demeurant Ă Massiac, petite ville Ă une lieue de Blesle. Mon frĂšre servait dans le mĂȘme corps. PENDANT LES CENT-JOURS Ce fut dans la derniĂšre de ces courses, vers le 9 mars 1815, vaguement le vendredi soir, mais positivement le samedi matin, que jâappris par plusieurs lettres de Paris, que NapolĂ©on avait dĂ©barquĂ© en Provence le 1er mars, et marchait sur Lyon. Cette nouvelle plus quâimmense me surprit et mâĂ©tonna beaucoup. RentrĂ© chez moi, je contins la joie que jâen Ă©prouvais, sans pouvoir la dĂ©finir, car jâĂ©tais aussi inquiet sur les suites que satisfait de lâĂ©vĂ©nement. Jâattendis quelques jours, espĂ©rant que des ordres me parviendraient, mais, nâen recevant pas, je me rendis au Puy pour savoir ce que nous devions faire. Câest dans ce temps lĂ que le courrier qui portait les fonds du gouvernement fut arrĂȘtĂ© entre le Puy et Yssengeaux par des voleurs. Un gĂ©nĂ©ral que lâEmpereur avait chassĂ© des rangs de lâarmĂ©e, et qui commandait le dĂ©partement, eut lâinfamie de soupçonner les officiers en demi-solde dâavoir exĂ©cutĂ© ce coup de main. Il les fit venir chez lui, aussitĂŽt quâil eut connaissance de ce vol, pour sâassurer de leur prĂ©sence au chef-lieu. Quand les officiers eurent connaissance du motif de cet injurieux appel, ils traitĂšrent le gĂ©nĂ©ral comme il le mĂ©ritait ; et quand ils surent que lâEmpereur Ă©tait Ă Paris et que le roi Ă©tait parti, ils furent chez lui pour lui signifier de quitter le Puy, Ă lâinstant mĂȘme, parce que, une heure aprĂšs, ils ne rĂ©pondaient plus de son existence. Il partit immĂ©diatement, bien heureux dâen ĂȘtre quitte pour des menaces. Le jour quâon reçut la nouvelle que lâEmpereur Ă©tait arrivĂ© Ă Paris, jâallai Ă la prĂ©fecture avec mon frĂšre, pour voir notre aĂźnĂ©, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. Nous Ă©tions tous les deux en uniforme. PrĂšs dâentrer dans lâhĂŽtel, nous fĂ»mes assaillis par une multitude de misĂ©rables en haillons qui tombĂšrent sur nous aux cris de Vive lâEmpereur, Ă bas la cocarde blanche ! » et sans nous donner le temps de rĂ©pondre, nous bousculĂšrent, sâemparĂšrent de nos shakos, arrachĂšrent nos cocardes et nous couvrirent dâinjures. Mon frĂšre et moi, nous avions mis lâĂ©pĂ©e Ă la main pour nous dĂ©fendre, mais saisis en mĂȘme temps par derriĂšre, nous ne pĂ»mes en faire usage. La garde de la prĂ©fecture vint aussitĂŽt Ă notre secours, et nous dĂ©livra des mains de ces forcenĂ©s, qui auraient fini par nous Ă©charper. Mon Dieu, que jâĂ©tais en colĂšre ! Je pleurais de rage ! Je pris ma feuille de route, le lendemain, pour rejoindre Ă Brest le rĂ©giment. Ă Tours, Ă lâhĂŽtel oĂč nous descendĂźmes, nous avons trouvĂ© plusieurs officiers de lâancienne armĂ©e qui, Ă©tant entrĂ©s dans la Maison Rouge du roi, lâavaient accompagnĂ© jusquâĂ la frontiĂšre. Ils se plaignaient amĂšrement des mauvais procĂ©dĂ©s des troupes envoyĂ©es Ă la poursuite du roi, et quâils avaient rencontrĂ©es Ă leur retour. Nous achetĂąmes un tout petit bateau pour descendre la Loire jusquâĂ Nantes, et louĂąmes un homme pour la conduire. Il fallut ramer souvent et longtemps pour vaincre la rĂ©sistance du vent et Ă©viter les vagues qui Ă©taient trĂšs fortes. Jâavais plus de vingt ampoules aux mains quand je sortis du bateau. Nous le vendĂźmes plus quâil ne nous avait coĂ»tĂ©, et le produit du passage de trois Ă quatre personnes, que nous prĂźmes en route, nous couvrit de tous nos frais. Le voyage fut charmant pendant les deux premiers jours, et nous pĂ»mes voir sans fatigue, trĂšs en dĂ©tail, les rives tant vantĂ©es de la majestueuse Loire. Ă Quimpert-Corentin, mon chef de bataillon, qui y Ă©tait en garnison, nous chercha querelle, parce que nous avions encore sur nos croix dâhonneur lâeffigie dâHenri IV, lui qui, quelques mois auparavant, voulait mâenvoyer aux arrĂȘts parce que je nâavais pas fait changer lâeffigie de NapolĂ©on et remplacer lâaigle impĂ©riale par les fleurs de lis de lâancien rĂ©gime ! Ă Brest, oĂč nous arrivĂąmes le 18 mars, nos camarades nous accueillirent avec cet empressement, cette cordialitĂ© quâon ne trouve plus guĂšre que chez les militaires. Le colonel lui-mĂȘme nous invita Ă dĂźner, chose quâil ne faisait guĂšre et nous tĂ©moigna beaucoup dâamitiĂ©. Cela tenait en grande partie Ă ce que, pendant notre absence, il avait Ă©tĂ© excessivement mal pour les officiers. Ceux-ci, au retour de lâEmpereur, le dĂ©noncĂšrent et demandĂšrent son renvoi. Un capitaine se chargea de porter la pĂ©tition Ă Paris, et de la remettre en personne Ă lâEmpereur. Cette requĂȘte, contraire Ă la discipline et Ă la soumission envers un chef, fut envoyĂ©e au prĂ©sident dâune commission, chargĂ©e de purger lâarmĂ©e de tous les officiers, Ă©migrĂ©s ou autres, quâon y avait introduits depuis le retour des Bourbons. Ce gĂ©nĂ©ral, ami du colonel, ne donna pas suite Ă cette dĂ©nonciation, et renvoya le capitaine au rĂ©giment. Il fut mis aux arrĂȘts forcĂ©s, pour sâĂȘtre absentĂ© du corps sans permission. Les capitaines qui Ă©taient cause de sa punition se rĂ©unirent pour demander sa grĂące. CâĂ©tait audacieux, mais lâeffervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait sây attendre ; mais il sâen suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayĂ©s. Un capitaine accusa le colonel, aprĂšs bien dâautres reproches, dâĂȘtre un lĂąche, un voleur, un tigre Vous ĂȘtes un lĂąche, je vous ai vu fuir Ă Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme quâil spĂ©cifia ; un tigre, vous avez fait manger des nĂšgres par vos chiens Ă Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je lâai vu⊠» Le colonel Ă©couta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid, et nous renvoya en nous disant VoilĂ cependant oĂč conduit lâindiscipline ; mais je ne mâabaisserai pas Ă me justifier dâaussi atroces calomnies. » La Bretagne manifesta des symptĂŽmes dâinsurrection, en faveur des Bourbons, qui nĂ©cessitĂšrent un envoi de troupes dans le Morbihan. Deux cents hommes du 3Ăšme bataillon y furent envoyĂ©s, sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le gĂ©nĂ©ral nous envoya parcourir le dĂ©partement pour contenir les partis, surveiller les cĂŽtes, et peut-ĂȘtre aussi pour se dĂ©barrasser de nous, se mĂ©nageant dĂ©jĂ les moyens de se rĂ©concilier avec les Bourbons, dont la rentrĂ©e prochaine devait lui ĂȘtre connue. Pendant notre sĂ©jour Ă Morlaix, plusieurs agents des rĂ©publiques de lâAmĂ©rique mĂ©ridionale nous engagĂšrent, vu les circonstances malheureuses oĂč se trouvait la France, Ă aller servir dans leurs troupes. Les promesses Ă©taient avantageuses, mais elles ne sĂ©duisirent aucun de nous. LA DEUXIĂME RESTAURATION Quelques jours aprĂšs notre rentrĂ©e Ă Brest, le 8 juillet, on apprit officiellement, coup sur coup, lâentrĂ©e des ennemis de la France Ă Paris, le dĂ©part de NapolĂ©on et de lâarmĂ©e pour la rive gauche de la Loire, lâarrivĂ©e de Louis XVIII et de toute sa famille Ă Paris. Tous ces malheurs, suite inĂ©vitable du dĂ©sastre de Waterloo, nous accablĂšrent de douleur. Le 19 juillet, le gĂ©nĂ©ral commandant rĂ©unit tous les officiers de la garnison, pour nous engager Ă reprendre la cocarde blanche, et Ă faire acte dâadhĂ©sion au nouvel ordre des choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions, dans lâintĂ©rĂȘt de la France, qui Ă©tait gravement en danger, lâennemi ne demandant que la dĂ©sunion de lâarmĂ©e pour la morceler et lâanĂ©antir. Les officiers de la ligne baissĂšrent la tĂȘte, pour gĂ©mir sur tant de maux ; mais ceux des bataillons des gardes nationales des CĂŽtes-du-Nord refusĂšrent avec une violence extrĂȘme. Alors, aprĂšs bien des dĂ©bats tumultueux, un colonel dâĂ©tat-major sâĂ©cria Retirons-nous et faisons notre devoir de bons citoyens, en nous soumettant Ă ce que nous ne pouvons pas empĂȘcher ! Laissons cette minoritĂ© factieuse dans ses rĂȘves insensĂ©s et son impuissance ; sauvons Brest contre les Prussiens qui marchent sur la Bretagne, contre les Anglais qui voudraient nous voir en rĂ©bellion pour pouvoir prendre la ville et la dĂ©truire. » Les officiers se retirĂšrent avec leurs chefs pour dĂ©libĂ©rer de nouveau. Il fut convenu quâon se conformerait Ă ce que ferait lâarmĂ©e de la Loire. Chacun de nous prit cet engagement par Ă©crit, et le signa individuellement. Je fus chargĂ© de porter ces adhĂ©sions conditionnelles au gouverneur, qui ne voulut pas les accepter. Câest une escobarderie, me dit-il il faut dans notre mĂ©tier plus de franchise. Allez, mon cher capitaine, dire Ă vos camarades dâĂȘtre plus consĂ©quents et de se dĂ©clarer franchement pour ou contre le gouvernement des Bourbons. Dans une heure, jâannoncerai par le tĂ©lĂ©graphe la soumission entiĂšre de la garnison ou la rĂ©sistance de quelques corps. » De retour chez le major OâNeill, oĂč les officiers mâattendaient, je fis part de lâultimatum du gĂ©nĂ©ral. LĂ -dessus grands cris, vacarme⊠AprĂšs avoir bien exposĂ© la position des choses Ă tous mes camarades, je pris une feuille de papier oĂč jâĂ©crivis Je reconnais pour mon souverain lĂ©gitime Louis XVIII, et jure de le servir fidĂšlement. » ; et aprĂšs lâavoir signĂ©e, je la fis passer sous les yeux de quelques voisins qui la copiĂšrent. Une demi-heure aprĂšs, je les dĂ©posais toutes entre les mains du gouverneur qui fut fort satisfait. Le major OâNeill, excellent officier sous tous les rapports, sâĂ©tait tenu Ă lâĂ©cart, pour ne pas gĂȘner les officiers dans leur dĂ©termination. Le 20 juillet au matin, les canons de la place, des forts en mer et de la rade, saluĂšrent le nouveau drapeau et la cocarde blanche fut reprise. Lâagitation de la veille avait cessĂ©, et les gardes nationales avaient reçu lâordre de rentrer dans leurs foyers. Le gouverneur nous fit dire quâil comptait sur la bravoure et le dĂ©vouement des troupes de la garnison pour conserver Ă la France son plus riche matĂ©riel. Lâordonnance du 3 aoĂ»t, qui licenciait lâarmĂ©e, ne fut mise Ă exĂ©cution, en Bretagne, quâau dĂ©but dâoctobre, car on craignait le voisinage des Prussiens qui avaient pĂ©nĂ©trĂ© jusque dans le Morbihan. Le marĂ©chal de camp Fabre eut la mission de nous licencier. Mission douloureuse, pour un militaire qui aimait ses compagnons de gloire et son pays. Le 3 octobre, nous passĂąmes la derniĂšre revue comme 47Ăšme. Le lendemain 4, les derniers dĂ©bris de cette vaillante armĂ©e, qui pendant vingt-quatre annĂ©es avait rempli le monde de ses exploits et montrĂ© ses immortelles couleurs dans toutes les capitales de lâEurope, Ă©taient dissĂ©minĂ©s sur toutes les routes, le bĂąton Ă la main comme des pĂšlerins, demandant protection Ă ces ennemis que nous avions si souvent vaincus, plus gĂ©nĂ©reux que nos compatriotes qui traitaient de Brigands de la Loire ces nobles vĂ©tĂ©rans de la gloire, ces victimes de la trahison. Il y avait dans le port un chasse-marĂ©e en partance pour Bordeaux. Pour ne pas ĂȘtre obligĂ© de rencontrer sur ma route les oppresseurs de mon pays, les soutiens de ces nobles qui se vengeaient sur nous des vingt-cinq annĂ©es dâhumiliations que la RĂ©volution leur avait fait subir, jây pris passage avec deux officiers. LA TERREUR BLANCHE 12 octobre. â Le lendemain de mon arrivĂ©e Ă Bordeaux, je fus voir quelques connaissances que jâavais dans cette ville. Dans une maison, on me dit Nous sommes bons royalistes, mais nous ne voulons de mal Ă personne. Vous ĂȘtes probablement bonapartiste, nous vous engageons Ă vous assurer si vous nâavez rien de sĂ©ditieux dans vos malles, parce quâon est capable dâaller les visiter pendant votre absence, et Ă ne pas aller dans les cafĂ©s, crainte dâĂȘtre insultĂ©. Enfin dans votre intĂ©rĂȘt et pour votre sĂ»retĂ©, nous vous engageons Ă quitter la ville le plus tĂŽt possible. » CâĂ©tait une jeune femme de vingt ans qui me disait cela, les larmes aux yeux. Le soir, je fus au spectacle avec mes amis et un capitaine du 86Ăšme de ma connaissance. On chanta entre les deux piĂšces la fameuse cantate dont le refrain Ă©tait Vive le roi, vive la France, et le chant Ă la mode, vive Henri IV. Il fallut se lever de suite, et rester debout pendant tout le temps, et agiter son mouchoir blanc. Ă ne pas le faire, on aurait Ă©tĂ© jetĂ© des loges dans le parterre. Je nâai jamais entendu autant crier, hurler, vocifĂ©rer le cri de vive le roi, que dans cette infernale soirĂ©e. Ce nâĂ©tait pas un spectacle, mais bien un vrai pandĂ©monium oĂč tous les dĂ©mons de tous les sexes, de tous les Ăąges et de toutes les conditions, sâĂ©taient rĂ©unis pour exprimer des sentiments horribles. Peu de jours avant, les deux frĂšres Faucher, tous deux marĂ©chaux de camp, avaient Ă©tĂ© fusillĂ©s par les royalistes bordelais. La ville accusait les bonapartistes de leur avoir refusĂ© la franchise du port. Le matin du 14, je fis porter ma malle Ă la diligence de Clermont, et me dĂ©cidai Ă faire le voyage Ă pied. Mes compagnons suivaient une autre direction. Nous eĂ»mes un dĂ©jeuner dâadieu. Au cours de ce repas, un commis voyageur, ancien sous-officier du rĂ©giment, se permit de blĂąmer notre conduite, dâavoir suivi les drapeaux de lâusurpateur. Il sâensuivit une forte querelle, qui ne cessa que par la disparition du provocateur. Le maĂźtre de lâhĂŽtel, qui avait entendu cette discussion, nous dit Partez vite dans votre intĂ©rĂȘt, et sortez par la porte de derriĂšre. » On se dit adieu Ă la hĂąte, et lâon se sĂ©para. Dix minutes aprĂšs jâavais quittĂ© Bordeaux, passĂ© la Garonne en bateau, et cheminais tranquillement sur la route de Brannes, oĂč jâarrivai pour passer la nuit. Dans lâauberge, je fus pris pour le fils de la maison, qui Ă©tait aussi au service. Dâabord, je me prĂȘtai Ă cette plaisante erreur, mais quand elle devint plus sĂ©rieuse, je dus faire bien des efforts pour dĂ©sabuser ces braves gens, qui ne voulaient pas me croire. Je fus obligĂ©, pour les convaincre, de leur montrer ma feuille de route et de demander Ă me retirer dans ma chambre. Les pleurs de la vieille mĂšre me faisaient mal. Le 16 octobre, je trouvai Ă Bergerac, dans lâauberge oĂč je descendis, un capitaine de grenadiers du 47Ăšme, de mes meilleurs amis. Je demeurai lĂ , pour passer avec lui deux jours, dans une douce intimitĂ©. Ce capitaine, excellent officier et brave militaire, avait alors une certaine popularitĂ©, dans la partie de la France que lâennemi nâavait pas envahie. Il Ă©tait chantĂ©, louĂ©, applaudi par tous les Français qui ne voyaient pas dans nos ennemis des amis. Ce fut lui qui, Ă©tant de garde, Ă lâentrĂ©e du pont de Tours, du cĂŽtĂ© de la ville, le jour de la fĂȘte du roi de Prusse, fit coucher sur le pont toutes les dames de Tours qui Ă©taient allĂ©es cĂ©lĂ©brer cette fĂȘte dans les camps prussiens. AprĂšs la retraite, les barriĂšres des deux cĂŽtĂ©s furent fermĂ©es et tout ce qui se trouva entre fut condamnĂ© Ă y rester jusquâau lendemain matin. Les dames furent chansonnĂ©es, et le capitaine fĂ©licitĂ© par tous les gĂ©nĂ©raux dâavoir un peu vengĂ© lâinsulte quâon faisait Ă la France. Le 20 octobre, un pauvre diable avec qui jâavais voyagĂ© dans la journĂ©e du 17 et Ă qui jâavais payĂ© une bouteille de vin, sachant que je devais arriver, dans cette soirĂ©e, Ă Argentat, eut la gĂ©nĂ©rositĂ© de venir mâattendre sur la route pour me conduire Ă la meilleure auberge. Il Ă©tait dĂ©jĂ nuit, et jâĂ©tais horriblement fatiguĂ©, quand jây entrai. Ma lassitude, mon abattement, ma tenue assez mesquine, me firent sans doute prendre pour un des gĂ©nĂ©raux proscrits Ă cette Ă©poque de vengeance, car aussitĂŽt assis auprĂšs du feu, un monsieur sortit de lâauberge pour aller chercher les gendarmes et mâarrĂȘter. Je leur prĂ©sentai ma feuille de route ; ils ne voulurent pas la regarder. Ils me dirent de les suivre chez le maire ; je protestai contre cette maniĂšre de faire leur devoir ; ils persistĂšrent je dus obĂ©ir. Ce pauvre diable dont je viens de parler, et qui ne mâavait pas encore quittĂ©, me disait Ne vous fĂąchez pas, ne rĂ©sistez pas, ils vous mettraient en prison. » Conduit par eux, le peuple criait sur mon passage Vive le roi, Ă bas le brigand de la Loire ! Dix minutes aprĂšs, jâĂ©tais de retour Ă lâauberge, le maire ayant trouvĂ© mes papiers trĂšs en rĂšgle, et sâexcusant beaucoup dâavoir Ă©tĂ© contraint Ă cette mesure de police. Je fus me coucher sans rien prendre, tant la marche de la journĂ©e et mon arrestation de la soirĂ©e mâavaient accablĂ©. Le 21, Ă mon dĂ©part dâArgentat, je fus atteint par une forte pluie, qui ne me quitta point jusquâĂ mon arrivĂ©e Ă Pleau. Nâayant que ce que jâavais sur moi, je demandai du linge et des effets pour changer en attendant que les miens se sĂ©chassent, mais jâĂ©tais logĂ© dans une auberge oĂč il nây avait que des femmes ; je dus me servir dâune de leurs chemises, et passer le reste de la journĂ©e au lit, dans une chambre qui servait de salle Ă manger. CâĂ©tait jour de foire, le temps Ă©tait affreux ; jâeus nombreuse compagnie de forains. En passant par Pleau, jâavais le projet de traverser les hautes montagnes dâAuvergne pour abrĂ©ger ma route, mais je dus y renoncer, tous les montagnards me disaient que le passage, en cette saison, Ă©tait impraticable. Je dus alors chercher Ă atteindre Aurillac, dont je mâĂ©tais Ă©loignĂ© en me dirigeant sur Pleau. Jâarrivai Ă Aurillac, trop blessĂ© aux pieds pour pouvoir continuer de marcher, et jây attendis la diligence pour terminer mon voyage en voiture. Le 25 octobre, jâarrivai Ă Blesle, dans ma famille, bien satisfait de voir la fin de mon voyage. JâĂ©tais restĂ© vingt-deux jours en route, câĂ©tait beaucoup de temps et de fatigue ! Voyager Ă pied, seul, un bĂąton Ă la main, cela peut ĂȘtre charmant dans la belle saison et pour un amateur de pittoresque, mais pour un militaire, qui a passĂ© les dix plus belles annĂ©es de sa vie sur les grandes routes, cela nâa plus le mĂȘme attrait. Je ne fus pas enchantĂ© de ma fantaisie philosophique. Chez ma mĂšre, je trouvai une lettre du marĂ©chal de camp Romeuf, commandant le dĂ©partement de la Haute-Loire, qui me prĂ©venait que jâĂ©tais nommĂ© commandant provisoire de la lĂ©gion du dĂ©partement, et de me rendre Ă Brioude, ville non occupĂ©e par nos amis les ennemis ils nâavaient pas dĂ©passĂ© lâAllier, pour commander le noyau qui sây formait. Jâavais besoin de repos, je le pris jusquâau 4 novembre, tout flattĂ© que jâĂ©tais de la prĂ©fĂ©rence quâon mâavait donnĂ©e. Le 4 novembre, jâallai Ă Brioude, oĂč je trouvai une centaine dâhommes et lâordre de partir avec eux pour Craponne, oĂč je trouverais des instructions. Le 6, je me perdis dans les bois et les neiges des montagnes de la Chaise-Dieu, aussi hautes que sauvages. Heureusement que le maire de la Chaise-Dieu fit sonner les cloches, dont le son me guida. Le lendemain 7, jâarrivai de la Chaise-Dieu Ă Craponne. On avait rĂȘvĂ© que les gĂ©nĂ©raux proscrits sâĂ©taient cachĂ©s dans les environs. Ma mission Ă©tait de visiter tous les villages, de dĂ©sarmer les habitants, de battre les bois, de fouiller les montagnes et de me mettre en rapport avec les colonnes mobiles de la Loire et du Puy-de-DĂŽme. Je le fis par devoir, mais sans conviction ; assez ostensiblement pour quâon connĂ»t dâavance mes projets. Un jour, cette petite ville de Craponne ressembla Ă un quartier gĂ©nĂ©ral dâarmĂ©e. Les prĂ©fets de ces trois dĂ©partements et le gĂ©nĂ©ral comte de la Roche-Aymon, escortĂ©s de zĂ©lĂ©s royalistes Ă cheval et en riche uniforme, sây trouvĂšrent rĂ©unis pour se concerter sur les moyens dâarrĂȘter les projets rĂ©volutionnaires des bonapartistes, des libĂ©raux, des brigands de la Loire. La peur leur faisait voir partout des conspirateurs, mais ils ne faisaient rien pour calmer les populations irritĂ©es. Le 5 avril 1816, au Puy, un incident se produit. Quelques officiers, Ă lâhĂŽtel, proposent de boire Ă la santĂ© du roi. SoupçonnĂ© de nâavoir pas rĂ©pondu Ă cette invite avec assez dâempressement, BarrĂšs est dĂ©noncĂ© au colonel, puis au gĂ©nĂ©ral, puis au prĂ©fet qui dĂ©cident de le maintenir dans la lĂ©gion, mais de le rĂ©primander. Il fallait alors, Ă©crit-il, ĂȘtre chaud royaliste, chaud jusquâĂ lâextravagance. » Mes fonctions de commandant de place mâassujettissaient Ă bien des occupations puĂ©riles, Ă des courses de nuit, Ă des enquĂȘtes prĂ©paratoires, Ă des appels frĂ©quents chez le gĂ©nĂ©ral et le prĂ©fet. Ces messieurs voyaient partout des complots, des conspirations, des boutons Ă lâaigle, des cocardes tricolores, des signes de rĂ©bellion. CâĂ©tait Ă qui montrerait le plus de zĂšle et de dĂ©vouement pour la bonne cause. Un dimanche du mois de juillet 1816, le prĂ©fet, pour cĂ©lĂ©brer lâanniversaire de la rentrĂ©e des Bourbons Ă Paris, fit apporter, sur la plus grande place du Puy, tout le papier timbrĂ© Ă lâeffigie impĂ©riale, les sceaux des communes de la RĂ©publique et de lâEmpire, et un magnifique buste colossal en marbre blanc dâItalie de lâempereur NapolĂ©on, chef dâĆuvre du cĂ©lĂšbre statuaire Julien, qui lâavait offert lui-mĂȘme Ă ses ingrats et barbares compatriotes. Tout cela fut brĂ»lĂ©, mutilĂ©, brisĂ©, en prĂ©sence de la troupe et de la garde nationale sous les armes, des autoritĂ©s civiles, militaires, judiciaires, au bruit du canon, aux cris sauvages de Vive le roi ! ». Cet acte de vandalisme me brisa le cĆur.[4] Le 15 aoĂ»t 1816, nous reçûmes lâordre de partir pour Besançon. Ce fut comique. Le gĂ©nĂ©ral Romeuf nous accompagna, pour surveiller notre marche. La gendarmerie nous suivait derriĂšre, pour empĂȘcher la dĂ©sertion des soldats. Ă Yssingeaux, le comte de MoidiĂšre, notre lieutenant-colonel, proposa sĂ©rieusement aux commandants de compagnie de prendre aux soldats leur culotte, pour les empĂȘcher de partir la nuit, et de la leur rapporter le lendemain matin pour la route ! En vĂ©ritĂ©, ces gens-lĂ avaient perdu la tĂȘte. Ă notre arrivĂ©e Ă Besançon, nous vĂźmes les inspecteurs gĂ©nĂ©raux chargĂ©s dâachever notre organisation. Lâun dâeux Ă©tait un gĂ©nĂ©ral allemand, passĂ© au service de la France, le prince de Hohenlohe ! Leur premiĂšre opĂ©ration fut de dĂ©signer la moitiĂ© des officiers de tous grades pour aller en semestre forcĂ©. Je fus de ce nombre. On pense si cette mesure inique dĂ©plut Ă tous les officiers qui la subirent ! Pour mon compte, elle me contraria beaucoup, car je nâĂ©tais guĂšre dans ce moment en position de supporter les frais dâun voyage aussi inattendu. Je mâen retournai en Auvergne. J. â B. BarrĂšs poursuivi par la dĂ©nonciation qui lâaccuse dâavoir refusĂ© de boire Ă la santĂ© du roi est cependant nommĂ© capitaine de grenadier du 2Ăšme bataillon. En mars 1817, il va dâAuvergne rejoindre la lĂ©gion Ă Strasbourg et successivement en 1818 et 1819, il tient garnison au Puy, Ă Grenoble, et Ă Montlouis, prĂšs de la frontiĂšre espagnole. BARRĂS EST MIS EN DEMI-SOLDE Montlouis. â Le 15 octobre 1820, lâinspecteur gĂ©nĂ©ral, M. le marĂ©chal de camp VautrĂ©, commença ses opĂ©rations. Elles durĂšrent huit jours. Comme les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, je fus proposĂ© pour chef de bataillon et invitĂ© Ă dĂźner par lui. Je fus aussi proposĂ© pour la croix de Saint-Louis. Le 17 dĂ©cembre, le mĂȘme gĂ©nĂ©ral VautrĂ© revint. Ă son arrivĂ©e, il demanda si je lisais encore le Constitutionnel. Le colonel, commandant de la place rĂ©pondit Oui. » Il mentait. Il aurait dĂ» dire non et que depuis septembre lâabonnement Ă©tait expirĂ©. Il aurait dit la vĂ©ritĂ©. Il le savait bien, puisque nous le lisions ensemble lui, le colonel, un chef de bataillon et dix capitaines, mais il eut peur et se tut. Sur cette affirmation, le gĂ©nĂ©ral dit BarrĂšs paiera pour les autres. Je le faisais passer au 19Ăšme de ligne lĂ©gion de la Gironde, il ira en demi-solde. » Ce dialogue, je lâignorais. Il y eut un dĂźner. Tous les officiers Ă©taient tristes, parce quâon savait dĂ©jĂ les noms de plusieurs dâentre nous qui changeaient de corps ou Ă©taient renvoyĂ©s en demi-solde. JâĂ©tais de ce nombre. On me le laissa ignorer longtemps, mais enfin on finit par me lâapprendre. JâĂ©tais loin de penser quâune semblable mesure pĂ»t jamais mâatteindre. Jâavais rendu de si grands services ; ma conduite privĂ©e et militaire avait Ă©tĂ© si exempte de blĂąme, sous tous les rapports, que je restai confondu, anĂ©anti. Le lendemain, je voulus voir le gĂ©nĂ©ral ; il me fit dire de rester tranquille dans mon intĂ©rĂȘt. Ainsi jâĂ©tais condamnĂ© sans avoir Ă©tĂ© entendu. Je fus chez le colonel, qui eut lâair de me plaindre beaucoup. Chez le lieutenant-colonel, je trouvai plus de manifestation de regret et dâindignation. Mais comme je le connaissais faux, je ne me fis pas beaucoup dâillusion sur la sincĂ©ritĂ© de ses dĂ©monstrations. En voici une preuve lui ayant exprimĂ© lâinquiĂ©tude que jâavais que mon frĂšre, vicaire gĂ©nĂ©ral de lâarchevĂȘque de Bordeaux, pĂ»t croire que jâavais commis quelque acte dĂ©shonorant dans ma carriĂšre militaire, il lui Ă©crivit une lettre de quatre pages pour lui faire mon Ă©loge. Quinze jours aprĂšs, il rĂ©clama cette lettre. Heureusement que je trouvai dans lâexpression des regrets de la presque totalitĂ© de mes camarades, dans leur bonne affection, quelques consolations Ă ma profonde douleur. Ce qui mâaffligeait le plus dans cette brutale disgrĂące, câĂ©tait de voir que ce colonel qui, pendant cinq annĂ©es, mâavait comblĂ© de bons procĂ©dĂ©s, donnĂ© des preuves sincĂšres dâattachement, deux compagnies dâĂ©lite Ă commander, proposĂ© pour chef de bataillon et pour la croix de Saint-Louis, choisi entre tous mes camarades pour remplir des fonctions dans les conseils de guerre, dans les places, dans lâadministration, me sacrifiait pour complaire Ă un gĂ©nĂ©ral qui voulait donner la preuve de son dĂ©vouement aux Bourbons en sacrifiant lâexistence et lâavenir des anciens officiers, ses compagnons de lâEmpire. Le 25 dĂ©cembre, au matin, je fis mes adieux, le cĆur bien gros, les yeux pleins de larmes, Ă tous les officiers rĂ©unis. Ces derniers moments furent trĂšs touchants. Plusieurs mâaccompagnĂšrent jusquâĂ Prades. Ă Perpignan, le 27, je trouvai plusieurs de nos camarades du 1er bataillon, qui Ă©tait en garnison Ă Collioure depuis un mois, venus pour mâaccueillir. Pendant le dĂ©jeuner quâils mâoffraient, le gĂ©nĂ©ral VautrĂ© me fit demander. Je trouvai chez lui le colonel O-Mahony, qui me parut assez embarrassĂ©. Le gĂ©nĂ©ral me dit dâun air assez dĂ©gagĂ©, en mâabordant â Jâai appris avec surprise, mon cher capitaine, que vous Ă©tiez trĂšs chagrin de la mesure que jâavais prise Ă votre Ă©gard, et que je vous avais condamnĂ© sans vous avoir entendu ; ce qui pouvait vous faire croire que jâavais agi avec passion et dâaprĂšs des rapports qui mâauraient Ă©tĂ© faits contre vous, Ă mon arrivĂ©e, dans le but de vous nuire. DĂ©trompez-vous ; voici une note ministĂ©rielle oĂč votre nom figure avec plusieurs autres. Je pris connaissance de ce document, Ă©manĂ© du ministĂšre de la Guerre, qui portait en tĂȘte Noms des officiers sur lesquels on prendra des renseignements. â Eh bien ! mon gĂ©nĂ©ral, avez-vous pris des renseignements sur mon compte ? Il me dit que oui. Alors un dialogue trĂšs vif sâĂ©tablit entre lui et moi, oĂč je rĂ©futai victorieusement toutes les accusations quâil me portait. â Si jâĂ©tais seul avec vous, mon gĂ©nĂ©ral, vous pourriez ne pas me croire, mais le colonel est lĂ qui mâentend et qui peut dire si je mens. Ă chaque rĂ©ponse que je faisais je disais au colonel â Est-ce vrai ? Celui-ci Ă©tait bien forcĂ© de dire oui. Du reste, la principale accusation un peu sĂ©rieuse, câĂ©tait dâavoir Ă©tĂ© abonnĂ© au Constitutionnel. Mais quand je lui exposai que le colonel, un chef de bataillon et cinq ou six autres capitaines lâĂ©taient aussi, cela le dĂ©concerta et embarrassa beaucoup le colonel. Câest alors que je lui dis â Si jamais je suis rappelĂ© Ă faire partie de lâarmĂ©e et que je sois tuĂ© au service du roi, viendra-t-on demander sur mon cadavre si je lisais le Constitutionnel ou le Drapeau blanc. Il me rĂ©pondit vivement et comme entraĂźnĂ© par mon apostrophe â Je suis convaincu que les lecteurs du premier firent toujours mieux leur devoir que les lecteurs du second. Une autre fois je lui dis â Comment se fait-il, mon gĂ©nĂ©ral, que vous mâayez proposĂ© pour chef de bataillon, il y a deux mois, et que je ne sois pas mĂȘme bon aujourdâhui Ă servir dans lâarmĂ©e ? â Cela est vrai, mais alors je ne savais pas que vous fussiez un libĂ©ral. Il me fit lire les notes quâil mâavait donnĂ©es Ă cette Ă©poque, en me disant â Vous voyez que vous Ă©tiez bien dans mon esprit et que vous lâĂȘtes encore, car je vous donne ma parole dâhonneur quâavant quâil soit vingt jours vous serez replacĂ©. Je sortis satisfait, moins de ce que jâavais lâespoir dâĂȘtre rĂ©intĂ©grĂ© dans mon grade, que dâavoir prouvĂ© que jâavais Ă©tĂ© calomniĂ©, mal jugĂ© et abandonnĂ© par mon protecteur naturel. Une heure aprĂšs, je montais en voiture pour Montpellier. Tous les officiers qui mâavaient invitĂ© Ă dĂ©jeuner mâaccompagnĂšrent jusquâau bureau de la voiture. Le capitaine, aprĂšs mâavoir embrassĂ© avec toute lâeffusion dâun cĆur chaud et aimant, et sitĂŽt que je fus hors de vue, se rendit chez le gĂ©nĂ©ral. Il y trouva lâaide de camp qui demanda aprĂšs moi. Il lui dit que jâĂ©tais parti. â Ah ! mon Dieu ! tant pis, le gĂ©nĂ©ral vient de le placer au 15Ăšme rĂ©giment dâinfanterie lĂ©gĂšre. â Câest bien, dit le bouillant GuinguenĂ©, dans trois heures, je vous le ramĂšnerai. Il fut Ă la poste aux chevaux, en monta un et se faisant prĂ©cĂ©der dâun postillon, il dit Ventre Ă terre jusquâĂ la rencontre de la voiture qui vient de partir. » Deux heures aprĂšs, il Ă©tait Ă la portiĂšre de ma voiture, oĂč il me dit Descendez, jâai ordre de vous ramener Ă Perpignan. » AbsorbĂ© dans mes douloureuses rĂ©flexions, je crus rĂȘver quand je le vis auprĂšs de moi. AprĂšs quelques explications, je montai derriĂšre le postillon et nous galopĂąmes vers la ville. Le contentement que jâĂ©prouvai de ce retour Ă une meilleure apprĂ©ciation de ma conduite militaire et privĂ©e Ă©tait bien loin dâĂ©galer la peine que jâavais ressentie en apprenant la fatale injustice, mais je triomphais un peu de mes lĂąches dĂ©nonciateurs. Nous Ă©tions prĂšs de Salus quand je fus sommĂ© de descendre de voiture. Le temps Ă©tait affreux ; la pluie tombait Ă torrent, en sorte que quand nous arrivĂąmes Ă Perpignan nous Ă©tions horriblement mouillĂ©s et crottĂ©s. MalgrĂ© cela nous descendĂźmes de cheval Ă la porte du gĂ©nĂ©ral et montĂąmes chez lui. En me voyant, il vint Ă moi, me serra cordialement la main, en me disant â Vous voyez que je ne garde pas toujours rancune. Une inclination fut ma seule rĂ©ponse. Il me dit ensuite â Vous pourrez partir quand vous voudrez pour PĂ©rigueux oĂč est le 15Ăšme lĂ©ger, jâai dĂ©jĂ donnĂ© avis de votre admission. Jâobservai quâil me serait pĂ©nible dâarriver au rĂ©giment avant que lâorganisation y fut faite, ma prĂ©sence devant ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă ceux qui pourraient se trouver dans la position oĂč jâĂ©tais il y a quelques jours. â Rassurez-vous, me rĂ©pondit-il, vous ne dĂ©placez personne, vous remplacez un officier qui demande sa retraite, et ceux qui doivent partir le sont dĂ©jĂ . Du reste vous rejoindrez quand vous voudrez, je vous donnerai une autorisation pour cela. CHEZ LâARCHEVĂQUE DE BORDEAUX BarrĂšs se met en route vers PĂ©rigueux, et sâarrĂȘte pendant le trajet, Ă Bordeaux, pour voir son frĂšre. Ă Agen, trois voyageurs montĂšrent dans la diligence, lâun trĂšs partisan du magnĂ©tisme, un autre trĂšs versĂ© dans la littĂ©rature anglaise, et enthousiaste de Lord Byron et de Walter Scott, dont jâentendais parler pour la premiĂšre fois, et le troisiĂšme, un rĂ©dacteur en chef dâun journal libĂ©ral de Bordeaux, qui sâĂ©tait rendu Ă Agen pour prier le prĂ©fet de ne pas lui faire lâhonneur de composer un jury exprĂšs pour lui, vu quâil se contenterait de celui qui serait chargĂ© de juger les assassins et les voleurs. Il Ă©tait poursuivi pour dĂ©lit de presse, pour avoir demandĂ© la dĂ©molition de la fameuse colonne du 12 mars qui Ă©tait une insulte Ă la France. La conversation trĂšs spirituelle de ces trois hommes me fit supporter agrĂ©ablement lâennui dâun long sĂ©jour en lourde diligence. AprĂšs avoir pris un logement, je fus Ă lâarchevĂȘchĂ© voir mon frĂšre aĂźnĂ©, vicaire gĂ©nĂ©ral. Il avait Ă©tĂ© successivement Ă©lĂšve de lâĂcole normale et professeur de littĂ©rature Ă lâĂcole centrale. Sous lâEmpire, il avait Ă©tĂ© deux fois candidat au Corps lĂ©gislatif, et chevalier de la LĂ©gion dâhonneur. En 1817, alors quâil Ă©tait secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la prĂ©fecture du Puy, il sâĂ©tait dĂ©goĂ»tĂ© du monde, et Ă©tait allĂ© se rĂ©fugier dans un sĂ©minaire pour y prendre les ordres. Il me prĂ©senta Ă lâarchevĂȘque. Ce bon vieillard, aussi respectable par ses vertus que par son grand Ăąge, exigea de moi, comme un devoir qui mâĂ©tait imposĂ©, dâaller dĂźner tous les jours chez lui, tant que je resterais Ă Bordeaux. Câest ce que je fis. Ă table, il ne voulut pas quâon parlĂąt mĂ©tier, malgrĂ© les cinq ou six prĂȘtres qui sây trouvaient habituellement. Il fallait lui parler guerre, batailles, et autres rĂ©cits de ce genre. Il nâadmettait pas que dâautres que moi lui versassent Ă boire. Enfin ce saint homme, comme on lâappelait dans la maison, me fit promettre, aprĂšs mâavoir donnĂ© sa bĂ©nĂ©diction, que dans les beaux jours du printemps je reviendrais le voir et que jâirais habiter sa belle maison de campagne qui lui avait Ă©tĂ© donnĂ©e par lâEmpereur NapolĂ©on. Il me dit que quand il fut nommĂ© chevalier du Saint-Esprit, on avait voulu lui faire quitter sa croix dâofficier de la LĂ©gion dâhonneur, dont il Ă©tait toujours dĂ©corĂ©, mais quâil sây Ă©tait refusĂ© en disant que celui qui la lui avait donnĂ©e savait bien ce quâil faisait. Pendant les quatre jours que je restai dans cette ville, je fus tous les soirs au spectacle, oĂč je vis jouer plusieurs opĂ©ras nouveaux, qui me firent dâautant plus de plaisir que jâen Ă©tais privĂ© depuis longtemps et quâils Ă©taient bien reprĂ©sentĂ©s. Dans les Voitures versĂ©es, musique de Boieldieu, il y a une scĂšne oĂč trois jeunes femmes en grande toilette se trouvent rĂ©unies. Elles avaient chacune une couronne, lâune bleue, la deuxiĂšme blanche et la troisiĂšme rouge, et placĂ©es dans cet ordre. Quand elles parurent, elles furent applaudies. En 1815, les actrices et leurs admirateurs auraient Ă©tĂ© mangĂ©s vifs, câest le mot, car je ne pouvais pas me rappeler sans effroi la soirĂ©e que jây avais passĂ©e Ă cette Ă©poque. Quel changement en si peu dâannĂ©es ! AprĂšs le spectacle, jâallais passer le reste de ma soirĂ©e avec des chanoines. On y buvait dâexcellent vin de Bordeaux, et on y causait fort gaiement. Jâeus le plaisir de visiter dans tous les dĂ©tails un bateau Ă vapeur, le premier que je voyais et nouvellement construit. De Grenoble oĂč il assiste, le 24 aoĂ»t 1822, Ă une grande cĂ©rĂ©monie militaire et civile pour la translation des cendres de Bayard, BarrĂšs revient, en 1823, tenir garnison Ă Paris. Le 3 juillet, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă Monsieur, comte dâArtois, et Ă Mme la duchesse de Berry, prĂšs de laquelle Ă©tait le duc de Bordeaux. Le lendemain, 4, le roi nous reçut. Le 15 aoĂ»t, nous bordĂąmes la haie sur le quai de la CitĂ© quai NapolĂ©on pour le passage de la procession du vĆu de Louis XIII, oĂč se trouvaient Monsieur et les princesses de la famille royale. Le 25 aoĂ»t, je fus reçu chevalier de Saint-Louis par le colonel PerrĂ©gaux, et immĂ©diatement aprĂšs nous allĂąmes prĂ©senter nos hommages Ă Louis XVIII, Ă lâoccasion de la fĂȘte. Tous les officiers de la garde royale, de la garnison et de la garde nationale, se rĂ©unirent dans la grande galerie du Louvre avant de dĂ©filer devant le trĂŽne. Le roi, affaissĂ© par lâĂąge et la maladie, la tĂȘte pendante sur ses genoux, ne voyait ni ne regardait rien. CâĂ©tait un cadavre, devant lequel on passa sans sâarrĂȘter. Il Ă©tait entourĂ© dâune cour splendide, par la richesse des costumes, la variĂ©tĂ© des couleurs, la beautĂ© des broderies, la multitude et lâĂ©clat des dĂ©corations. Nous pĂ»mes croire quâavant peu de jours nous assisterions Ă des funĂ©railles royales. Elles nâeurent lieu pourtant que lâannĂ©e suivante. SĂ©jour dans le Nord, Ă Dunkerque, Lille, Gravelines. Au camp de Saint-Omer, des grandes manĆuvres permettent Ă BarrĂšs de faire apprĂ©cier lâinstruction et la tenue de ses troupes. PremiĂšre tentative faite pour Ă©tablir une communication directe entre Dunkerque et la cĂŽte anglaise par bateaux Ă vapeur lâentreprise ne rĂ©ussit pas, faute de passagers. Rencontre de deux officiers anglais qui avaient gardĂ© NapolĂ©on Ă Sainte-HĂ©lĂšne. Tout ce quâils me racontaient me navrait de douleur et mâattachait Ă eux, en mĂȘme temps que je les maudissais dâavoir contribuĂ© pour leur part Ă river ses fers. » BarrĂšs a lâoccasion de passer en Belgique, Ă Ypres, avec ses camarades, en uniforme. Nous fĂ»mes saluĂ©s avec respect par tous les habitants que nous rencontrĂąmes et engagĂ©s Ă dĂ©jeuner. Ils nous prouvĂšrent quâils se rappelaient quâils avaient Ă©tĂ© Français du grand peuple. » De lĂ , il est envoyĂ© Ă Nancy, oĂč lâattendait lâĂ©vĂ©nement qui allait transformer sa vie. DE SAINT-OMER Ă NANCY LES DANSES DE SAINT-MIHIEL Le voyage de Saint-Omer Ă Nancy fut trĂšs agrĂ©able. Il Ă©tait facile de voir la tournure militaire de nos hommes, Ă lâaplomb de leur marche, que nous sortions dâune Ă©cole un peu rude le camp de Saint-Omer, mais favorable Ă la discipline, Ă la tenue et au dĂ©veloppement des forces physiques. Partis de Saint-Omer, le 28 septembre, nous passĂąmes par Arras, Cambrai, Landrecies, Avesnes, Hirson, Charleville. Ă Sedan, je dĂźnai chez la sĆur dâun de mes meilleurs amis, Mme de Montagnac, la mĂšre du brave et infortunĂ©, lieutenant-colonel du 15Ăšme lĂ©ger qui, plus tard, en Afrique, victime dâune infĂąme trahison, devait succomber avec tous les hommes quâil commandait. Le 15 octobre, ayant dĂ©passĂ© Verdun, nous arrivions Ă Saint-Mihiel. La soirĂ©e de ce jour, qui se trouvait un dimanche, Ă©tant fort belle et illuminĂ©e par un admirable clair de lune, toute la population dansante de la ville Ă©tait rĂ©unie sur les places et carrefours pour rondier. Il y avait, dans ces bals improvisĂ©s en plein air, tant de gaietĂ© et dâentrain, et dans les airs quâon y chantait quelque chose de si mĂ©lodieux, que je pris un plaisir infini Ă les regarder. La joie de cette bonne jeunesse me rĂ©jouissait lâĂąme, et me faisait me rappeler que, moi aussi, jâavais Ă©tĂ© jeune. Si je ne dansai pas, du moins je partageai le bonheur de ceux qui me causaient dâaussi douces Ă©motions. Je ne me retirai quâaprĂšs que les chants eurent cessĂ©. Le surlendemain, 17 octobre, nous arrivĂąmes Ă Nancy, oĂč jâĂ©tais dĂ©jĂ passĂ© le 5 fĂ©vrier 1806, en revenant dâAusterlitz. SĂJOUR Ă NANCY Nous allions demeurer dix-huit mois Ă Nancy. Câest la garnison la plus agrĂ©able et une des meilleures de France. Les femmes de Nancy sont citĂ©es pour leur bon goĂ»t, la recherche dans la composition de leurs toilettes, et lâart de les bien porter. Avant de passer Ă un fait personnel, je veux tout de suite noter comment, le 9 novembre 1827, le rĂ©giment prit les armes pour assister Ă la translation des restes des ducs de Lorraine, dont les nombreux tombeaux avaient Ă©tĂ© violĂ©s et dispersĂ©s pendant la tourmente rĂ©volutionnaire. Ces poudreux dĂ©bris avaient Ă©tĂ© jetĂ©s dans une fosse dâun des cimetiĂšres de la ville. Ils furent recueillis avec soin et portĂ©s Ă la cathĂ©drale, oĂč ils reçurent les honneurs dus Ă leur rang et Ă leur mĂ©moire. Une chapelle ardente y prĂ©sentait un aspect imposant, aussi curieux par lâĂ©clat des tentures et des lumiĂšres que par son caractĂšre religieux. Tous les officiers de la garnison, le gĂ©nĂ©ral Ă leur tĂȘte, furent jeter de lâeau bĂ©nite sur les cercueils et les urnes, qui contenaient les cendres de ces princes lorrains, dont quelques uns avaient joui dâune grande cĂ©lĂ©britĂ©. Le lendemain, la translation fut solennelle, majestueuse, aussi religieuse que militaire. Le roi de France, lâempereur dâAutriche sây Ă©taient fait reprĂ©senter. La foule Ă©tait immense et recueillie. Dans la chapelle Ronde ou ducale, disposĂ©e pour recevoir les dĂ©bris de tant de grandeurs, on avait envoyĂ© de Paris les tentures qui avaient servi aux obsĂšques de Louis XVIII. Je nâavais rien vu jusquâalors qui pĂ»t ĂȘtre comparĂ© Ă la magnificence et Ă la majestĂ© de cette dĂ©coration. Cette chapelle Ronde, rĂ©parĂ©e et embellie, est celle des anciens ducs, dont le vieux palais existe encore et sert maintenant de caserne Ă la gendarmerie. Un caveau construit exprĂšs pour recevoir tous les ossements, et des monuments Ă©levĂ©s pour perpĂ©tuer la mĂ©moire des plus illustres princes de cette cĂ©lĂšbre maison de Lorraine, font de cette chapelle, dĂ©jĂ remarquable par son architecture, un lieu plein de vĂ©nĂ©ration. Un discours ou sermon de lâĂ©vĂȘque Forbin-Janson, dirigĂ© contre la RĂ©volution et la philosophie, termina mal cette pompeuse cĂ©rĂ©monie. Il fut vivement censurĂ©, parce quâil Ă©tait indigne dâun chrĂ©tien et dâun homme qui est censĂ© avoir de lâesprit et du jugement. Câest en grande partie la cause des disgrĂąces que lâĂ©vĂȘque eut Ă subir, aprĂšs la RĂ©volution de juillet. ChassĂ© de son diocĂšse par le peuple, il est mort sans en avoir repris possession, la prudence nâayant pas permis au gouvernement de lây autoriser, car la haine quâon lui portait demeurait toujours vivace. CâĂ©tait la quatriĂšme cĂ©rĂ©monie de ce genre oĂč jâĂ©tais acteur et tĂ©moin depuis quelques annĂ©es deux Ă Grenoble pour le connĂ©table de LesdiguiĂšres et Bayard, et la troisiĂšme Ă Cambrai pour tous les archevĂȘques de cette ville et particuliĂšrement pour les prĂ©cieux restes de FĂ©nelon, qui furent trouvĂ©s sous le parvis de lâancienne cathĂ©drale, quand on voulut en faire une place publique. MON MARIAGE Le jour mĂȘme de mon arrivĂ©e Ă Nancy, je fis la rencontre dâun de mes anciens camarades des vĂ©lites dâĂcouen, que je nâavais plus revu depuis que jâavais quittĂ© la garde impĂ©riale au commencement de 1808. Ce vĂ©lite Ă©tait capitaine dâinfanterie chargĂ© du recrutement du dĂ©partement de la Meurthe. Se faire un joyeux accueil Ă©tait trop naturel Ă deux militaires qui avaient vĂ©cu de la mĂȘme vie, pendant plus de trois annĂ©es. PrĂ©sentĂ© par lui, dĂšs le lendemain, Ă sa jeune femme et Ă sa nouvelle famille, je fus accueilli avec cordialitĂ©, et traitĂ© par la suite comme un ami quâon Ă©tait heureux de revoir. Dans le courant de lâhiver, il me proposa dâaller le printemps Ă Charmes, petite ville des Vosges, pour faire connaissance de sa grandâmĂšre par sa femme. Je ne pensais guĂšre alors que ce petit voyage, dans un pays qui mâĂ©tait aussi inconnu que la personne que jâallais voir, et fait autant par complaisance que par goĂ»t, me donnerait une Ă©pouse ; que mon ami deviendrait mon cousin, sa belle-mĂšre ma tante, et que sa grandâmĂšre serait aussi la mienne au mĂȘme titre. Câest ainsi que souvent les choses les plus futiles deviennent, par lâeffet du hasard, des Ă©vĂ©nements trĂšs importants dans la vie, et quâon sâengage dans des affaires desquelles on se serait Ă©loignĂ© peut-ĂȘtre, si on avait pu les prĂ©voir. 14 avril 1827. â La veille de PĂąques jâarrivai donc chez ma future grandâmĂšre qui mâaccueillit parfaitement. Je le fus de mĂȘme par ses enfants et ses petits-enfants qui habitaient cette ville, câest-Ă -dire poliment, aucun motif ne devant les engager Ă faire plus, puisque jâĂ©tais Ă©tranger pour eux, et sans rapprochement de position. Cependant une circonstance bizarre fit que je fus un peu considĂ©rĂ© comme Ă©tant de la famille, câest que deux frĂšres des personnes prĂšs desquelles je me trouvais, avaient Ă©tĂ© vĂ©lites. La niĂšce dâun de ces vĂ©lites Ă©tait une jeune fille dont les bonnes maniĂšres, lâagrĂ©ment et un Ăąge assez en rapport avec le mien, me firent impression. Huit jours restĂ© dans cette ville et une frĂ©quentation journaliĂšre mâamenĂšrent Ă penser Ă ce qui mâavait le moins occupĂ© jusquâalors, au mariage. Jâen parlai Ă mon ami, qui approuva mon projet de demande, et ensuite, Ă ma rentrĂ©e Ă Nancy, Ă sa belle-mĂšre, qui me fit espĂ©rer que mes vĆux pourraient ĂȘtre favorablement accueillis. Bref, aprĂšs quelques lettres Ă©crites, dont une par mon excellent colonel, je fus autorisĂ© Ă me prĂ©senter. Jâarrivai le 9 mai, je fis la demande le 10, et grĂące aux personnes qui sâintĂ©ressaient Ă mon succĂšs, toutes les difficultĂ©s furent aplanies, les arrangements convenus, et le jour du mariage, fixĂ© au 3 juillet. DĂšs ce moment, je songeai sĂ©rieusement aux engagements que jâallais prendre, aux obligations que ma nouvelle situation devait mâimposer, aux dĂ©marches Ă faire pour obtenir toutes les piĂšces qui mâĂ©taient nĂ©cessaires. Je fis plusieurs voyages Ă Charmes, pour faire ma cour et me faire connaĂźtre de celle qui devait devenir ma compagne. Je fus une fois la prendre, pour lâaccompagner Ă Nancy, avec sa mĂšre, pour les emplettes dâusage. Enfin, le 30 juin, je quittai mes camarades de pension pour ne plus manger avec eux. 3 juillet. â CĂ©lĂ©bration de mon mariage avec Marie-Reine Barbier. â Je nâai jamais trouvĂ© le temps aussi long que depuis le jour oĂč je fus admis Ă prĂ©senter mes hommages jusquâĂ la date qui scella mon bonheur. Ătre lâĂ©poux de la femme quâon recherche, sentir pour la premiĂšre fois trembler sa main dans la vĂŽtre, penser que des liens sacrĂ©s et doux vous unissent Ă jamais, quand on a le pressentiment que ces chaĂźnes quâon sâimpose seront lĂ©gĂšres Ă porter, câest un beau jour de la vie, câest ce que je considĂ©rai comme devant faire mon bonheur. Le colonel et le capitaine Chardron assistĂšrent Ă mon mariage, qui fut cĂ©lĂ©brĂ© avec dignitĂ© et convenance. Aucun membre de ma famille nây assista Ă cause de lâĂ©loignement. Le 6 juillet, nous fĂ»mes en famille chez un des oncles maternels de ma femme, maĂźtre de forges prĂšs de Rambervillers et qui par la suite allait ĂȘtre dĂ©putĂ© des Vosges, M. Gouvernel. Le 8, nous Ă©tions de retour ; le 11, nous partĂźmes pour Nancy oĂč nous entrĂąmes Ă notre grande satisfaction dans notre petit mĂ©nage. Peu de semaines aprĂšs, quelques symptĂŽmes pleins dâespĂ©rance nous annoncĂšrent que notre union prospĂ©rait et quâun nouveau gage de la meilleure des Ă©pouses viendrait bĂ©nir les liens qui nous unissaient. BientĂŽt et comme pour sceller son bonheur, BarrĂšs reçoit, Ă Nancy, la nouvelle dâun avancement depuis longtemps attendu Le dimanche 18 novembre, au moment oĂč lâon allait dĂ©filer, aprĂšs une revue du marĂ©chal de camp commandant le dĂ©partement, le colonel reçut une lettre de M. OâNeill qui lui annonçait que jâĂ©tais nommĂ© chef de bataillon, Ă la date du 14 novembre, pour le 3Ăšme bataillon quâon allait organiser. Cette agrĂ©able nouvelle me fut communiquĂ©e immĂ©diatement, ainsi quâĂ ma femme, qui se trouvait sur la place CarriĂšre oĂč la troupe Ă©tait rĂ©unie. Les compliments qui lui furent faits en cette occasion et la joie quâelle en Ă©prouva doublĂšrent la mienne. CâĂ©tait beaucoup dâĂȘtre nommĂ© chef de bataillon, de lâĂȘtre au choix, â jâĂ©tais le centiĂšme capitaine dâinfanterie au 1er janvier 1827, â et dans son rĂ©giment, de nâavoir pas Ă faire de nouvelles connaissances, ni Ă changer dâuniforme, et surtout de ne point voyager dans un moment oĂč ma femme ne le pouvait pas. Enfin je continuais Ă servir sous les ordres du colonel PerrĂ©gaux, dont jâavais tant Ă me louer depuis 1813, et je ne quittais pas une ville que jâaffectionnais pour son agrĂ©ment et son voisinage de Charmes. Pendant le mois de dĂ©cembre, je mâĂ©quipai, je reçus des visites, des sĂ©rĂ©nades, et donnai un grand dĂźner Ă la majeure partie des officiers. Tout cela, y compris lâachat dâun beau cheval de selle, me coĂ»ta beaucoup dâargent, mais je ne le regrettai pas il me semblait que je ne pouvais payer trop cher lâavantage et la satisfaction de mon nouveau grade. Quel changement dans ma position ! quelle diffĂ©rence dans le service ! Cependant, le 10 avril 1828, le rĂ©giment partait pour Lyon. Mme BarrĂšs, restĂ©e Ă Charmes, met au monde, le 12 mai, un fils, qui reçoit les prĂ©noms de Joseph Auguste. Au moment oĂč il arrive, BarrĂšs trouve sa femme gravement malade dâune inflammation du rein droit elle put ĂȘtre sauvĂ©e, mais resta dans un Ă©tat de faiblesse des plus inquiĂ©tants. Le dĂ©but de 1829 lui apporte une nouvelle tristesse il a la douleur, le 28 janvier, dâapprendre la mort de sa mĂšre, dĂ©cĂ©dĂ©e Ă Blesle Ă lâĂąge de soixante-dix-sept ans. Il se rend auprĂšs des siens et passe quelques jours auprĂšs de sa sĆur, Ă Ă©voquer les temps insoucieux de lâenfance. La tombe sâest fermĂ©e, dit-il, sur mes bons parents, et la mienne ne sera pas prĂšs de la leur. Dâautres destinĂ©es, dâautres devoirs ont fixĂ© ma place ailleurs. » En mai 1829, le rĂ©giment est de nouveau envoyĂ© Ă Paris. Ce ne fut pas sans une bien vive et parfaite satisfaction que je me vis Ă©tabli Ă Paris pour une bonne annĂ©e au moins. Je commençais Ă me fatiguer des voyages et Ă mâennuyer des routes, et puis je voyais la possibilitĂ© de conduire ma femme Ă Paris, aprĂšs la saison des eaux quâelle devait aller prendre en Ă©tĂ©. CâĂ©tait pour nous deux une joie dâenfant de lui faire visiter ce beau Paris, quâelle dĂ©sirait tant connaĂźtre. CHARLES X Le 31 mai 1829, je me rendis Ă Saint-Cloud, avec tous les officiers supĂ©rieurs, pour faire notre cour au roi et Ă la famille royale. PrĂ©sentĂ©s dâabord Ă Mme la Dauphine par le colonel, nous le fĂ»mes ensuite Ă Mgr le Dauphin qui, en entendant prononcer mon nom, se rappela mâavoir proposĂ© pour chef de bataillon deux ans auparavant et mâadressa la parole. Je ne mâattendais pas Ă tant dâhonneur. RĂ©unis ensuite dans la grande galerie du palais pour attendre le roi, nous y restĂąmes pour entendre la messe, ou plutĂŽt pour causer, nâayant pu pĂ©nĂ©trer dans la chapelle, qui est peu spacieuse. AprĂšs la messe, le roi se promena longtemps dans la galerie, adressant la parole Ă tous ceux qui lui prĂ©sentaient leurs hommages, avec beaucoup de grĂące et dâamĂ©nitĂ©. Cette prĂ©sentation me fit grand plaisir, car depuis longtemps je nâavais vu autant de dignitaires, ou de personnages cĂ©lĂšbres. CâĂ©taient les ministres, les marĂ©chaux, des pairs, des dĂ©putĂ©s, des ambassadeurs, des gĂ©nĂ©raux. Les courtisans Ă©taient nombreux, lâassemblĂ©e Ă©clatante de broderies, de plaques, de cordons, de diamants. Dans cette belle galerie, on Ă©tait mĂȘlĂ©, confondu, chacun jouant son rĂŽle, guettant un regard du maĂźtre et cherchant Ă lâapprocher de plus prĂšs, pour se faire voir ou demander quelque faveur. PlacĂ© dans un des angles, hors du tourbillon des grands et des admirateurs passionnĂ©s de la puissance souveraine, je pus observer Ă loisir ce magnifique ensemble des grandeurs du jour, chercher Ă connaĂźtre tous ces illustres personnages, et me faire une idĂ©e de lâĂ©clat des cours. Je ne vis rien de grand ni de distinguĂ© dans les maniĂšres du duc dâAngoulĂȘme, rien de bon dans les yeux ni les traits de Mme la Dauphine. Quand Ă Charles X, il me fit lâeffet dâun vieillard vert encore, qui inspire du respect, mais dont la figure annonce quelque chose de commun. Ce cĂ©lĂšbre palais de Saint-Cloud me fit ressouvenir quâautrefois jây avais montĂ© la garde, en ma qualitĂ© de chasseur vĂ©lite, que jây avais vu une cour jeune, brillante, pleine de vigueur et dâespĂ©rance. Il y avait bien encore des hommes de cette Ă©poque Ă la cour de Charles X, mais ce nâĂ©tait plus que lâombre de ces grands caractĂšres, de ces valeureux officiers, si cĂ©lĂšbres par leurs grandes actions de guerre. La gloire avait fait place Ă lâhypocrisie dĂ©vote, les cĂ©lĂ©britĂ©s de lâEmpire aux petits hommes de lâĂ©migration, et les grandes actions de NapolĂ©on aux intrigues dâun gouvernement mal assis. Le soir, je fus au Théùtre Français voir jouer Henri III, drame en cinq actes dâAlexandre Dumas. CâĂ©tait la piĂšce Ă la mode, le triomphe des romantiques. MalgrĂ© le beau talent des acteurs, le luxe des dĂ©corations et la vĂ©ritĂ© des costumes, je jugeai la piĂšce bien au-dessous de sa haute rĂ©putation. Du moins je nây trouvai pas ces grandes Ă©motions que jâavais Ă©prouvĂ©es, autrefois, aux piĂšces de Corneille et de Racine. Mlle Mars, comme Ă son ordinaire, Ă©lectrisa tous les spectateurs. 7 juin. â Je vais aux Tuileries voir la procession des chevaliers du Saint-Esprit, le jour de la PentecĂŽte, fĂȘte de lâOrdre. Les chevaliers en manteaux de soie verte, richement brodĂ©s, chapeaux Ă la Henri IV, tuniques, culottes et bas de soie blancs, collier au cou, sortirent des grands appartements, deux Ă deux, pour se rendre Ă la chapelle, et revinrent de mĂȘme dans la salle du trĂŽne. Le roi Ă©tait le dernier. Je ne pus entrer dans la chapelle pour voir les rĂ©ceptions quâon y fit, les portes Ă©tant fermĂ©es aprĂšs lâentrĂ©e des chevaliers. Ă la sortie, me trouvant dans le premier salon qui suit celui des marĂ©chaux, le roi mâadressa la parole sur le sĂ©jour du rĂ©giment Ă Paris. Cette promenade cĂ©rĂ©monieuse, plus curieuse encore quâimposante, mâintĂ©ressa cependant, parce quâelle me mit en position de connaĂźtre un foule de grands personnages, cĂ©lĂšbres tant par leur illustration propre, que par leur naissance, leurs titres, leurs fonctions et les services quâils ont rendu Ă lâĂtat, et beaucoup dâanciens Ă©migrĂ©s. Je vis lĂ , pour la premiĂšre fois, toute la famille du duc dâOrlĂ©ans. Un court voyage Ă Charmes, auprĂšs de sa femme, dont lâĂ©tat de santĂ©, aprĂšs une amĂ©lioration passagĂšre, est redevenu alarmant, permet Ă BarrĂšs de voir son fils qui commence Ă jaser et marcher ». Câest Ă peine si la grĂące de lâenfant suffit Ă apporter quelque trĂȘve Ă ses inquiĂ©tudes grandissantes. Il revient Ă Paris, en juillet, aprĂšs une absence de vingt jours. 8 aoĂ»t. â Murmures, inquiĂ©tudes dans Paris sur lâannonce quâun changement de ministĂšre aurait lieu dans la journĂ©e, et que le prince de Polignac serait nommĂ© prĂ©sident du Conseil. Cette nouvelle dâun ministĂšre congrĂ©ganiste et contre-rĂ©volutionnaire frappait de stupeur tous les amis de nos institutions constitutionnelles. Ayant Ă leur tĂȘte le comte Coutard, commandant la 1Ăšre division, tous les officiers de la garnison allĂšrent faire une visite officielle Ă M. le ministre de la Guerre, le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte de Bourbon. Je trouvai le ministre embarrassĂ©, peut-ĂȘtre honteux de se voir le chef dâune armĂ©e française, lui qui avait abandonnĂ©, quelques jours avant la dĂ©sastreuse bataille de Waterloo, lâarmĂ©e qui fut vaincue dans cette funeste journĂ©e, malheur et deuil de la France. Le poids de cette trahison devait lui peser sur le cĆur comme un remords, si, comme il fut dit dans les salons du ministĂšre, des gĂ©nĂ©raux refusĂšrent de prendre la main quâil prĂ©sentait. 15 aoĂ»t. â Je prends le commandement de deux cent cinquante hommes dâĂ©lite du rĂ©giment, pour aller border la haie, sur une partie du quai de la CitĂ©, jusquâĂ la porte de la MĂ©tropole, Ă lâoccasion de la procession du VĆu de Louis XIII. Ă quatre heures, le roi, le dauphin, la dauphine et la cour passĂšrent Ă pied dans nos rangs, escortĂ©s par les gardes du corps Ă pied du roi les Cent Suisses. Le cortĂšge Ă©tait beau, mais simple. Aucuns cris dâallĂ©gresse et dâhommages ne se firent entendre sur le passage du roi. Les cĆurs Ă©taient glacĂ©s, les visages froids et mornes, depuis lâavĂšnement du ministĂšre Polignac. UNE SĂANCE DE LâACADĂMIE FRANĂAISE 25 aoĂ»t. â SĂ©ance publique et solennelle de lâAcadĂ©mie française. Avant de mây rendre, je fus Ă Saint-Germain-lâAuxerrois entendre le panĂ©gyrique de Saint-Louis, prononcĂ© devant les membres de lâAcadĂ©mie, suivant lâancien usage. Peu dâimmortels, et guĂšre plus dâauditeurs. Ni lâĂ©loge, ni lâorateur ne firent dâeffet. Ă une heure, jâentrais dans la salle des sĂ©ances publiques de lâInstitut. Me trouvant un des premiers, je pus choisir ma place. La salle peu vaste me parut bien distribuĂ©e, dĂ©corĂ©e avec goĂ»t et simplicitĂ©. On nây est admis que par billets, quâon doit demander plusieurs jours Ă lâavance. Câest habituellement lâĂ©lite du grand monde, les savants français et Ă©trangers, et quelques Ă©tudiants studieux qui composent lâauditoire. Dans les nombreuses piĂšces qui prĂ©cĂšdent la salle, sont les statues en marbre de nos grands poĂštes et prosateurs, historiens et philosophes, orateurs et savants. Jây remarquai celle de La Fontaine, ouvrage de Julien du Puy, mon compatriote et lâami de mon frĂšre. Ă deux heures, la salle et les tribunes Ă©taient combles ; il nây avait plus de places pour les derniers arrivĂ©s. Ă deux heures et demie, M. Cuvier, directeur en exercice, ouvrit la sĂ©ance. La premiĂšre lecture fut faite par M. Andrieux, secrĂ©taire perpĂ©tuel, et le discours pour la distribution des prix de vertu par le prĂ©sident, le baron Cuvier. La piĂšce de vers qui avait remportĂ© le prix fut lue par M. Lemercier, avec une verve, une chaleur qui doublĂšrent le mĂ©rite de la composition. Le sujet du concours Ă©tait la dĂ©couverte de lâimprimerie. Beaucoup de vers furent vigoureusement applaudis, surtout ceux qui avaient trait Ă la libertĂ© de la presse, et aux dangers quâelle pouvait courir sous un gouvernement ennemi des lumiĂšres. Quand le poĂšte laurĂ©at, M. LegouvĂ©, fils de lâacadĂ©micien dĂ©cĂ©dĂ©, auteur de la Mort dâAbel et du MĂ©rite des femmes, se prĂ©senta au bureau pour recevoir la mĂ©daille dâor, son nom fut couvert par de nombreux applaudissements. Je remarquai, sur les banquettes destinĂ©es aux membres de lâInstitut, MM. de Lally-Tollendal, BarbĂ©-Marbois, Chaptal, Arago, de SĂ©gur, Casimir Delavigne, etc., et dans la salle ou les tribunes, le dernier prĂ©sident du Directoire, le vĂ©nĂ©rable Gohier, le prĂ©sident du Consistoire M. Marron, Mlle LĂ©ontine Fay, etc. Je regrettai de ne pas mâĂȘtre trouvĂ© prĂšs de quelquâun qui connĂ»t bien les acadĂ©miciens et les personnages distinguĂ©s, prĂ©sents Ă cette rĂ©union, pour me les dĂ©signer par leurs noms. Ă quatre heures et demie, on sortit. Je passai dans cette cĂ©lĂšbre enceinte un instant de la journĂ©e fort agrĂ©ablement. 30 aoĂ»t. â Je suis allĂ© cet aprĂšs-midi, dans le faubourg Saint-Antoine, visiter le propriĂ©taire de la maison chez qui je loge. Je mây suis rencontrĂ© avec un jeune Russe, un capitaine aux grenadiers Ă cheval de la garde royale, du nom dâEspinay Saint-Luc, et quelques autres personnes. On vint Ă parler du passage des Balkans par les Russes et de leur marche triomphale sur Constantinople. Le jeune Russe, plein dâenthousiasme, cĂ©lĂ©brait avec chaleur la bravoure de ses compatriotes. Le capitaine dĂ©fendait les Turcs, et dĂ©plorait amĂšrement la triste position oĂč allait se trouver le sultan Mahmoud. On lui demanda Ă la fin quel intĂ©rĂȘt il pouvait porter Ă ce monarque, pour le plaindre si vivement. Il rĂ©pondit, les larmes aux yeux Mahmoud est mon cousin germain. Sa mĂšre et la mienne Ă©taient sĆurs. » AprĂšs cette extraordinaire confidence, qui nous surprit tous, on se tut. En effet, la mĂšre du sultan Ă©tait une demoiselle dâEspinay Saint-Luc. Elle avait Ă©tĂ© prise par des corsaires algĂ©riens, vers 1786, Ă©tant ĂągĂ©e de trois ans. 31 aoĂ»t. â Je vais au théùtre de lâOpĂ©ra Comique, salle Ventadour, nouvellement construit, et que je ne connaissais pas encore. Une salle superbe. On jouait la Dame Blanche et Marie, opĂ©ras que jâavais dĂ©jĂ vus en province, mais que jâentendis de nouveau avec plaisir. Ce fut la derniĂšre fois que je fus au spectacle ; je nâeus plus envie plus tard dây retourner, ni de prendre aucun autre plaisir ni distraction de ce genre. Câest Ă cette Ă©poque que BarrĂšs va Ă©prouver la plus grande douleur de sa vie sa femme qui, aprĂšs sa cure de PlombiĂšres, Ă©tait venue le rejoindre Ă Paris, subit une grave opĂ©ration, pratiquĂ©e le 4 octobre par le docteur Piollet, sur les conseils de Dupuytren. La lĂ©gĂšre amĂ©lioration qui suivit permit un instant dâespĂ©rer la guĂ©rison. BarrĂšs put reprendre son service. DANS LA PLAINE DE GRENELLE 29 octobre. Revue par le roi des troupes de la garnison et des environs de Paris, dans la plaine de Grenelle. Toute la troupe de ligne Ă©tait placĂ©e en premiĂšre ligne, lâinfanterie de la garde en deuxiĂšme ligne. Toute la cavalerie, ligne et garde, Ă©tait aussi sur deux lignes, derriĂšre lâinfanterie. Enfin la belle artillerie de la garde Ă©tait sur les flancs, dans les intervalles et en rĂ©serve. Notre premier bataillon, en tirailleurs, couvrait le front de la bataille qui faisait face Ă la Seine. Mon bataillon Ă©tait Ă sa place de bataille, Ă la gauche de la premiĂšre ligne. On comptait en tout seize bataillons dâinfanterie et quatre rĂ©giments de cavalerie. Lâemplacement et lâordre de bataille dĂ©terminĂ©s, on attendit dans cette position lâarrivĂ©e du roi. Ă une heure, le canon, les musiques, les fanfares et les tambours annoncĂšrent son approche. Il passa successivement devant le front de bandiĂšre des quatre lignes, prĂ©cĂ©dĂ© et suivi dâun Ă©tat-major innombrable, brillant, riche de broderies et de dĂ©corations. Dans une calĂšche, Ă la suite du roi, Ă©taient la dauphine, la duchesse de Berry, Mlle de Berry et le duc de Bordeaux. Dans une autre, qui suivait de prĂšs la premiĂšre, se trouvaient les princesses dâOrlĂ©ans. Le duc dâOrlĂ©ans, en costume de colonel gĂ©nĂ©ral des hussards, et ses deux fils aĂźnĂ©s, les ducs de Chartres et de Nemours, entouraient le dauphin, le chef de lâĂtat. AprĂšs quelques passages des lignes, aprĂšs des feux, en avançant et en retraite, on se disposa Ă exĂ©cuter la fameuse manĆuvre de Wagram, lorsque lâarmĂ©e dâItalie, sous les commandements du prince EugĂšne et de Macdonald, alors simple gĂ©nĂ©ral de division, enfonça le centre de lâarmĂ©e autrichienne et dĂ©cida de la victoire. Ce grand mouvement stratĂ©gique terminĂ©, on dĂ©fila, la gauche en tĂȘte. Par mon rang dans lâordre de bataille, je me mis en marche, le premier, et ouvris le dĂ©filĂ©. Lâaffluence des curieux Ă©tait prodigieuse, on ne voyait que des tĂȘtes dans cette vaste plaine de Grenelle. Tout y fut beau, superbe, majestueux, comme le temps qui concourut Ă cette brillante revue. La raretĂ© des cris de Vive le roi ! » dut faire sentir Ă Charles X que le ministĂšre Polignac Ă©tait odieux Ă la nation. Le marĂ©chal Macdonald, duc de Tarente, major gĂ©nĂ©ral de la garde, commandait et dirigeait les divers mouvements, qui furent tous exĂ©cutĂ©s avec prĂ©cision et ensemble. Mme BarrĂšs sâĂ©teignait, le 25 novembre, en pleine jeunesse, veillĂ©e par son mari jusquâau dernier moment. Les obsĂšques furent cĂ©lĂ©brĂ©es Ă Saint-Jacques-du-Haut-Pas. La seule consolation de BarrĂšs, câest sa tendresse pour le jeune fils en qui il est assurĂ© de trouver un jour un ami pour lui rappeler les mĂ©rites de celle qui lui restera chĂšre Ă tous jamais ». AprĂšs une quarantaine de jours passĂ©s Ă Charmes, il est de retour Ă Paris en janvier 1830. 31 mai. â Je vais au Palais Royal voir lâillumination du palais et du jardin, prĂ©parĂ©e Ă lâoccasion de la fĂȘte que donnait le duc dâOrlĂ©ans au roi de Naples, son beau-frĂšre, et Ă la cour de France. Les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment y Ă©taient invitĂ©s, quelques uns y furent, mais je mâen abstins, dâabord Ă cause de ma position, et ensuite parce quâil fallait se mettre en bas de soie, culotte blanche, boucle en or, dĂ©pense que je ne me souciais pas de faire pour un ou deux bals de la cour oĂč jâaurais pu aller. DĂšs la nuit arrivĂ©e, le jardin et la grande cour du palais se trouvĂšrent pleins de curieux, et en si grand nombre quâon ne pouvait plus guĂšre circuler, et malgrĂ© cela, la foule grossissait Ă vue dâĆil. Je pensai que, si je ne me retirai pas de bonne heure, je ne le pourrais bientĂŽt plus sans de trĂšs grandes difficultĂ©s. Cette foule dâhommes de tous les rangs, mais surtout de jeunes gens et dâouvriers, lâagitation tumultueuse, lâinquiĂ©tude quâon voyait sur beaucoup de figures et surtout chez les marchands des galeries, qui fermaient en hĂąte leur boutique, tous ces symptĂŽmes dâĂ©meutes et de troubles me dĂ©terminĂšrent Ă quitter une enceinte embrasĂ©e de tous les feux de la discorde. Je sortis un peu aprĂšs neuf heures, comme Charles X y arrivait en grand appareil, avec assez de difficultĂ©, mais sans incident. Quand je sus le lendemain quâon sây Ă©tait ruĂ©, quâon y avait brĂ»lĂ© toutes les chaises du jardin, dĂ©truit les clĂŽtures des parterres, brisĂ© les fleurs, en criant Ă bas Polignac ! Ă bas les ministres ! Vive le duc dâOrlĂ©ans ! » je me fĂ©licitai bien sincĂšrement de ne mâĂȘtre pas trouvĂ© dans cette orageuse bagarre. 27 juin. â CâĂ©tait un dimanche. Je fus Ă Saint-Cloud, dans la calĂšche du colonel, faire notre cour au roi, et aux membres de la famille royale. Mme la comtesse de Bourmont, Ă©pouse du gĂ©nĂ©ral en chef de lâexpĂ©dition dâAlger, reçut les compliments du roi et de la famille royale, sur les succĂšs de son mari et lâheureux dĂ©but de la campagne. Lâempressement devint alors plus grand autour dâelle. 11 juillet. â Un Te Deum solennel fut chantĂ© Ă Notre-Dame, en prĂ©sence du roi, de la cour et de tous les grands dignitaires de la couronne et du royaume, en action de grĂąces pour la prise dâAlger, qui avait eu lieu le 5, et dont la nouvelle avait Ă©tĂ© apprise Ă Paris, la veille, dans la journĂ©e. NâĂ©tant pas de service pour border la haie sur le passage de Sa MajestĂ©, je me rendis Ă la mĂ©tropole. En moins de vingt-quatre heures, lâĂ©glise avait Ă©tĂ© magnifiquement tendue. La cĂ©rĂ©monie fut majestueuse, la musique et les chants pleins de suavitĂ©. Il y avait beaucoup de monde, et lâon nâentrait que par billet ou en uniforme. Eh bien ! malgrĂ© lâimportance du succĂšs, malgrĂ© les lauriers que venait de remporter notre belle et brave armĂ©e dâAfrique, il nây eut point de cris dâallĂ©gresse. Sur le passage du roi, dans cette foule du parvis de Notre-Dame, dans les rues traversĂ©es par cette Ă©clatante escorte, point de preuves dâenthousiasme ni de sympathie. Le roi fut reçu Ă la porte de lâĂ©glise par lâarchevĂȘque, qui prononça un discours, amĂšrement censurĂ© le lendemain par toute la presse libĂ©rale. Ce discours fut cause du sac de lâarchevĂȘchĂ©, moins de trois semaines aprĂšs. Charles X, placĂ© sous un dais, fut conduit Ă sa place par tout le chapitre, ayant autour de lui les princes de la maison dâOrlĂ©ans, les ministres, les marĂ©chaux, et ses grands officiers. Pendant quâon chantait lâhymne par laquelle on remerciait le ciel du triomphe quâon venait de remporter en AlgĂ©rie, je me rappelai, comme un glorieux souvenir pour moi, que jâavais vu, dans cette mĂȘme enceinte sacrĂ©e, une cĂ©rĂ©monie encore plus grandiose, plus sublime, le couronnement de lâempereur NapolĂ©on par un pape, entourĂ© de lâĂ©lite de la nation française dâalors. Vingt-six annĂ©es sâĂ©taient Ă©coulĂ©es, depuis cette grande Ă©poque impĂ©riale. Le maĂźtre du monde, lâhomme du destin, le vainqueur des rois avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ© deux fois, en moins de dix ans de rĂšgne, et Ă©tait mort dans lâexil, sur un affreux rocher au milieu de lâocĂ©an. Qui mâaurait dit que ce vĂ©nĂ©rable souverain que jâavais sous les yeux, prosternĂ© Ă dix pas de moi, au pied des autels, enivrĂ© dâhommages et entourĂ© dâun profond respect, qui paraissait si puissant et si fort, serait, Ă vingt jours de lĂ , chassĂ© de son palais, et obligĂ© pour la troisiĂšme fois de quitter la France, quâune de ses armĂ©es venait dâillustrer, et de reprendre le chemin de la terre dâexil ! Ă vicissitudes humaines, combien vos coups sont imprĂ©vus et frappent de haut ! Les priĂšres terminĂ©es, le roi fut reconduit avec le mĂȘme cĂ©rĂ©monial, et la famille dâOrlĂ©ans, lâayant accompagnĂ© jusquâĂ la porte, sortit par une autre issue pour monter en voiture. Quand le grand maĂźtre des cĂ©rĂ©monies, M. le marquis de Dreux-BrĂ©zĂ©, que je connaissais un peu, me dit, en me touchant lâĂ©paule avec son bĂąton dâĂ©bĂšne Mon cher commandant, faites place Ă M. le duc dâOrlĂ©ans », quâil reconduisait jusquâĂ ses voitures, il ne pensait pas plus que moi que câĂ©tait pour son futur souverain quâil rĂ©clamait le passage libre. 21 juillet. â Je vais Ă lâobservatoire royal, pour assister Ă lâouverture du cours dâastronomie fait par M. Arago. Son frĂšre, capitaine dâartillerie de ma connaissance, voulait bien me conduire. Ce cours public, destinĂ© aux gens du monde, promettait dâoffrir un grand intĂ©rĂȘt. Je me proposais de suivre trĂšs exactement les leçons du grand astronome, afin de satisfaire ainsi un goĂ»t trĂšs prononcĂ© pour cette difficile et sublime science, mais les Ă©vĂ©nements politiques qui survinrent quelques jours aprĂšs arrĂȘtĂšrent, dĂšs son dĂ©but, les bonnes intentions du professeur et celles dâun de ses plus zĂ©lĂ©s auditeurs. 25 juillet. â Tous les officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment se rendirent Ă Saint-Cloud, pour voir le dauphin, Ă qui le colonel avait une grĂące Ă demander pour la veuve dâun capitaine du rĂ©giment on lui refusait une pension, parce quâelle ne pouvait pas justifier quâelle Ă©tait lĂ©gitimement mariĂ©e, le mariage ayant Ă©tĂ© fait en pays Ă©tranger. Notre prĂ©sentation terminĂ©e, nous nous rendĂźmes dans la galerie dâApollon, pour attendre le roi et entendre la messe. RestĂ© dans la galerie, je causai avec plusieurs gĂ©nĂ©raux et officiers de ma connaissance. Il nây avait chez personne ni agitation, ni inquiĂ©tude, malgrĂ© que les nouvelles des dĂ©partements fussent dĂ©favorables au ministĂšre. Si la figure des courtisans Ă©tait assombrie, si de nombreux apartĂ©s annonçaient des prĂ©occupations, le visage du roi Ă©tait dâune placiditĂ© remarquable. Il causait, comme Ă son ordinaire, avec les personnes quâon lui prĂ©sentait, sans que rien indiquĂąt sur ses traits calmes une grande rĂ©solution prise. Il sâentretint assez longtemps avec lâHospodar de Moldavie, qui, dit-on, lui exprimait ses vĆux pour quâil pĂ»t vaincre la rĂ©sistance quâon apportait Ă ses intentions conciliatrices, et Ă qui il rĂ©pondait On y a songĂ©. » Quoi quâil en soit, ce fut en rentrant dans son cabinet, Ă lâissue de cette rĂ©ception, que les fatales ordonnances de juillet furent signĂ©es, fatales pour lui et sa famille surtout. Ce fut la derniĂšre messe que jâentendis Ă Paris, et la derniĂšre visite que je fis aux Bourbons de la branche aĂźnĂ©e. LA RĂVOLUTION DE 1830 LES ORDONNANCES 26 juillet. â DĂšs le matin de ce grand jour, le rĂ©giment prit les armes pour passer la revue administrative de M. le baron de Joinville, intendant militaire de la premiĂšre division, et se rendit Ă cet effet dans lâenclos du collĂšge Henri IV, derriĂšre le PanthĂ©on. Ă dix heures, la troupe Ă©tait rentrĂ©e dans ses quartiers, et les officiers dans leurs logements, sans quâaucun bruit fĂ»t parvenu Ă nos oreilles sur ce qui agitait dĂ©jĂ Paris. Ă onze heures, jâignorais encore complĂštement que la capitale Ă©tait en Ă©moi et que jâĂ©tais sur un volcan qui devait renverser un trĂŽne, dont jâĂ©tais appelĂ© Ă devenir un des dĂ©fenseurs. Un violent coup de sonnette me tira de cette tranquillitĂ© dâesprit. CâĂ©tait mon colonel qui venait mâannoncer les foudroyantes nouvelles du Moniteur officiel la publication de plusieurs ordonnances royales, dĂ©truisant la libertĂ© de la presse, annihilant divers articles de la Charte constitutionnelle, du Code civil et du Code dâinstruction criminelle, annulant les lois Ă©lectorales votĂ©es par les pouvoirs lĂ©gislatifs, supprimant les garanties accordĂ©es Ă la libertĂ© individuelle et dissolvant la Chambre des dĂ©putĂ©s. Je fus glacĂ© dâĂ©pouvante Ă cette Ă©numĂ©ration odieuse et Ă lâidĂ©e des malheurs qui allaient se rĂ©pandre sur notre France. Il semblait, par la douloureuse impression que jâen ressentis, que je pressentisse dĂ©jĂ la majeure partie des sinistres Ă©vĂ©nements qui allaient suivre. Le colonel me dit en se retirant Il y aura aujourdâhui du bruit dans Paris. Demain, on tirera des coups de fusil pour protester contre ce coup dâĂtat et le faire avorter, sâil est possible. » Je sortis pour tĂącher de lire le Moniteur ; je ne pus y parvenir ; on se lâarrachait, on faisait queue dans les cabinets pour lâavoir Ă son tour. Des groupes nombreux, dans les rues, causaient avec animation ; les places se remplissaient de jeunes gens, qui parlaient haut et se concertaient dĂ©jĂ pour rĂ©sister Ă la tyrannie menaçante. Les figures Ă©taient tristes, concentrĂ©es ; une grande agitation se manifestait chez tous les individus qui sâabordaient. AprĂšs avoir longtemps parcouru divers quartiers de Paris, pour Ă©tudier lâopinion publique, et ĂȘtre sorti de dĂźner, je fus me promener dans le jardin du Luxembourg. Lâaffluence y Ă©tait beaucoup plus grande que de coutume. LâĂ©vĂ©nement du jour faisait le sujet de toutes les conversations. Jâentendis des prĂȘtres qui disaient, en parlant de Charles X Le voilĂ donc maĂźtre, roi absolu ! Dieu lâa inspirĂ© ! » Les insensĂ©s ! JâĂ©tais indignĂ©, je me retirai de bonne heure, le cĆur navrĂ© et livrĂ© Ă de bien pĂ©nibles rĂ©flexions. LES TROIS GLORIEUSES â 27 JUILLET Ă mon rĂ©veil, jâappris quâil y avait eu, le soir, au Palais-Royal et dans les rues environnantes, un grand tumulte et des attroupements trĂšs considĂ©rables on prĂ©ludait. Ă trois heures et demie du matin, je montai Ă cheval, pour me rendre au Champ de Mars, oĂč le rĂ©giment devait sâexercer pour son instruction ordinaire. Au premier repos, le colonel rĂ©unit les officiers autour de lui pour leur parler de ce qui prĂ©occupait si vivement les esprits. Il leur dit quâils seraient dans les choses possibles que le rĂ©giment fut appelĂ© Ă prendre les armes, dans la journĂ©e, pour maintenir lâordre et dissiper les attroupements. Si cela arrive, je recommande Ă tout le monde, chefs et soldats, beaucoup de prudence, du sang-froid et de lâindiffĂ©rence pour les provocations, injures et menaces qui pourraient vous ĂȘtre faites. Ne prenez en aucun cas lâinitiative, attendez lâattaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous dĂ©fendrez. » Avant la fin de lâexercice, la place fit demander un piquet de deux cents hommes et prĂ©venir les officiers de ne pas sâĂ©carter de leurs logements. Lâorage rĂ©volutionnaire commençait Ă gronder. Tout annonçait quâil Ă©claterait dans la soirĂ©e. Les officiers Ă©taient pensifs ; on osait Ă peine se communiquer les inquiĂ©tudes quâon Ă©prouvait, tant la gravitĂ© des Ă©vĂ©nements causait dâapprĂ©hensions. Un trĂšs petit nombre approuvait les ordonnances, la grande majoritĂ© les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et lĂ©gales. Cruelle et affligeante position ! Un peu avant cinq heures du soir, lâordre fut donnĂ© de se trouver Ă six heures, le 1er bataillon, commandant BarthĂ©lemy, et lâĂ©tat-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3Ăšme, commandant Maillard, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2Ăšme le mien, sur la place du PanthĂ©on, avec un fort dĂ©tachement sur la place de lâĂcole-de-MĂ©decine. Je devais, avec une partie de mon bataillon on mâavait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres, maintenir lâordre dans ce quartier populeux quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau, contenir les Ăcoles polytechniques, de droit et de mĂ©decine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-PĂ©lagie, et protĂ©ger lâhĂŽpital militaire du Val-de-GrĂące. Mes instructions portaient que je devais, par de fortes et frĂ©quentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les Ă©tablissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui Ă©taient sur la Seine. CâĂ©tait beaucoup plus que je nâaurais pu faire, mĂȘme avec dix fois plus de monde ; aussi, aprĂšs plusieurs courses dans lâintĂ©rieur de lâespace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma dĂ©fense aux alentours de la place du PanthĂ©on, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes, en cas dâattaque imprĂ©vue et de surprise prĂ©parĂ©e sous des prĂ©textes de bon accord. Soixante cartouches furent donnĂ©es Ă chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir les patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs lâusage quâil devaient en faire, et la conduite quâils devaient tenir dans la position critique oĂč ils pourraient souvent se trouver. Au dĂ©but de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements dâhommes de tout rang et de tout Ăąge se prĂ©sentĂšrent Ă lâentrĂ©e de la place en criant Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraĂźtre, car ils voyaient bien que jâĂ©tais inexpugnable de la position que jâoccupai sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-HonorĂ©, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient criaient avec des voix stridentes Aux armes ! on Ă©gorge vos frĂšres, vos amis, Polignac veut vous rendre esclaves, etc. » Des hommes, des femmes, descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premiĂšres victimes dâune rĂ©volution qui commençait sous de sinistres auspices. Lâagitation Ă©tait extrĂȘme, des cris dâindignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la prĂ©sence de la troupe comprimait encore lâĂ©lan des masses, ou plutĂŽt leur moment dâagir avec vigueur nâĂ©tait pas arrivĂ©. Dans ce quartier retirĂ©, le silence rĂšgne de bonne heure. Les boutiques avaient Ă©tĂ© fermĂ©es longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du roi et des membres de la famille royale avaient Ă©tĂ© effacĂ©s des enseignes, et les Ă©cussons aux fleurs de lis, arrachĂ©s et brisĂ©s. Mais des Ă©vĂ©nements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succĂ©der rapidement. La guerre civile Ă©tait commencĂ©e la troupe Ă©tait aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignĂ©e. Quel serrement de cĆur jâĂ©prouvai quand jâentendis les premiĂšres dĂ©tonations ! Mon Dieu, quâelles me firent mal ! CâĂ©tait la guerre entre Français, au sein du royaume, peut-ĂȘtre de grands massacres et la perte de tous nos droits civils et politiques. La situation des officiers qui ne partageaient pas les opinions des ultra-monarchistes, des Ă©migrĂ©s et des prĂȘtres Ă©tait vraiment Ă plaindre. Donner la mort ou la recevoir, pour une cause anti-nationale, quâon dĂ©fendait Ă regret, câĂ©tait affreux, et cependant le devoir lâexigeait. AprĂšs dix heures, tous les rĂ©verbĂšres furent brisĂ©s autour de nous, et il nây eut que ceux de la place du PanthĂ©on qui demeurĂšrent intacts. Ă onze heures, tout Ă©tait tranquille. Je fis cesser les patrouilles et rentrer les dĂ©tachements placĂ©s en diffĂ©rents lieux. Une partie de mes communications Ă©taient interrompues ; pour les rĂ©tablir, il aurait fallu employer la force ; je mây opposai. Mon but et mes instructions Ă©taient de maintenir lâordre, et non pas dâirriter cette partie de la population qui avait montrĂ©, jusquâalors, beaucoup de prudence et de modĂ©ration. Un peu avant deux heures, je reçus lâordre de faire rentrer ma troupe dans la caserne de Mouffetard. Les hommes Ă©taient horriblement fatiguĂ©s. Ainsi se termina cette premiĂšre soirĂ©e qui, si elle fut orageuse, du moins ne fut pas ensanglantĂ©e. 28 JUILLET Ă huit heures du matin, lâordre arriva de prendre les armes, et de rĂ©cupĂ©rer les emplacements de la veille. Ă neuf heures, je pris position sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, et envoyai des postes Ă tous les dĂ©bouchĂ©s de la place. Je voulus aussi Ă©tendre mon influence sur dâautres points Ă©loignĂ©s, mais lâinsurrection faisait tant de progrĂšs, les intentions devenaient si hostiles, que je dus, pour ne pas exposer inutilement la vie de mes hommes, renfermer mon action dĂ©fensive au terrain que jâoccupais. Peu dâheures aprĂšs, les bandes insurrectionnelles devinrent plus nombreuses, plus arrogantes, plus hideuses, en quelque sorte, par leur monstrueuse composition. Elles Ă©taient toutes armĂ©es de fusils dâinfanterie, ou de chasse, quâon avait pris dans les dĂ©pĂŽts de la garde nationale, aux mairies, ou chez les sergents-majors, qui les conservaient depuis le licenciement en 1827 ; dâautres provenaient de la troupe, quâon avait dĂ©sarmĂ©e dans les postes, ou des pillages exĂ©cutĂ©s chez les armuriers de Paris. Ceux qui nâavaient pas de fusils Ă©taient armĂ©s de pistolets, sabres, fleurets dĂ©mouchetĂ©s, haches, faux, fourches ou bĂątons ferrĂ©s. Des drapeaux, noirs ou tricolores, apparaissaient avec des inscriptions incendiaires. Des vocifĂ©rations, des provocations, des menaces, des cris sinistres, se faisaient entendre dans toutes les directions, mais toujours Ă des distances respectueuses de la troupe. Calme et majestueuse dans sa force contenue, celle-ci laissait passer, sans sâĂ©mouvoir, ces flots populaires qui ne cessaient de crier Ă bas la garde, Ă bas les gendarmes, Ă bas le roi, Ă bas les Bourbons, Ă bas les ministres ! » et puis aprĂšs Vive la Charte, la RĂ©publique, la Ligne ! » selon quâils Ă©taient dirigĂ©s par des hommes plus ou moins anarchiques, plus ou moins civilisĂ©s. En mĂȘme temps, la gĂ©nĂ©rale battait dans toutes les rues, le tocsin sonnait Ă toutes les Ă©glises, le gros bourdon de la cathĂ©drale faisait entendre sa voix puissante, et tous ensembles appelaient aux armes. On dĂ©pavait les rues, on les barricadait, on accumulait les pavĂ©s dans les Ă©tages supĂ©rieurs des maisons pour arrĂȘter la marche des troupes et assommer les soldats. Dans le centre de Paris, on se battait Ă outrance, on Ă©gorgeait, on massacrait tout ce qui se dĂ©fendait, tout ce qui rĂ©sistait. De la position que jâoccupais, jâentendais distinctement la fusillade, le long sifflement des boulets, dont plusieurs passĂšrent par-dessus nous, tirĂ©s de la place de GrĂšve pour abattre le drapeau tricolore qui flottait sur une des tours de Notre-Dame. CâĂ©tait un spectacle terrible et grand, celui dâune nation qui se rĂ©veille pour briser ses fers, et demander compte du sang quâon lui fait verser. Tout en Ă©tant lâadversaire dâun mouvement rĂ©volutionnaire que je devais combattre, je ne pouvais cependant mâempĂȘcher dâadmirer lâĂ©nergie de ces Parisiens effĂ©minĂ©s, qui dĂ©fendaient leurs droits avec un courage digne de cette grande cause. Ma position devenait dâun instant Ă lâautre plus difficile. JâĂ©tais entourĂ© dâadversaires qui me craignaient encore, ou qui me mĂ©nageaient. Ma position toute militaire, presque inattaquable les faisait rĂ©flĂ©chir. De mon cĂŽtĂ©, je ne me dissimulais pas quâattaquĂ© vivement, je ne devais pas tarder Ă succomber, par le peu dâhommes que jâavais avec moi, par le grand nombre des combattants que jâaurais eu sur les bras, au premier coup de fusil, sans espoir de secours, sans retraite, et sans aucune chance de succĂšs, soit pour le triomphe de la cause que je devais dĂ©fendre, soit pour lâhonneur de nos armes. Je cherchai dĂšs lors Ă agir avec prudence, pour Ă©viter tout ce qui pouvait troubler cette espĂšce de neutralitĂ© qui sâĂ©tait Ă©tablie naturellement entre les deux partis. Jâengageai le peuple Ă se retirer, ou du moins Ă se tenir toujours Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la place, dans la rue Saint-Jacques, Ă ne pas chercher Ă dĂ©tourner mes soldats de leur devoir, ainsi quâĂ Ă©viter de me mettre dans la dure nĂ©cessitĂ© de faire usage de mes armes. JâĂ©tais souvent Ă©coutĂ©, mais souvent aussi il fallait marcher sur eux, la baĂŻonnette croisĂ©e, pour les obliger Ă laisser la place libre. Ă tout instant, des orateurs de carrefour, des mandataires du peuple, se prĂ©sentaient pour me parler, pour haranguer de loin mes troupes, qui riaient de leur tournure grotesque, et de lâoriginalitĂ© de leur langage, qui ressemblait fort Ă celui de leur prĂ©dĂ©cesseur, le sans-culotte PĂšre Duchesne, de sanglante mĂ©moire. Dâautres fois, câĂ©taient les chefs des attroupements de passage qui dĂ©siraient connaĂźtre mes opinions, mes sentiments, qui venaient me tĂąter, pour tĂącher de mâentraĂźner dans leur rĂ©bellion. Beaucoup dâentre eux, câĂ©taient les mieux Ă©levĂ©s, me priaient de ne pas faire couler le sang français, le sang de mes concitoyens et de mes subordonnĂ©s, et autres propos aussi sages quâhumains, mais qui souvent aussi Ă©taient dĂ©pourvus de sens commun. Je leur rĂ©pondais, chaque fois, que bien positivement je ne commencerais pas, mais que je me dĂ©fendrais vigoureusement si lâon mâattaquait ; que je voulais avoir la place entiĂšrement Ă ma disposition, et que, quoi que lâon fĂźt, je nâabandonnerais jamais mon poste, quâau besoin je me rĂ©fugierais dans lâĂ©glise, et mây retrancherais de maniĂšre Ă braver tous les efforts de lâĂ©meute. Plusieurs fois, je fus menacĂ© personnellement ; jâeus des pistolets ou des poignards sur la poitrine, pour mâintimider, mais ces violences ne mâen imposaient pas. Je rĂ©pondais tranquillement quâon pouvait me tuer, mais que jâavais derriĂšre moi des vengeurs qui sauraient bien faire repentir les assassins. Les hommes sensĂ© se retiraient en criant Vive le commandant ! » les fougueux, les ultra-rĂ©volutionnaires, avec colĂšre et menaces. Ces scĂšnes populaires et dĂ©magogiques se renouvelaient Ă chaque instant ; Ă toute minute, jâĂ©tais obligĂ© de me porter en avant de ces bandes, presque toujours hideuses, pour les empĂȘcher dâapprocher mes soldats, et pour entendre leurs harangues. Il fallait y rĂ©pondre, souvent les mĂ©nager, pour ne pas voir arriver le malheur que je voulais Ă©viter, mĂȘme au risque de me compromettre aux yeux du pouvoir. Ma position dĂ©jĂ dĂ©licate sâaggravait par le voisinage de la prison militaire de Montaigne, oĂč quatre cents bandits Ă©taient en pleine insurrection, depuis le matin, pour sâĂ©vader et se joindre Ă lâĂ©meute parisienne. Jâavais dĂ©tachĂ© cent hommes pour les contenir. CâĂ©tait une grande force de moins, pour moi, qui nâavais plus que cent cinquante soldats sous mon commandement direct. Je courais encore le danger de me voir enlever mon dĂ©tachement ou de le laisser massacrer. JâĂ©tais dans une bien grande perplexitĂ© abandonner les prisonniers Ă eux-mĂȘmes, câĂ©tait les envoyer sur les bords de la Seine oĂč se dĂ©cidait la question du droit divin ou de la souverainetĂ© du peuple, câĂ©tait envoyer un vigoureux renfort aux Parisiens. Je rĂ©solus, dans lâintĂ©rĂȘt mĂȘme des citoyens armĂ©s, pour ne pas laisser dĂ©shonorer leur victoire par des auxiliaires aussi criminels que mauvais soldats, de les conserver dans cette position Ă tout prix. Avant la nuit, ils avaient brisĂ© plusieurs portes et Ă©taient parvenus jusquâĂ celle de la cour, quâils allaient enfin franchir, lorsque le capitaine qui commandait le dĂ©tachement les prĂ©vint que si, Ă la troisiĂšme sommation, ils nâĂ©taient pas rentrĂ©s dans leurs dortoirs, il ferait tirer sur eux. Cette menace ne les arrĂȘta pas ; ils continuĂšrent Ă dĂ©molir le bĂątiment, avec plus de fureur encore. Enfin, aprĂšs la troisiĂšme lecture de la loi martiale, en prĂ©sence dâun commissaire de police, le capitaine ordonna le feu. Un homme fut tuĂ©, et cinq blessĂ©s tombĂšrent Ă la premiĂšre dĂ©charge dirigĂ©e contre la porte. On entra aussitĂŽt dans le bĂątiment, la baĂŻonnette croisĂ©e, et tout rentra dans lâordre pour le reste de la nuit. La chaleur pendant cette journĂ©e fut excessive. Les hommes placĂ©s sur le pĂ©ristyle du PanthĂ©on, exposĂ©s pendant huit heures Ă lâaction dĂ©vorante du soleil, furent accablĂ©s dâune soif qui les fatigua beaucoup. Jâeus soin de leur faire donner de lâeau, acidulĂ©e avec du vinaigre, pour mieux les dĂ©saltĂ©rer et les empĂȘcher dâĂȘtre malades. Quelques habitants apportĂšrent du vin ; je lâaurais reçu avec reconnaissance, en tout autre circonstance ; mais dans celle-ci je craignais lâivresse, les transports au cerveau, et les dĂ©sordres que cela pouvait amener. Par lâintermĂ©diaire dâinoffensifs bourgeois qui mâĂ©taient dĂ©vouĂ©s, jâavais conservĂ© quelques relations avec le colonel et avec la caserne de Mouffetard, oĂč Ă©taient dĂ©posĂ©s tous les magasins dâhabillement, les approvisionnements, les armes, les munitions de guerre, les archives du corps, etc. Ces moyens de communications finirent par me manquer, en sorte que je ne sus plus ce qui se passait, hors de lâenceinte que jâoccupais. Je ne reçus jamais aucun argent de lâautoritĂ©, aucun avis, aucune instruction pour me guider ; jâĂ©tais entiĂšrement livrĂ© Ă moi-mĂȘme, ce dont, du reste, je me fĂ©licitai, pouvant me diriger dâaprĂšs mes propres inspirations. JâĂ©tais seul en armes, dans toute cette partie de Paris. ExceptĂ©s la place du PanthĂ©on et quelques dĂ©pĂŽts de rĂ©giments, bien barricadĂ©s dans leurs casernes, le peuple Ă©tait maĂźtre de toute la rive gauche de la Seine. CâĂ©tait dans le Paris de la rive droite que se livrait la bataille. Tous les postes, quâon avait eu la sottise de ne pas faire rentrer dans leurs corps, avaient Ă©tĂ©, dĂšs le matin, enlevĂ©s, dĂ©sarmĂ©s, massacrĂ©s. La poudriĂšre des Deux-Moulins Ă©tait prise, les dĂ©pĂŽts dâarmes des mairies pillĂ©s, en sorte que la rĂ©bellion avait acquis dans la soirĂ©e une supĂ©rioritĂ© incontestable sur les dĂ©fenseurs dâun trĂŽne qui, Ă lâentrĂ©e de la nuit, Ă©tait irrĂ©vocablement perdu. Vers dix heures, jâappris, par des hommes sur qui je pouvais compter, quâon devait tenter un coup de main sur ma caserne, pour enlever les armes et la poudre qui sây trouvaient ; que les troupes stationnĂ©es dans lâintĂ©rieur devaient se retirer sur les Tuileries, quand lâĂ©meute ne gronderait plus autant. Tout paraissait assez calme devant moi et autour de moi. Les scĂšnes affligeantes de la journĂ©e Ă©taient terminĂ©es, mais ce pouvait bien ĂȘtre un calme trompeur, prĂ©curseur dâun orage qui pouvait fondre sur moi dâun instant Ă lâautre. Des barricades formidables sâĂ©levaient entre la place et ma caserne, et dans toutes les rues qui conduisaient sur le boulevard extĂ©rieur. Ma prĂ©sence sur cette place devenant inutile, je me dĂ©cidai, dâaprĂšs tout ce que jâapprenais, Ă sortir au plus vite de cette souriciĂšre, et Ă me retirer dans mes casernes Mouffetard et de Lourcine, soit pour veiller Ă leur conservation, soit pour y attendre la fin des Ă©vĂ©nements. Avant de commencer mon mouvement de retraite, jâenvoyai couper les principaux dĂ©bouchĂ©s des rues oĂč je devais passer et faire suspendre la construction des barricades, pour effectuer en ordre cette Ă©vacuation volontaire. Je laissai, pour la garde de la prison militaire de Montaigne, ma compagnie et une section de voltigeurs. Tout sâopĂ©ra dans le plus profond silence, et avec la rĂ©gularitĂ© dâune marche en retraite. Nous fĂ»mes partout respectĂ©s et mĂȘme favorablement accueillis sur notre passage. Les habitants de ces quartiers, moins agitĂ©s que dans le centre de Paris, Ă©taient intĂ©ressĂ©s Ă nous mĂ©nager ; il nây avait que les exaltĂ©s, les forçats libĂ©rĂ©s dont le faubourg Saint-Marceau abonde, et les ivrognes qui pouvaient mettre obstacle Ă notre rentrĂ©e, pour faire naĂźtre des dĂ©sordres, et quelques uns pour en profiter. Ă onze heures du soir, jâĂ©tais rentrĂ© dans ma caserne. ImmĂ©diatement, les compagnies qui appartenaient Ă la caserne Lourcine rentrĂšrent de mĂȘme chez elles. Jâorganisai mes moyens de dĂ©fense, et distribuai les officiers et les soldats sur tous les points nĂ©cessaires, soit pour Ă©viter toute surprise, soit pour repousser toute attaque de vive force. Je dĂ©fendis expressĂ©ment de commander le feu, et de rien faire sans avoir pris mes ordres. Au cours de cette nuit, jâeus des nouvelles des deux autres bataillons et quelques dĂ©tails sur leurs opĂ©rations de la journĂ©e. Le sang avait coulĂ© dans le premier, malgrĂ© toutes les mesures prises pour Ă©viter ce malheur. Il en coĂ»tait tant de faire feu sur ses concitoyens, et de dĂ©fendre, par de si cruels moyens, une cause rĂ©prouvĂ©e par tous les hommes amis de leur pays, quâil fallut des motifs bien puissants pour porter le colonel PerrĂ©gaux, un des militaires les plus humains que jâaie connus, Ă sortir de la ligne de modĂ©ration quâil sâĂ©tait tracĂ©e. Voici comment la chose advint. Le premier bataillon Ă©tait depuis plusieurs heures Ă lâentrĂ©e de la rue de la Monnaie, sur le prolongement du Pont-Neuf, gardant les quais et cette rue, lorsquâil reçut lâordre dâaller dĂ©gager un bataillon de la garde royale et deux piĂšces de canon, qui se trouvaient bloquĂ©s dans le marchĂ© des Innocents. Il suivait en colonne les rues de la Monnaie et du Roule, sans rĂ©sistance, franchissant les barricades sans opposition, les habitants sâempressant de se rendre aux priĂšres et Ă la puissance des raisons que le colonel donnait pour remplir sa mission, sans effusion de sang. Retirez-vous, leur criait-il, je ne tirerai point sur vous ; jamais ma bouche ne donnera de semblables ordres. » On rĂ©pondait Vive le colonel, vive le dieu de la prudence ! » Mais arrivĂ© Ă la rue Saint-HonorĂ©, il nâen fut plus de mĂȘme ; on parlementa en vain, on ne put sâentendre. Dans la chaleur de la discussion, survint un officier de gendarmerie et quelques gendarmes qui, placĂ©s entre les 1er et 2Ăšme pelotons, firent feu avec leurs pistolets contre les dĂ©fenseurs des barricades placĂ©es aux points dâintersection des quatre rues. DĂšs lors tout fut perdu, une vive fusillade sâengagea de part et dâautre, les barricades furent enlevĂ©es Ă la baĂŻonnette, et le bataillon se trouva bientĂŽt sur le marchĂ© de la rue des Prouvaires. LĂ , la rĂ©sistance fut si vigoureuse que, malgrĂ© la bonne contenance et lâextrĂȘme bravoure des troupes, on fut forcĂ© dâaller reprendre en combattant la position dâoĂč on Ă©tait parti. Cette affaire coĂ»ta la vie Ă un lieutenant M. Mari et Ă huit soldats ; deux officiers et vingt soldats furent griĂšvement blessĂ©s. Un sergent fut tuĂ© dâun coup de pistolet par une mĂ©gĂšre, qui sortit dâune allĂ©e pour commettre ce guet-apens. Le colonel fut longtemps le point de mire des tireurs embusquĂ©s, mais sa bonne Ă©toile ne voulut pas quâil soit atteint au corps, ses habits seuls furent trouĂ©s. Son cheval reçut cinq balles, et sâabattit avec son cavalier, en passant par-dessus une barricade, quâil franchit en avant des carabiniers. Pendant ce temps, le 3Ăšme bataillon, placĂ© sur le marchĂ© aux fleurs, y resta toute la journĂ©e dans une position aussi critique que les deux bataillons, mais nâayant point dâennemis armĂ©s devant lui. Le commandant Maillard reçut par trois fois lâordre du gĂ©nĂ©ral Taton en personne, de faire feu sur les aboyeurs qui lâentouraient. Il refusa avec fermetĂ©, en disant quâil ne le ferait quâautant quâon tirerait sur lui. Le gĂ©nĂ©ral se retira furieux, la menace Ă la bouche, et le cĆur rempli de vengeance. GrĂące Ă la prudence et au grand sang-froid du commandant, ce mĂȘme gĂ©nĂ©ral et les bataillons de la garde, qui occupaient lâHĂŽtel de Ville et la place de GrĂšve, purent dans la nuit opĂ©rer leur retraite avec sĂ©curitĂ©. Si le commandant avait obĂ©i aux ordres irrĂ©flĂ©chis du gĂ©nĂ©ral, il aurait infailliblement perdu la position toutes les croisĂ©es de ce marchĂ© Ă©taient pourvues dâhommes armĂ©s, qui auraient tirĂ© Ă coup sĂ»r ; le bataillon aurait Ă©tĂ© dĂ©cimĂ©, la place perdue, et les communications entre la GrĂšve et les Tuileries interceptĂ©es. Ă deux heures du matin, les deux bataillons purent bivouaquer dans le jardin des Tuileries. Ă cette heure, le drapeau tricolore flottait sur les neuf dixiĂšmes de Paris. 29 JUILLET Le jour me trouva prĂȘt Ă me dĂ©fendre, si jâĂ©tais attaquĂ© brutalement, comme le succĂšs de la veille devait me faire craindre, mais je pensais aussi que quelque moyen se prĂ©senterait, pour Ă©viter le dĂ©sastre qui allait fondre sur nous et sur tous les habitants qui nous environnaient. Je ne mâĂ©tais jusquâalors fait aucun plan de conduite que celui que lâhonneur me prescrivait de suivre me dĂ©fendre et mourir. Cependant, quand je sus par des avis secrets que ma caserne Ă©tait minĂ©e ; que des pĂ©tards Ă©taient prĂ©parĂ©s, pour faire sauter les portes et un mur nous sĂ©parant des jardins voisins ; que des matiĂšres incendiaires devaient ĂȘtre jetĂ©es pour la brĂ»ler ; que des troupes de la garnison deux rĂ©giments, 5Ăšme et 53Ăšme de ligne avaient arborĂ© la cocarde tricolore ; que la garde royale elle-mĂȘme ne voulait plus se battre ; que tous fuyaient vers Saint-Cloud, et que lâĂ©vacuation de Paris serait complĂšte avant quelques heures, si elle ne lâĂ©tait dĂ©jĂ , je compris, aprĂšs y avoir bien rĂ©flĂ©chi, que ma position nâĂ©tait ni raisonnĂ©e, ni tenable. Accepter le combat, câĂ©tait vouer Ă une mort certaine les quinze officiers et les deux cents soldats, bien portants ou malades, que jâavais avec moi ; câĂ©tait vouer Ă la destruction le bĂątiment, les riches magasins, et les maisons voisines. Des torrents de sang couleraient, ma mĂ©moire resterait responsable de tant de calamitĂ©s, et pour qui ? Pour un roi parjure, pour un gouvernement inepte, et imposĂ© Ă la France par des baĂŻonnettes Ă©trangĂšres. Jusquâalors, jâavais servi fidĂšlement et consciencieusement, je nâavais aucune mauvaise action Ă me reprocher envers les Bourbons, mais ce malheureux souverain, mal conseillĂ©, ayant violĂ© ses serments, ne mâavait-il pas dĂ©gagĂ© des miens ? Un autre motif, non moins puissant, devait encore me diriger. En admettant la dĂ©fense aussi belle que possible, je devais finir par succomber, car je ne pouvais attendre aucun secours de personne, et toute retraite mâĂ©tait ĂŽtĂ©e. Comment la faire, au milieu dâune population exaspĂ©rĂ©e, dans des rues barricadĂ©es, ayant Ă lutter contre des forces dĂ©cuples des miennes, ou peut-ĂȘtre plus nombreuses encore ? Commencer le combat, se rendre ensuite si on voyait les choses dĂ©favorables, câĂ©tait vouloir se faire Ă©gorger sans pitiĂ©, ne devant attendre aucune gĂ©nĂ©rositĂ© de la part de ceux quâon venait dâĂ©gorger soi-mĂȘme⊠Je faisais toutes ces rĂ©flexions, en me promenant dans la cour du quartier ; jâĂ©tais calme, je donnais mes ordres avec beaucoup de sang-froid ; mais intĂ©rieurement jâĂ©prouvais un malaise, plus facile Ă comprendre quâĂ dĂ©finir. Avant dix heures, je fus prĂ©venu, par tous les officiers rĂ©unis, que des bandes nombreuses se portaient Ă toutes les casernes des environs pour dĂ©sarmer les troupes, qui sây Ă©taient enfermĂ©es, et enlever les armes qui sây trouvaient en dĂ©pĂŽt. En aucune part on nâavait fait rĂ©sistance on sâĂ©tait soumis Ă la loi du plus fort, Ă la loi de la raison. Les officiers me dirent quâil y aurait folie Ă se conduire autrement, et que pour eux, ils Ă©taient rĂ©solus Ă cĂ©der, si on faisait des propositions quâon pĂ»t accepter sans dĂ©shonneur. Je leur rĂ©pondis que câĂ©tait bien ainsi que je lâentendais, et les renvoyai chacun Ă son poste. AprĂšs dix heures, plusieurs attroupements, plus ou moins nombreux, se prĂ©sentĂšrent devant la façade principale de la caserne rue Neuve-Sainte-GeneviĂšve. Leurs voix, leurs gestes, leurs costumes, tout Ă©tait effrayant. La majeure partie de ces hĂ©ros des faubourgs et de la banlieue Ă©taient armĂ©e. Ă leur tĂȘte, on remarquait des hommes bien vĂȘtus, ayant de bonnes maniĂšres, des dĂ©corations, des chefs enfin avec lesquels on pouvait sâaboucher. De la fenĂȘtre du premier, oĂč je mâĂ©tais placĂ©, je fis signe que je voulais parler. On fit dâabord silence, mais quand on entendit parler de conditions Ă stipuler, de neutralitĂ© Ă garder, des cris furieux Ă bas les armes, Ă lâassaut ! » poussĂ©s par les Ă©nergumĂšnes, ivres de leur succĂšs, couvrirent ma voix. Tous les fusils se dirigĂšrent vers moi ; quelques soldats qui mâentouraient me saisirent en me disant Retirez-vous, commandant, ils vous tueront. » Lâagitation Ă©tait extrĂȘme, dĂ©jĂ on montait aprĂšs les ifs qui servent aux illuminations. CâĂ©tait, dans toute la force du mot, une des scĂšnes hideuses de 1793. RestĂ© toujours Ă la place que jâoccupais, je parvins Ă faire entendre que je dĂ©sirais mâentretenir avec deux ou trois de leurs chefs. Cette proposition acceptĂ©e, je fis ouvrir la porte aux trois commissaires dĂ©signĂ©s qui se trouvaient ĂȘtre un Ă©lĂšve de lâĂcole polytechnique, un Ă©tudiant en droit de ma connaissance, et un personnage dĂ©corĂ©, probablement officier en demi-solde, dont je fus trĂšs peu satisfait. AprĂšs des dĂ©bats assez longs, dans cette confĂ©rence diplomatico-militaire, qui se tenait dans le corps de garde, il fut Ă©tabli quâon nâentrerait point dans ma caserne, que je ne remettrais quâun certain nombre de fusils quâon ferait passer par les croisĂ©es, et que lâĂ©lĂšve de lâĂcole Polytechnique, un peu malade, resterait en otage prĂšs de moi pour la garantie des conditions convenues. Tout fut exĂ©cutĂ© de bonne foi, de part et dâautre. Quand jâeus dĂ©clarĂ© Ă plusieurs reprises que je nâavais plus dâarmes Ă donner, on se retira fort satisfait, en criant Vive le commandant, vive le 15Ăšme lĂ©ger ! » Quant Ă moi, je les envoyais au diable de bien bon cĆur. Je fis de suite armer de nouveau les chasseurs qui ne lâĂ©taient plus, et reprendre Ă chacun les postes qui leur Ă©taient dĂ©signĂ©s. Je nâeus quâĂ me louer des commissaires avec lesquels je traitais. Ils furent pleins de bons procĂ©dĂ©s. Pour attĂ©nuer tout ce que cet Ă©vĂ©nement avait de douloureux pour moi, ils me firent de bienveillants compliments sur la maniĂšre dont jâavais conduit cette affaire jusquâĂ sa fin, sur le succĂšs que jâavais obtenu pour la conservation des magasins, sur ma conduite prudente et habile de la veille, place du PanthĂ©on, etc. MalgrĂ© tous ces Ă©loges, exprimĂ©s avec gĂ©nĂ©rositĂ©, lâidĂ©e dâavoir remis des armes sans combattre mâobsĂ©dait comme un reproche. Il me semblait que jâavais terni par une honteuse condescendance mes vingt-six annĂ©es de service. Du reste, je ne vis pas, dans les regards des officiers, un seul signe de blĂąme ni de mĂ©contentement ; au contraire, ils me tĂ©moignĂšrent tous leur profonde gratitude, et leur satisfaction de sâĂȘtre tirĂ©s honorablement dâune position assez dĂ©licate. Pour me le prouver, ils mâembrassĂšrent tous. Cet Ă©panchement de lâĂąme, aprĂšs une crise semblable, avait quelque chose de salutaire pour nous. Si ce nâĂ©tait pas une justification, câĂ©tait du moins lâapprobation de tous. Nos casernes de Lourcine et du Foin furent pillĂ©es, mais les soldats qui les occupaient furent respectĂ©s. Le mĂȘme sort fut rĂ©servĂ© aux casernes des gardes du corps, de la garde, et des autres rĂ©giments de la garnison. Celle de Babylone, oĂč Ă©taient les Suisses de la garde, fut dĂ©fendue dâabord, et ensuite abandonnĂ©e, aprĂšs avoir vu tomber plusieurs des Suisses, sous les coups dâune attaque en rĂšgle par une masse dâinsurgĂ©s. Heureusement les dĂ©fenseurs purent gagner les boulevards dont ils Ă©taient proches, car ils auraient Ă©tĂ© tous massacrĂ©s. AprĂšs quâils lâeurent pillĂ©e, les insurgĂ©s y mirent le feu. Peu de temps aprĂšs que jâavais remis une partie de mes armes, dâautres bandes dâinsurgĂ©s se prĂ©sentĂšrent. Il fallut leur en donner encore ; dâautres suivirent avec les mĂȘmes exigences. CâĂ©tait en vain que je leur disais que je nâen avais plus, ils en voulaient absolument. Ils demandaient Ă visiter la caserne, ce que je refusais obstinĂ©ment. Pour Ă©viter ce malheur et le contact de ces hordes dĂ©guenillĂ©es, je fis prendre quelques fusils au magasin, oĂč il sâen trouvait plus de cinq cents, ainsi que plusieurs milliers de cartouches Ă balles. Ces bandes se renouvelant sans cesse, je compris que ma position se compliquait et devenait inquiĂ©tante. Pour sauver mes hommes, qui nâauraient pu bientĂŽt plus se dĂ©fendre, en cas de persistance dans le projet de pĂ©nĂ©trer dans la caserne, je sortis du quartier pour aller inviter un capitaine de la garde nationale, que je voyais en uniforme Ă lâextrĂ©mitĂ© de la rue, Ă mettre un poste de gardes nationaux armĂ©s pour la protĂ©ger et la garder, renonçant dĂ©sormais Ă le faire. Je lui remis les clĂ©s des magasins et des bureaux, en le rendant responsable de tout ce qui sây trouvait. Il sâen chargea et conserva tout, exceptĂ© ce qui Ă©tait lâobjet dâarmement et de grand Ă©quipement, quâil fit prendre pour organiser les compagnies de sa lĂ©gion. Ce fut pour moi une grande satisfaction de nâavoir plus de rapport avec toutes ces bandes Ă faces sinistres, qui venaient, la plupart, chercher des fusils pour les revendre aux gardes nationaux qui sâorganisaient Ă la hĂąte pour sauver Paris du pillage. Je savais que le rĂ©giment Ă©tait sorti de Paris, je nâavais plus Ă craindre que les armes que je donnais fussent employĂ©es contre lui. Câest ce qui mâavait fait tant tenir Ă leur conservation. De son cĂŽtĂ©, le capitaine que jâavais installĂ© dans le corps de garde ne voulut plus en donner Ă tous ceux qui se prĂ©sentaient. Il fallait ĂȘtre de lâarrondissement, et ĂȘtre connu par un citoyen honorable pour en obtenir. Je lui dis souvent Nâarmez pas les prolĂ©taires, maintenant que tout est fini. Ils pourraient continuer la rĂ©volution pour leur compte, et nous livrer Ă lâanarchie dĂ©magogique. » Les rapports que jâeus avec ce capitaine et avec plusieurs autres officiers, qui vinrent le seconder, furent trĂšs agrĂ©ables. Pendant cette tourmente, le dĂ©tachement, laissĂ© la veille pour la garde de la prison de Montaigne, rentra en ordre, mais dĂ©sarmĂ©e. Ce fut en vain que le capitaine Chardron, qui le commandait, observa aux insurgĂ©s que sa mission Ă©tait dâempĂȘcher les malfaiteurs qui sây trouvaient renfermĂ©s de se rĂ©pandre dans Paris, pour commettre des dĂ©lits et peut-ĂȘtre des crimes ; il ne put parvenir Ă faire comprendre Ă un de ces derniers attroupements, moins prudent que plusieurs autres qui lâavaient prĂ©cĂ©dĂ©, les motifs quâil avait pour tenir Ă la conservation de ses armes. Il ne fut pas Ă©coutĂ©. Il dut cĂ©der. RĂ©sister eut Ă©tĂ© une folie, quand tous se soumettaient autour de lui. Cependant, il ne le fit que sur mon invitation. Une fois parti, les prisonniers sortirent, et rĂ©pandirent bientĂŽt dans les rues la consternation. Le premier usage quâils firent de leur libertĂ©, ce fut dâaller chez le capitaine qui avait ordonnĂ© de faire feu sur eux, pour lâassassiner. Heureusement quâil put sâĂ©chapper par une porte de derriĂšre de son appartement, et se rĂ©fugier dans une maison oĂč on ne le vit pas entrer. Ă la caserne, jâĂ©tais restĂ©, seul officier, pour maintenir les soldats dans la ligne de leur devoir, les protĂ©ger et leur faire connaĂźtre la nouvelle position oĂč ils allaient se trouver. Je pensais les avoir convaincus, mais le dĂ©mon de la discorde et de lâinsubordination vint dĂ©truire lâeffet de mes paternelles recommandations. Nous nâavons plus dâarmes, plus de drapeau, plus de gouvernement, nous sommes donc libĂ©rĂ©s du service, et maĂźtres de nos actions. Vive la libertĂ©, et au diable lâobĂ©issance et la discipline ! » Et au mĂȘme instant ils se prĂ©cipitĂšrent tous vers la porte, pour sortir. Vainement je mây opposai, les liens de la soumission aux lois Ă©taient brisĂ©s, ma voix et mon grade mĂ©connus. Je dus cĂ©der Ă cette autre rĂ©bellion. Ă six heures du soir, je sortis de la caserne. Tout ce qui arrivait depuis trois jours mâavait brisĂ© le cĆur ; je doutais encore, aprĂšs ĂȘtre sorti de cette caserne oĂč mon pouvoir Ă©tait si fort, quelques heures auparavant, quâun trĂŽne si haut placĂ© dans lâopinion des peuples venait de sâĂ©crouler, quâun roi si puissant Ă©tait dĂ©chu, sa couronne brisĂ©e, et lui-mĂȘme peut-ĂȘtre en fuite pour Ă©viter la colĂšre dâune grande nation irritĂ©e. Quand je songeais Ă tout cela, jâen avais des vertiges, une espĂšce de fiĂšvre dĂ©vorante. Mon beau-frĂšre, M. Kellermann, bibliothĂ©caire Ă lâĂcole des ponts et chaussĂ©es, Ă©tait venu me prendre Ă la caserne, peu avant que jâen sortisse. Sa prĂ©sence me fit du bien. Jâavais besoin dâĂȘtre plaint, consolĂ©, de recevoir des tĂ©moignages dâamitiĂ© pour chasser de ma pensĂ©e les impressions de la journĂ©e. Elles Ă©taient douloureuses. Je ne pouvais que voir, avec plaisir, la France recouvrant la plĂ©nitude de ses droits politiques, mais le choc avait Ă©tĂ© trop violent, trop extraordinaire, pour que ma raison nâen fĂ»t pas Ă©branlĂ©e, et pĂ»t apprĂ©cier Ă premiĂšre vue tous les avantages quâune pareille secousse devait amener. Je craignais la guerre civile, le triomphe des prolĂ©taires, lâinstitution dâune rĂ©publique, la guerre Ă©trangĂšre, enfin tous les maux quâengendrent lâanarchie et le triomphe des partis extrĂȘmes. Mon beau-frĂšre dĂźna chez moi, oĂč il y avait une pension bourgeoise qui nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Il me donna des dĂ©tails sur les Ă©vĂ©nements des trois jours, que jâignorais complĂštement. Pendant le dĂźner une dame, jeune et jolie, mais que je ne connaissais pas assez pour espĂ©rer dâelle une si grande preuve dâintĂ©rĂȘt, vint me voir avec son mari, pour mâexprimer toute la joie quâelle Ă©prouvait de me trouver sain et sauf. Je fus bien vivement touchĂ© de cette obligeante attention ; une mĂšre, une femme, une sĆur, nâauraient ni mieux exprimĂ© leur joie, ni donnĂ© plus dâexpression Ă leur lĂ©gitime tendresse. Cette visite inattendue me fit oublier bien des souvenirs amers. Au cours de cette journĂ©e du 29, les deux bataillons du rĂ©giment qui Ă©taient sur lâautre rive de la Seine, aprĂšs avoir passĂ© une partie de la nuit et de la matinĂ©e dans le jardin des Tuileries, Ă©taient allĂ©s prendre position dans les Champs-ĂlysĂ©es. CâĂ©tait le moment oĂč les Parisiens attaquaient le Louvre, et peu aprĂšs le palais du roi. Le palais pris, toutes les troupes se retirĂšrent en dĂ©sordre sur Saint-Cloud, en prenant toutes les directions qui y conduisent. Notre 15Ăšme, toujours ralliĂ© et maintenu, forma lâarriĂšre-garde pour soutenir la retraite. Il se retirait par le quai. Malheureusement, la barriĂšre des Bonshommes ou de Passy Ă©tait fermĂ©e et dĂ©fendue par les gardes nationaux dâAuteuil, Boulogne, Passy, etc. La situation Ă©tait critique attaquĂ© en queue et en flanc, placĂ© entre la Seine et la colline de Chaillot, que garnissaient des tirailleurs audacieux et adroits, on se trouvait acculĂ© dans une impasse, et dans lâimpossibilitĂ© de faire aucun mouvement, Ă moins de revenir sur ses pas pour marcher sur le ventre des Parisiens et prendre le pont dâIĂ©na. Le capitaine Bidou, qui commandait la premiĂšre compagnie des carabiniers, eut lâheureuse idĂ©e de faire mettre la crosse en lâair Ă sa compagnie. Ce signal pacifique fut compris et la barriĂšre sâouvrit pour laisser passer le seul rĂ©giment qui ne fĂ»t pas entiĂšrement dĂ©moralisĂ©. Quoiquâil ne rĂ©pondĂźt pas aux coups de feu, des individus placĂ©s sur la colline, et cachĂ©s derriĂšre des murs, ne discontinuĂšrent pas de tirer sur lui, et, par malheur, avec une adresse fĂ©roce. Un capitaine fut tuĂ©, ainsi que plusieurs soldats, deux officiers et beaucoup de soldats furent blessĂ©s. Ils tombĂšrent victimes de la funeste adresse de quelques individus, qui croyaient sans doute sâillustrer en assassinant de sang-froid et sans danger des compatriotes, plus français et meilleurs citoyens quâeux, puisquâils ne rĂ©pondaient pas Ă leur attaque, et quâils se retiraient sans combattre. Cet acte barbare fut un vĂ©ritable crime, quâon ne saurait trop anathĂ©matiser. AprĂšs avoir passĂ© la barriĂšre, le rĂ©giment fut se reposer sous les ombrages du Bois de Boulogne, oĂč les habitants dâAuteuil, sur la demande du colonel, lui apportĂšrent avec empressement des vivres. La chaleur Ă©tait excessive, on Ă©tait accablĂ© de fatigues, de chagrins et de funestes pressentiments. CâĂ©tait entre midi et quatre heures. Le dauphin vint voir le rĂ©giment. Il fut accueilli froidement. Le prestige avait disparu, le malheur avait passĂ© sur toutes les tĂȘtes, si fiĂšres, si droites quelques jours auparavant. On vit un homme, plus que mĂ©diocre, se montrer quand le danger Ă©tait passĂ©, qui ne sut ni remercier, ni encourager. La dĂ©fection commença, aprĂšs cette revue. On se mit en marche pour Vaucresson, en passant par Saint-Cloud, oĂč lâon dĂ©libĂ©ra longtemps pour savoir si on permettrait de traverser le parc, pour abrĂ©ger la distance. Le rĂ©giment passa sous les fenĂȘtres du roi ; il Ă©tait alors Ă dĂźner, ce qui fut cause sans doute quâil ne se dĂ©rangea pas pour le voir, et pour saisir cette occasion de dire de ces choses qui dĂ©dommagent un peu des fatigues et des dangers courus. Cette indiffĂ©rence maladroite blessa vivement les officiers, qui regrettĂšrent alors dâavoir quittĂ© Paris et de sâĂȘtre exposĂ©s pour un prince qui ne leur en tenait aucun compte. ADHĂSION AU NOUVEAU RĂGIME 30juillet. â De grand matin, la majeure partie des officiers du rĂ©giment qui se trouvaient Ă Paris se rĂ©unirent chez moi pour prendre, tous ensemble, une dĂ©termination sur la conduite que nous devions tenir. Il fut rĂ©solu Ă lâunanimitĂ© que je me prĂ©senterais dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral, comte GĂ©rard, membre du gouvernement provisoire, et au domicile de M. Laffitte, banquier et dĂ©putĂ©, pour donner notre adhĂ©sion au nouvel ordre de choses, et prendre des ordres dans notre singuliĂšre position. Chef de corps, par lâabsence du colonel qui Ă©tait avec les deux bataillons, et du lieutenant-colonel qui Ă©tait en congĂ© Ă Lyon, je dus dâabord aviser aux moyens dâassurer la subsistance de la troupe, qui Ă©tait sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser Ă faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades, qui avaient quittĂ© leur compagnies et qui ne tarderaient pas Ă ĂȘtre arrĂȘtĂ©s, soit Ă Paris, soit sur les routes, sâils avaient cherchĂ© Ă se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, sâils sortaient du quartier, et dâĂ©viter dâaller boire dans les cabarets, crainte de querelle avec les hĂ©ros du jour, qui Ă©taient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs annĂ©es disparut complĂštement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue anarchie et dĂ©sordre presque complets. Le soir, les effets Ă©taient vendus, dĂ©chirĂ©s, couverts de boue et de graisse. Ce nâĂ©taient dĂ©jĂ plus des soldats. AprĂšs ma visite dans les casernes, je me rendis au siĂšge du gouvernement provisoire, rue dâArtois maintenant Laffitte, pour remplir ma mission. Le gĂ©nĂ©ral GĂ©rard nây Ă©tant pas, je mâadressai au gĂ©nĂ©ral Pujol, commandant en second la force armĂ©e de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-ĂȘtre de mes subordonnĂ©s. AprĂšs avoir longtemps causĂ© avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux Ă©vĂ©nements, je me retirai trĂšs satisfait, et plus que je nâosais lâespĂ©rer, car jâavais craint que les articles violents, publiĂ©s par les journaux contre le rĂ©giment, ne lâeussent indisposĂ© contre nous. Je fus ensuite Ă lâHĂŽtel de Ville voir le gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire connaĂźtre nos intentions. Il me garda peu de temps, Ă©tant trĂšs occupĂ© Ă recevoir des rapports et Ă donner des instructions. JâĂ©tais horriblement fatiguĂ© Ă ma rentrĂ©e chez moi. Cette promenade forcĂ©e dans Paris, cette longue course en habit de ville, Ă pied, Ă cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaĂźtre les immenses travaux et les Ă©pouvantables ravages dâune guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et sur les ponts, Ă©taient Ă©tablies des barricades, placĂ©es tous les soixante pas, hautes de quatre Ă cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maĂźtre, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres Ă©taient coupĂ©s et abattus en travers ; les rues en partie dĂ©pavĂ©es et parsemĂ©es de verre de bouteille, pour arrĂȘter la cavalerie. Paris ressemblait Ă une ville prise dâassaut. Son aspect Ă©tait morne et sĂ©vĂšre. Peu de mouvement dans les rues, beaucoup dâhommes mal habillĂ©s, groupĂ©s sur diffĂ©rents points ; point de femmes Ă©lĂ©gantes, de voitures, de boutiques ouvertes ; mais des convois funĂšbres, des femmes occupĂ©es Ă faire de la charpie, des corps de garde improvisĂ©s Ă tous les coins de rues, des vitres et des rĂ©verbĂšres brisĂ©s, des murs couverts de proclamations appelant le peuple aux armes, et des ordonnances Ă cheval se rendant dans toutes les directions. Ce spectacle triste et saisissant, attestait combien lâorage rĂ©volutionnaire avait dĂ» ĂȘtre brĂ»lant. Presque toutes les barriĂšres et les corps de garde de la garnison furent incendiĂ©s. Beaucoup dâobjets dâart furent mutilĂ©s, brisĂ©s, volĂ©s, dans les galeries du Louvre et les appartements du chĂąteau ; le musĂ©e de lâartillerie, lâarchevĂȘchĂ©, la cathĂ©drale furent aussi dĂ©vastĂ©s et saccagĂ©s. Assez gĂ©nĂ©ralement, les vainqueurs donnĂšrent des preuves de gĂ©nĂ©rositĂ©, dâhumanitĂ© et de dĂ©sintĂ©ressement. Mais aussi il sâen trouva qui Ă©gorgĂšrent sans pitiĂ© des hommes dĂ©sarmĂ©s, qui les jetĂšrent vivants dans la Seine, qui les tuĂšrent par derriĂšre. Quatre hommes du rĂ©giment, un capitaine de la garde royale, de mes amis, avec qui jâavais dĂźnĂ© le dimanche 25, des gardes royaux, des Suisses, des gendarmes, Ă©prouvĂšrent ce sort. La perte totale du rĂ©giment fut dâun capitaine, un lieutenant et seize sous-officiers et soldats tuĂ©s ; quatre officiers et trente-neuf sous-officiers et chasseurs blessĂ©s. Le rĂ©giment fut un de ceux qui se conduisirent avec le plus de prudence, qui tira le moins et qui a Ă©tĂ© cependant signalĂ©, par la presse libĂ©rale, comme un parricide et un ennemi de la libertĂ©. Ă mon retour de lâHĂŽtel de Ville, jâappris que deux de nos officiers un capitaine criblĂ© de dettes, et le porte-drapeau, homme fort tarĂ©, tous deux les obligĂ©s du colonel qui avaient quittĂ© la veille, dans le Bois de Boulogne, leurs camarades et leur drapeau, sâĂ©taient prĂ©sentĂ©s Ă lâHĂŽtel de Ville, pour offrir leurs services au gouvernement provisoire, et faire parade dâun dĂ©vouement patriotique dont ils ne se doutaient pas deux jours auparavant. Ă force de calomnies et de mensonges, ils parvinrent Ă faire croire au gĂ©nĂ©ral Dubourg que, sâil leur donnait pleins pouvoirs, ils organiseraient un bataillon modĂšle et sĂ»r, ce qui ne serait pas, si on le laissait entre les mains des officiers actuels, tous animĂ©s, surtout son chef câĂ©tait moi, dâun trĂšs mauvais esprit. Ils obtinrent sans difficultĂ© les pleins pouvoirs quâils demandaient, et se mirent de suite Ă lâĆuvre. Le capitaine se nomma chef de bataillon, et fit tous les sergents-majors sous-lieutenants, en attendant quâil pĂ»t entraĂźner dans son parti quelques officiers pour en faire des capitaines et de lieutenants. Câest au moment quâil rĂ©volutionnait ainsi les trois casernes que je rentrais chez moi. Jây trouvai tous les officiers de mon bataillon, qui mâattendaient avec impatience, furieux, indignĂ©s contre lâaudace de ces deux officiers, dont la conduite, dans cette circonstance, Ă©galait la lĂąchetĂ© habituelle. AprĂšs avoir entendu leurs rĂ©cits et leurs plaintes, reçu leur tĂ©moignage dâestime et dâaffection, jâĂ©crivis au gĂ©nĂ©ral La Fayette, pour lui faire part de ce qui se passait, de la surprise qui avait Ă©tĂ© faite au gĂ©nĂ©ral Dubourg, de la conduite honorable que tous les officiers de mon bataillon avait tenue pendant les trois journĂ©es, et lui montrer que nous Ă©tions calomniĂ©s par deux intrigants sans influence sur lâesprit des soldats, qui avaient lĂąchement abandonnĂ© leur drapeau pour venir Ă Paris mendier un avancement quâils ne mĂ©ritaient pas. Un officier porta ma lettre, et, une demi-heure aprĂšs, je reçus lâordre de conserver le commandement, ainsi que tous les officiers que jâavais avec moi. Je fis tout de suite mettre cette rĂ©ponse Ă lâordre du jour dans les trois casernes, et donner la consigne dâarrĂȘter ces deux officiers pour les conduire Ă la prison de lâAbbaye. 31 juillet. â Je fus dans la matinĂ©e chez le lieutenant-gĂ©nĂ©ral comte Roguet, nommĂ© commandant des troupes de Paris, pour prendre ses ordres et lui rendre compte des Ă©vĂ©nements intĂ©rieurs du corps. Lâacte dâindiscipline de ces deux officiers le mĂ©contenta beaucoup. Il mâordonna de les faire arrĂȘter. Il me demanda de lui remettre, dans la soirĂ©e, un rapport trĂšs circonstanciĂ© sur lâesprit et la situation de la portion de corps que je commandais, sur les magasins du rĂ©giment, sur les pertes Ă©prouvĂ©es et sur les moyens employĂ©s pour assurer la subsistance de la troupe depuis les Ă©vĂ©nements. Ă trois heures, quand le travail Ă©tait achevĂ©, le lieutenant-colonel arriva de Lyon. Je le lui prĂ©sentai, pour le signer et le porter, en sa qualitĂ© de chef de corps. Par modestie, il refusa lâun et lâautre, mais ensuite, se ravisant et prĂ©voyant que cette visite pourrait lui ĂȘtre utile plus tard, il mâaccompagna au quartier gĂ©nĂ©ral, place VendĂŽme, oĂč logeait le comte Roguet. Quelle fut ma surprise, dans notre entretien, avec le gĂ©nĂ©ral, sur les efforts que nous devions faire pour ramener la discipline, dâentendre cet officier dire avec beaucoup de suffisance quâil regrettait fort de sâĂȘtre trouvĂ© absent du rĂ©giment pendant les Ă©vĂ©nements, que sa prĂ©sence au corps, et lâinfluence quâil y exerçait, auraient empĂȘchĂ© le 15Ăšme de prendre part Ă cette lutte, et que, dĂšs le premier jour, il lâaurait entraĂźnĂ© Ă se mettre du cĂŽtĂ© du peuple ! Cette impudence me rĂ©volta, et amena cette rĂ©ponse fort simple et trĂšs naturelle Et le devoir, et vos serments ? » Le gĂ©nĂ©ral approuva de la tĂȘte mon observation, et nous congĂ©dia. Sur la place, nous eĂ»mes une vive altercation, oĂč je lui reprochai le blĂąme quâil semblait vouloir jeter sur ceux qui nâavaient fait que mettre en action ce que lui-mĂȘme avait si souvent recommandĂ© dans ses allocutions Ă la troupe assemblĂ©e, oĂč il ne savait quelles expressions employer pour parler de sa fidĂ©litĂ©, de son dĂ©vouement au roi et de son amour pour la famille royale. VoilĂ bien lâesprit de beaucoup des hommes que jâai connus ! Quand lâidole est debout, ils lâencensent ; quand elle est Ă terre, ils lui donnent un coup de pied. Ce mĂȘme jour, le duc dâOrlĂ©ans fut reconnu lieutenant-gĂ©nĂ©ral du royaume, ayant acceptĂ© lâoffre que lui avait faite la Chambre des dĂ©putĂ©s de se mettre Ă la tĂȘte du gouvernement provisoire. Son arrivĂ©e Ă Paris et sa prĂ©sentation au peuple, par le gĂ©nĂ©ral La Fayette, sur la place de GrĂšve, produisirent un bon effet sur tous les hommes amis de leur pays. On ne dĂ©sespĂ©ra plus du salut de la patrie. 1er aoĂ»t. â Dans la matinĂ©e, le lieutenant-colonel, Ă qui je venais de remettre le commandement du rĂ©giment, rĂ©unit tous les hommes dans la cour de la caserne de Lourcine, pour les haranguer. Il nous dit trĂšs sĂ©rieusement quâil avait servi avec fidĂ©litĂ© la RĂ©publique, le Consulat, lâempereur NapolĂ©on, Louis XVIII et Charles X, et quâil servirait de mĂȘme le souverain que les Chambres appelleraient au trĂŽne. Les officiers sourirent et le reconnurent pour la plus vieille girouette du rĂ©giment. Au fait, ce nâĂ©tait ni sa faute ni la nĂŽtre, si les Ă©vĂ©nements nous forçaient Ă servir tant de gouvernements divers, mais il aurait pu se dispenser de faire parade de nos honteuses palinodies, de la frĂ©quence de nos serments si solennellement prĂȘtĂ©s, et souvent si peu respectĂ©s. Ses frais dâĂ©loquence touchĂšrent peu les soldats qui se croyaient dĂ©gagĂ©s depuis le 29 juillet de tout frein disciplinaire. 2 aoĂ»t. â Ce jour-lĂ , les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous revinrent. Le colonel nous les renvoyait, sans les accompagner. Voici leur histoire. Jâai dit que les deux bataillons Ă©taient arrivĂ©s Ă Vaucresson, le 29 juillet. Fort mal Ă ce bivouac, et inquiets sur les suites que pouvait avoir pour les officiers leur Ă©loignement de Paris, les officiers commencĂšrent Ă murmurer. DĂšs le 30, les ambitieux et les mariĂ©s quittĂšrent furtivement. Leur dĂ©fection et la dĂ©sertion des soldats furent plus ostensibles le 31. En effet, ce jour-lĂ , le colonel PerrĂ©gaux avait donnĂ© lâordre de se rapprocher de Rambouillet, oĂč sâĂ©tait retirĂ©e la cour. Le colonel, qui avait amĂšrement censurĂ© les ordonnances du 25 juillet, ne voulait pas entraĂźner son rĂ©giment Ă continuer une dĂ©fense qui nâĂ©tait ni dans ses principes, ni dans ses intĂ©rĂȘts, mais il lui rĂ©pugnait dâabandonner une cause malheureuse, sans avoir reçu lâavis officiel que ses services nâĂ©taient plus nĂ©cessaires. Câest pourquoi il crut devoir se rapprocher de Rambouillet, oĂč le roi Ă©tait dĂ©jĂ abandonnĂ© par la majeure partie de sa garde et par ses courtisans. Ce mouvement en avant Ă©claircit singuliĂšrement les rangs le soir, il nây restait plus guĂšre que ces hommes fidĂšles et dĂ©vouĂ©s que tous les Ă©vĂ©nements ont toujours trouvĂ©s Ă leur poste. En consĂ©quence, le colonel invita les deux chefs de bataillon Ă conduire leurs hommes Ă Paris, en prenant les mesures convenables pour assurer leur retour dâune maniĂšre lĂ©gale. Il fit rendre au drapeau les honneurs militaires, et partit pour Rambouillet, accompagnĂ© dâun officier et dâun dĂ©tachement de sous-officiers et de caporaux qui sâoffrirent spontanĂ©ment pour escorter le drapeau. Ă son arrivĂ©e au chĂąteau, il remit au roi le drapeau du 15Ăšme en lui disant Sire, vous me lâaviez confiĂ©, je vous le rends, puisque je ne puis plus le dĂ©fendre. » Le roi le remercia beaucoup et le nomma commandeur de la LĂ©gion dâhonneur, pensant encore pouvoir rĂ©compenser la fidĂ©litĂ© au malheur, mais le pouvoir souverain Ă©tait brisĂ© dans ses mains depuis son dĂ©part de Saint-Cloud. Ce fut une lettre morte. Les dĂ©bris de nos 1er et 3Ăšme bataillons nous arrivĂšrent donc Ă Paris, dans la matinĂ©e, le 2 aoĂ»t, sous le commandement de leurs chefs, tambours battants et baĂŻonnettes au bout des fusils. CâĂ©tait la premiĂšre troupe armĂ©e de la ligne quâon revoyait dans nos parages ; et ils se prĂ©sentaient dans cette attitude militaire, en vertu dâune convention faite avec les commissaires envoyĂ©s pour recevoir leur adhĂ©sion. Les honnĂȘtes gens virent avec plaisir que la force armĂ©e rĂ©guliĂšre et disciplinĂ©e allait reprendre le service de la capitale. GrĂące Ă lâarrivĂ©e de ces deux bataillons, le rĂ©giment se trouva de nouveau rĂ©uni. Mais ce nâĂ©tait plus le mĂȘme corps. Que de divisions, parmi les officiers ! Des ambitions bien peu justifiĂ©es se montraient, des haines se manifestaient Ă toutes les rĂ©unions. Le 15Ăšme avait cessĂ© dâĂȘtre le modĂšle des autres corps. Sur les 1500 hommes quâil avait prĂ©sentĂ©s Ă la revue du 26, il ne lui en restait pas 400. Plus de 1000 hommes avaient dĂ©sertĂ©. Quant Ă la tenue, elle nâexistait plus. La plupart des soldats vendaient, le soir, les effets quâon leur dĂ©livrait le matin. 9 aoĂ»t 1830. â Louis Philippe, roi des Français, accepte la nouvelle Charte, et prĂȘte serment devant les dĂ©putĂ©s rĂ©unis au palais de la Chambre⊠Pour moi, Ă deux heures et demie du matin, je pris le commandement dâune nombreuse corvĂ©e, que je devais conduire Ă Vincennes pour recevoir six cents fusils. Je rentrai Ă deux heures aprĂšs midi, bien mĂ©content des hommes et de leurs officiers qui nâosaient plus les commander. Cette journĂ©e me laissa de douloureux souvenirs sur le funeste effet de lâindiscipline. Quelle diffĂ©rence avec les soldats dâavant la RĂ©volution ! quel changement profond dans les caractĂšres en si peu de jours ! Ce qui occasionna en grande partie les nombreux Ă©carts de dĂ©sobĂ©issance dont les soldats se rendirent coupables, câest la faim. RestĂ©s Ă Vincennes plus longtemps quâon ne pensait, parce que dâautres rĂ©giments sây trouvaient en mĂȘme temps que nous, lâheure du dĂ©jeuner Ă©tait passĂ©e depuis longtemps quand notre tour dâĂȘtre armĂ©s arriva, ce qui exaspĂ©ra les hommes, facilement irritables Ă cette Ă©poque de dissolution sociale. La plus grande difficultĂ©, ce fut de les empĂȘcher dâentrer dans Paris par la rue du Faubourg-Saint-Antoine, que je ne voulais pas traverser, dans la crainte que le peuple avide dâarmes ne les dĂ©sarmĂąt ce que mes indisciplinĂ©s chasseurs auraient volontiers laissĂ© faire, pour ne pas se donner la peine de porter leurs armes. Enfin je parvins, presque seul, Ă vaincre toutes ces rĂ©sistances, et arrivai au quartier sans avoir perdu un seul fusil, malgrĂ© toutes les tentations quâon mit en jeu pour que les hommes en vendissent, pendant ce long trajet, autour des murs dâenceinte et depuis la barriĂšre de la RĂąpĂ©e jusquâĂ la caserne. Si ces hommes furent ce jour-lĂ mauvais soldats, ils furent du moins honnĂȘtes gens. LA MONARCHIE DE JUILLET LA FAMILLE ROYALE Le soir de ce 9 aoĂ»t, je fus, avec les autres officiers supĂ©rieurs du rĂ©giment, prĂ©senter mes hommages Ă notre nouveau roi et Ă la famille royale. Je fus vivement Ă©merveillĂ© de la simplicitĂ© et de la bontĂ© remarquables de cette belle et intĂ©ressante famille, qui sâĂ©tait trouvĂ©e au milieu de nous pour nous prĂ©server de lâanarchie. AprĂšs avoir causĂ© quelques instants avec le roi, nous fĂ»mes prĂ©sentĂ©s Ă la reine, Ă Mme AdĂ©laĂŻde, aux jeunes princesses et aux ducs de Chartres et de Nemours. Il y avait beaucoup de monde, notamment les marĂ©chaux, duc de Dalmatie Soult, duc de TrĂ©vise Mortier, duc de Tarente Macdonald, duc de Reggio Oudinot et les comtes Jourdan et Molitor, en grand costume de dignitaires, au milieu dâun trĂšs grand nombre de gĂ©nĂ©raux. On Ă©tait sur la galerie vitrĂ©e du Palais Royal, tant pour jouir de la fraĂźcheur de la soirĂ©e que pour voir lâaffluence des curieux dans la grande cour et le jardin. Tout Ă©tait plein. Les cris de Vive le roi ! » et des airs patriotiques jouĂ©s par diverses musiques, se firent constamment entendre, jusquâau moment oĂč la pluie vint interrompre cet admirable concert de satisfaction. On passa dans les salons. La reine, les princesses et quelques dames se placĂšrent autour dâune table ronde oĂč elles travaillĂšrent, les hommes circulĂšrent tout en causant Ă travers les salons. Le roi, M. Laffitte et dâautres personnages politiques que la RĂ©volution venait dâĂ©lever aux premiĂšres fonctions, sâentretenaient dans une embrasure de croisĂ©e ; les princes recevaient les nouveaux arrivants, et surtout leurs condisciples du collĂšge Henri IV. Enfin tout, dans cette premiĂšre rĂ©union royale, charmait par sa simplicitĂ©. CâĂ©tait un tableau de famille, plein de douce Ă©motion et dâheureuses espĂ©rances. REVUE DE LA GARDE NATIONALE Le 28 aoĂ»t, le rĂ©giment change de caserne. Il est envoyĂ© Ă lâĂcole militaire. Le lendemain a lieu, au Champ de Mars, une grande revue de la garde nationale, pour la distribution des drapeaux aux bataillons des douze lĂ©gions. Cette cĂ©rĂ©monie frappa dâadmiration les personnes qui en furent tĂ©moins. On ne pouvait concevoir que dans lâespace dâun mois, 45 000 hommes eussent pu sâhabiller, sâarmer, sâĂ©quiper et acquĂ©rir assez dâinstruction pour exĂ©cuter passablement les diffĂ©rents mouvements de lâexercice et de la marche en colonne. Le Champ de Mars Ă©tait presque plein de ces soldats-citoyens qui, placĂ©s sur plusieurs lignes, prĂ©sentaient un coup dâĆil fait pour inspirer un juste orgueil. LâarrivĂ©e du roi des barricades », comme lâappelaient les Parisiens, fut moins annoncĂ©e par les salves dâartillerie des Invalides que par les vivats dâenthousiasme de 300 000 personnes, placĂ©es sur les talus et les banquettes de ce vaste forum. Cette immense population, avide de voir le souverain quâelle venait de se donner, se pressait autour de lui, prenait ses mains, et lui prodiguait toutes sortes dâhommages. CâĂ©tait un pĂšre au milieu de ses enfants, un citoyen couronnĂ© au milieu de ses Ă©gaux. Point de gardes, point de courtisans dorĂ©s, mais beaucoup dâofficiers de tous les grades qui lui faisaient cortĂšge. Les lĂ©gions nâĂ©tant pas encore toutes rĂ©unies, il monta dans les appartements dâhonneur du palais, oĂč Ă©taient la reine et sa jeune famille, pour attendre que tout fĂ»t prĂȘt. Ensuite, il se rendit Ă pied sous une immense tente, Ă©levĂ©e sur un haut Ă©chafaudage, en face du palais de lâĂcole. Des marĂ©chaux de France, des gĂ©nĂ©raux et un nombreux Ă©tat-major lâaccompagnaient. Le gĂ©nĂ©ral La Fayette, commandant gĂ©nĂ©ral des gardes nationales de France, souffrant de la goutte, sâappuyait sur bras du duc dâOrlĂ©ans. AprĂšs la distribution des drapeaux et la prestation du serment, le roi monta Ă cheval, passa devant le front de toutes les lĂ©gions, et fut se placer ensuite sous le balcon du palais de lâĂcole, pour les voir passer en colonne. Les officiers du rĂ©giment, comme hĂŽtes de lâĂcole militaire, se trouvĂšrent au pied du grand escalier pour recevoir la reine, qui arriva par la cour de la caserne, dans une simple voiture de promenade. Des dĂ©putations de demoiselles lui offrirent des fleurs, aprĂšs lâavoir complimentĂ©e. Elle les embrassa toutes, avec beaucoup dâĂ©motion. Douze demoiselles, qui reprĂ©sentaient les douze arrondissements de Paris, Ă©taient toutes remarquables par leur beautĂ© et leur gracieuse Ă©lĂ©gance. Je suivis la reine dans les grands appartements, oĂč je restai longtemps pour jouir du magnifique coup dâĆil quâoffrait le Champ de Mars dans cet instant de la journĂ©e. Le 13 septembre, eut lieu la prestation du nouveau serment, jurĂ© individuellement par tous les officiers et soldats, en face du drapeau tricolore, dans la cour de la caserne. Le 26, il y eut une revue du roi. Le roi, en passant devant le front de chaque rĂ©giment, fit prodigieusement de promotions, pour remplir les vacances et attacher lâarmĂ©e aux nouvelles institutions. On aurait dit un lendemain de Wagram ou de la Moskowa. Mais une grande rĂ©volution politique, qui bouleverse toutes les situations acquises, qui a tant de nouvelles exigences Ă satisfaire, nâest-ce pas aussi une grande bataille donnĂ©e, des vainqueurs et des dĂ©vouĂ©s Ă rĂ©compenser ? CâĂ©tait 1815 retournĂ©, les mĂȘmes prĂ©tentions, les mĂȘmes ridicules, les mĂȘmes apostasies. LE DUC DâAUMALE A HUIT ANS Quelques jours plus tard, le 28 septembre, BarrĂšs dĂźne au Palais Royal. Je pris place Ă la table du roi. Nous y Ă©tions soixante. PlacĂ© Ă un bout, Ă cĂŽtĂ© de lâaide de camp de service, le marĂ©chal de camp, comte de Rumigny, je pus de ce point remarquer tous les convives, dont je me fis dire les noms par lâaide de camp. La beautĂ© et la rĂ©gularitĂ© du service, la dĂ©licatesse des mets, dont beaucoup mâĂ©taient inconnus, le luxe des dĂ©corations, et de brillants accessoires quâon ne peut guĂšre trouver quâĂ une table royale, mâinstruisirent de la maniĂšre la plus intĂ©ressante sur les avantages de la richesse et les agrĂ©ments du grand monde. Ă cette table Ă©taient le roi, Mme AdĂ©laĂŻde et la fille aĂźnĂ©e du roi. Le duc dâOrlĂ©ans et son frĂšre, le duc de Nemours, prĂ©sidaient une autre table, oĂč tous les jeunes invitĂ©s prirent place. On prit le cafĂ© dans les grands salons, oĂč je fus accostĂ© par le duc dâAumale, enfant de huit ans, qui me charma par son aimable babil et des connaissances qui mâĂ©tonnĂšrent, bien que son rang ne me les fĂźt pas paraĂźtre au-dessus de ce quâelles Ă©taient. Il savait que le rĂ©giment allait Ă Strasbourg et moi Ă Wissembourg. ĂtonnĂ© de ce quâil me disait, je lui demandai comment il pouvait savoir cela. â Câest bien simple, me dit-il, votre capitaine de carabiniers est lâami de mon prĂ©cepteur. Câest par lui que jâai appris tout ce que je sais sur votre prochain dĂ©part et votre destination. Ce charmant enfant ne me quitta pas de la soirĂ©e, mâexpliqua tous les tableaux de la galerie, et les beautĂ©s de chacun dâeux. Tout cela Ă©tait dit avec un aplomb et une grĂące charmante. PROMENADES DANS PARIS Non content de noter au jour le jour tant de grands Ă©vĂ©nements dont il vient dâĂȘtre le tĂ©moin, BarrĂšs, avec cette curiositĂ© toujours en Ă©veil qui est chez lui un trait de caractĂšre, a soin de consigner dans son journal toutes les nouveautĂ©s qui lâont frappĂ© dans Paris pendant ses sept annĂ©es de sĂ©jour 1823 â 1830. Monuments, spectacles, voitures publiques, â Favorites, Dames blanches, Batignollaises, â etc., tout lâintĂ©resse, et il ne manque pas de signaler les difficultĂ©s croissantes de la circulation dans les rues ! Ma promenade favorite Ă©tait le jardin du Luxembourg ; mais aprĂšs la mort de ma femme, jây fus moins souvent, le voisinage me rappelant de trop douloureux souvenirs. Je visitais avec plaisir ses superbes collections de rosiers, ainsi que la pĂ©piniĂšre de lâenclos des Chartreux. Jâallais souvent dans les galeries du palais du Luxembourg admirer les belles peintures modernes qui sây trouvent rĂ©unies. Elles nây sont pas Ă demeure ; quand le peintre qui les a produites est mort, ses ouvrages sont portĂ©s au Louvre, et remplacĂ©s par ceux que le gouvernement a achetĂ©s aux expositions publiques. Ainsi le musĂ©e du Luxembourg est le musĂ©e des peintres vivants ; le Louvre, celui des peintres morts. En gĂ©nĂ©ral, la vue des chefs-dâĆuvre de lâĂ©cole moderne fait plus de plaisir, Ă ceux qui ne sont pas connaisseurs, que la majeure partie des tableaux du Louvre. Mais les artistes et les amateurs instruits en jugent autrement. Une autre promenade, qui avait toutes mes sympathies, câĂ©tait le Jardin des plantes. Jây ai passĂ© dans la belle saison des matinĂ©es et des soirĂ©es pleines de charme. Combien je jouissais de voir en dĂ©tail le jardin botanique, de parcourir les serres et les nombreuses galeries du MusĂ©um ! Au reste, câĂ©tait Paris tout entier qui mâattirait dans tous ses coins. Il nâest pas un quartier, ancien ou neuf, une rue nouvellement ouverte, un monument, un passage, un bazar, un pont, une fontaine, qui nâaient eu ma visite, surtout ce qui avait Ă©tĂ© construit ou amĂ©liorĂ© depuis 1823. Je supprimerai une foule de faits et de remarques que jâavais notĂ©s dans mon ancien itinĂ©raire et qui sont bien peu intĂ©ressants pour moi, maintenant que jâai vieilli. Mais voici qui prĂȘte encore Ă mes rĂ©flexions. Sur la place oĂč fut guillotinĂ©, le 21 janvier 1793, lâinfortunĂ© Louis XVI, â place qui a portĂ© successivement les noms de Louis XV, avant 1789 ; de la RĂ©volution jusquâĂ 1802 ; de la Concorde jusquâĂ 1814 ; de Louis XVI jusquâĂ 1830, et qui se rĂ©appelle de la Concorde, jusquâĂ nouvel ordre ; â sur cette place oĂč lâon voit un palais sans roi, les Tuileries ; un temple sans dĂ©dicace, la Madeleine ; un arc de triomphe sans consĂ©cration, lâarc de lâĂtoile ; on Ă©levait un monument Ă Louis XVI. Le piĂ©destal qui devait le supporter Ă©tait seul achevĂ©, quand la rĂ©volution de 1830 Ă©clata. Pendant mon sĂ©jour, on plaça sur les balustrades du beau pont Louis XVI, les statues colossales en marbre blanc de CondĂ©, Turenne, Dugesclin, Bayard, Suger, Sully, Richelieu, Colbert, Tourville, Duquesne, Duguay-Trouin et Suffren elles ont disparu. Au rond-point des Champs-ĂlysĂ©es, on Ă©levait un monument Ă Louis XV, encore peu avancĂ© ; je pense que les derniers Ă©vĂ©nements empĂȘcheront quâon y donne suite. Le superbe Arc de triomphe de la barriĂšre de lâĂtoile, ou de Neuilly sâachevait. Jâen avais vu poser la premiĂšre pierre en 1806 on le dĂ©diait alors aux armĂ©es françaises de la RĂ©publique et de lâEmpire ; sous les Bourbons de la branche aĂźnĂ©e, il devait ĂȘtre consacrĂ© Ă la gloire du duc dâAngoulĂȘme, pour sa campagne dâEspagne. On Ă©levait une statue Ă Louis XVIII, auteur de la Charte, et fondateur du gouvernement reprĂ©sentatif en France, sur la place du Palais-Bourbon, en face de la Chambre des dĂ©putĂ©s elle nâĂ©tait pas terminĂ©e Ă la dĂ©chĂ©ance de Charles X ; quâen est-il advenu ? Je fus souvent visiter lâĂ©glise Sainte-GeneviĂšve, pour bien connaĂźtre sa belle architecture et pour Ă©tudier la fresque que le baron Gros a peinte, dans la seconde coupole du dĂŽme. Un groupe, dans cette fresque, devait reprĂ©senter NapolĂ©on avec Marie-Louise, le roi de Rome et les principaux guerriers, mais les invasions de 1814 et 1815 y firent substituer Louis XVIII et la Charte. La rĂ©volution, la France, le duc de Bordeaux, la guerre dâEspagne, la dauphine, entourent le roi, tenant la place des personnages qui devaient figurer autour de NapolĂ©on. Ce fait est curieux Ă ajouter Ă lâhistoire des changements quâa Ă©prouvĂ©s lâĂ©glise Sainte-GeneviĂšve que voici Ă nouveau destinĂ©e aux grands hommes. Chaque fois que je revoyais la triomphale colonne de la place VendĂŽme, je restais autant de temps Ă la contempler que si câeĂ»t Ă©tĂ© le premier jour. Ses bas-reliefs me rappelaient dâhonorables et glorieux souvenirs. Le temps nâavait pas effacĂ© en moi les impressions vivaces de cette cĂ©lĂšbre campagne dâAusterlitz. La rĂ©volution de juillet fit disparaĂźtre le drapeau blanc qui sây dĂ©ployait et restaurer le drapeau tricolore sous les couleurs duquel nous avions vaincu les Autrichiens, dans cette immortelle journĂ©e en 1805. Jâavais formĂ© le projet, avant mon arrivĂ©e Ă Paris, de suivre les cours des plus illustres professeurs du CollĂšge de France et du jardin dâhistoire naturelle. Je comptais sur mon bon vouloir, mais il me manqua en partie, et puis les dĂ©rangements, les visites, vingt autres obstacles sây joignirent. Je ne fus assez exact quâĂ celui de chimie, Ă la Sorbonne, fait par M. ThĂ©nard. Câest une indiffĂ©rence que je me reproche, quand elle a Ă©tĂ© volontaire. Un homme avait Ă cette Ă©poque une espĂšce de cĂ©lĂ©britĂ©, que peu de personnes auraient enviĂ©es ; mais on cherchait Ă le voir, et je le regardais chaque fois que jâallais me promener dans les galeries du Palais Royal câĂ©tait le DiogĂšne de ce brillant bazar, le fameux Chodrus Duclos, de Bordeaux. Cet homme, aprĂšs avoir joui dâune assez belle fortune, fait lâornement de la bonne sociĂ©tĂ© et paradĂ© sur de beaux chevaux, aprĂšs sâĂȘtre fait remarquer par son bon ton, son luxe de toilette, ses frĂ©quents duels et ses nombreuses maĂźtresses, promenait son cynisme, sa misĂšre, ses haillons, dans le lieu de Paris le plus hantĂ© par les Ă©trangers, les provinciaux et les dĂ©sĆuvrĂ©s. On le regardait avec Ă©tonnement, on admirait sa belle taille, sa figure expressive, ses yeux de feu, mais on dĂ©tournait aussitĂŽt la vue, tant lâabjection et le malheur de ce personnage, encore fier, attristaient. Il avait Ă©tĂ© lâami, disait-on, du comte de Peyronnet, qui fut deux fois ministre et signa les ordonnances de juillet. VoilĂ comment, pendant les premiers mois, je courus assez pour tout voir ; mais plus tard, tant par suite de mes chagrins que par ennui et lassitude, je fus moins ardent ; ma curiositĂ©, moins vive ou satisfaite, me rendit plus indiffĂ©rent, et câest ainsi que jâai quittĂ© Paris sans avoir assistĂ© Ă aucune sĂ©ance de la Chambre des dĂ©putĂ©s. Jâavais vu une grande rĂ©volution sâaccomplir en trois jours un trĂŽne renversĂ© et un autre relevĂ© par la volontĂ© nationale ; un roi puissant fuir avec toute sa famille, en pays Ă©tranger, et surveillĂ© sur sa route dâexil, pour quâil ne sâĂ©cartĂąt pas de lâitinĂ©raire qui lui Ă©tait tracĂ©. Jâavais vu descendre le drapeau blanc, imposĂ© Ă la France par les Ă©trangers, et reparaĂźtre aprĂšs quinze annĂ©es de proscription, la glorieuse cocarde tricolore. Jâavais vu une superbe garde royale, belle de tenue et de discipline, bien favorisĂ©e et pleine de dĂ©vouement, se fondre, se dissoudre, et disparaĂźtre, avant mĂȘme que son royal chef lâeĂ»t dĂ©gagĂ©e de ses serments. Jâavais vu lâinsubordination dans les troupes presque encouragĂ©e, les officiers et les soldats dĂ©nonçant leurs supĂ©rieurs ; la mĂ©diocritĂ©, lâinconduite se faire des titres de ce quâils nâavaient pas Ă©tĂ© employĂ©s sous la Restauration, pour prĂ©tendre Ă des emplois, Ă des grades supĂ©rieurs, Ă des rĂ©compenses, par-dessus ceux qui, pendant quinze annĂ©es, sâĂ©taient dĂ©vouĂ©s au service du pays, avaient conservĂ© les bonnes traditions de lâEmpire, et mĂ©ritĂ© les Ă©loges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. Jâavais vu descendre au tombeau la mĂšre de mon bien-aimĂ© fils. Quand je disais au colonel PerrĂ©gaux et Ă quelques autres officiers, avec lesquels je me trouvais avant notre dĂ©part de Lyon Puisque nous allons Ă Paris, je voudrais y ĂȘtre tĂ©moin de quelque Ă©vĂ©nement important », je ne pensais pas ĂȘtre si douloureusement servi. Quelle soif irrĂ©flĂ©chie dâĂ©motions et de nouveautĂ©s, si fatalement satisfaites et si funeste Ă mon bonheur ! Les soldats apprirent avec plaisir quâils allaient quitter ce brillant Paris, qui nâĂ©tait pour eux quâun sĂ©jour de grosses lassitudes et de pĂ©nibles veilles. Personnellement, jâen fus trĂšs satisfait. Jây avais Ă©tĂ© trop malheureux, jây avais Ă©prouvĂ© trop de dĂ©goĂ»t et dâennui, pour ne pas considĂ©rer comme une grande faveur lâordre qui nous prescrivait dâaller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village, Ă cette Ă©poque, me semblait prĂ©fĂ©rable Ă la capitale du monde civilisĂ©. CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE En 1830, BarrĂšs est devenu, par rang dâanciennetĂ©, le plus ancien des commandants du 15Ăšme. Son bataillon est le premier Ă partir pour lâAlsace, le 1er octobre. En cours de route, Ă Montmirail, oĂč il Ă©tait dĂ©jĂ passĂ© en 1808, 1814 et 1829, son billet de logement lui vaut dâĂȘtre lâhĂŽte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, dans le beau chĂąteau oĂč naquit le cardinal de Retz. » 3 octobre 1830. â LogĂ© par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps aprĂšs ĂȘtre entrĂ© dans lâappartement qui mâĂ©tait destinĂ©, la visite dâun valet de chambre qui mâannonça celle de son maĂźtre, et mâapporta en mĂȘme temps que des rafraĂźchissements sept Ă huit journaux politiques de diffĂ©rentes couleurs. AprĂšs mâĂȘtre habillĂ©, je fis dire que jâĂ©tais en position de recevoir lâhonneur quâon voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et mâinviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du chĂąteau, trĂšs curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le chĂąteau est une vieille habitation modernisĂ©e, flanquĂ©e de tours carrĂ©es, et sur lâune dâelles flottait un immense drapeau tricolore. Le dĂźner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme SosthĂšne de La Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du roi, homme cĂ©lĂšbre par son bon ton et pour avoir, dans lâintĂ©rĂȘt des mĆurs, fait allonger les jupons des demoiselles de lâopĂ©ra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc comme les dĂ©vots lâappelĂšrent lors de sa mort subite Ă Saint-Thomas dâAquin, ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Chapt de Rastignac, pair destituĂ© par la rĂ©volution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes, moins aristocratiques Ă ce que je crois. On causa peu. M. de La Rochefoucauld et moi, nous fĂ»mes Ă peu prĂšs les seuls qui Ă©changeĂąmes quelques paroles Ă voix basse. Du reste je nâeus quâĂ me louer des politesses quâon me fit, et des attentions dont je fus lâobjet. Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la rĂ©volution de Juillet et des malheurs de la famille royale. Malheureux rois ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manquĂ©, mais des hommes plus influents lâont circonvenu et conduit Ă sa perte. » Tous ces personnages avaient quittĂ© Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du roi, et oublier, sâil Ă©tait possible, les grandeurs quâils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, dĂ©jĂ ĂągĂ© ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes maniĂšres ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant Ă M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théùtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlĂšrent pas elles se seraient compromises devant un plĂ©bĂ©ien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse Ă©tranger Ă tout ce grand monde, jây tins ma place, et reçus un accueil parfait.[5] DE METZ Ă WISSEMBOURG Le 11 octobre, BarrĂšs arrive Ă Metz, quâil revoit pour la troisiĂšme fois. Ă la porte de la ville oĂč je devais mâarrĂȘter, former les pelotons et rĂ©gulariser la tenue pour faire mon entrĂ©e, je vis venir Ă moi mon fils conduit par son grand-pĂšre, sa grand-mĂšre et sa tante Ălisa Belfoy. Avec quelle joie je les embrassai tous quatre, et pressai tendrement contre mon cĆur mon petit Auguste ! Ce nouveau tĂ©moignage dâaffection que me donnaient ces bons parents me toucha vivement. Faire un voyage de cinquante lieues pour me procurer le plaisir dâembrasser mon enfant, câĂ©tait me donner une bien grande preuve de leur attachement et mâoffrir une aimable diversion aux ennuis dâune longue route. Je trouvai mon fils fort, espiĂšgle, et plein de santĂ©. Quarante-huit heures que je passai avec ma famille me parurent bien courtes. 18 octobre. â Ă quelques heures au-delĂ de Bitche, marchand dans le brouillard et sur un chemin sablonneux mal tracĂ©, le bataillon quitta la route et se dirigea Ă gauche vers la BaviĂšre rhĂ©nane. PrĂšs dâarriver Ă la frontiĂšre, un paysan accourut, tout haletant, me prĂ©venir de notre erreur, et nous remit dans la direction que nous devions suivre. Je le remerciai comme il convenait du service quâil venait de me rendre, car, dans les circonstances oĂč nous nous trouvions, une violation de ce territoire aurait pu paraĂźtre intentionnelle et donner lieu Ă des commentaires plus ou moins absurdes. Ă cette Ă©poque, lâEurope tout entiĂšre Ă©tait en agitation. Les rois se prĂ©paraient Ă la guerre, soit pour contenir les peuples que la rĂ©volution de Juillet avait mis en mouvement, soit pour rĂ©sister Ă la France, quâon croyait disposĂ©e Ă porter ses principes en Allemagne et Ă faire de la propagande armĂ©e. Quels effets auraient pu produire lâapparition du drapeau tricolore dans une ancienne province française, et lâarrivĂ©e inattendue dâun bataillon quâon aurait pris pour lâavant-garde dâune armĂ©e dâinvasion ! Lâalarme se serait vite rĂ©pandue ; la joie ou la peur aurait grossi lâĂ©vĂ©nement. Peu aprĂšs, une demi-lieue avant Lembach, je vis venir sur la route, Ă ma rencontre, une espĂšce de troupe armĂ©e, marchant en colonne, tambour battant, drapeau dĂ©ployĂ©. ArrivĂ©e Ă portĂ©e de la voix, cette troupe sâarrĂȘta et son chef cria Qui vive ? » AprĂšs les rĂ©ponses dâusage, il sâapprocha de moi, me salua de lâĂ©pĂ©e, et me dit que les citoyens de Lembach recevraient avec plaisir les soldats du brave 15Ăšme lĂ©ger. Ce capitaine Ă©tait un gamin de quinze ans, de trĂšs bonne tournure, et montrant beaucoup dâaplomb. Il commandait une compagnie de plus de cent jeunes gens, de douze Ă quinze ans, bien organisĂ©s, ayant tous ses officiers, ses sous-officiers, ses caporaux, ses tambours, sa cantiniĂšre, son porte-drapeau. Rien nây manquait, pas mĂȘme lâinstruction et le silence. AprĂšs avoir causĂ© quelques minutes avec cet intĂ©ressant jeune homme, je lui dis de prendre la tĂȘte de la colonne, et de nous conduire sur la place oĂč nous devions nous arrĂȘter. Au gĂźte dâĂ©tape, je le priai de venir dĂźner avec moi, ce quâil fit avec grand plaisir. Jâappris que câĂ©tait un capitaine en retraite qui avait eu la patience dâinstruire et dâorganiser ces enfants avec tant de succĂšs. Ils faisaient plaisir Ă voir. Ils avaient pour armes des grands sabres en bois, dont les chefs, dĂ©corĂ©s dâĂ©paulettes ou de galons selon leur grade, faisaient souvent usage sur le dos de leurs subordonnĂ©s. Nous Ă©tions en Alsace. Au rĂ©sumĂ©, de Paris Ă Wissembourg, ce voyage de dix-neuf jours se fit de la maniĂšre la plus heureuse. Sur toute la route, particuliĂšrement en Champagne et en Lorraine, la population des villes se portait Ă notre rencontre en criant Vive le roi ! Vivent les grandes journĂ©es ! » Toutes les maisons Ă©taient ornĂ©es de drapeaux tricolores, et partout les soldats reçurent bon accueil et furent fĂȘtĂ©s. En partant de Paris, je pensais que cette route serait pour moi une source dâennui et de dĂ©sagrĂ©ments, que les hommes feraient des sottises, manqueraient aux appels, resteraient en arriĂšre. La conduite quâils avaient tenue dans Paris, depuis la rĂ©volution de Juillet, me le donnait Ă craindre. Il nâen fut rien. Quand nous arrivĂąmes Ă Wissembourg, ils Ă©taient si peu fatiguĂ©s et leur tenue si soignĂ©e que les habitants purent croire que nous venions seulement de faire une promenade matinale de quelques lieues. Ayant pris possession de la caserne et installĂ© sa troupe, BarrĂšs obtint bientĂŽt un congĂ© pour aller Ă Charmes. Mais son sĂ©jour se trouva Ă©courtĂ© par une lettre de rappel du colonel, qui croyait Ă une prochaine dĂ©claration de guerre. Ce qui survint, câest un Ă©pisode plus humble, caractĂ©ristique de lâesprit alsacien. DIFFICULTĂS SCOLAIRES EN ALSACE Le 9 mars 1831, je reçus lâordre du gĂ©nĂ©ral Fehrmann de me rendre, avec tout mon bataillon, au village dâOber-Belschdorff, distant de quatre lieues, pour concourir Ă la rĂ©pression dâune rĂ©sistance aux dĂ©cisions de lâadministration supĂ©rieure. Cette quasi-insurrection avait pour cause la nomination dâun maĂźtre dâĂ©cole, que les habitants ne voulaient pas. CâĂ©tait en vain quâon leur disait que celui quâils prĂ©fĂ©raient Ă©tait un ignorant et avait Ă©chouĂ© Ă tous les concours. Ils y tenaient, parce que câĂ©tait le gendre du garde forestier, et que celui-ci les avait prĂ©venu que, sâils en prenaient un autre, il leur ferait des rapports toutes les fois quâils iraient prendre du bois dans la belle forĂȘt de Haguenau. La rĂ©bellion Ă©tait manifeste la gendarmerie avait Ă©tĂ© chassĂ©e plusieurs fois du village, lorsquâelle voulait prendre possession de la maison dâĂ©cole ; des individus avaient Ă©tabli des barricades, et, armĂ©s de fusils, sâĂ©taient retranchĂ©s dans lâĂ©cole. On temporisa, dans lâespĂ©rance que la rĂ©flexion et la lassitude les rendraient plus raisonnables. Cette longanimitĂ© les enhardit. La gendarmerie fut repoussĂ©e une troisiĂšme fois, et le sous-prĂ©fet de Wissembourg bafouĂ©. Dans cet Ă©tat de chose, la force devait intervenir pour faire respecter la loi. Ă mon arrivĂ©e, le 10 mars, je trouvai les barricades Ă©vacuĂ©es, mais la maison dâĂ©cole toujours occupĂ©e. AprĂšs avoir pris quelques dispositions et sommĂ© les rĂ©voltĂ©s de se retirer, jâenvoyai contre eux ma compagnie de voltigeurs. Ă son approche, ils se sauvĂšrent par la porte de derriĂšre, quâon nâavait pas fait garder exprĂšs, et gagnĂšrent Ă toutes jambes la forĂȘt. ImmĂ©diatement, le maĂźtre dâĂ©cole nommĂ© par lâadministration fut installĂ© en prĂ©sence de M. Matter, inspecteur dâAcadĂ©mie, du sous-prĂ©fet, du juge de paix de Soultz-sous-ForĂȘt, du maire et de tous les officiers. Tous les enfants avaient Ă©tĂ© mandĂ©s et contraints de venir pour assister Ă cette cĂ©rĂ©monie qui aurait semblĂ© ridicule dans toute autre circonstance, mais qui fut imposante et pĂ©nible en mĂȘme temps, tous ces malheureux enfants se figurant quâon allait les Ă©gorger sans pitiĂ©. Ils poussaient des cris Ă effrayer lâauditoire. AprĂšs les discours prononcĂ©s, des conseils donnĂ©s et des exhortations faites aux parents, les enfants furent renvoyĂ©s. La commune ayant repris sa tranquillitĂ© ordinaire, et les enfants ne manifestant plus aucune crainte, je rentrai dans ma garnison le 13, en laissant toutefois deux compagnies pour maintenir les esprits dans cette salutaire disposition. Ces deux compagnies rentrĂšrent, quatorze jours aprĂšs, lorsque la gendarmerie eĂ»t Ă peu prĂšs arrĂȘtĂ© les principaux mutins. Cette prudente expĂ©dition, qui ne fit couler que des larmes dâenfants, eut un trĂšs bon rĂ©sultat, en ce quâelle apprit aux populations que le pouvoir Ă©tait assez fort pour faire rentrer dans le devoir ceux qui sâen Ă©cartaient. Depuis 1830, les communes Ă©taient trĂšs agitĂ©es, et les habitants disposĂ©s Ă mettre Ă profit lâespĂšce de pouvoir que la rĂ©volution de Juillet leur avait donnĂ©. Ils dĂ©vastaient en plein jour les forĂȘts de lâĂtat, chassaient les gardes forestiers, menaçaient les maires et apportaient sur les marchĂ©s le produit de leur vol, sans rougir de leurs actions. Je fus souvent obligĂ©, pendant lâhiver, dâenvoyer des compagnies en garnison dans les villages, sur le versant oriental des Vosges, pour faire cesser ce scandaleux brigandage. LâALSACE ACCLAME LE ROI-CITOYEN Depuis plusieurs jours, jâĂ©tais prĂ©venu officiellement de la prochaine arrivĂ©e du roi en Alsace, et mon dĂ©part pour Strasbourg, pour me trouver, avec tout le rĂ©giment, Ă son entrĂ©e dans la capitale de la province et aux revues qui suivraient. Le but politique de ce voyage Ă©tait de faire connaĂźtre, aux populations de lâEst et Ă lâarmĂ©e, le monarque que la France de Juillet sâĂ©tait donnĂ©e. Il Ă©tait important de donner au roi une bonne opinion du rĂ©giment, et Ă lâAllemagne qui nous regardait une semblable opinion sur notre jeune armĂ©e, quâon venait en quelque sorte de recrĂ©er. Je pris toutes mes mesures, en passant de frĂ©quentes inspections, pour que mon bataillon fĂ»t aussi beau, aussi nombreux que possible. Je rĂ©ussis complĂštement. 18 juin. â La garnison, les troupes arrivĂ©es pour les revues du roi et les gardes nationales des arrondissements de Strasbourg et Wissembourg, prirent les armes pour border la haie, depuis la porte Blanche ou Nationale, jusquâau Palais royal. Le roi fit son entrĂ©e solennelle Ă cheval, ayant Ă ses cĂŽtĂ©s ses deux fils, les ducs dâOrlĂ©ans et de Nemours, accompagnĂ©s par les marĂ©chaux Soult et GĂ©rard, par le ministre du Commerce, comte dâArgout, et par un immense Ă©tat-major. Il Ă©tait prĂ©cĂ©dĂ© et suivi de douze rĂ©giments de cavalerie, et de plusieurs centaines de voitures alsaciennes ornĂ©es de feuillages et de rubans, pavoisĂ©es de drapeaux tricolores et remplies de jeunes et fraĂźches paysannes, costumĂ©es dans le goĂ»t du pays. Cette entrĂ©e dans une ville guerriĂšre cĂ©lĂšbre, fut magnifiquement imposante. Un concours immense de citoyens et aussi dâĂ©trangers Ă lâAlsace, une allĂ©gresse gĂ©nĂ©rale et de vives acclamations, spontanĂ©ment manifestĂ©es sur le passage du roi, prouvaient quâil avait lâassentiment des populations entiĂšres. Lâesprit public Ă©tait encore bon, les menĂ©es dĂ©magogiques nâavaient pas encore perverti les masses, et changĂ© en indiffĂ©rence coupable les tĂ©moignages dâaffection que le roi avait reçus jusquâalors. Le passage fini et les rangs rompus, les officiers se rĂ©unirent pour aller chez le roi, oĂč ils furent prĂ©sentĂ©s par le gĂ©nĂ©ral Brayer, commandant la division. Nous trouvĂąmes lĂ le grand duc de Bade et une nombreuse suite, les envoyĂ©s des souverains allemands, et les ambassadeurs ou agents français attachĂ©s Ă ces cours. 19 juin. â Nous prĂźmes les armes de grand matin, pour ĂȘtre rendus de bonne heure au polygone. Ce vaste champ de manĆuvre fut bientĂŽt rempli de troupes de toutes armes, et dâune foule de spectateurs français et allemands. IndĂ©pendamment des gardes nationales Ă pied et Ă cheval, il y avait trois rĂ©giments dâinfanterie 59Ăšme de ligne, 5Ăšme et 15Ăšme lĂ©gers, douze rĂ©giments de cavalerie, deux dâartillerie, et plus de cinq cents voitures attelĂ©es, telles que canons, caissons, fourgons, Ă©quipages de pont, etc. Les Ă©trangers, comme les nationaux furent Ă©tonnamment surpris de voir quâen si peu de mois, on Ă©tait parvenu Ă rĂ©organiser lâarmĂ©e, Ă tripler son effectif, Ă monter la cavalerie et Ă crĂ©er un immense matĂ©riel de campagne. GrĂące au marĂ©chal Soult, la France avait dĂ©jĂ 40 000 hommes bons Ă faire la guerre, 600 piĂšces de canon attelĂ©es, et tous les autres services militaires portĂ©s Ă ce degrĂ©, presque miraculeux, de nombre et dâinstruction. LâarrivĂ©e du roi fut saluĂ©e par les Ă©clatantes acclamations dâun peuple immense, par une dĂ©charge gĂ©nĂ©rale de toutes les piĂšces de canon, par les clairons, les tambours et les musiques de tous les corps formĂ©s en bataille sur plusieurs lignes. Lorsque le souverain eut pris place sur une vaste estrade, Ă©levĂ©e sur un des cĂŽtĂ©s de ce vaste carrĂ©, les colonels ou chefs de corps se rendirent auprĂšs de lui pour recevoir de ses mains les drapeaux et Ă©tendards de leur rĂ©giment, quâils vinrent faire reconnaĂźtre et saluer par leurs subordonnĂ©s. Les cris de Vive le roi ! » se joignant aux bruyantes batteries des tambours qui battaient aux champs, annoncĂšrent que les soldats saluaient avec enthousiasme lâinsigne national, qui devait les guider et les conduire Ă la victoire. Cette reconnaissance terminĂ©e, le roi passa successivement devant tous les corps. En arrivant au centre du rĂ©giment, il me fit appeler, me remit la croix dâofficier de la LĂ©gion dâhonneur, et me dit quâil sâestimait trĂšs heureux de pouvoir rĂ©compenser, par une nouvelle distinction, mes longs et loyaux services. Cet avancement dans lâordre me fut trĂšs agrĂ©able, sans cependant me flatter autant que lorsque je fus nommĂ© simple lĂ©gionnaire en 1813. Le gĂ©nĂ©ral Schramm avait eu la complaisance de venir me prĂ©venir et de me complimenter sur ma nomination, avant que Sa MajestĂ© me dĂ©corĂąt elle-mĂȘme. Dans cette journĂ©e, je recevais ma troisiĂšme dĂ©coration et prĂȘtais serment Ă un sixiĂšme drapeau. Le premier, avec un aigle, au Champ de Mars, sous lâEmpire ; le deuxiĂšme en 1814, aux fleurs de lis, lors du premier retour des Bourbons ; le troisiĂšme, tricolore, Ă lâaigle, pour les Cent-Jours ; le quatriĂšme blanc, au se
DĂ©gustez des cocktails rafraichissants grĂące Ă la glace pilĂ©e ! Ces glaçons en grains ont une plus grande surface de contact avec le produit Ă rĂ©frigĂ©rer. Le refroidissement de votre boisson est dĂšs lors plus rapide quâavec les glaçons traditionnels. La glace pilĂ©e est largement plĂ©biscitĂ©e dans certains milieux professionnels restauration, poissonneries ou encore pharmaceutique, voici les raisons Ă choisir la glace pilĂ©e dâIce-Prod, une entreprise liĂ©geoise. Lâimportance de la glace pilĂ©e dans vos cocktails La glace pilĂ©e est composĂ©e dâeau purifiĂ©e dĂ©barrassĂ©e de son calcaire. La glace pilĂ©e sera alors pure grĂące Ă un adoucisseur dâeau installĂ© sur notre machine Ă glaçons et glace pilĂ©e professionnelle. Une fois les glaçons formĂ©s, Ă lâaide dâun broyeur, la glace est pilĂ©e pour prendre la forme de morceaux de petites dimensions. 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Autres secteurs professionnels, celui de lâindustrie alimentaire pour le refroidissement des lames utilisĂ©es dans la fabrication de saucisson de jambon avec la glace pilĂ©e, mais aussi celui du milieu mĂ©dicale afin de descendre la tempĂ©rature du sang ou des organes. Enfin, lâentreprise piscicole quant Ă elle se procure en glace pilĂ©e pour la livraison des poissons afin de les garder Ă bonne tempĂ©rature. Des cocktails faciles Ă rĂ©aliser avec de la glace pilĂ©e Lâutilisation principale de la glace pilĂ©e est la rĂ©alisation de boissons en tout genre ! Avec peu dâingrĂ©dients et un broyeur Ă©lectrique, vous pourrez confectionner de dĂ©licieuses boissons. Avec la glace pilĂ©e, vous pouvez par exemple faire un cocktail citronnĂ© Ă la menthe. Pour cela, il ne vous faut pas beaucoup dâaccessoires et de produits, juste de la limonade, un broyeur Ă©lectrique, de la glace pilĂ©e et du sirop de menthe. Quelques ingrĂ©dients suffisent et quelques morceaux de glaçons broyĂ©s ou de glace pilĂ©e pour obtenir un cocktail succulent ! Voici dâautres idĂ©es de recettes pour votre bar ou restaurant. PlutĂŽt smoothies et jus de fruits frais ? Vous pouvez aussi rĂ©aliser un smoothie avec des morceaux de fruits, du lait frais, de la glace pilĂ©e, le tout dans un broyeur Ă©lectrique ! Vos litres de boissons nâauront jamais Ă©tĂ© aussi rafraĂźchissants ! Un verre de granitĂ© au cafĂ© au lait est dĂ©licieux aussi avec quelques morceaux de copeaux de chocolat pour les plus gourmands ! PlutĂŽt le traditionnel Mojito ? Vous saviez que le mojito est probablement le cocktail le plus cĂ©lĂšbre ? Quoi de mieux que de siroter quelques litres dâun bon verre de mojito en Ă©tĂ© ? Proposez donc le cocktail phare de Cuba dans votre restaurant ou bar ! Le Mojito est notamment devenu la boisson nationale de Cuba dans les annĂ©es 1920, il sâest rapidement rĂ©pandu aux Ătats Unis pour enfin arriver en Europe vers les annĂ©e 1990. Pour rĂ©aliser ce cocktail, il vous faut un peu de jus de citron vert, de la menthe, du rhum cubain, de lâeau gazeuse du sirop de sucre de canne et bien sĂ»r de la glace pilĂ©e ! PlutĂŽt cocktail maison avec peu de produits ? Il est possible aussi de trouver une boisson ou un cocktail maison, sans forcĂ©ment avoir besoin de beaucoup dâingrĂ©dients, ni dâaccessoires de cuisine spĂ©cifiques. Il vous suffit simplement dâun broyeur Ă©lectrique en verre ou en acier pour faire de dĂ©licieuses recettes. Par exemple, rĂ©alisez des boissons ou desserts Ă base de lait et de cafĂ© voire mĂȘme des recettes Ă base de lĂ©gumes ! Les recettes Ă base de vodka sont dĂ©licieuses, ainsi que les kakigori qui sont des desserts japonais Ă base de glace rĂąpĂ©e sur laquelle on verse un sirop au thĂ© vert, aux fruits ou au sĂ©same. 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AmĂ©dĂ©e Guiard ANTONE RAMON 1913-1919 Table des matiĂšres PREMIĂRE PARTIE LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE CHAPITRE II LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE CHAPITRE III PROMENADE BANALE CHAPITRE IV COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT CHAPITRE V UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER CHAPITRE VI LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » CHAPITRE VII LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS CHAPITRE VIII ANTONE SâENNUIE CHAPITRE IX UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ CHAPITRE X UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE CHAPITRE XI EFFETS DE NEIGE CHAPITRE XII DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE CHAPITRE XIII UNE ĂLECTION AU COLLĂGE CHAPITRE XIV MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE CHAPITRE XV SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE CHAPITRE XVI UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ CHAPITRE XVII SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS CHAPITRE XVIII DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE DEUXIĂME PARTIE SOUS LE JOUG CHAPITRE I RUPTURE CHAPITRE II LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE CHAPITRE III LE FAUX BOILEAU CHAPITRE IV COUPS DE FOUDRE CHAPITRE V FIN DE LâENQUĂTE CHAPITRE VI INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ CHAPITRE VII LA LUTTE POUR LA GLOIRE CHAPITRE VIII LEQUEL DES DEUX ? CHAPITRE IX LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT CHAPITRE X COMPLICATIONS FAMILIALES CHAPITRE XI ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS CHAPITRE XII EN PERDITION CHAPITRE XIII LE BAS FOND CHAPITRE XIV PĂQUES TRISTES CHAPITRE XV QUIS REVOLVET LAPIDEM ? CHAPITRE XVI LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES CHAPITRE XVII ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS CHAPITRE XVIII UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE CHAPITRE XIX FIN DE PROMENADE CHAPITRE XX LâĂGE INGRAT TROISIĂME PARTIE LA CLOCHE CHAPITRE I CONVALESCENCE CHAPITRE II ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE CHAPITRE III DANS LES COULISSES CHAPITRE IV RIEN NE SE PERD CHAPITRE V MIAGRIN SE VENGE CHAPITRE VI LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS CHAPITRE VII CĆURS TROUBLĂS CHAPITRE VIII LE SILENCE DE LA CLOCHE CHAPITRE IX UNE DISPARITION CHAPITRE X DANS LA NUIT CHAPITRE XI LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Ă MARC SANGNIER Son Camarade AmĂ©dĂ©e GUIARD. PREMIĂRE PARTIE â LE TRAVAIL DES SOURCES CHAPITRE I â COMMENT ON CHOISIT UN COLLĂGE Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de lâInstitution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil dâoiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sĆurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit Ă trente ans semblaient Ă peu prĂšs de mĂȘme visage, de mĂȘme Ă©lĂ©gance et de mĂȘme caractĂšre. Elles sâinterrompaient sans fin pour se complĂ©ter Antone nâĂ©tait pas travailleur, mais il avait un cĆur dâor ; il Ă©tait Ă©tourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goĂ»t si fin ; pas toujours trĂšs respectueux, mais si spirituel⊠On ferait de lui tout ce quâon voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure quâil les Ă©coutait, le SupĂ©rieur nâavait rien appris sur lâenfant. Il demanda Quel Ăąge a-t-il ? â Treize ans, rĂ©pondit la mĂšre ; jusquâici lâabbĂ© Brillet le faisait travailler chez nous. Un prĂȘtre bien dĂ©vouĂ© ! Malheureusement il nâa plus quâune santĂ© ruinĂ©e. Nous lâavons envoyĂ© se reposer Ă Nice. Il nous avait conseillĂ© de le mettre au CollĂšge Saint-IrĂ©nĂ©e Ă Lyon. Antone serait rentrĂ© tous les soirs chez nous. Mais mon mari nâa pas voulu quâil restĂąt Ă la maison sans son prĂ©cepteur. JâĂ©tais embarrassĂ©e. La tante Nathalie parlait de lâInstitution Sainte-Marie de MĂącon⊠â Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi. â La tante ZĂ©lina, de Saint-Symphorien⊠â Le PĂšre Fourquoy prĂȘche si bien, sâexclama tante Zaza. â Mon mari penchait pour le collĂšge de Belley qui a pour Ă©lĂšve le petit duc de RochebrisĂ©e. Lâautre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une confĂ©rence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend quâil y avait un collĂšge dans cette abbaye princiĂšre, aussitĂŽt jâai dit Ă mes belles-sĆurs âVoilĂ oĂč il faut mettre Antone.â Câest immense, nâest-ce pas ? et splendide ?⊠â Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit Ă la terrasse du BelvĂ©dĂšre. Elles poussĂšrent des cris dâadmiration. Autour dâelles se dĂ©veloppait le plan de lâabbaye deux longs bĂątiments, tournĂ©s lâun vers la rue, lâautre vers les cours, et reliĂ©s par deux corps comme les montants dâune Ă©chelle Ă plat par deux Ă©chelons. Ainsi se formaient trois cours au centre le cloĂźtre avec sa galerie de piliers gothiques, Ă droite et Ă gauche les cours des Pluies avec leurs larges prĂ©aux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselĂ©e de lâĂ©glise de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forĂȘt de Seillon. Devant le perron sâouvraient en Ă©ventail des allĂ©es de marronniers qui sĂ©paraient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusquâau bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delĂ surgissaient presque aussitĂŽt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinĂ©e de Jasseron. On ne pouvait rĂȘver cours plus spacieuses dans un site plus agrĂ©able ; câĂ©tait bien le coin le plus retirĂ© que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et sĂ©parĂ©e de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du MĂąconnais. Il Ă©tait tout naturel que lâĂvĂȘque de Belley y installĂąt un collĂšge et le mĂźt sous le patronage de saint François de Sales, le dĂ©licieux ami de son prĂ©dĂ©cesseur Monseigneur Camus. De lĂ , on passa par lâinfirmerie, dâune propretĂ© monastique. La sĆur Suzanne, une belette mince et futĂ©e, tira un rideau derriĂšre une cloison Ă jour qui sĂ©parait la chambre dâune chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades dâassister de leur lit Ă la messe. Si jamais Antone tombe malade, dĂ©clara Madame Ramon, prĂ©venez-nous aussitĂŽt, que nous lâemmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier Ă tous ses dĂ©sirs ! Tout en traversant les dortoirs, les Ă©tudes et la salle de lecture spirituelle, le SupĂ©rieur leur donnait des dĂ©tails sur lâemploi de la journĂ©e, la valeur des maĂźtres, les succĂšs de la maison aux examens, mais cela les intĂ©ressait mĂ©diocrement. Ă la cuisine, la sĆur Archangel les reçut, une terrible cuiller Ă pot en main. Bedonnante, un large tablier gras dĂ©ployĂ© sur elle, les manches retroussĂ©es, la figure Ă©clatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait dâune voix haute deux pĂąles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui Ă©pluchaient les lĂ©gumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardĂ© de son pays un souci de propretĂ© minutieuse les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait fĂ©rocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropretĂ© du lieu. Ah ! Mesdames, vous pouvez ĂȘtre sĂ»res quâil sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs chĂąteaux nâont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fiĂšrement en Ă©talant un Ă©norme quartier de bĆuf. Madame Ramon sourit et plaignit la brave SĆur. Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois jâen ai eu jusquâĂ trois cent trente⊠» Le SupĂ©rieur coupa court Ă ces souvenirs fĂącheux pour lui et proposa de visiter la chapelle. Ătes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route. â Monsieur le SupĂ©rieur, rĂ©pondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?⊠â Je vous prie, Madame. â Au dortoir, ils nâont donc pas de table-toilette. â Ai-je oubliĂ© de vous montrer nos larges lavabos ? â Comment, cette sĂ©rie de robinets ?⊠Ils se lavent donc tous ensemble ? â Chaque enfant a son robinet. â Est-ce au moins de lâeau chaude ? reprit tante Zaza. â Non, Madame, mais jâespĂšre quâAntone sâhabituera vite aux ablutions dâeau froide. â Câest horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant ! â Et pour se peigner ils nâont ni glace, ni flacon de toilette ? â Chaque Ă©lĂšve peut avoir un miroir dans son petit meuble. â Il est bien petit, en effet. OĂč mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquĂ©e ? Le SupĂ©rieur Ă©tait loin de se douter que câĂ©taient lĂ les grandes prĂ©occupations des visiteuses. Cependant, il ouvrit une porte, sâeffaça pour laisser passer et avertit Ă mi-voix Notre chapelle. » Les trois femmes effarĂ©es se regardĂšrent. Comment ? Votre chapelle ? Vous nâavez donc pas lâĂglise de Brou ? â Non, Mesdames, lâĂglise de Brou est un monument historique oĂč lâon ne dit plus la messe. LâĂtat et la ville lâentretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. » Le dĂ©senchantement le plus profond se peignit sur leur visage. Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptĂ©es. Si jâavais su ! » Le SupĂ©rieur froissĂ© hasarda Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathĂ©drale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-ĂȘtre plus recueillis⊠» Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes lâembrassĂšrent, le serrĂšrent, lâĂ©touffĂšrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob Ă Benjamin. Allons, va, mon pauvre petit, nâoublie pas ta tante Mimi. â Ni ta tante Zaza. â Nous voici Ă la fin dâoctobre, tu nâas plus que deux mois. â Nous viendrons te voir souvent. Ne tâennuie pas trop. » Tout cela Ă©videmment devait donner une grande ardeur pour le travail Ă cet enfant ! Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. » Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put sâempĂȘcher dâajouter Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures mĂȘme pas ! » SecouĂ© par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliĂ©s, lâenfant sâĂ©nervait dans ces longs adieux. Le SupĂ©rieur intervint, et enfin le renvoya. Oui, murmurait-il, en remontant Ă sa chambre, Dieu nous a donnĂ© nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas Ă©lever nos enfants. » CHAPITRE II â LA DĂCOUVERTE DâUN NOUVEAU MONDE La classe de troisiĂšme entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passĂ© derriĂšre le dos pour ressaisir lâautre bras, et enguirlande Ă tour de rĂŽle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite. Comment tâappelles-tu ? lui demande CĂ©zenne, un petit brun dĂ©lurĂ© Ă figure maigre de Bonaparte. â Antone Ramon. â Antone ? câest Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ? â Ou Antony, ajoute un autre. â Ou Antono ? riposte un troisiĂšme. Tono ! Tono ! » Ce surnom risquait de lui rester lorsquâune voix aigre lança En tous cas ce nâest pas Tonum ! â Ah ! lĂ ! lĂ ! Ton homme ! sâĂ©crie CĂ©zenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit. â Mais non, câest Antoinette, remarque un railleur Ă lorgnon, le fameux Lurel. â Câest Ninette ! reprend en riant Ămeril, un garçonnet aux joues roses. â Ninette ! Ninette ! » rĂ©pĂštent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarĂ©e dâune petite fille honteuse au centre dâun cercle de grandes personnes. Il est baptisĂ©. DĂ©sormais il sâappellera Ninette. Voyons, crie lâabbĂ© Russec, le prĂ©fet de division, assez de bavardages, faites-le jouer. â Ă quoi sais-tu jouer ? demande CĂ©zenne, aux Ă©chasses ? â Non. â Aux barres ? Ă la mĂšre Garuche ? Ă la balle ? reprennent les autres. â Non. â Ă rien alors ? Mais de quelle boĂźte sors-tu ?⊠Tu ne sais pas ce que câest que la boĂźte ? Câest le collĂšge ! continue CĂ©zenne. â Je nâai jamais Ă©tĂ© au collĂšge. â Ah ! le veinard ! sâexclame Ămeril. â Chez toi tu nâas donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? » Et de nouveau ce sont des fusĂ©es de rire. OĂč est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin. â Ă Lyon, place Bellecour. » Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse. Vivement, crie-t-il, tous Ă la balle au chasseur. Allez. â Il ne sait pas, MorĂšre. â Il apprendra. Câest moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il Ă Antone, et tĂąche de ne pas te faire toucher. » Heureux dâĂ©chapper Ă lâindiscrĂšte enquĂȘte, lâenfant se sauve. Tu y es ! » sâĂ©crie soudain toute la classe. Tu y es » en jargon dâĂ©colier signifie Tu es touchĂ© ». Balle ? passe-moi-la vite, reprend MorĂšre, et viens prĂšs de moi. » Et aprĂšs en avoir atteint un autre, il ajoute Vois-tu, quand on est visĂ©, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-mĂȘme en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges MorĂšre, est initiĂ© Ă ce noble jeu. Il atteint mĂȘme Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple sâest laissĂ© toucher pour lui faire plaisir. Ă sept heures et demie, au rĂ©fectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassĂ©. OĂč se mettre ? Le prĂ©fet nâavait pas prĂ©vu cette difficultĂ©. Il fit du regard le tour des tables et aperçut Ă une extrĂ©mitĂ© une place vide. Installez-vous lĂ , dit-il, on verra bientĂŽt Ă remanier le placement. » Le coin Ă©tait en effet mal choisi ; il sây trouvait dĂ©jĂ Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour dâĂ©querre sur une estrade, sâallongeait la table des professeurs. Et puis, câĂ©tait provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractĂšres du dĂ©finitif. Nul ne se doutait des consĂ©quences de ce choix. AprĂšs le bĂ©nĂ©dicitĂ©, un Ă©lĂšve juchĂ© dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença dâune voix haute, placide et monotone Histoire de France â par AmĂ©dĂ©e Gabourd â suite â Ă ces mots â il lui rĂ©pondit â la question â me semble importante⊠» Antone, jetĂ© ainsi au milieu du rĂ©cit, Ă©couta dâune oreille distraite, tout en absorbant son potage, les prĂ©liminaires obscurs dâune guerre avec lâEspagne. Il entrevoyait enfin quâil sâagissait de Louis XIV et du duc dâAnjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça Deo Gratias ». Cela voulait dire que les Ă©lĂšves pouvaient causer et le lecteur sâinterrompit aussitĂŽt. Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplĂ©mentaire au nouveau. Je nâai plus faim, dit Antone. â Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. » Sans rĂ©sister, lâenfant se mit Ă dĂ©couper quelques bouchĂ©es de sa cĂŽtelette, mais le changement dâair, de vie, de nourriture mĂȘme, lâavait fatiguĂ©, et il nâavalait quâavec rĂ©pugnance. Ă ce train-lĂ , lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dĂźner. â Sais-tu ce que tu as mangĂ© tout Ă lâheure ? lui demande Lurel. â Du ragoĂ»t de mouton, rĂ©pond le nouveau. â Si tu veux, câest en effet du rat ayant goĂ»t de mouton ; mais le vrai nom câest de la JĂ©zabel ; tu sais le fameux plat dâAthalie des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient⊠Mais mange donc. â Je nâai plus faim, rĂ©pond Antone. â Eh bien ! donne-moi cela, je vais tâaider. » Et le camarade Patraugeat, avant quâAntone nâait dit oui, prend lâassiette et travaille de sa fourchette et de son couteau. Pilou ! Pilou ! souffle Lurel Ă mi-voix. â Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaĂźtre la cĂŽtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles. LâabbĂ© Russec passe derriĂšre lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsquâil est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent Ă rire. Tu nâas pas compris la manĆuvre, dit Patraugeat Ă Antone. Retiens bien ceci Quand on crie Pilou ! ça signifie quâun prof⊠un professeur, quoi ! nâest pas loin, autrement dit quâil pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! câest quâil est sur votre dos. â Il ne connaĂźt pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te prĂ©senter nos dompteurs. Le premier Ă la grande table, de notre cĂŽtĂ©, câest le PĂšre Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, dâun embonpoint remarquable. AprĂšs lui vient Perrotot, le professeur de mathĂ©matiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, câest Coco ; on lâappelle encore RibouldĆil. Tiens, justement il est dans lâexercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore⊠DĂ©cidĂ©ment nous lâintĂ©ressons. Vois-tu, il nâa jamais pu rĂ©soudre ce difficile problĂšme de voir en mĂȘme temps la fenĂȘtre qui est Ă sa droite et la porte qui est Ă sa gauche. Dâailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisĂ©s en houppe câest FramogĂ©, dit Pharamond, toujours en colĂšre, mais on a rarement affaire Ă lui, heureusement. AprĂšs, câest le Tronc ou, si tu prĂ©fĂšres, le patron, le SupĂ©rieur on lâappelle dans lâintimitĂ© PĂ©hĂ©lem, parce quâil est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. Sâil est restĂ© ce soir, câest pour te faire honneur. » Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient Ă toutes ces explications, franchement, ou Ă demi. Seul, Antone Ramon se sentait gĂȘnĂ© ; il chercha en vain Ă lâautre bout de la table le regard de Georges MorĂšre qui se hĂątait de dĂźner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant dâun air dâintelligence. Cette affabilitĂ© empressĂ©e lâĂ©tonna, il nây rĂ©pondit pas. Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathĂ©matiques⊠câest la classe idĂ©ale, on y fait tout ce que lâon veut, tu verras, car le pĂšre RibouldĆil⊠» La sonnette du SupĂ©rieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grĂąces ; aprĂšs la priĂšre Ă la chapelle, les Ă©lĂšves remontĂšrent Ă leur dortoir par division, en silence, sur deux files. Il a lâair un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant prĂšs de Lurel pour regagner son lit. â Bah, rĂ©pondit celui-ci, on le dĂ©gourdira. » Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, sâefforçait de calmer le professeur de troisiĂšme, M. Pujol En troisiĂšme Ă treize ans ! sâĂ©criait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idĂ©e dâarriver trois semaines aprĂšs la rentrĂ©e ! » Le SupĂ©rieur rĂ©pondait sans conviction Que voulez-vous ? câest la peur des examens futurs ! de la limite dâĂąge ! dâautre part on veut mĂ©nager la transition de la famille au CollĂšge. Son prĂ©cepteur le croit capable de suivre votre classe et mâa Ă©crit une lettre trĂšs sensĂ©e. Voici. » Et il lut Antone est un bon enfant, exubĂ©rant, mais trĂšs aimant. Ses parents lâont souvent exaspĂ©rĂ© en comprimant sans raison son besoin dâair et de mouvement, ses tantes le dessĂ©cheraient Ă force de tendresses niaises et de gĂąteries. AppelĂ© Ă jouir dâune grande fortune, câest un enfant perdu si dĂšs maintenant on nâen fait pas un cĆur viril. Il arrive Ă lâadolescence ; malgrĂ© les principes et les habitudes chrĂ©tiennes que je lui ai inculquĂ©s, je redoute lâexemple du dilettantisme et de lâindiffĂ©rence quâil trouve dans sa famille et lâinfluence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi jâai conseillĂ© de le mettre au collĂšge. Câest un enfant de mĆurs pures, je le recommande Ă votre vigilante bienveillance. » Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naĂŻve et ses yeux Ă©tonnĂ©s, jâai bien peur⊠â Peur ! interrompit le SupĂ©rieur mais ils ne sont pas trĂšs mauvais, ces enfants. Et il y en a dâautres dans sa classe Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, MorĂšre ! M. Russec dâailleurs veillera sur lui. Je suis sĂ»r quâAntone Ramon nous fera honneur et nous attirera dâautres Ă©lĂšves de ce monde riche. » M. Pujol ne rĂ©pondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grandâmĂšre, la laitiĂšre Perrette. LâabbĂ© Perrotot, le PĂšre Coco pour les Ă©lĂšves, malgrĂ© ses prĂ©tentions Ă la finesse, Ă©tait la naĂŻvetĂ© mĂȘme. Ses rĂ©flexions et ses lapsus Ă©taient lĂ©gendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il sâĂ©tait Ă©criĂ© Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe Ă©clatait de rire, car câĂ©tait le SupĂ©rieur lui-mĂȘme qui entrait. Il avait dit aux Ă©lĂšves cet aphorisme Les littĂ©rateurs, câest toujours agitĂ©, mais les mathĂ©maticiens, câest toujours serein. » On juge du succĂšs. Une autre fois il se plaignait dâavoir Ă©tĂ© piquĂ© toute une nuit dâĂ©tĂ© par des mousquetaires » ou se vantait dâune belle promenade dans les futailles de la forĂȘt de Seillon ». Ce matin-lĂ , Gaston Lurel Ă©tait au tableau noir pour expliquer un cas dâĂ©galitĂ© des triangles. Comme ce paresseux nâavait mĂȘme pas ouvert son livre, il restait coi. Je vous avais prĂ©venu la derniĂšre fois, que vous nâĂ©coutiez pas et que je vous prendrais. â Jâai Ă©coutĂ©, Monsieur, affirmait Lurel, jâavais mĂȘme pris des notes, mais on me les a volĂ©es, et dans le livre je ne comprends rien. â Eh bien ! allez Ă votre place, je vais reprendre ce thĂ©orĂšme. » Plein dâardeur, M. Perrotot recommençait la dĂ©monstration au tableau ; mais Ă peine Ă son banc, Lurel prenait un roman commencĂ© la veille, MĂ©phistophĂ©line, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tournĂ© Ă la classe, demandait Vous suivez bien ?⊠Vous comprenez ? â Oh ! oui, Monsieur, » rĂ©pondait Lurel sans lever les yeux. Ă votre tour, » dit le bon abbĂ© aprĂšs avoir lancĂ© la phrase sacramentelle Ce quâil fallait dĂ©montrer ! » Lurel leva un visage dĂ©solĂ©, et de sa place dĂ©clara avec dĂ©sespoir Je suis bouchĂ© ce matin, mais je nâai pas saisi la fin. » Tous ses voisins qui lâavaient vu sâabsorber dans sa lecture Ă©clatĂšrent de rire. Voyez-vous, reprit le naĂŻf mathĂ©maticien, câest tellement simple que vos camarades eux-mĂȘmes se moquent de vous. » Les rires redoublĂšrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite dâun malchanceux, avouait Ce nâest pas de ma faute si je suis moins intelligent quâeux. â Eh bien ! je recommence, dĂ©cida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, Aâ Bâ Câ. » DĂ©jĂ Lurel avait baissĂ© les yeux et repris son roman. Les lignes A B, Aâ Bâ Ă©tant Ă©gales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. Leurs deux figures coĂŻncident dans toute leur Ă©tendue, il sâensuit⊠» Les rires dâĂmeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tĂȘte. Il aperçut Lurel qui coupait nĂ©gligemment une page et sâarrĂȘta court. Pilou ! Pilou ! Gare Ă Coco, » souffla Monnot. Mais M. Perrotot cria Apportez ce livre. â Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand Ă©tonnement. Celui-ci ? câest ma gĂ©omĂ©trie. â Non, lâautre ; faut-il que jâaille le chercher ? â Câest mon algĂšbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur Ă©tait sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant dâair froid traversa la salle. PincĂ© ! » murmura Beurard Ă Antone. Son roman Ă la main, Lurel sâavançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colĂšres de M. Perrotot. Comme il tournait la premiĂšre table, nâayant plus que trois pas Ă faire, il sâembarrassa soudain les pieds dans la serviette dâHenriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres dâAntone. La classe nullement dupe se mit Ă rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet quâil accablait de reproches. Inutile dâajouter quâĂ la faveur de ce tumulte, lâĂ©lĂšve rusĂ© avait fait disparaĂźtre MĂ©phistophĂ©line » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se prĂ©cipita irritĂ© sur les livres dâAntone Ramon. Il sâimaginait que Lurel y avait dissimulĂ© le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupĂ©fait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et lâayant passĂ© Ă Monnot, son compĂšre, dĂ©clarait avec indignation Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous nâavez pas confiance en moi. â Câest bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois. Lâattitude des Ă©lĂšves qui se moquaient de leur maĂźtre dĂ©goĂ»ta Antone. Jamais il nâaurait songĂ© Ă abuser ainsi du dĂ©vouement de son prĂ©cepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges MorĂšre nâavait pas cachĂ© son mĂ©pris pour Lurel. Il lui en sut grĂ©. Quelques jours aprĂšs, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bontĂ©, la patience et la candeur de lâabbĂ© Perrotot, et câest Ă lui, pour son malheur, quâil sâadressa. CHAPITRE III â PROMENADE BANALE Trois par trois, les Moyens dĂ©filent sur la route de ChĂąlon-sur-SaĂŽne. GĂȘnĂ©s dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils nâĂ©prouvent aucune joie Ă cette promenade en colonne qui ressemble plutĂŽt Ă un exercice de gymnastique quâĂ une dĂ©tente aprĂšs la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges MorĂšre. LâabbĂ© Russec a demandĂ© Ă ces deux bons Ă©lĂšves dâencadrer le nouveau pour le soustraire aux manĆuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot. Miagrin est fort en latin, avoue MorĂšre. â Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration. â Jâadore lâhistoire, » sâĂ©crie Ramon. Miagrin dĂ©laisse aussitĂŽt ce chapitre Avant tout, dit-il, il faut ĂȘtre bon camarade. â Que faut-il pour ĂȘtre bon camarade ? demande ingĂ©nument le nouveau. â Dâabord ĂȘtre gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. » Antone comprend lâavertissement pendant les rĂ©crĂ©ations, il va souvent demander ses renseignements au prĂ©fet. Mais il est froissĂ© de cette leçon de Miagrin. Câest encore, poursuit le Mentor, ĂȘtre bon joueur. â Ă propos de jeux, reprend MorĂšre, tu sais quâil y a une Ă©quipe de foot-ball veux-tu en faire partie ? â Comme il est le capitaine de lâĂ©quipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux tâinscrire, tu ne saurais mieux tomber. » Antone sâinforme il faut lâautorisation des parents, un certificat de mĂ©decin, le costume spĂ©cial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre. Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il. â Non, rĂ©plique sĂšchement celui-ci. â Pourquoi ? â Oh ! parce que⊠» Fils dâun fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collĂšge de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimĂ© impitoyablement tout ce qui ne tend pas Ă ce but et Modeste nâoserait demander lâargent dâun costume ni dâune cotisation. De tempĂ©rament calme, il nâen a pas souffert jusquâici. Câest lâĂ©lĂšve modĂšle ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maĂźtres ont une absolue confiance en lui. Si parfait soit-il, on comprend quâil nâexplique pas Ă Ramon les vraies raisons de son abstention. Dâailleurs en quelques minutes Georges a enlevĂ© lâadhĂ©sion dâAntone, soufflant sur ses scrupules de santĂ© et ses peurs de dĂ©butant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, Ă©lĂšve du fameux Tulou, qui lui apprend la flĂ»te et Antone se promet de prendre des leçons. DĂ©cidĂ©ment Georges MorĂšre lâenchante. Ă son tour il les interroge ; il apprend que MorĂšre habite Meximieux. Mais ce nâest pas trĂšs loin de Lyon. â Trente-cinq kilomĂštres. â Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ? â Moi je demeure Ă Pont-de-Veyle. â OĂč est-ce ça ? â Câest un peu plus loin. » En effet câest Ă cinquante kilomĂštres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, câest comme le PĂŽle Nord. BientĂŽt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais Ă©taient des soyeux, câest-Ă -dire des directeurs dâune manufacture de soieries, des gens trĂšs riches, et une passion atroce sâĂ©veille en lui, une passion sans joie, lâenvie. Antone rentre enchantĂ©. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine dĂ©jĂ des parties de bicyclette avec Georges MorĂšre. Il ne se doute pas de lâimpression profonde quâil a faite sur lâesprit et le cĆur dâun autre camarade. CHAPITRE IV â COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RĂGLEMENT Dans le grand parloir aux hautes fenĂȘtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminĂ©e, au lieu de la glace habituelle. Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles. â Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce nâest pas le doyen du chapitre, il a un camail violet. â Câest vrai, et de la barbe. Ăa doit ĂȘtre un ancien directeur du collĂšge ou un missionnaire. Quelle idĂ©e pour un prĂȘtre de porter la barbe ! â Ăa leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un Ă©vĂȘque encore ! car câest un Ă©vĂȘque, il a la croix pectorale. Comment peut-on ĂȘtre Ă©vĂȘque et porter la barbe ? » conclut-elle trĂšs scandalisĂ©e. Mimi sâest approchĂ©e pour voir de plus prĂšs. Câest saint François de Sales ! viens voir ; câest Ă©crit sur le cadre. â Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, câest tout Ă fait lui, comme il a lâair bien ! â Dis donc, il ne vient pas vite Tonio. â Le pauvre petit ! dire quâil est au milieu de tous ces enfants grossiers. Ăcoute-les crier. » En effet, les appels multipliĂ©s des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu. Je suis sĂ»re, soupire Mimi, quâils le bousculent sans pitiĂ©. Le pauvre petit ! il nâest pas habituĂ© Ă leurs jeux violents, câest une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermĂ©e câest un vrai couvent, comme il doit sây ennuyer ! Je gage quâil pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, CĂ©leste nâa pas de cĆur. â Et puis quelle nourriture a-t-il, lui dâestomac si dĂ©licat ? â Tu vas voir quâil est pĂąle et quâil a maigri. » Soudain la porte sâouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dĂ©peignĂ©s, le costume chiffonnĂ©, mais la figure Ă©panouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes. Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! » Pendant trois minutes, il est embrassĂ© par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure. Le pauvre petit, ne cesse de rĂ©pĂ©ter tante Zaza. â Et maman ? interroge Antone. â Maman va bien, papa aussi ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton dĂ©part le temps nous a semblĂ© long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu tâennuies, nâest-ce pas ? â Non, tante Mimi. â Je suis sĂ»re que tu ne manges rien. Tante Zaza tâa apportĂ© un pĂątĂ© de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu nâas pas un journal, pour ne pas salir ? â Je tâaffirme que je nâai pas faim, sâĂ©crie Antone ; on sort de table. â Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit. â Ah ! non, je ne peux pas, non, non. â Vois-tu, dit Zaza Ă Mimi, ce nâest dĂ©jĂ plus notre petit Tonio il nâaurait pas refusĂ© aussi obstinĂ©ment Ă Sermenaz. » Elle oublie, la malheureuse, que lâabbĂ© Ă©tait perpĂ©tuellement obligĂ© dâintervenir pour quâon ne bourrĂąt pas lâenfant de confiseries, et quâen septembre encore, fatiguĂ© de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon La jeune fille et lâAmour », de Bouguereau, un chou Ă la crĂšme. Pourquoi nâes-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi. â On est en retraite. â Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ? â Tu ne peux pas, le RĂšglement dit que câest pour les Ă©lĂšves seulement. â Oh ! le rĂšglement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le pĂšre qui vous prĂȘche ? â Ce nâest pas un pĂšre, câest lâabbĂ© Roullet. â Alors ce nâest pas la peine, conclut tante Zaza. LâabbĂ© Roullet ? je ne le connais pas. â Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que jâentre dans lâĂ©quipe de Georges MorĂšre ? â Quâest-ce Georges MorĂšre ? â Oh ! un bon type tout Ă fait, et puis, tu sais, trapu. â Bon type ? trapu ? â Oui, câest-Ă -dire trĂšs fort. Il mâapprend le foot-ball. â Fout-bol ! sâĂ©crie tante Mimi scandalisĂ©e. â Tu ne comprends pas, interrompt Antone, câest un mot anglais. â Je le sais bien, riposte la tante trĂšs sĂ©vĂšre, câest mĂȘme un mot trĂšs grossier. » Antone bondit dâimpatience, mais les deux tantes ne cessent de sâexclamer. Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je mâen vais. â Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens. â Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe dâautel. Donne-moi seulement un mot pour lâĂconome. Jâai dĂ©jĂ le certificat du mĂ©decin. â Quel mĂ©decin ? sâĂ©crient ensemble les deux femmes. â Je ne sais pas son nom les Ă©lĂšves lâappellent Thanate, ça vient dâun mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort. â Sâil est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, câest le mĂ©decin dâici, un mĂ©decin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la FacultĂ© de Lyon⊠et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ăa mâamusait beaucoup. â Je ne tâaime plus, » rĂ©pond Antone. Câest le mot magique. Tante Zaza lâappelle aussitĂŽt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude lâune, lâautre sâefforce de le conquĂ©rir. Tu comprends, ils mâappellent Ninette, je ne veux pas ĂȘtre traitĂ© de petite fille. â Ninette ! comme câest gentil ! sâexclame tante Mimi en riant. â Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball⊠Ne tâeffraie pas, ce nâest pas dangereux, câest un jeu de ballon. Câest Georges MorĂšre qui me montre. Tu sais, câest un bon camarade. Il demeure Ă Meximieux. Tu lâinviteras aux vacances, dis ? â Si câest un bon Ă©lĂšve, un garçon distinguĂ©, rĂ©pond tante Mimi pour reprendre lâavantage sur son aĂźnĂ©e, je ne demande pas mieux. » Ă ce moment la cloche sonne. Câest pour la chapelle aprĂšs on va en promenade, dit Antone en se levant. â Mais nous allons demander au SupĂ©rieur que tu restes avec nous. Dâailleurs nous avons des observations Ă lui faire. â Rester, je ne le peux pas, rĂ©pond lâenfant, câest la retraite, et mĂȘme je nâaurais pas dĂ» vous voir aujourdâhui, dâaprĂšs le rĂšglement. â Oh ! le rĂšglement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça nâest pas pour nous. Je lâai vu, ton SupĂ©rieur, et tu comprends que nous nâavons pas acceptĂ© dâĂȘtre venues toutes deux jusquâici pour nous casser le nez sur leur RĂšglement. â Il lâa bien compris, dâailleurs, insiste tante Zaza. â Le rĂšglement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, trĂšs droite et trĂšs fiĂšre. En effet, paraĂźt le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tĂȘte penchĂ©e sur lâĂ©paule. Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il nâa pas trop souffert du changement de rĂ©gime. â Monsieur le SupĂ©rieur, dĂ©clare tante Zaza, puisquâils vont en promenade, vous allez nous le laisser lâaprĂšs-midi. â Impossible, Madame ; câest dĂ©jĂ par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont Ă la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maĂźtres, et Ă quatre heures ils rentreront pour les confessions gĂ©nĂ©rales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant dâachever sa retraite dans le recueillement. Comme vous lâaimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle Ă lâintĂ©rĂȘt de son Ăąme⊠et que vous nâinsisterez pas. » En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune rĂ©plique. Dites adieu Ă vos parents, mon enfant. » Antone, un peu intimidĂ© par cette parole austĂšre, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux Ă mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaĂźt. Câest un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son Ăąge. Il faut quâil devienne un homme. » Les deux demoiselles balbutient de vagues formules dâassentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue sâĂ©crient ensemble en mouchant leurs larmes Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! » CHAPITRE V â UNE VOĂTE QUI MENACE DE SâĂCROULER Il y a quinze jours quâAntone Ramon est au collĂšge ce nâest plus un nouveau. Avec lâadmirable souplesse de lâenfance, il sâest adaptĂ© Ă sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinziĂšme sur vingt-huit, avec des montĂ©es subites en narration française et des chutes profondes en mathĂ©matiques. Il connaĂźt tous ses condisciples, et sait distinguer les bons MorĂšre, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spĂ©cial de ce monde. Il dit Je te le promets » pour Je te lâaffirme » ; Tu piges » pour Tu comprends » ; On potasse » pour On travaille » ; SĂ©cher » pour Rester coi » ; et abrĂšge impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathĂ©matiques, en compote, prof, gym, math et cĂŠtera. Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant mĂȘme en Ă©tude, et plaĂźt Ă tous par la franchise de ses maniĂšres, la sincĂ©ritĂ© de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mĂšre est venue le voir il lui a parlĂ© de Georges MorĂšre et a obtenu la permission dâapprendre la flĂ»te. On lui annonce que son prĂ©cepteur, lâabbĂ© Brillet, sâaffaiblit de plus en plus et quâil nây a guĂšre dâespoir de le sauver. Antone sent que câest un guide et un ami quâil va perdre, et lâon nâa pas besoin de lâexciter beaucoup Ă prier pour cette chĂšre santĂ©. Il ne se doute pas cependant que son arrivĂ©e a bouleversĂ© une Ăąme. Depuis sa promenade avec Antone, une rĂ©volution sâest faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus Ă son pĂšre, Ă son humble origine, sans sâirriter contre MorĂšre, sans jalouser la prĂ©fĂ©rence que lui tĂ©moigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore oĂč les deux camarades se retrouveront ensemble Ă Sermenaz. Il a rĂ©flĂ©chi sur son avenir, comparĂ© son intelligence Ă celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins douĂ©s, moins travailleurs, rĂ©ussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carriĂšres, conquerraient de plus grands honneurs parce quâils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle. Il sâest trouvĂ© pour la premiĂšre fois devant un riche authentique. Tout de suite il a dĂ©sirĂ© devenir son camarade, et ses avances ont Ă©tĂ© naĂŻvement repoussĂ©es. Georges MorĂšre nâa pas recherchĂ© cette amitiĂ© ; sur le dĂ©sir du prĂ©fet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans prĂ©cautions oratoires On ne rĂ©cite pas en acteur â On ne se plaint pas de ses voisins â On ne se dĂ©range pas sans permissions â Finis tes devoirs ou tu seras collé⊠» Il lâa initiĂ© aux jeux, lâa fait entrer comme avant » dans son Ă©quipe et prend maintenant des leçons de flĂ»te avec lui. Miagrin a remarquĂ© sans peine la tendance dâAntone Ă sâappuyer sur Georges, et son admiration naĂŻve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend Ă rĂȘver au lieu dâapprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouĂŻe ! ce jeune homme calme par dĂ©finition a menacĂ© dâune gifle Robert Ămeril, qui lâavait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collĂ©gien. Ce travail obscur nâĂ©chappe pas complĂštement Ă ses maĂźtres. Ă cet Ăąge, heureusement, la figure et les yeux reflĂštent vite les changements intĂ©rieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbĂ©s appellent leurs dirigĂ©s dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car câest Ă lâenfant Ă demander lui-mĂȘme, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, sâinforment de leurs difficultĂ©s, les avertissent de leurs dĂ©fauts et souvent des catastrophes et des histoires ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©es par ces quelques minutes de conversation confiante. Câest le chanoine Raynouard, le SupĂ©rieur mĂȘme, qui sâoccupe de la conscience de Miagrin. Si absorbĂ© soit-il par ses soucis et ses occupations, il rĂ©serve toujours le samedi soir Ă ses enfants. Il est inquiet. Vous nâĂȘtes plus le mĂȘme, lui dit-il. Je nâai aucun reproche Ă vous faire, vous mâentendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piĂ©tĂ© nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin mĂȘme. Voyons, que se passe-t-il ? » Ce dĂ©but affectueux devrait ouvrir toutes grandes les Ă©cluses dâun cĆur bien-nĂ©. Mais Miagrin, froissĂ© de cette enquĂȘte paternelle, ne rĂ©pond pas. Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pĂ©nible et dangereux ; il reprend Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aĂźnĂ©s de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mĂ©content des autres ?⊠Vos derniĂšres notes sont un peu moins brillantes ; peut-ĂȘtre nâavez-vous pas reçu tous les Ă©loges auxquels vous ĂȘtes habitué⊠Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maĂźtres, aigri contre vos camarades qui rĂ©ussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-mĂȘme ? Câest dangereux, mais si naturel ! » Il faut rĂ©pondre. Lâenfant le sait bien. Son silence serait trop rĂ©vĂ©lateur, et il ne veut pas se rĂ©vĂ©ler ; il renferme au contraire Ă double tour son cĆur derriĂšre sa voix. Peut-ĂȘtre, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne sais pas. » Câest tout. Le silence menace encore dâĂ©lever une barriĂšre. Le directeur attendait ses confidences ; sans se dĂ©courager, il poursuit Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualitĂ©s brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cĆur, un secret regret de nâĂȘtre pas mieux favorisĂ©, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche Ă Dieu de vous avoir fait naĂźtre ce quâil vous a fait ? â Oh ! non, Monsieur. » Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubĂ©rance. Il a craint dâĂȘtre devinĂ©, et plutĂŽt que dâavouer son intime misĂšre, qui est une misĂšre humaine et trop humaine, il prĂ©fĂšre mentir et nier brusquement⊠Il prĂ©fĂšre couler sur son navire, plutĂŽt que de reconnaĂźtre la dĂ©chirure et de saisir bien vite la corde quâon lui jette. Le Chanoine craint dâĂȘtre allĂ© trop loin ; il sâaccuse intĂ©rieurement de fausse manĆuvre et prend un air plus rassurĂ©. Allons, tant mieux, ces petites tristesses sâĂ©vanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. LâĂąme Ă©prouve souvent comme une sorte de stĂ©rilitĂ© intĂ©rieure, de refroidissement ; câest une Ă©preuve supportez-la vaillamment et soyez sĂ»r que bientĂŽt la lumiĂšre et la joie reviendront. Peut-ĂȘtre Dieu, par cette Ă©preuve, veut-il vous mĂ©nager de grandes grĂąces, de trĂšs grandes grĂąces. » Miagrin Ă©coute en rageant sourdement. On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les Ă©vitent au moment de la sieste. Appuyez lâoreille contre leur tronc rugueux vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multipliĂ© de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe dâinsectes ailĂ©s au corselet noir et or. Est-ce une ruche dâabeilles ? Non, câest un guĂȘpier. Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments sâĂ©veille dans le cĆur de Miagrin comme de la torpeur dâun long hiver. Le guĂȘpier, on peut le dĂ©truire ; il suffit de murer lâouverture de lâarbre mais comment murer un cĆur ? Tandis que Miagrin redescend Ă lâĂ©tude, ayant bien compris cette grande grĂące dont il ne veut plus, le bon chanoine sâagenouille Seigneur, dit-il, si vous lâappelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette Ă©preuve et montrez-lui votre voie. » CHAPITRE VI â LE MYSTĂRE DE LA SAINTE-CĂCILE » Mon cher enfant, Jâai appris avec le plus vif plaisir votre entrĂ©e Ă lâInstitution Saint-François-de-Sales. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ habituĂ© Ă cette nouvelle vie et jâen remercie Dieu. Rien ne peut ĂȘtre plus utile Ă votre caractĂšre que la soumission Ă une rĂšgle prĂ©cise, inviolable, telle que celle dâun collĂšge ; rien ne peut ĂȘtre meilleur Ă votre Ăąme quâune prĂ©paration Ă la vie au milieu dâenfants de votre Ăąge, sous la surveillance constante de bons maĂźtres et de prĂȘtres dĂ©vouĂ©s. JâespĂšre que vous saurez Ă©viter les Ă©cueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement Ă lâennui, au dĂ©sĆuvrement, et Ă tous les dĂ©fauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisĂ©ment de votre inexpĂ©rience et de votre nature affectueuse. Je vous Ă©cris de la Villa de Nice, oĂč vous mâavez vu les vacances derniĂšres, pour me recommander Ă vos priĂšres. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du cĂŽtĂ© des hommes. Que dĂ©cidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets Ă sa sainte volontĂ©. Mais si prĂšs peut-ĂȘtre du moment oĂč je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner Ă votre ancien prĂ©cepteur de nâavoir pas sans doute apportĂ© toute la douceur et toute la vigilance quâil vous devait. Puisse Dieu supplĂ©er par sa grĂące Ă ses faibles efforts et rĂ©parer ses oublis ! Et vous, nâoubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme Ă©nergique et utile, un parfait chrĂ©tien. Le plus tĂŽt possible, rendez votre caractĂšre viril. BientĂŽt je ne serai plus lĂ pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; dâautres prĂȘtres me remplaceront facilement dans cette tĂąche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus dâaffection dĂ©vouĂ©e. Priez donc pour moi afin que, si Dieu mâappelle, il adoucisse du moins lâhorreur quâinspire Ă notre malheureuse nature lâinstant du passage suprĂȘme. Priez pour moi afin quâil me fasse misĂ©ricorde et que, dans lâautre monde, je puisse, dĂ©livrĂ© de mes fautes, continuer Ă veiller sur vous. Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bĂ©nisse votre bonne volontĂ©. J. BRILLET, prĂȘtre. » Quand lâabbĂ© Russec lui avait remis cette lettre, dĂ©cachetĂ©e selon lâusage, Antone avait lâesprit Ă cent lieues de son prĂ©cepteur. LancĂ© dans le jeu, et tout Ă dâautres soucis, il en fut Ă©mu sur le coup, mais nâen comprit pas lâimportance. Vous ferez bien de lui rĂ©pondre vite », lui conseille lâabbĂ© Russec. Cet avis, rappel Ă la politesse, pense-t-il, le laisse indiffĂ©rent. Câest quâon est Ă quatre jours de la Sainte-CĂ©cile, la premiĂšre sĂ©ance de lâannĂ©e, et tout le collĂšge retentit des derniers prĂ©paratifs de cette fĂȘte. Ă chaque Ă©tude, la porte sâouvre, et la voix profonde de lâabbĂ© ThiĂ©baut convoque les soprani, les tĂ©nors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prĂ©pare un NoĂ«l, les deux frĂšres Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand Ă la fin de lâĂ©tude, les Ă©lĂšves peuvent arguer de nĂ©cessitĂ©s physiologiques pour flĂąner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils Ă©coutent Georges MorĂšre rĂ©pĂ©tant son prĂ©lude de Bach la mĂ©lodie en a Ă©tĂ© vite populaire et CĂ©zenne sâest dĂ©jĂ vu infliger deux heures de consigne pour lâavoir sifflĂ©e entre ses dents Ă la classe dâhistoire. Câest la gloire. Antone est obsĂ©dĂ© de ce chant joyeux. Il se rĂ©jouit de voir Georges MorĂšre si haut cotĂ©, si populaire ! Ah ! sâil Ă©tait assez fort pour lâaccompagner ! La Sainte-CĂ©cile tombe un vendredi. On a dĂ» refouler les Ă©lĂšves sur les derniers bancs pour placer tous les invitĂ©s. Les secondes et les rhĂ©toriciens sâamusent follement Ă voir lâabbĂ© Perrotot cĂ©der avec un empressement gauche sa chaise Ă Madame la colonelle de Saint-EstĂšphe. Deux pianos occupent les deux cĂŽtĂ©s de la scĂšne et au fond, sur des bancs, sont rangĂ©s les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse lâestrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus dâun pupitre. Enfin Monsieur le CurĂ© de Bourg-en-Bresse, le prĂ©sident, fait son entrĂ©e tous les invitĂ©s se lĂšvent ; on lâinstalle Ă grand bruit ; puis dans le silence attentif les frĂšres Gallois attaquent lâouverture du Jeune-Henri » ces airs de chasse ont un succĂšs traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitĂŽt aprĂšs, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre Ă pied Ă lâavant-scĂšne pour le morceau de Bach. On lâapplaudit de nouveau. Georges MorĂšre, sa flĂ»te en mains, se dresse devant la partition. DĂšs que le silence sâest rĂ©tabli, le professeur lui fait signe et Georges porte lâembouchure Ă ses lĂšvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau lâouverture de lâinstrument Ă sa bouche et, sĂ»r de lâavoir sur la lĂšvre infĂ©rieure Ă sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. MalgrĂ© son attention profonde, le public ne perçoit quâune sorte de soupir Ă©touffĂ©, un tûû sourd et vainement prolongĂ©. MorĂšre sâĂ©tonne, rougit, se trouble, fait mille hypothĂšses, tandis que des rires mal contenus commencent Ă jaillir de divers points de lâassemblĂ©e. Enfin il se dĂ©cide Ă examiner sa flĂ»te les diverses parties en sont bien ajustĂ©es, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisiĂšme fois, il remet Ă ses lĂšvres lâantique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la premiĂšre mesure. Cette fois, lâinstrument rend un son aigu comme le coup de sifflet dâune locomotive. Tout le collĂšge part dâun rire homĂ©rique car câest le propre des enfants assemblĂ©s dâĂȘtre sans pitiĂ© pour leurs camarades. CĂ©zenne, Ămeril, Lurel, plient, secouĂ©s de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert Ă©clate ; les intelligents trĂ©pignent, les autres, bĂ©atement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mĂšres murmurent Ah ! le pauvre enfant ! » Câest un dĂ©lire de joie, une Ă©ruption de huĂ©es et de rires, une Ă©mulation de trĂ©pignements et de contorsions. Alors, tremblant de colĂšre, les poings serrĂ©s, la figure rouge, Antone Ramon se lĂšve et seul debout, ose crier Câest stupide ! » On le regarde. Quâest-ce qui le prend, celui-lĂ ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?⊠De quoi se plaint-il ? » Mais il interpelle ses camarades et demande Pourquoi riez-vous ? » LĂ -dessus la tempĂȘte Ă©clate, tous les Ă©lĂ©ments se dĂ©chaĂźnent. Le flĂ»tiste embarrassĂ© de sa flĂ»te sur lâestrade, son ami pleurant Ă lâautre bout de la salle, câest trop drĂŽle. Toute la lĂąchetĂ©, toute la sottise, toute la bĂȘtise qui est le propre de lâhomme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, sâĂ©ploie, dĂ©borde librement, largement. Le SupĂ©rieur sâest levĂ©, il fait signe Ă MorĂšre de rentrer, mais M. Castagnac plus blĂȘme, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillĂ©, ahuri, finit par descendre de la scĂšne et se perd parmi les invitĂ©s. Le chĆur surgit aussitĂŽt et, dâune voix de stentor qui domine les rires peu Ă peu apaisĂ©s, le grand Lemarois, un philosophe, entonne lâair de Faust Le Veau dâor est encor debout. » Le rythme bien scandĂ© et repris par lâorphĂ©on, Ă©teint subitement la fiĂšvre de lâauditoire et lui fait oublier lâincident. BientĂŽt un tĂ©nor vient chanter les Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une dĂ©faite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin lâorphĂ©on se rassemble une derniĂšre fois sous le bras Ă©tendu de lâabbĂ© ThiĂ©baut et interprĂšte le ChĆur des Charbonniers et des Fariniers, dâOffenbach Car les charbonniers sont tout noirs. Tout noirs Et les fariniers sont tout blancs. ChĆur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le CurĂ© remercie les organisateurs, adresse un mot dâĂ©loge aux principaux interprĂštes, et console dâune phrase de condolĂ©ance le malheureux jeune homme. On se lĂšve, les parents sâĂ©coulent tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac sâapproche du SupĂ©rieur, avec la flĂ»te de son Ă©lĂšve, entiĂšrement dĂ©montĂ©e. Cher Monsieur, croyez que je suis dĂ©solé⊠â Monsieur le SupĂ©rieur, voici ce quâon a mis dans la flĂ»te de Georges MorĂšre. » Et il tend au chanoine stupĂ©fait un bouchon de papier. Comment ! on a osé⊠Quelle est cette plaisanterie absurde ? â Ce nâest pas une plaisanterie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest une attaque contre moi. â Qui pourrait se permettre ?⊠â Enfin, Monsieur le SupĂ©rieur, voici le fait brutal. Je pense quâune enquĂȘte vous fera connaĂźtre rapidement le coupable. » Pendant quâil parle, il jette Ă Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles. CHAPITRE VII â LA MUSIQUE ADOUCIT LES MĆURS La classe de TroisiĂšme sait maintenant la vraie raison de lâĂ©chec de MorĂšre. On a introduit une boulette de papier dans sa flĂ»te. Les hypothĂšses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour Ă tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui nâaiment pas MorĂšre, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, sâagitent Paul CĂ©zenne et Antone Ramon. Paul CĂ©zenne, Ă©mule des grands policiers Ă la suite de ses lectures, trouve lĂ une belle occasion dâappliquer sa mĂ©thode infaillible. Antone Ramon ne dĂ©colĂšre pas. Les autres sâamusent. Quant Ă Georges MorĂšre, il joue lâindiffĂ©rence Ăa lui est bien Ă©gal il sait bien dâailleurs qui a fait le coup, tout au moins il sâen doute. » Il ne sait rien du tout et est trĂšs vexĂ© mais il est fier, et ne veut pas avoir lâair dâĂȘtre touchĂ©, cela ferait trop plaisir Ă lâauteur de la plaisanterie. Avec de la mie de pain, CĂ©zenne a relevĂ© sur la flĂ»te les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mĂȘlent et sâeffacent lâune lâautre. Ă quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donnĂ© la boulette de papier ; il la dĂ©plie sous les yeux de ses camarades intriguĂ©s qui poussent soudain un immense Ă©clat de rire. La boulette est formĂ©e dâune feuille de brouillon dont lâĂ©criture est bien reconnaissable câest celle de CĂ©zenne lui-mĂȘme. Antone y va plus simplement. Câest quelquâun qui en veut Ă Georges MorĂšre, dit-il. â Non, câest une farce, rĂ©pond CĂ©zenne. â La ferais-tu ? â Moi⊠aprĂšs tout⊠Non, câest vraiment trop mĂ©chant. » Monsieur le SupĂ©rieur fait lui aussi une enquĂȘte qui nâaboutit pas. Les allĂ©es et venues sont trop multipliĂ©es pour quâon puisse arrĂȘter les soupçons sur quelquâun. Il rĂ©unit pendant lâĂ©tude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flĂ©trir publiquement cet acte de lĂąchetĂ© Ă la lecture spirituelle de ce jour. M. FramogĂ© rĂ©pond que câest avouer lâimpuissance de lâautoritĂ© et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que câest effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion sâanime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres Ă©viter une dĂ©convenue. Ă six heures et demie, le Chanoine lĂšve la sĂ©ance et seul dans son cabinet prĂ©pare ses coups dâĂ©loquence Oui, mes enfants, de pareilles vilenies dâĂąme finissent toujours par se trahir Abyssus abyssum invocat lâabĂźme appelle lâabĂźme⊠» Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe ! Monsieur Raynouard se prĂ©cipite et dans le salon dâattente, entre trois fauteuils les pieds en lâair et le guĂ©ridon renversĂ©, aperçoit deux hommes en redingote roulĂ©s, culbutĂ©s, sâinjuriant, luttant, se frappant dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac. Messieurs ! Messieurs, sâĂ©crie-t-il Ă©pouvantĂ©. » Les deux professeurs se relĂšvent soudain. Ah ! Monsieur le SupĂ©rieur, je vous prends Ă tĂ©moin, balbutie M. Blumont. â Jâen appelle Ă votre justice, crie M. Castagnac. â Que signifie ce scandale ? â Câest Monsieur qui a bouchĂ© la flĂ»te de MorĂšre, interrompt le flĂ»tiste blĂȘme. â Si vous aviez des preuves, rĂ©plique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer Ă des voies de fait. » La cloche Ă ce moment annonce la lecture spirituelle. Messieurs, conclut-il, je suis obligĂ© de descendre ; jusquâĂ nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. » Dâordinaire, les lendemains de fĂȘte, le SupĂ©rieur faisait une causerie sur la sĂ©ance et donnait son apprĂ©ciation, Ă la grande joie des artistes ; ce soir-lĂ il rouvrit simplement le solennel registre du rĂšglement et commenta le premier article du chapitre IV Tout Ă©lĂšve qui, un jour de congĂ©, rentre aprĂšs lâheure fixĂ©e, sans motif grave et dĂ»ment constatĂ©, est passible de renvoi. » Quant Ă lâauteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux tĂ©moignages dâĂ©lĂšves Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. ChargĂ©s dâaller prendre les pupitres dans la salle des flĂ»tistes, ils avaient vu Ă leur entrĂ©e M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boĂźte Ă flĂ»te de MorĂšre, dâun air embarrassĂ©. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gĂȘne. Il cherchait le nom de lâĂ©diteur dâun concerto de Bach au dos de la partition de Georges MorĂšre, nâayant pas osĂ© le demander Ă M. Castagnac, dont il connaissait lâantipathie. Il regrettait dâavoir donnĂ© lieu Ă ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son cĂŽtĂ© sa vivacitĂ©, il Ă©tait prĂȘt Ă passer lâĂ©ponge sur lâincident. Tous deux dĂ©siraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire Ă cette explication, mais il ne put sâempĂȘcher de mettre ses Ă©lĂšves au courant de ses soupçons. Antone bondissait de colĂšre Et M. Blumont peut revenir ici aprĂšs un acte pareil ? Ă ta place, disait-il Ă Georges MorĂšre, jâirais me plaindre au SupĂ©rieur et jâĂ©crirais tout ce que je sais Ă mes parents. â Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse. â Bah ! disait MorĂšre, ça nâa pas dâimportance ! aprĂšs tout, quâest-ce que ça me fait ? » Il tenait Ă paraĂźtre insensible, ayant honte dâĂȘtre dĂ©fendu par ce petit Ramon. Il sâirritait mĂȘme dâen recevoir des conseils et le prenait de trĂšs haut. Ce ton dĂ©tachĂ©, cet air de fiertĂ©, Ă©merveillait son jeune condisciple. CHAPITRE VIII â ANTONE SâENNUIE Les Ă©lĂšves sâĂ©taient vite aperçus de lâadmiration dâAntone pour MorĂšre. CâĂ©tait une taquinerie courante de rappeler devant lui lâincident de la flĂ»te Pour une bonne farce, câest une bonne farce », rĂ©pĂ©tait malignement Ămeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et rĂ©pĂ©tait Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! » Une fois mĂȘme le grand Patraugeat, pour le pousser Ă bout, riposta Si tu veux savoir qui a fait le coup, câest moi ! â LĂąche ! » cria Antone, et, sans songer Ă sa petite taille, il se prĂ©cipita sur Patraugeat, les poings fermĂ©s, tandis que tous les autres, sachant Ă quoi sâen tenir sur cette prĂ©tendue culpabilitĂ©, riaient aux Ă©clats de la colĂšre dâAntone. Patraugeat lui-mĂȘme se prit Ă lui rire au nez si effrontĂ©ment quâil en resta tout interdit, comprenant quâon se moquait de lui. Ămeril raconta la mystification Ă MorĂšre, et comme Antone accourait Ă son tour, lâinfortunĂ© flĂ»tiste lui cria Tu mâennuies Ă la fin laisse-nous la paix avec cette histoire-lĂ . » Antone vit quâil lui avait dĂ©plu. Il en fut profondĂ©ment affectĂ© et chercha le moyen de rentrer en grĂące. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, les troisiĂšmes allaient jouer aux barres. Il y eut dâabord altercation entre les deux chefs, MorĂšre et Feydart, sur le droit au premier choix. MorĂšre cĂ©da. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour quâil ne fĂ»t pas dans lâautre camp. AprĂšs des tiraillements, la partie commença sans entrain. BientĂŽt dâOrlia, pris par MorĂšre, prĂ©tendit que celui-ci nâavait pas barre sur lui. La dispute recommença dans le feu de la colĂšre, dâOrlia jeta bĂȘtement Ce nâest pas parce que tu joues de la flĂ»te que tu seras le maĂźtre partout. » Ăa nâavait ni rime, ni raison ; les autres se mirent Ă rire. Je ne joue plus », dĂ©clara froidement MorĂšre, et comme Achille offensĂ©, il quitta la partie. Moi non plus, rĂ©pondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine. â Naturellement, conclut CĂ©zenne, quand MorĂšre sâen va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilĂ tout ! » MorĂšre Ă©tait allĂ© aux agrĂšs de gymnastique. Il avait empoignĂ© les anneaux et sâexerçait Ă faire des rĂ©tablissements avec Ă©lan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils. Quâest-ce que tu viens faire ? lui dit-il. â Du moment quâon insulte je ne joue plus. â On tâa insultĂ© ? â Moi non, mais toi. â Ah ! non, est-il assommant ! Mais quâest-ce que ça peut te faire ? â Je ne veux pas quâon se moque⊠â MĂȘle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit MorĂšre irritĂ©, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se prĂ©occuper de Ramon, adossĂ© Ă un mĂąt du portique. Lorsquâil se fut suffisamment balancĂ© aux anneaux, il les lĂącha avec une telle force quâil fit enrouler les cordes autour de la traverse supĂ©rieure. CâĂ©tait dĂ©fendu. Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe lĂ -haut. â Je vais y aller, proposa vivement Ramon. â Toi, tu nâas pas la moelle, » repartit MorĂšre. Mais tandis quâil montait Ă un poteau dâun cĂŽtĂ©, Ramon sâefforçait de le devancer de lâautre. Tout dâabord il se hissa rapidement, ignorant quâil faut savoir mĂ©nager ses forces, mais Ă mi-hauteur, il fut obligĂ© de sâarrĂȘter pour souffler. Quand il reprit lâascension, Georges MorĂšre, dĂ©jĂ arrivĂ©, lui jetait nĂ©gligemment Je te le disais bien que tu nâas pas la force. » IrritĂ© de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mĂąt malgrĂ© sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, extĂ©nuĂ©, il parvint Ă enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes dĂ©roulĂ©es, MorĂšre Ă©tait descendu. Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone. â Mon vieux, tu y mets le temps », dit lâautre en sâĂ©loignant. Et dâun ton ironique Puisque tu y es, restes-y. » Antone nâosa ni rĂ©pondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mĂ©lancolie Georges MorĂšre qui, sur ses Ă©chasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, aprĂšs lâavoir si aimablement accueilli Ă son arrivĂ©e, le rebutait-il ainsi ? Le samedi suivant, MorĂšre fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquiĂšme. Le petit Lyonnais fut trĂšs content de son succĂšs ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir mĂȘme il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait Ă©crit en gros caractĂšres Honneur au plus trapu de la classe. » En Ă©tude, il guetta lâeffet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, dâabord Ă©tonnĂ© de cette inscription triomphale, haussa les Ă©paules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans mĂȘme se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour rĂ©pondre par un sourire. Antone baissa tristement la tĂȘte et se mit Ă rĂȘver, incapable de continuer sa lettre Ă lâabbĂ© Brillet, commencĂ©e depuis quatre jours. Il ne joue plus, malgrĂ© les instances de lâabbĂ© Russec, mais, appuyĂ© Ă un arbre, il Ă©coute vaguement des choses quelconques dĂ©bitĂ©es par des Ă©lĂšves insignifiants Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou dâOrlia. Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous nâa pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous rĂ©ussirez certainement. » Antone Ă©coute et ne rĂ©pond pas. Antone sâennuie. Il bĂącle ses devoirs, apprend Ă peine ses leçons, rĂȘve et, ne sort de sa torpeur quâen sâentendant appeler Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur. DĂ©jĂ tournent autour de lui avec continuitĂ© des Ă©lĂšves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard. Câest un mĂ©ridional loquace et peu sympathique. Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. Tu te languis. » Et il prononce Tu te lannguis. » Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit Je suis de Lambesc en Provence, câest un autre pays que cette mare Ă canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. » Antone sourit Ă peine Ă cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient Ă la charge. Moi aussi, dit-il, je mâennuie ici lâhiver, mais lâĂ©tĂ© je me rattrape je passe de bons moments. OĂč ? Personne ne sâen doute, mĂȘme les plus malins. Ă toi, mais rien quâĂ toi je le dirai. » Antone ne demande mĂȘme pas le sens de ces Ă©nigmes. Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changĂ©, lâair Ă©tait lourd, comme il arrive parfois Ă la fin de lâautomne. SurexcitĂ©, il finit par se lever, sâhabilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloĂźtre. Ă lâangle opposĂ©, la fenĂȘtre de lâinfirmerie brillait doucement, traversĂ©e par la lumiĂšre dâune veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. AppuyĂ© Ă la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchĂ©e qui le mettait tour Ă tour dans la lumiĂšre et dans les tĂ©nĂšbres. Soudain il entend un lĂ©ger craquement il se retourne. TĂ©, ne crains rien, câest moi. » Il reconnaĂźt Trophime Beurard. PĂ©caĂŻre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. » Trophime enfourche la rampe de lâescalier et se laisse glisser lentement. Antone lâimite avec quelque apprĂ©hension. Mais son guide, arrivĂ© le premier, le reçoit et lui dit Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. » Ils longent la galerie qui conduit au rĂ©fectoire, prennent Ă gauche et descendent Ă la cuisine. LĂ Beurard se risque Ă allumer une queue de rat et inspecte lâoffice. Tiens, dit-il, un pot de confiture des maĂźtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, dâailleurs Ă peu prĂšs vide, Ă Antone, qui fait la moue et refuse. Je nâai pas faim. â Câest vrai, dit lâautre, tu nâas jamais faim. Moi, câest le contraire, jâai toujours faim. » Et il se met Ă lĂ©cher le pot. AprĂšs avoir fini son inspection, il sâapproche de la fenĂȘtre. Maintenant, dit-il, attention. » Lentement, sâarrĂȘtant au moindre bruit des charniĂšres, au moindre crissement du bois, il lâouvre. Enfin il peut sortir, suivi dâAntone qui se demande toujours oĂč il lâemmĂšne. Ils sont derriĂšre les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les chĂąssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, lâĂ©pluche tranquillement et la mange avec une voluptĂ© infinie ; puis il dĂ©terre un navet quâil prĂ©pare avec un soin mĂ©ticuleux. Et dire que les profs ne se doutent de rien ! » Cette idĂ©e le remplit dâune fiertĂ© invraisemblable quâAntone a peine Ă comprendre. ArrivĂ© au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassĂ© dans lâangle, grimpe de lĂ sur le mur et Ă cheval sur la crĂȘte aide son compagnon Ă faire la mĂȘme escalade. Ici, dit-il, on est tranquille. » AussitĂŽt il adapte un os de lapin Ă sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces. Quâest-ce que câest ? demande Antone. â Ma pipe, rĂ©pond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. » Et trĂšs amicalement il lui passe le navet. Antone voudrait bien refuser, mais il nâose pas. Il fume. Soudain une toux irrĂ©sistible le force dâouvrir les lĂšvres et rĂ©sonne dans la nuit. Tais-toi donc, imbĂ©cile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. » Lui-mĂȘme sâest couchĂ© et se confond avec le faĂźte du mur. Vivement Antone lâimite enfin la toux sâarrĂȘte. Si câest lâeffet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. » Antone obĂ©it et le regarde fumer en silence. Hein ! ce nâest pas banal. LâĂ©tĂ© dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et jâallais me promener jusquâau chemin de fer. Ă 10 heures 40 part le train dâAmbĂ©rieu, Ă 11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir Ă 11 heures 36 lâexpress dâItalie, Ă 11 heures 58 celui de GenĂšve. Maintes fois je restais jusquâĂ 1 heure 18, pour le train de ChambĂ©ry et je me disais âTrophime, il y en a un Ă 5 heures qui tâemmĂšnerait Ă Lyon en deux heures et de lĂ en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, câest celui-lĂ quâil faudra prendre.â » Et changeant de ton, aprĂšs avoir aspirĂ© longuement deux bouffĂ©es de tabac Tu as une jolie figure, hĂ© ! on a dĂ» te le dire dĂ©jĂ , hĂ© ! â Jâai froid, rĂ©pond Antone, je ne fume pas, je mâen vais dans le jardin. â Ne marche pas trop. AprĂšs nous irons au rĂ©fectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs demain ça sera drĂŽle. » Le petit Lyonnais redescend dans lâallĂ©e du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une Ă©chelle et lâapplique au mur de clĂŽture. Les branches maigres dâun poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il Ă©coute bruire la forĂȘt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet dĂ©chire les airs et un halĂštement sourd et rythmĂ© se perd dans le lointain. Câest un train qui part de Bourg. Peut-ĂȘtre va-t-il Ă Lyon ? Brusquement un dĂ©sir de fuite le prend. Câest si facile, il chevauche le mur qui le sĂ©pare du faubourg Saint-Nicolas. Câest un peu haut peut-ĂȘtre bah ! il tomberait dans un fossĂ© dâherbe. AprĂšs, il nâaurait quâĂ prendre son billet, son porte-monnaie nâest-il pas garni ? Vraiment il sâennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison On se languit dans cette maison. » Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son pĂšre le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le mĂȘme ennui. Il songe Ă son prĂ©cepteur malade, lâabbĂ© Brillet, Ă qui il nâa pas encore rĂ©pondu depuis huit jours. Oh ! il Ă©tait plus heureux avec lui, surtout aux derniĂšres vacances, Ă la villa de lâAvenue Gravier. Câest de lĂ -bas, câest de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi Ă Georges MorĂšre. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle diffĂ©rence entre lui et ce stupide Beurard, lĂ©cheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais MorĂšre le repousse, le bouscule, et câest ce qui lâattriste. DĂ©cidĂ©ment, la vie nâest pas rose. Ă ce moment il sâentend appeler par une petite toux discrĂšte. Hem ! » Câest Trophime Beurard. VoilĂ un quart dâheure que je te cherche ; quâest-ce que tu fais lĂ ? En pleine lumiĂšre sous les fenĂȘtres des professeurs ! Tu nâes pas fou ? Descends vite ! » Antone se dĂ©cide Ă regret. Il Ă©tait si bien lĂ . Il pouvait se croire presque libre dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derriĂšre les nuages, dans cette atmosphĂšre tantĂŽt chaude, tantĂŽt fraĂźche, il se sentait enveloppĂ© comme dâune prĂ©sence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle Ă la rĂ©alitĂ©. Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus jâallais tâenfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tĂȘte. Tu sais, câest bien la derniĂšre fois que je tâemmĂšne. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu nâes pas assez malin, tu te ferais prendre. » Trophime Beurard disparaĂźt. Au bout de cinq minutes, Antone se risque Ă son tour. Au moment dâentrer dans la galerie du premier Ă©tage, il entend la voix de lâabbĂ© Levrou Vous avez mal aux dents ça me paraĂźt bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. » Antone se colle au mur de lâescalier et quand tous les bruits se sont dissipĂ©s, il remonte Ă pas suspendus. Comme il se remettait au lit, lâhorloge du collĂšge sonna deux heures. Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu dâavoir fumĂ© pendant la nuit, fut privĂ© dâun jour de vacances au premier de lâan. CHAPITRE IX â UNE MORT DâOĂ GERME UNE AMITIĂ Les Ă©lĂšves font leurs derniers prĂ©paratifs pour la promenade dominicale. Tandis que CĂ©zenne cherche sa casquette rĂ©guliĂšrement perdue et que Patraugeat essaie de rester Ă lâinfirmerie sous le faux prĂ©texte dâune entorse, MorĂšre aborde Ramon Quâest-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu mâen fais une tĂȘte depuis huit jours. â Je fais la tĂȘte que je peux. â SĂ©rieusement, tu mâen veux ? â Oui. â Pourquoi ? » Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour. Pourquoi ? rĂ©pĂšte MorĂšre. â Parce que je mâennuie, lĂ , je mâennuie Ă mourir. â Ăa, vraiment, ce nâest pas de ma faute. â Si. â Comment, si ? Explique-toi ! » Antone se tait. MorĂšre poursuit Tu mâaccuses et tu ne veux pas mĂȘme me dire de quoi ? â Oui, Ă mon arrivĂ©e, tu tâoccupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant⊠â Maintenant, te voilĂ dĂ©brouillĂ©, tu nâas plus besoin de personne. Est-ce que câest vrai, cela ? Veux-tu quâon tâenvironne de petits soins continuellement, comme⊠comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Quâest-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement. â Moi⊠je ne veux rien, absolument rien⊠â Alors bonsoir ! » Et Georges MorĂšre, agacĂ© de ces rĂ©ponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient. Voyons, ne te dĂ©sole pas, dans quatre semaines, câest les vacances. â Câest long quatre semaines⊠â Je nây peux rien. â Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais ĂȘtre⊠» Antone sâarrĂȘte. Quoi ? Quâest-ce que je pourrais ĂȘtre ? » Antone hĂ©site toujours et finit par dire Non, ça ne se demande pas. â Mais quoi encore ? parle ! â Tu pourrais ĂȘtre mon ami. â Jâen Ă©tais sĂ»r. Eh ! bien, non, mon vieux. Dâabord les amitiĂ©s particuliĂšres, câest interdit. Et puis quel bĂ©nĂ©fice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillĂ© par les camarades, en butte Ă toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra Ă ta famille. RĂ©flĂ©chis un peu et tu verras que jâai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne tâennuieras pas et tu vivras tranquille. â Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. » Et il sâĂ©loigne brusquement. Il tombe aussitĂŽt sur Modeste Miagrin qui le considĂšre avec une extrĂȘme compassion, et le plaint dâavoir quittĂ© sa famille ; mais, sans sâarrĂȘter, il va retrouver dâOrlia et Gendrot quâil Ă©coute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais. Au retour, immobile au milieu de la cour et repliĂ© sur lui-mĂȘme comme un oiseau frileux, il grignotait son goĂ»ter sans appĂ©tit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et quâune lumiĂšre diffuse rendait le crĂ©puscule encore plus morne et plus glacial. Il sâentendit appeler soudain par lâabbĂ© Russec. Antone, vous nâavez pas reçu de nouvelles de votre prĂ©cepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ? â Non, Monsieur. â Vous lâavez encore, cette lettre ? â Oui, Monsieur. â Eh bien, conservez-la prĂ©cieusement, mon enfant, car câest la derniĂšre que vous aurez de lui. â Il va plus mal ? â Il vient de mourir Ă Nice. Monsieur le SupĂ©rieur mâa remis un faire-part quâil a reçu probablement de votre famille. » Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la dĂ©plia. Votre prĂ©cepteur a Ă©tĂ© enterrĂ© hier matin, Ă dix heures, au cimetiĂšre de Nice. » Antone baissait la tĂȘte comme un enfant grondĂ© ; le prĂ©fet poursuivit Il faut relire sa derniĂšre lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne lâoubliez pas. â Oui, Monsieur. » AprĂšs quelques paroles douces quâil crut consolantes, lâabbĂ© Russec le renvoya. Antone alla sâappuyer Ă la barriĂšre et tournant le dos Ă ses camarades, les mains Ă la palissade, il songea avec effroi quâil nâavait pas rĂ©pondu Ă lâabbĂ© Brillet. Que de fois il avait interrompu cette derniĂšre lettre commencĂ©e depuis dix jours ! Et Ă ses regrets se mĂȘlait le remords dâun suprĂȘme devoir nĂ©gligĂ©. BientĂŽt il lui sembla quâil Ă©tait encore plus isolĂ©, plus abandonnĂ© quâavant et quâil allait sâennuyer encore davantage. Peu Ă peu il oubliait son prĂ©cepteur, se plaignait lui-mĂȘme en son for intĂ©rieur, se dĂ©couvrait Ă la fois malheureux et seul. Les Ă©lĂšves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurĂ©ment que le mieux, en cette circonstance, Ă©tait de ne pas troubler sa tristesse. Ă la fin pourtant, Georges MorĂšre, qui avait passĂ© deux fois prĂšs de lui en courant, osa sâapprocher. Quâest-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelquâun ? » Antone fit un signe de tĂȘte affirmatif. Quelquâun de ta famille ? â Non, rĂ©pondit Antone, mon prĂ©cepteur. â Ah ! sâexclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ? â Oui, et il mâaimait beaucoup, lui. » Georges MorĂšre fut tout dĂ©contenancĂ© ; il ne sâattendait pas Ă cette allusion personnelle dans un moment si douloureux. Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. » Antone baissa la tĂȘte, et continua Vois-tu, ce qui me pĂšse le plus, câest quâil mâa Ă©crit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyĂ© un mot dâadieu. » Son camarade Ă©baucha un vague geste qui pouvait signifier Que veux-tu ? il y a de ces fatalitĂ©s ! » Antone alors se laissa aller Ă de plus larges confidences. Il rappelait la bontĂ© de cet abbĂ©, leurs derniĂšres excursions Ă Cannes et dans lâEsterel, ses soins dĂ©licats, son ingĂ©niositĂ© Ă lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? CâĂ©tait vrai, mais ils Ă©taient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais quâest-ce quâils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme lâabbĂ© dans les mille minutes de la vie Ă©coliĂšre. Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thĂšmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientĂŽt peut-ĂȘtre, comme lâabbĂ© ? » Une secrĂšte rĂ©volte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret dĂ©sir de se dĂ©penser, dâagir en hĂąte, de vivre. Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ? â Pour tes parents, hasarda MorĂšre scandalisĂ©. â Ah ! ça ne les intĂ©resse pas follement. â Pour toi, pour ton avenir. » Antone secoua la tĂȘte Mon avenir ! je ferai comme papa. » Puis il tourna vers Georges ses yeux humides. Si tu voulais, comme je serais heureux de tâavoir pour ami. â Tu sais bien que le rĂšglement⊠â Oui, tu me lâas dĂ©jĂ dit. Le rĂšglement tu ne parles que du rĂšglement ! Ils sâen moquent pas mal du rĂšglement, mes parents. Mais non, jâai tort. Je tâaffirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Quâest-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou Ă Lurel, quand je suis avec toi en promenade⊠» Georges MorĂšre ne rĂ©pondait pas, il se mĂ©fiait ; par suite dâune vieille habitude paysanne, ne voyant pas trĂšs clair, il se retranchait derriĂšre la coutume, le code, la loi, le rĂšglement. Mais Antone continuait Câest Ă cause de toi que je nâai pas Ă©crit Ă mon prĂ©cepteur. Tu mâas repoussĂ© si brutalement toute cette semaine que jâĂ©tais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te dĂ©fendrais il y en a qui tâen veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te dĂ©chirent par derriĂšre, qui te trouvent trop fier. Va, ce nâest pas M. Blumont qui a bouchĂ© ta flĂ»te ; ça jâen suis bien sĂ»r, câest un troisiĂšme qui a voulu se venger, et comme câĂ©tait un lĂąche, il lâa fait lĂąchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-lĂ , ça ne sera pas difficile, et alors⊠» Il se reprit et articula lentement Seulement, si tu as peur que je te compromette ?⊠» Et, du bras, il fit un geste las. Georges MorĂšre se redressa ce soupçon de peur offensait sa fiertĂ©. Antone poursuivit naĂŻvement Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on dĂ©fend les amitiĂ©s particuliĂšres ? Lurel et Monnot, Patraugeat, CĂ©zenne ne cherchent quâĂ agacer les professeurs et Ă chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne mâennuie pas, je travaille. Et puis tu serais lĂ , pour mâaider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne mâennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. » Georges MorĂšre Ă©tait de plus en plus troublĂ©. Sous ce flot de paroles vives il dĂ©couvrait une perspicacitĂ© qui lâĂ©tonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes dâĂmeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons Ă©lĂšves. Ce quâon aimait en lui, câĂ©tait son entrain, mais on dĂ©testait sa fiertĂ© et personne, non jamais personne, ne lui avait parlĂ© avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraĂźtre intimidĂ© et cependant il Ă©tait Ă©mu, dĂ©sorientĂ©, bousculĂ© par ce camarade plus jeune et reculait en dĂ©sordre. Quâest-ce que câĂ©tait que ce gamin aux maniĂšres et au langage encore puĂ©rils, qui lui montrait une pareille supĂ©rioritĂ© dâĂąme, un don du cĆur indĂ©finissable, une richesse intĂ©rieure quâil soupçonnait Ă peine ? Il Ă©tait humiliĂ© dâĂȘtre si novice prĂšs de lui, si embarrassĂ© devant tant dâaisance, si contraint aprĂšs tant de confiance, si froid en rĂ©ponse Ă tant de chaleur. Il sâefforçait de prendre un air dĂ©gagĂ©. Il goĂ»tait la dĂ©licate voluptĂ© dâĂȘtre remarquĂ©, admirĂ©, choisi entre tous par une Ăąme fine et intelligente et pourtant se dĂ©fendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans lâinconnu. Enfin il conclut brusquement Tu veux ĂȘtre mon ami, soyons-le ! â Tu veux bien ? â Eh ! bien, oui, lĂ . » Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes Maintenant, lui dit-il, et il souriait Ă travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. » Levant les yeux, MorĂšre rencontra le regard de lâabbĂ© Russec qui les examinait avec Ă©tonnement et derriĂšre lâabbĂ© le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe Ă un groupe de troisiĂšmes. Comme le prĂ©fet de division allait sâapprocher, la cloche sonna et les deux amis se sĂ©parĂšrent. CHAPITRE X â UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE DâOVIDE Georges MorĂšre est chez le PĂšre Levrou. Bien que les prĂȘtres de ce collĂšge ne soient nullement des religieux, les Ă©lĂšves entre eux leur donnent toujours ce nom de PĂšre ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiaritĂ© et un sentiment plus dĂ©licat, une allusion Ă leur dĂ©vouement et une acceptation de leur affection. Le pĂšre Levrou est affligĂ© dâune obĂ©sitĂ© prĂ©coce, dâun visage enluminĂ©, et dâune voix joviale Ă©gayĂ©e encore par dâinlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit Mon petit » Ă tous ses Ă©lĂšves actuels ou anciens et on se souvient de lâavoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de trĂšs haut. Il prise avec persĂ©vĂ©rance, et aime les calembours Ă la folie. MalgrĂ© tout cela Georges MorĂšre lâa choisi comme directeur en raison de sa simplicitĂ©, de sa droiture et de son expĂ©rience. Ce soir il reçoit de lâabbĂ© une semonce plutĂŽt inattendue, sous une forme un peu railleuse. Dites donc, mon petit, il paraĂźt que vous avez fait une conquĂȘte ? » Et comme MorĂšre ouvre de grands yeux Ă©tonnĂ©s Oui, poursuit lâabbĂ©, vous avez hĂ©ritĂ© du cĆur dâAntone Ramon. Vous ĂȘtes dâune Ă©loquence Ă faire pĂąlir DĂ©mosthĂšne et Bossuet⊠En vingt minutes vous avez consolĂ© votre camarade. Câest un record. Attention, mon petit. Quâest-ce que ça veut dire ? â Mais je ne fais rien de mal ! dĂ©clare MorĂšre un peu rouge. â Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites mĂȘme du bien. Depuis cinq jours il est tout Ă fait changĂ© votre ami il sait ses leçons, rubis sur lâongle, sauf en mathĂ©matiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, câest vrai, mais merveilleusement soignĂ©s. Il Ă©coute au rĂ©fectoire quand câest votre tour de lire au point dâen oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe AmĂ©dĂ©e Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a rĂ©citĂ© ? Quâest-ce que câest que cette signature nouvelle Ă la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques oĂč lâon dĂ©couvre un G. et une M. ? » Et lâabbĂ© Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit Ă©videmment corriger ce que son langage a dâun peu goguenard. Georges raconte briĂšvement toute lâaffaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagĂšre les moqueries de ses camarades. Oui, Ninette, interrompt lâabbĂ©. â Alors il a cherchĂ© un appui et comme je lâavais aidĂ© un peu Ă se dĂ©brouiller Ă son arrivĂ©e, il a prĂ©fĂ©rĂ© recourir Ă moi mais câest pour que je le pousse au travail. â EspĂ©rons-le, mon petit. Ăcoutez, je vous parle sĂ©rieusement. Laissez le petit Ramon de cĂŽtĂ©. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais quâon ne vous voie pas toujours ensemble. â Pourquoi ? â Ăa ne vous vaut rien, ni Ă vous, ni Ă lui. â Mais puisque je ne lui fais pas de mal ? â Actuellement peut-ĂȘtre mais il vous en fait ! â Comment ? â Vous nâavez pas Ă©tĂ© troublĂ© par cette rencontre ? Vous ĂȘtes le mĂȘme avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraĂźneur ? Vous nâĂȘtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement quâautrefois les plaisanteries ? Et puis nâĂȘtes-vous pas satisfait de vous ? trĂšs flattĂ© surtout dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© Ă Feydart, Ă Aubert, Ă Miagrin ? Allons plus loin vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du cĂŽtĂ© Ramon ? Plus loin encore Vous ĂȘtes sĂ»r, bien sĂ»r dâĂȘtre dans une bonne voie ? Vous nâavez aucune apprĂ©hension ? â Des apprĂ©hensions, reprit MorĂšre, on peut en avoir Ă propos de tout. Ce que je sais, câest que je nâai nullement lâintention de lui faire du mal, au contraire, et les rĂ©sultats sont absolument comme je le dĂ©sirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir dâavoir Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ© par lui, câest clair. Est-ce que câest un pĂ©chĂ© ? â Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. MĂȘme quand nous sommes en Ă©tat de grĂące, mĂȘme quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul Habemus autem thesaurum istum in vasis, â Ă©coutez le dernier mot â fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et mĂ©diter âNous portons ce trĂ©sor dans des vases dâargile.â » Ăa rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas⊠écoutez lâEcclĂ©siastique âQui aime le danger, pĂ©rit dans le danger.â â Mais quel est le danger ? â Le danger est quâau lieu de lâĂ©lever jusquâĂ vous, vous ne descendiez jusquâĂ lui. â Ce nâest pas un mauvais Ă©lĂšve. â SĂ»rement non. Mais câest un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices dâun camarade sentimental, vous irez loin ? â Je ne me laisse pas diriger, je le dirige. â Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maĂźtres se charger de cette direction chacun son mĂ©tier. » LâabbĂ© Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. Câest que Georges ne veut pas admettre quâAntone le domine, il est froissĂ© de cette connaissance si prĂ©cise de leurs rapports et il nâabandonne pas son ami parce quâil a dans lâoreille lâaccent dont lâautre lui a dit Ah ! si tu as peur que je te compromette ». Ă vouloir attĂ©nuer cette amitiĂ© franche, trop expansive mĂȘme, il sâattirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fiertĂ©, et il admire Antone de vivre si franchement quâil ignore mĂȘme ce qui se mĂȘle de respect humain Ă notre sentiment le plus dĂ©licat, la pudeur. LâabbĂ© Levrou nâinsiste pas. Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les Ă©vitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, jâen suis sĂ»r. Seulement je vous prĂ©viens dĂšs aujourdâhui parce que, comme dit Ovide, qui nâest pas un pĂšre de lâĂglise âPrincipiis obsta.â Ce qui veut dire âRĂ©siste au mal Ă son dĂ©but.â » Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique Principiis obsta sero medicina paratur, Cum mala per longas invaluere moras. Le remĂšde vient trop tard quand la maladie, Ă force de dĂ©lais, sâest dĂ©veloppĂ©e. » Ce que ne peut dire lâabbĂ© Levrou câest quâAntone a pris comme directeur lâhomme le moins fait pour le diriger lâabbĂ© Perrotot. Câest un bon prĂȘtre plein dâaffabilitĂ© pour son petit pĂ©nitent, mais incapable de prĂ©voir, ni de prĂ©venir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisiĂšme, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laĂŻque, et tout son dĂ©vouement supplĂ©era-t-il lâhabitude des consciences dâenfant que donne la confession ? CHAPITRE XI â EFFETS DE NEIGE Le 20 dĂ©cembre, un vendredi, au coup de cloche du rĂ©veil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs La neige ! il y a de la neige. » Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientĂŽt la cour ne fut plus quâune vaste mare boueuse la neige Ă©tait devenue grise comme de la cendre et les pieds sây enfonçaient avec dĂ©goĂ»t. Entre la lisiĂšre de Seillon et les derniĂšres maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisiĂšmes demandĂšrent Ă y aller. LâabbĂ© Russec exigea dâabord un peu de marche, si bien quâĂ trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoitĂ©. AussitĂŽt ce furent des cris et des courses de meute subitement lĂąchĂ©e. Les Ă©lĂšves se poursuivirent Ă coups de boules, dâautres commencĂšrent Ă pĂ©trir un pĂątĂ© quâils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert quâils dĂ©couvraient en poussant toujours devant eux. Dâautres, sous lâapparence de jeux, gagnaient la lisiĂšre et sâefforçaient dâĂ©chapper aux regards du prĂ©fet de division mais lâon entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur rĂ©pĂ©tait la dĂ©fense de sortir du champ. BientĂŽt la bataille fut le jeu gĂ©nĂ©ral ; mĂȘme les dĂ©licats, ceux dont les doigts rougissent dâengelures, ceux qui restent immobiles pendant les rĂ©crĂ©ations, les mains dans les poches et le dos courbĂ©, ceux quâexaspĂšrent les brutalitĂ©s, houspillĂ©s, entraĂźnĂ©s, forcĂ©s de rĂ©pondre, ramassĂšrent la belle neige quâils moulaient dans leurs mains et quâils lançaient gauchement aux plus intrĂ©pides. Au milieu de tous se distinguait Georges MorĂšre il Ă©tait soutenu par Ămeril, Beurard, Tahuret, tandis quâun camp fort nombreux, dirigĂ© par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles. Tout dâabord la lutte fut Ă©gale. Parfois un lutteur se sauvait, frappĂ© Ă la tĂȘte, et criant Tu triches. » Il Ă©tait en effet dĂ©fendu dâutiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc Ă©tait trop dur, on accusait lâadversaire dâinfraction Ă cette rĂšgle. La force et lâhabiletĂ© de MorĂšre surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grĂące au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe Ă remonter les pentes, les dĂ©bordait Ă droite et Ă gauche. Aussi Beurard, accablĂ©, avait renoncĂ©, Tahuret et Boucher se dĂ©fendaient mollement, Ămeril se prĂ©tendait fatiguĂ©. AbandonnĂ© de ses soldats, tout en reculant pas Ă pas vers la lisiĂšre, MorĂšre tenait toujours tĂȘte. Câest quâil avait prĂšs de lui un fidĂšle second. Antone sâĂ©tait vite lassĂ© de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionnĂ©, Georges MorĂšre mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappĂ© brusquement Ă la joue, il poussa une injure sans adresse particuliĂšre Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres criĂšrent Il rage ! il rage ! » Ce fut comme un appel. Rager, pour les Ă©lĂšves, câest ne plus jouer, mais se battre pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. AussitĂŽt, en effet, ceux qui sâĂ©taient Ă©cartĂ©s, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassĂšrent des boules et rentrĂšrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille sâacharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec Ă©tonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Ămeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, Ă force de battre en retraite, ils Ă©taient arrivĂ©s tous les deux presque Ă la lisiĂšre de la forĂȘt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicitĂ© des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle quâil avait devant lui Ă©tait tellement proche et serrĂ© quâil nâavait pas besoin de sâappliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dĂ» le troubler dans ce combat câĂ©taient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie mĂ©chante de Lurel et de CĂ©zenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes dâabord, puis rĂ©pĂ©tĂ©es par Ămeril, Monnot et les autres Sur Antone MorĂšre. â Sur Georges Ramon. » Cette mĂȘme clameur revenait, intervertissant Ă dessein les prĂ©noms des deux amis Tiens, Georges Ramon ! â Tiens, Antone MorĂšre ! â Tiens, mon chou ! â Tiens, mon chĂ©ri ! » Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tĂȘte, multipliaient les coups, sâencourageaient, Ă demi aveuglĂ©s par cette avalanche de boules. Soudain Ămeril poussa un cri strident et porta la main Ă sa figure. Tous sâarrĂȘtĂšrent aussitĂŽt et se prĂ©cipitĂšrent vers lui, tandis que lâabbĂ© Russec accourait du vallonnement. Ămeril avait Ă©tĂ© frappĂ© Ă lâĆil, une lĂ©gĂšre ecchymose gonflait sa paupiĂšre bleuie. Tous les autres criaient Câest Ramon qui a ragĂ© ! â Pas vrai ! â Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisiĂšre courait un chemin assez frĂ©quentĂ© en temps ordinaire. Quâinvolontairement, dans la hĂąte nĂ©cessaire, Ramon eĂ»t ramassĂ© un caillou avec la neige, câĂ©tait possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention. LâabbĂ© prit la tĂȘte dâĂmeril Ouvrez lâĆil, lui dit-il. Bah ! ce nâest rien. Nây touchez pas. » Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Ămeril en prĂ©senta un dans un tel Ă©tat, bien que du matin mĂȘme, quâil fallut renoncer Ă sâen servir. Antone offrit spontanĂ©ment le sien. Câest un mouchoir de fillette, dit lâabbĂ©, ayant dĂ©veloppĂ© le minuscule tissu au chiffre brodĂ©, câest trop petit. » Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de Ninette ! Ninette ! » la soulignĂšrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner Ă lâaigre, quand on entendit les Ă©lĂšves dâen bas pousser une grande clameur dâĂ©tonnement. Le ciel sâĂ©tait dĂ©gagĂ© Ă demi vers lâoccident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait Ă lâhorizon derriĂšre lâhippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu Ă peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et sâĂ©tendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. Ă mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminĂ©, et sur lâimmense tapis couleur dâaurore borĂ©ale quelques arbres dĂ©feuillĂ©s projetĂšrent des marbrures violettes, sâallongĂšrent Ă lâinfini en dessins fantastiques. Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait lâorbe dĂ©croĂźtre. Il sâenfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprĂ©e pĂąlit peu Ă peu et, quand lâastre eut disparu, sâĂ©teignit Ă son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forĂȘt se mit Ă bruire avec un crĂ©pitement de branches sĂšches, et, derriĂšre les petits monticules de neige, sâĂ©talĂšrent des triangles dâombre bleue. Allons, en rangs ! » commanda lâabbĂ© en frappant des mains. Trois par trois, dâun pas lourd sur la route sonore, les Ă©lĂšves rentrĂšrent au collĂšge, lâimagination pleine de ces lueurs dâincendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et lâĂ©popĂ©e napolĂ©onienne. CHAPITRE XII â DE LâAMITIĂ SPIRITUELLE Voici la derniĂšre semaine de lâannĂ©e, la semaine des examens trimestriels, de la fĂȘte de NoĂ«l, des prix dâhonneur de classe. LâabbĂ© Perrotot a Ă©tĂ© discrĂštement renseignĂ© sur son pupille spirituel. Ses assiduitĂ©s prĂšs de MorĂšre scandalisent la petite communautĂ© ; Ă©videmment il doit lâavertir ; il lâa compris, et attend son pĂ©nitent de pied ferme la veille de NoĂ«l Ă son confessionnal. Voyons, mon enfant, vous nâavez rien Ă vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? » Antone sâaccuse de colĂšres, de paroles mĂ©chantes, dâenvie mĂȘme et dâexcitation Ă lâindiscipline. Câest tout ? â Câest tout, mon pĂšre. â Voyons, vous nâavez pas dâamitiĂ©s particuliĂšres ? » Dans lâobscuritĂ© Ramon fait un geste de surprise que lâabbĂ© devine, puis il murmure dâune voix Ă©tranglĂ©e et stupĂ©faite Câest donc un pĂ©chĂ© ? » Le pauvre directeur craint dâavoir Ă©tĂ© trop loin, il reprend Mon enfant, Ă©coutez ; il y a trois sortes dâamitiĂ©s les amitiĂ©s spirituelles, les amitiĂ©s naturelles qui sont bonnes et les amitiĂ©s naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi. â Oui, mon pĂšre, rĂ©pond docilement Antone qui ne comprend rien. â Les amitiĂ©s spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiĂ©s des grands saints. Par exemple saint GrĂ©goire de Nazianze et saint Basile Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dĂšs le collĂšge. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite Ă©taient liĂ©s dâune amitiĂ© semblable dans le dĂ©sert, et cependant, ils se voyaient trĂšs peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois aprĂšs la mort dâAntoine. De mĂȘme saint François dâAssise et sainte Claire. Et je nâai pas besoin de vous dire quâelle est une grĂące de Dieu et non pas un pĂ©chĂ© ; mais elle est rare, trĂšs rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiĂ©s sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le dĂ©mon est si malin que peu Ă peu il peut faire dĂ©vier notre bonne volontĂ© et nous amener au mal. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. Mais celle de saint GrĂ©goire, comment la reconnaĂźt-on ? â Il nây a pas de preuve absolue, mais quand une amitiĂ© vous porte Ă mieux remplir vos devoirs, Ă mieux aimer le bon Dieu, Ă ĂȘtre plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ? â Oui, mon pĂšre. » Antone est rayonnant, il achĂšve sa confession plein de joie et rentre en Ă©tude physiquement plus lĂ©ger et plus souple. Ă huit heures, les Ă©lĂšves montent au dortoir ; Ă onze heures et demie la cloche les rĂ©veille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsquâils entrent, les orphĂ©onistes dĂ©jĂ rĂ©unis Ă la tribune entonnent le joyeux Gloria in excelsis Deo ». Le chĆur de la chapelle est complĂštement transformĂ© câest une immense grotte prĂ©cĂ©dĂ©e de palmiers peints ; le fond, garni dâun transparent, reprĂ©sente les abords de BethlĂ©em avec JĂ©rusalem et son temple aux toits dâor ; Ă droite la crĂšche apparaĂźt entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, Ă gauche sâagenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyĂ© au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, ornĂ© de saxifrages, de fougĂšres et de lierre. La vision est un peu théùtrale, mais la nappe dâautel et les cierges, les ornements du prĂȘtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chĆur, suffisent Ă rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevĂ©s par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de lâorgue et de leurs camarades, par les quelques mots du cĂ©lĂ©brant rappelant ce mystĂšre de pauvretĂ©, de nuditĂ©, par le souffle de foi et dâamour qui les appelle tous Ă la communion ? Quiconque, enfant, nâa pas participĂ© Ă ces fĂȘtes nâa rien senti. Antone retrouve soudain toutes les Ă©motions de sa premiĂšre communion, toute la joie de son premier pĂšlerinage de Lourdes, lâannĂ©e derniĂšre, avec lâabbĂ© Brillet. Quand il se relĂšve aprĂšs la communion pour chanter avec ses condisciples le NoĂ«l populaire Il est nĂ© le divin Enfant », sa voix retrouve, malgrĂ© la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son Ăąme. Sans le savoir, lâabbĂ© Perrotot lui a ouvert Ă deux battants les portes de lâidĂ©al. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grĂące rare, excessivement rare, de lâamitiĂ© spirituelle. Ă genoux, le front sur ses mains, il en a remerciĂ© Dieu dans son cĆur il lâa suppliĂ© naĂŻvement de la garder des embĂ»ches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bĂ©nir, de la lui conserver. Toute la journĂ©e, il chante, il saute, il bondit. MorĂšre Ă©tonnĂ© cherche Ă le ramener au calme ; câest en vain. Il croit que câest lâinfluence des vacances prochaines. Tu es fou aujourdâhui. â Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo. â Mon grand Geo, rĂ©pĂšte MorĂšre en riant. Tu as des noms trop drĂŽles et toi comment tâappellerai-je ? â Tonio, rĂ©pond doucement Antone avec lâaccent italien. â Câest vrai, Tonio est encore plus joli quâAntone, et ça te va bien, Tonio. » CHAPITRE XIII â UNE ĂLECTION AU COLLĂGE Trois jours aprĂšs, les Ă©lĂšves de troisiĂšme sont rĂ©unis en Ă©tude pour dĂ©cerner par leurs votes, selon lâusage, le prix dâhonneur trimestriel. Sont Ă©ligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de tĂ©moignages. Parmi eux ils choisissent, en gĂ©nĂ©ral, un Ă©lĂšve laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein dâentrain et de franchise. Or, depuis la septiĂšme, Georges MorĂšre a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliquĂ©, Boucher plus grave, Feydart plus sĂ©duisant, il est lui lâentraĂźneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlĂšvera cet honneur traditionnel. Il ignore, en effet, les sentiments quâil inspire depuis un mois. La classe est froissĂ©e. Il ne le comprendrait mĂȘme pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? Câest Ă peine sâil lui parle plus que dâhabitude. Et puis Est-ce que ça les regarde ? » Antone, il est vrai, est toujours prĂšs de lui, mais il est loin dâencourager cette lĂ©gĂšre affectation. Son ami Ă©tant arrivĂ© en retard, Georges lui a prĂȘtĂ© ses rĂ©sumĂ©s dâhistoire et de littĂ©rature, mais les a-t-il refusĂ©s Ă Ămeril ? Dans son Ă©quipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les demis », mais ne faut-il pas reconnaĂźtre quâil a toutes les qualitĂ©s nĂ©cessaires ? Alors ? Oui, câest plus quâil nâen faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, câest une rue de province. Chacun, Ă travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, dĂ©chire. Dâabord une amitiĂ© particuliĂšre est un vol Ă la communautĂ© ; dĂšs quâun Ă©lĂšve sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitĂŽt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie quâil leur donnait auparavant. La jalousie, la vanitĂ©, la suffisance, la mĂ©disance, le mĂ©pris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misĂšre suprĂȘme, câest que tous ces enfants le font presque innocemment aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin rĂ©el Ă ses camarades. Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont Ă©tonnĂ©s Pourquoi nâest-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de MorĂšre. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, câest-Ă -dire les cancres, les louches, les faibles dâesprit et de cĆur, ont immĂ©diatement poussĂ© des clameurs et criĂ© Au scandale ! » Leur impudence sâest effarouchĂ©e de cette amitiĂ© ils lâont stigmatisĂ©e avec dâhorribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a rĂ©veillĂ© les endormis, enfiĂ©vrĂ© les placides, donnĂ© Ă tous la malâaria. Des conciliabules se sont tenus Tu sais, on ne vote pas pour MorĂšre ? » Le plus difficile a Ă©tĂ© de sâentendre sur le concurrent. Miagrin nâenlĂšve pas la confiance, Louis Aubert nâa pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on sâest dit ce sera trĂšs amusant, car cela ennuiera et MorĂšre et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, câest la joie, surtout quand on ne risque absolument rien. Georges MorĂšre nâa-t-il donc aucun partisan ? Si, dâabord Antone Ramon qui lui fait dâautant plus de tort quâil le prĂŽne davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidĂšles, incapables dâentrer dans cette vilenie, plus incapables encore de rĂ©agir. MĂȘme sâils se remuaient, ils ne seraient pas de force Ă lutter, car ils nâont pas lâenthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excitĂ©s par la curiositĂ©, par lâespoir de dĂ©boulonner » MorĂšre, par des haines sourdes, des rivalitĂ©s inavouĂ©es, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie Contre Antone MorĂšre et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que lâon croit spirituels Sâil faut mourir, MorĂšre. Et un loustic ajoute Sâil faut ramer, Ramon. Un autre a trouvĂ© mieux et de bureau en bureau, pendant une Ă©tude, a voyagĂ© ce papier affiche Potius fĆdari quam mori. » La vieille devise latine PlutĂŽt la mort que le dĂ©shonneur », mais retournĂ©e et ainsi traduite PlutĂŽt Feydart que MorĂšre. » Non, MorĂšre ne sâest aperçu de rien. Seul Antone sâest un peu inquiĂ©tĂ©. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. Dâautres fois, Ă son arrivĂ©e, un condisciple a dĂ©clarĂ© Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! Ă bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. MĂȘme en Ă©tude un billet a circulĂ©, il lâa guettĂ©, mais avant dâarriver Ă lui, le billet a filĂ© sur un autre banc. Dâailleurs, la joie de NoĂ«l et des prochaines vacances a emportĂ© toutes ses craintes et au moment du vote sous la prĂ©sidence de lâabbĂ© Russec, tous deux planent dans la certitude. Enfin on ramasse les bulletins et le dĂ©pouillement commence. Les voix semblent se partager dâabord Ă©galement entre Georges MorĂšre et Louis Boucher ; de-ci, de-lĂ , quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain lâabbĂ© Russec sâarrĂȘte et haussant les Ă©paules dĂ©clare nettement Voici un bulletin que jâannule. Il est inadmissible quâon y inscrive des injures et des cris de ce genre âMort Ă MorĂšre.â » Toute la salle Ă©clate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste dâun comique rappelĂ© Ă la scĂšne. On entend rĂ©pĂ©ter aux quatre coins comme une excitation Ă une bataille de chiens Mort Ă MorĂšre, mort Ă MorĂšre⊠» Le dĂ©pouillement continue les deux concurrents Ă©taient tous les deux Ă 8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de MorĂšre ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rĂ©tabli, lâabbĂ© Russec proclame ainsi les rĂ©sultats Votants 28 Louis Boucher 12 Georges MorĂšre 8 Luce Aubert 4 Arthur Feydart 3 Bulletin nul 1 Louis Boucher triomphe. MorĂšre a pĂąli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner Ă ses ennemis la joie de son Ă©tonnement douloureux, il redresse la tĂȘte ; dans son coin il sâappuie au mur, et, les sourcils relevĂ©s dans une affectation dâindiffĂ©rence, la lĂšvre avancĂ©e en moue mĂ©prisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Ămeril nâosent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de fĂ©licitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tĂȘte enfouie dans ses bras repliĂ©s, pleure de douleur et de rage. Ă sept heures, lâabbĂ© FramogĂ© lit le palmarĂšs devant le collĂšge CLASSE DE TROISIĂME Prix dâHonneur Louis Boucher. Louis Boucher monte gauchement sur lâestrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collĂšge se prend Ă rire. Lui-mĂȘme se laisse entraĂźner Ă la gaietĂ© gĂ©nĂ©rale ; il nây a que deux tĂȘtes sĂ©rieuses Ă ce moment Georges MorĂšre qui semble rĂȘver Ă des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lĂšvres et sâĂ©crase la poitrine de ses bras croisĂ©s pour ne pas sangloter. Mais le soir, une fois couchĂ©, la flamme du gaz baissĂ©e, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent plein de haine contre Patraugeat, il songe Ă se lever pour aller le souffleter. Puis il sâaccuse lui-mĂȘme Faut-il que jâaie Ă©tĂ© aveugle, bouchĂ© ! je nâai rien vu, rien compris ; pourtant jâavais des soupçons ah ! si jâavais prĂȘtĂ© lâoreille ! Et dire que jâavais promis Ă Geo de le dĂ©fendre, de lâavertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flĂ»te ! » Alors il sâimagine son grand ami dĂ©couragĂ©, nâayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. ExcitĂ© par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pĂ©nombre Ă entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter Ă bas de son lit, lorsquâil entend un hum ! » forcĂ©, poussĂ© par une gorge fort peu enrhumĂ©e ; aussitĂŽt rĂ©pondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend quâil est Ă©piĂ©. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, câest le temps du grand silence. La moindre infraction Ă cette rĂšgle expose le dĂ©linquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramenĂ© sur la figure pour ĂȘtre le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui lâenserrent, il se reprend Ă pleurer. Georges vient de sâendormir, fatiguĂ© de cette journĂ©e dâĂ©motion et de contrainte. Ainsi, on lâa considĂ©rĂ© comme moins bon camarade parce quâil est lâami dâAntone. Il sent douloureusement le froid affreux de lâabandon. On nâa pas Ă©tĂ© cinq ans le chef incontestĂ© dâune classe pour accepter sans frĂ©mir cette brusque dĂ©robade. Il Ă©prouve quelque chose comme lâaltiĂšre douleur dâun gĂ©nĂ©ral lĂąchĂ© par ses troupes, dâun grand homme soudain sifflĂ©. Et cette souffrance sâaugmente des rĂ©percussions quâil prĂ©voit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est lâorgueil, pour ses trois sĆurs, pour M. le curĂ© de Meximieux. Alors la colĂšre le secoue, colĂšre sourde, inavouĂ©e, contre Antone lui-mĂȘme. Quâavait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? quâest-ce quâil lui veut ? Il le rend ridicule Ă le regarder toujours, Ă prendre toujours parti pour lui, mĂȘme quand il ne sait rien. Georges aurait dĂ» le lui dire. Pourquoi ne lâa-t-il pas fait ? Georges nâose se rĂ©pondre. Plusieurs fois, en effet, il a Ă©tĂ© sur le point de prĂ©venir Antone, toujours quelque chose lâa arrĂȘtĂ©. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanĂ©itĂ©, sa confiance, sa simplicitĂ©, un charme qui Ă©mane de toute sa personne vivante et vibrante et qui lâa fait rougir au moment du reproche. Quây a-t-il de commun, en effet, entre cette amitiĂ© sans dĂ©tour, publique, exubĂ©rante et les amitiĂ©s cachĂ©es des collĂ©giens vicieux ? Et blĂąmer la franchise dâallure de son ami, nâest-ce pas rabaisser leur amitiĂ© ? Nâest-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de gĂ©nĂ©rositĂ© ? Non. Avec une Ăąpre joie, dans son amertume, Georges goĂ»te la douceur dâĂȘtre restĂ© lui-mĂȘme, dâavoir tenu tĂȘte Ă toutes les rancunes, Ă toutes les mĂ©chancetĂ©s, dâavoir portĂ© sans dĂ©faillir le poids de cette Ă©preuve. Il se sait bon grĂ© dâavoir donnĂ© Ă Antone cet exemple de fermetĂ© stoĂŻque, de suprĂȘme maĂźtrise. Dans cette petite Ăąme, toutes ses paroles, tous ses actes pĂ©nĂštrent, sâamplifient, magnifiĂ©s par lâadmiration. Georges a la certitude de la conquĂȘte pleine et entiĂšre, et goĂ»te ce bonheur dâautant plus librement quâil lâa payĂ© plus cher, et quâil croit travailler Ă la formation et Ă lâĂ©lĂ©vation de son ami. Il sâest endormi brusquement sur ces idĂ©es consolantes et son rĂȘve lui montre ses sĆurs, Antone, le PĂšre Levrou, dans la petite maison de Meximieux. Quelquâun encore veille dans le dortoir, repassant les derniers Ă©vĂšnements, estimant les rĂ©sultats. Câest Modeste Miagrin. Quâune Ăąme de quinze ans puisse aboutir Ă cette sorte de mĂ©chancetĂ©, ce serait incomprĂ©hensible, si la jalousie nâĂ©tait pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler lâexpĂ©rience de saint Augustin. Jâai vu moi-mĂȘme, dit-il, et constatĂ© de mes yeux la jalousie dâun bĂ©bĂ© il ne parlait pas encore et, dĂ©jĂ blanc de colĂšre, il regardait avec des yeux farouches son frĂšre de lait. » Oui, câest Modeste Miagrin, qui a excitĂ© ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir lâair ; câest lui lâauteur de lâassaut Ă coups de boules de neige, lâorganisateur de la campagne pour le prix dâhonneur. Ă la derniĂšre rĂ©crĂ©ation, il a jetĂ© nĂ©gligemment son opinion Jâai horreur des intrigues et des intrigants moi, je vote pour Boucher, câest un bon type qui nâest mĂȘlĂ© Ă rien. » Et il a enlevĂ© ainsi tous ceux qui, fatiguĂ©s, sâapprĂȘtaient Ă voter pour MorĂšre. Mais il est battu, car il espĂ©rait dĂ©goĂ»ter Georges MorĂšre, et briser ainsi cette amitiĂ©. Or Antone sâattache de plus en plus Ă son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche. Sous terre, les gouttes filtrent en rĂ©seaux fins, se rejoignent, forment des poches dâeau qui dĂ©bordent en rigoles souterraines, rencontrent dâautres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur lâargile, rongent le calcaire, sâaccroissent au cours de leurs pĂ©rĂ©grinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. Câest le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensĂ©es, les mille incidents dâune vie qui paraĂźt si vide et si monotone ont pĂ©nĂ©trĂ© dans ces Ăąmes, sây sont accumulĂ©s suivant leur nature et maintenant le flot sourd, Ă ciel dĂ©couvert, prĂȘt Ă se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiĂ©es dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversĂ© quelques charognes enfouies, si elles ont longĂ© quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les prĂ©serve de la rencontre des mauvais ! Quâil les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent ĂȘtre contaminĂ©es ! CHAPITRE XIV â MIAGRIN PRĂPARE LA RENTRĂE DĂšs lâaube, hourvari ! Câest le dĂ©part ! Ă grandâpeine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets prĂ©parĂ©s, tout donne au rĂ©veil lâair joyeux des voyages longtemps dĂ©sirĂ©s. Ă 6 heures et demie, Georges MorĂšre et les Ă©lĂšves pour la direction dâAmbronay, AmbĂ©rieu, Meximieux prennent le dernier dĂ©jeuner de lâannĂ©e. Au moment de rentrer en Ă©tude pour attendre lâappel de son train, il est accostĂ© par Miagrin, qui lâemmĂšne Ă la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet Ă©chec. Je nâai pas osĂ©, dit-il, mais jâaurais dĂ» te prĂ©venir quâil y a quinze jours le PĂšre Perrotot et le PĂšre FramogĂ© ont parlĂ© de vous deux ici avec le PĂšre Levrou. â Et quâest-ce quâils disaient ? â Ils parlaient Ă mi-voix jâai compris que Perrotot se plaignait de toi âIl abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaĂźt pas la vie de collĂšge.â Le PĂšre Levrou sâest fĂąchĂ© et Ă un moment a dĂ©clarĂ© âJe vous assure que câest ce petit qui a retournĂ© comme un gant ce grand naĂŻf.â FramogĂ© lâa rappelĂ© au silence, mais je lâai entendu rĂ©pĂ©ter de sa voix saccadĂ©e âParfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.â â Qui menace-t-il ? demande MorĂšre. â Je nâen sais rien, rĂ©pond Miagrin, mais si tu continues, il est Ă©vident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone dâailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naĂŻf de ne pas le voir. â Eh bien, si on le renvoie, sâĂ©crie MorĂšre, je me fais renvoyer aussi. â Et si câest toi quâon renvoie, » riposte insidieusement Miagrin. MorĂšre ne rĂ©plique pas. Il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement il lui tend la main Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte. â Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste. â Ne crains rien. â MĂȘme avec Antone⊠Surtout avec Antone. » Georges nâa plus que cinq minutes avant le dĂ©part. DĂšs son entrĂ©e Ă lâĂ©tude oĂč tout le monde cause librement, Antone sâest prĂ©cipitĂ© vers lui, et sâĂ©panche malgrĂ© le voisinage de camarades indiscrets et malveillants. Jâavais peur de ne pas te revoir avant le dĂ©part⊠Faut-il quâils soient mĂ©chants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, jâaurais dĂ» veiller ; bien des choses que jâavais entendues sâexpliquent tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. » Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui rĂ©pĂ©tant le jugement de Miagrin et de lâabbĂ© Levrou. Les Ă©lĂšves pour la ligne dâAmbĂ©rieu. » Câest lâabbĂ© Huchois qui entre, Ă©quipĂ© comme pour un voyage au PĂŽle. Ă lâappel de leur nom, les partants rĂ©pondent PrĂ©sent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui sâĂ©crie Câest assommant, jâaurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. Ă lâannĂ©e prochaine. â Ă bientĂŽt, rĂ©pond Antone, bonne annĂ©e ! » Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend dâassaut lâomnibus. Soudain Antone court Ă la porte. Georges ? Georges ? ton adresse ? â Meximieux. Ăa suffit. Et toi ? â 25, Place Bellecour. â 25 ? Merci. Au revoir ! » Lâomnibus sâĂ©branle aussitĂŽt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de NoĂ«l Et in terra pax hominibus » chante Ă tue-tĂȘte Le cocher criait dĂ©jĂ , paf âEn omnibus.â » Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa mĂ©fiance. Vraiment, lui dit-il, tu nâes pas malin. Tu tâĂ©tonnes de lâĂ©chec de MorĂšre ? La faute Ă qui ? â Ă vous. â Ă toi. Ne fais pas lâinnocent. Câest assommant de voir perpĂ©tuellement dans la cour les deux mĂȘmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont lâair de ne plus seulement connaĂźtre les autres. Si Georges MorĂšre nâa pas eu le prix dâhonneur, tu peux dire âCâest ma faute.â â Ma faute ? â Oui, ta faute. Câest toi qui lâas dĂ©moli. â Si câest permis⊠â Bien mieux, si tu continues Ă tâafficher ainsi, vous vous prĂ©parez un beau trimestre. â Quâest-ce que tu veux dire ? â Tu ne sais pas ce que câest que la vie ici. Tu nâas jamais Ă©tĂ© dans un collĂšge dâinternes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction nâintervient pas. » Perfide, il ajoute Ă mi-voix Si seulement tu Ă©tais comme lui. â Comme lui ? â Bien sĂ»r il voit oĂč ça peut le mener, aussi il ne sâaffiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte lâindiffĂ©rence, il se dissimule toi, tu cours naĂŻvement aprĂšs lui. Fais comme lui. â Alors, câest moi qui lui ai fait perdre son prix dâhonneur ? â LĂ -dessus, pas de doute. » Lâappel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agitĂ© quâune caisse de biscuits rongĂ©e par des rats. Le train fuit Ă travers la triste Dombes, plus triste encore lâhiver avec ses marĂ©cages et ses Ă©tangs glacĂ©s ; Antone sâest mis Ă la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitiĂ© ? Mais Ă partir de Sathonay la joie gĂ©nĂ©rale le gagne. Il approche de Lyon il va revoir son pĂšre et sa mĂšre, il a huit jours de libertĂ©, de vacances. Et quelles Ă©trennes lâattendent ? Les espĂ©rances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure Ă©panouie de plaisir, Ă la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue lâattendre. Tout semble oubliĂ©. CHAPITRE XV â SOUS LE REGARD DâUNE MĂRE M. MorĂšre avait dĂ» passer en Angleterre, Ă la fin de lâannĂ©e. Une importante maison de ciments lui proposait un traitĂ© avantageux et lui-mĂȘme voulait voir de prĂšs lâorganisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dĂšs son arrivĂ©e cette mauvaise nouvelle. Ses sĆurs Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Brigitte, la plus jeune, lâembrassent aussitĂŽt, lâenveloppent de leurs bras et lâassourdissent de leur caquetage. Mais Georges ne trouve pas de rideaux Ă sa fenĂȘtre, comme il lâavait demandĂ© ; câest une dĂ©ception. Est-ce quâon les rĂ©serve pour le premier de lâan ? » demande-t-il Ă Marie-ThĂ©rĂšse la cadette, celle quâil aime le plus. Marie-ThĂ©rĂšse secoue la tĂȘte tristement Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci. â Tant pis. » Et il se prĂ©cipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allĂ©es craque sous les pieds comme du verre pilĂ©, les planches de lĂ©gumes sont recouvertes dâun rĂ©seau de toiles dâaraignĂ©es toutes poudrĂ©es, le givre Ă©tincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres rĂ©signĂ©s au froid, une feuille brune, toute satinĂ©e par le gel, achĂšve de se dĂ©tacher et tombe lourdement. La piĂšce dâeau est prise, sauf en deux ou trois endroits oĂč Marthe a brisĂ© la glace pour donner un peu dâair aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-ThĂ©rĂšse profite de ce tĂȘte-Ă -tĂȘte, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aĂźnĂ©e prĂšs des Ă©pinettes. â Maman nâest pas trĂšs contente de toi⊠â Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie â Il nây en a plus, jâai mangĂ© le dernier avant-hier. â Jâai ?⊠NousâŠ, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre Ă sa petite sĆur. â Tu manges mes lapins ?⊠sâĂ©crie Georges, avec une colĂšre feinte. â Nos lapins, rĂ©pond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sĆur. â Et voilĂ ta punition. » Georges a donnĂ© un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitĂŽt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant. MĂ©chant⊠Tu nâes plus gentil !⊠maman a bien raison⊠â Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Cependant la voix de la maman retentit. Marthe ? Marie-ThĂ©rĂšse ? Bridgette ? allons. » La troupe sâenvole comme une nichĂ©e dâoiseaux et sâen va prĂ©parer la table. Georges reste seul. Mais, tandis quâil revient vers la maison, sa mĂšre descend vers lui. Georges, dit-elle, viens un peu ! â Quâest-ce quâil y a, maman ? â RĂ©flexion faite, je prĂ©fĂšre te dire tout de suite ce que jâai sur le cĆur. » Georges regarde sa mĂšre et reprend en Ă©cho Sur le cĆur ? â Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe Ă Bourg, mais il me semble que tu as mal commencĂ© ta troisiĂšme. â Pourtant, mes places⊠â Il ne sâagit pas de tes places, il sâagit de tes lettres. LâannĂ©e derniĂšre elles Ă©taient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus frĂ©quentes ; cette annĂ©e, au contraire, plus lâĂ©loignement durait, moins tu nous Ă©crivais. Câest tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de dĂ©cembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu tâouvrais Ă nous, tu nous donnais des dĂ©tails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades maintenant plus rien. Si, tu nous as parlĂ© au mois de novembre dâun nouveau qui habite Lyon et qui tâa invitĂ© pour les grandes vacances, mais depuis, plus un dĂ©tail. â Ăcoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisiĂšme, ça serait ridicule ! â Pourquoi ridicule ? Crois-tu quâĂ mesure que tu grandis je me dĂ©sintĂ©resse de ton travail et de ta conduite ? â Tu as le bulletin, chaque semaine. â Oui, jâai le bulletin, mais toi-mĂȘme tu nous disais lâannĂ©e derniĂšre que les notes ne signifient rien, quâil fallait les raisons de ces notes. â Et tu nây comprenais rien, tu me lâas dit toi-mĂȘme. â Si je ne comprends pas les dĂ©tails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. Câest maintenant que je ne comprends plus. Et puis câest Ă peine si tu as envoyĂ© un mot au 18 dĂ©cembre pour lâanniversaire de Marie-ThĂ©rĂšse. â On Ă©tait en pleine prĂ©paration des compositions trimestrielles. â Câest possible, mais les autres annĂ©es tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton pĂšre a Ă©tĂ© vivement affectĂ© de la briĂšvetĂ© de tes souhaits. â Quâest-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargĂ©s, on est bousculĂ©s, on nâa pas le temps ! » Le ton colĂšre de cette excuse frappe douloureusement Madame MorĂšre qui reprend Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui mâafflige le plus, câest que tu nâen parles pas toi-mĂȘme le premier⊠â Le prix dâhonneur ? interrompt Georges impĂ©tueusement. Dâabord je nâai pas encore eu le temps de te voir. â Comment, de neuf heures Ă onze heures ? â De te voir seule. Je ne voulais pas tâexpliquer cela devant Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse et Bridgette. â Crois-tu quâelles ne lâont pas remarquĂ©. Câest Brigitte qui mâa dit la premiĂšre âEt le beau livre de Georges oĂč est-il ?â Elles se sont disputĂ©es toutes les trois en allant te chercher Ă la gare pour savoir qui le rapporterait Ă la maison. Quâest-ce quâil y a ? â Il y a quâon a montĂ© une cabale contre moi, voilĂ tout. â Pourquoi ? â Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant Ă le leur demander, sâils lâespĂšrent, ils attendront longtemps. â Et tu ne sais pas pourquoi ? â Je le sais, sans le savoir, je mâen doute, mais ce serait trop long Ă tâexpliquer. â Nous avons le temps. » Georges fronce les sourcils, visiblement gĂȘnĂ© dâune pareille insistance. Voici. Lorsquâest arrivĂ© le nouveau, Antone Ramon, qui nâavait jamais Ă©tĂ© au collĂšge, le PĂšre Russec mâa demandĂ© de le mettre au courant des usages. Comme il est trĂšs jeune, trĂšs libre, ça nâa pas plu Ă tout le monde ; on a voulu lâennuyer, je lâai dĂ©fendu, et pour se venger, ils ont donnĂ© le prix dâhonneur Ă Louis Boucher. â Si câest cela, câest bien simple. Pourquoi tant dâagacement ? Je prĂ©fĂšre que tu aies protĂ©gĂ© un de tes camarades contre de mauvais amis, plutĂŽt que de lâavoir abandonnĂ©, mĂȘme pour le prix dâhonneur ; tu sais bien ce que jâai toujours pensĂ© des prix ? » Enhardi par cette Ă©logieuse tendresse, Georges reprend Si tu savais comme ils sont devenus mĂ©chants ; ainsi lâautre jour on se battait Ă coups de boules de neige, ils se sont mis Ă vingt contre nous deux. â Et Miagrin, Henriet, Boucher ? â Eux ! ils en Ă©taient ou faisaient semblant de ne pas voir. Dâailleurs ils sont jaloux de lui. » Ă ce moment, du perron, Bridgette appela Ă table ! Ă table ! » Et quand Georges passa prĂšs dâelle, elle lui sauta au cou et lâĂ©treignit dans ses petits bras. Quâest-ce que tu veux, Bridgette ? â Demande donc Ă maman quâon fasse des beignets aux pommes ? â Oui, petite gourmande, » rĂ©pondit Madame MorĂšre qui avait entendu. Bridgette disparut, et aussitĂŽt on lâentendit donner lâordre Ă la cuisine Maman a dit quâil fallait faire des beignets aux pommes pour Georges. â Bien ! on en fera six pour Georges, rĂ©pondit Marthe par taquinerie. â Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se dĂ©contenancer. Dans lâaprĂšs-midi, Madame MorĂšre parut toute rassurĂ©e. Ses trois filles Ă©taient elles-mĂȘmes Ă©tonnĂ©es de ce changement dâhumeur. On organisa une promenade pour le lundi Ă Montluel, chez lâoncle Justin. Mais Ă partir du dimanche, Madame MorĂšre retomba dans son silence attristĂ©. Le soir, Georges sâenferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de lâan. Marie-ThĂ©rĂšse insista pour quâil les fĂźt au salon, oĂč elle Ă©crivait les siennes. Elle dĂ©sirait tout simplement se faire aider, car elle Ă©tait au bout de ses idĂ©es et de ses sentiments quand elle avait mis Mon cher oncle », ou Ma chĂšre marraine⊠» Mais son frĂšre, dâordinaire serviable, refusa net et refusa plus Ă©nergiquement encore de la laisser sâinstaller dans sa chambre prĂšs de lui. Rien nâĂ©chappait Ă Madame MorĂšre. Elle finit lâannĂ©e sur de sombres pensĂ©es. CHAPITRE XVI â UN ENFANT TRĂS OCCUPĂ Le 1er janvier 1902, Ă huit heures du matin, Antone entendant son pĂšre marcher et causer dans la chambre de sa mĂšre, frappe Ă la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne annĂ©e. Ă peine est-il entrĂ©, que son papa lâarrĂȘte, sonne, crie, lâinterrompt Attends⊠je suis trĂšs pressĂ©. Cyprienne ? apportez-nous les dĂ©jeuners ici⊠Est-ce que jâai de lâeau chaude, au moins⊠Quâest-ce que tu as fait de mes rasoirs ?⊠Ne rĂ©ponds pas Ă ton pĂšre. Tu nâen sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chĂšre amie. Quâest-ce quâon lui apprend dans son collĂšge ? » Antone reste ahuri, tandis que son pĂšre se badigeonne le menton de savon et continue Mets-toi Ă table⊠Ne renverse pas les tasses⊠Non, mais tu ne te gĂȘnes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installĂ© prĂȘt Ă manger et il ne mâa pas seulement dit bonjour. » Antone sâest levĂ©, il proteste Je veux⊠â Tu veux⊠quâest-ce que tu veux ? interrompt son pĂšre. Dâabord il nây a que moi qui aie le droit de dire âJe veux.â » Antone interloquĂ© se jette dans les bras de sa maman et lâembrasse en lui souhaitant une bonne annĂ©e. Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les mĂ©plats de sa noble figure. â Attends ! attends, Tonio, crie la mĂšre, tu vas le faire couper. â Vas-y tout de mĂȘme, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levĂ©, il tend Ă lâenfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lĂšvres, riant de sentir la mousse pĂ©tiller sur ses lĂšvres et son nez, puis murmure Petit papa, je tâoffre mes meilleurs vĆux. â Câest du rĂ©chauffĂ©, mon garçon, tu les as dĂ©jĂ offerts Ă ta mĂšre. Bah ! je les accepte tout de mĂȘme et je tâoffre les miens. Tu les connais travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. Câest bon va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. » Lâenfant revient bientĂŽt, les bras surchargĂ©s de cartons, quâil pose sur le tapis et dĂ©balle. BientĂŽt il pousse des cris de joie. Câest un phonographe dernier modĂšle, avec toute une collection de chansons et dâairs dâopĂ©ras. AidĂ© de son pĂšre, il monte lâappareil et prend au hasard un disque. AprĂšs un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard⊠Ah ! quelle horreur ! sâĂ©crie Madame Ramon. Qui est-ce qui tâa vendu cela ? câest abominable. » M. Ramon a dĂ©jĂ arrĂȘtĂ© le mouvement. Quâest-ce que tu veux, ma chĂšre, jâĂ©tais pressĂ©, jâai achetĂ© en bloc deux sĂ©ries. Prends dans lâautre sĂ©rie, mon garçon. » Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientĂŽt le pavillon jette ce couplet bizarre En gĂ©nĂ©ral tous les enfants Viennent au monde⊠ArrĂȘte ! arrĂȘte ! crie Ă son tour M. Ramon. Je la connais celle-lĂ ! Quâest-ce que câest que cette brute qui me vend tout le rĂ©pertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de cĂŽtĂ©. On lui reportera sa marchandise Ă cet idiot. Va tâhabiller. » Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans lâescalier. Bonjour, bijou. â Bonjour, chĂ©ri. â Comment vas-tu, mon ange ? â Viens mâembrasser, mon amour. » Câest tante Mimi et tante Zaza. Ta maman est lĂ , trĂ©sor de mon cĆur ? â Est-ce quâon peut entrer, mon chou bien-aimĂ© ? â Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est lĂ , toujours lĂ ! » Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes câest un babil Ă©perdu, un concert de cris dâadmiration Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !⊠» Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants aprĂšs Firmin entre apportant paquets sur paquets. Lâenfant en a sa part une lanterne Ă projections, et un superbe volume Ă la conquĂȘte de lâInde. » Il sây plonge aussitĂŽt, car câest un fĂ©roce mangeur de livres. Mais Ă peine a-t-il commencĂ© quâon frappe Ă la porte. Cyprienne remet le courrier. Des lettres dâaffaires, dit M. Ramon, vous permettez, nâest-ce pas⊠Oui, je vois, câest bien ; des prospectus, â des journaux, â des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier PrĂ©sident. Tiens, une lettre pour Antone⊠DĂ©jĂ ! je te plains, mon garçon. » Antone sâest dressĂ©, abandonnant son volume. Une lettre ? â Oui, Ă©criture inconnue, tu peux la lire, ici ce nâest pas le collĂšge, ça ne passe pas par les yeux du SupĂ©rieur. â Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensĂ©e. â Que veux-tu, ma chĂšre amie, jâai toujours trouvĂ© cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! » Antone a dĂ©cachetĂ© sa lettre ; il en parcourt fĂ©brilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement. Diable ! remarque son pĂšre, railleur, câest compliquĂ© ? â Qui est-ce qui tâĂ©crit ? demande la maman. â Câest Georges MorĂšre, il me souhaite la bonne annĂ©e. â Un ami de classe, explique Madame Ramon Ă ses sĆurs. â De cĆur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est Ă©loquent ce gaillard-lĂ . Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ? â Cinq louis ? rĂ©pĂšte Antone surpris. â Pas saint Louis, roi de France, câest clair. Quâest-ce quâil est ce Georges BarrĂšre, Borel, Morel ? â Le premier de la classe, rĂ©pond Antone tout vibrant. â Câest un mĂ©tier cela, câest entendu. Mais son pĂšre ? â Il est entrepreneur⊠â De quoi ? â Je ne sais pas. » La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline ! Profitant du babil des tantes et de sa mĂšre, qui sâenveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux dâextase, Antone rentre dans sa chambre. Cinq minutes aprĂšs survient son pĂšre, tandis quâil Ă©crit. Tu tâen vas en laissant en panne tout ton matĂ©riel, veux-tu me dĂ©barrasser la chambre de ta mĂšre ? Allons, hop ! » Lâenfant se prĂ©cipite, rapporte toutes ses richesses quâil jette sur son lit, en tas, et se remet Ă Ă©crire. Un instant aprĂšs, tante Mimi frappe discrĂštement. Encore, murmure Antone contrariĂ©. â Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer Ă bonne maman ; elle te donnera des sĂ©ries de vues. Voyons, quâest-ce que tu voudrais ? â Mais je ne veux rien, rĂ©pond le neveu agacĂ©. â Ah ! câest comme cela que tu me remercies. TrĂšs bien. Je mâen vais, » rĂ©plique la tante Mimi sĂ©vĂšre comme une camerera mayor. Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derriĂšre lui Coucou ! Ah ! le voilĂ ! » Il sursaute et furieux se retourne, câest la tante Zaza. Câest idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, lĂ ! Tu mâas fait peur. â DĂ©cidĂ©ment on Ă©lĂšve bien mal les enfants Ă Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitĂŽt raconter ce fĂącheux accueil Ă CĂ©leste. â Je te lâavais bien dit, tu lâas mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les maniĂšres villageoises. » CĂ©leste Ramon accourt aussitĂŽt fort mĂ©contente, suivie de son mari qui rĂ©pĂšte, dâun ton Ă©videmment trĂšs distinguĂ© Mais quâest-ce quâil a ce moucheron ? » Antone, Ă sa table, les sourcils froncĂ©s, est plongĂ© dans son Ă©criture. Quâest-ce que ça signifie, dit sĂ©vĂšrement le pĂšre, voilĂ maintenant que tu es grossier avec tes tantes. â Mais, papa⊠â Il nây a pas de papa. Quâest-ce que tu fais lĂ ? â JâĂ©cris une lettre. â Une lettre, aujourdâhui, et Ă qui, Seigneur ? â Ă Georges MorĂšre. â DĂ©jĂ ! sâexclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chĂšre, nous avons un fils qui rĂ©pond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et mĂȘme les jours de fĂȘte. Sâil ne fait pas son chemin, celui-lĂ , câest Ă dĂ©sespĂ©rer du mĂ©rite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir dâaller demander pardon Ă tes tantes, plus vite que cela. » Antone, maussade, sĂšche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart dâheure aprĂšs, profitant dâune discussion sur les visites de la journĂ©e et de lâarrivĂ©e de lâoncle Brice, il sâesquive de nouveau, mais, mĂ©fiant, gagne la cuisine. Firmin, dit-il, je monte Ă votre chambre, vous avez un encrier ? â Oui, mais votre papa⊠â Sâil mâappelle, vous me ferez signe, nâest-ce pas ? » Firmin le suit, dĂ©barrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu dâeau dans lâencrier dessĂ©chĂ© et installe le fĂ©brile correspondant. Câest Ă votre PĂšre SupĂ©rieur que vous Ă©crivez, dit-il en riant. â Le PĂšre SupĂ©rieur ? » demande Antone. Mais Firmin, Ă la cuisine, raconte dĂ©jĂ lâaffaire dâune maniĂšre romanesque avec des allusions et des mots Ă©quivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles dâAntone, initiĂ© ainsi Ă un langage grossier avant dâen comprendre le sens. La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camĂ©riste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prĂ©texte venu elle remonte Ă sa chambre. Antone toujours absorbĂ© continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses Ă©pingles Ă cheveux, rangeant son linge sale qui traĂźne au pied du lit. Enfin, nây tenant plus, elle demande Câest Ă votre ami que vous Ă©crivez ? â Oui. â Il habite loin dâici ?⊠â Oui⊠non. â Du cĂŽtĂ© de RochetaillĂ©e ? â Non. â Parce que je connais quelquâun de RochetaillĂ©e qui est Ă Bourg il sâappelle Roger Maublanc, il a une sĆur, vous le connaissez ? » Antone sâimpatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser Ă fond son enquĂȘte. Heureusement le mari siffle Madame tâappelle ! â Quâelle est assommante, cette pintade, on nâest jamais cinq minutes tranquille. â Vite ! jâentends le singe beugler ! » Tout en bougonnant, elle sâenfuit, laissant Antone surpris de cette sĂ©vĂšre apprĂ©ciation de sa mĂšre, et incertain du sens Ă donner Ă la phrase de Firmin. Il sâest remis Ă son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersĂ© ses idĂ©es, il se relit indĂ©finiment. Brusquement, Firmin reparaĂźt. Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous rĂ©clame. Il est encore en colĂšre. » Antone se lĂšve vivement, accroche sa chaĂźne au bouton du tiroir et lâencrier se renverse sur sa lettre. Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! » Lâenfant sent la diffĂ©rence de ton. Firmin ne le mĂ©nage plus maintenant ; un peu plus, il lâaurait tutoyĂ©. Il arrive Ă temps, on se met Ă table. Il faut reconnaĂźtre que le menu avec les vins variĂ©s et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-lĂ son pĂšre lĂąche la bride Ă sa fantaisie. Il affirme Ă la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fĂȘter le premier jour de lâannĂ©e il a retenu des artistes de lâOpĂ©ra de passage Ă Lyon. Sur un coup de sonnette il sâĂ©crie Les voici », sort et trois minutes aprĂšs revient en faisant des gestes mystĂ©rieux Chut ! Ils sont lĂ , dans le salon, Ă©coutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! câest le grand air des Huguenots par NotĂ© lui-mĂȘme. Vous savez ? â Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza Ă mi-voix. â Câest cela, vous y ĂȘtes. Taisez-vous. Chut ! » En effet, au mĂȘme moment on entend parler Ă haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance Il commençait Ă sâfaire tard, DerriĂšre moi un vieux fĂȘtard TrĂšs myope et lâair coquecigrue⊠Ah ! sâĂ©crient les deux tantes scandalisĂ©es. â Taisez-vous donc, vous ĂȘtes ridicules, dĂ©clare M. Ramon avec le plus grand sĂ©rieux. â Quâest-ce quâil chante ? demande la vieille cousine. â La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ? â Ah oui ! » et la vieille Vovo toute rĂ©jouie, fait signe aux autres de se taire, prĂȘte lâoreille et finit par entendre hurler Et on la mangerait toute crue Sur lâboulevard ! sur lâboulevard ! Câest abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! » Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, lâair digne et offensĂ©, va imposer silence Ă lâartiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du dĂ©jeuner survient lâoncle Brice, Ă la grande joie dâAntone qui fredonne entre temps lâair trois fois entendu Sur lâboulâvard, sur lâboulâvard ». Câest ainsi que se parfait lâĂ©ducation du collĂšge au sein de la famille. Vers une heure et demie, le maĂźtre de la maison se lĂšve Pour la corvĂ©e, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancĂ©es. Dâabord chez Maman, aprĂšs chez le grand-oncle, aprĂšs chez les Bossarieu. » Puis sâeffaçant, il reprend dâune voix lugubre La famille ! » Toute lâaprĂšs-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine dâAntone malgrĂ© les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatiguĂ©, amaigri, moins bien quâĂ Sermenaz. Antone reste maussade, rĂ©pond Ă peine, sâennuie visiblement et ne songe quâĂ partir. Tante Mimi en fait la remarque avec des airs Ă©plorĂ©s. Et tante Zaza rĂ©pĂšte non moins attristĂ©e Que veux-tu ? câest lâĂąge ingrat ! Et puis moi, je lâai toujours dit Pourquoi le mettre au collĂšge, il aurait Ă©tĂ© bien mieux chez nous Ă Sermenaz ! » Ă six heures, on rentre Ă la maison, se reposer avant le dĂźner chez la grandâmĂšre. Mais Ă six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre. Il est pourtant rentrĂ© avec nous, affirme M. Ramon. Quâil est ennuyeux ce gamin-lĂ ! Antone ? Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas. Tous les domestiques, se doutant quâil se cache quelque part, fouillent la maison des greniers Ă la cave. Ă sept heures on ne lâa pas encore retrouvĂ©. DĂ©jĂ sâĂ©chafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a Ă©tĂ© Ă©crasĂ© devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument Ă©crire une lettre. Le collĂšge Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, quâattĂ©nue Ă peine la crainte dâun malheur. Enfin quoi ! il a treize ans, ce nâest plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colĂšre. Ă sept heures et quart on sonne Ă la porte et Antone apparaĂźt. DâoĂč viens-tu, petit misĂ©rable ? â De la poste, papa. â Quâest-ce que tu fais Ă la poste ? Ă cette heure ? sans nous avoir prĂ©venus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? » Un dĂ©luge de reproches, dâexclamations de fureur sâabat sur le petit En voilĂ une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maĂźtres ! » Cependant sa mĂšre le secoue par le bras en lui rĂ©pĂ©tant, sans obtenir de rĂ©ponse Mais que faisais-tu Ă la poste ? » Câest bien simple, perpĂ©tuellement bousculĂ© chez lui, Antone aprĂšs la tournĂ©e de visites, au lieu de rentrer, a profitĂ© de la nuit pour se glisser derriĂšre la voiture, et courir Ă la grande Poste, tout prĂšs de la place Bellecour. LĂ il a pu terminer sa lettre Ă Georges et lâenvoyer ; il nâa oubliĂ© quâune chose le temps. Il croit nâĂȘtre restĂ© quâun quart dâheure, et voilĂ une heure quâil est absent. Le retard lui-mĂȘme fait abrĂ©ger la scĂšne de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis quâil reste silencieux, elles parlent pour lui et lâexcusent Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne lâa pas fait exprĂšs, il a cru bien faire, ce pauvre mignon lĂ , il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. » Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraĂźner chez la grandâmĂšre, comme une victime, aprĂšs avoir Ă©tĂ© peignĂ© et coiffĂ© par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants. Une demi-heure aprĂšs, au milieu du salon de la grandâmĂšre, il nâest plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie. Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit tĂ©lĂ©graphiste pour Antone. Il adore la Poste. » Lâoncle Brice rit de lâaventure et raconte quâenfant il a jouĂ© des tours pendables. Il Ă©tait parti Ă six heures du matin pour la pĂȘche et nâĂ©tait rentrĂ© quâĂ sept heures du soir. On avait dĂ©jĂ tĂ©lĂ©graphiĂ© Ă GenĂšve. La soirĂ©e se termine par des bridges. Ă onze heures, CĂ©leste Ramon, prĂ©textant sa santĂ©, revient avec son mari et son fils Ă la maison. Il est plus de minuit quand elle ramĂšne la conversation sur Antone Zaza a raison, il est bien plus gauche que lâannĂ©e derniĂšre. As-tu remarquĂ© cet air inintelligent quâil prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Quâest-ce que cet ami qui lâa vu il y a trois ou quatre jours et qui Ă©prouve le besoin de lui Ă©crire ? â Ne te mets donc pas martel en tĂȘte, ça nâa pas lâombre dâimportance. â Si câest un mauvais camarade ? Je te trouve bien lĂ©ger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dĂ» lire sa lettre. â Eh bien, va la lui demander et nâen parlons plus. Que dâhistoires pour ce gamin ! â Parfaitement. » Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle sâavance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de lâenfant. Elle frappe doucement, personne ne rĂ©pond ; elle entre. Tout Ă©tonnĂ©e, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras Ă©tendu hors de son lit prĂšs de sa lampe allumĂ©e, malgrĂ© les dĂ©fenses rĂ©itĂ©rĂ©es. Une lettre gĂźt sur la peau de loup, elle la ramasse, Ă©teint la lumiĂšre et revient prĂšs de son mari. Voyons ce morceau de littĂ©rature, dit-il en sâallongeant sur la chaise longue. â Mon cher Tonio, commence CĂ©leste Ramon. â Tiens ! il lâappelle comme nous !⊠Est-ce que câest long ?⊠Oui⊠Alors tu permets que jâallume un cigare. â Dans ma chambre ? Non. â Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de lâan et des âThree Castleâ. Va, je suis tout ouĂŻe. â Mon cher Tonio, Câest avec une grande tristesse au cĆur que je tâai quitté⊠â Câest gentil, ça ! â Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis Ă voix basse. â Non, continue, tu mâintĂ©resses. â Jâaurais voulu te dire tant de choses. Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat⊠â Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on sâappeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ? â Je tâen prie. » M. Ramon rĂ©pĂšte Ă mi-voix Patraugeat ! Patraugeat ! » Sa femme continue de lire Ă voix basse, puis sur ses instances continue Mais si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut que tu rĂ©sistes au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement, il faut leur montrer Ă tous que notre amitiĂ© est pure⊠â Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon. â Que notre amitiĂ© est pure et quâelle fait de nous des hommes⊠â Mais câest un prĂ©dicateur cet enfant-lĂ . â Ah ! tu mâennuies, je lis pour moi. â CĂ©leste, je tâen supplie. â Non, tu nâes pas assez sĂ©rieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusĂ© lui dit Je tâen supplie, sâil parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-lĂ ! » Quand elle a fini Tiens, dit-elle, prends. » Le pĂšre jette un coup dâĆil rapide sur les lignes fiĂ©vreuses, sans perdre une bouffĂ©e de tabac. Il nâĂ©crit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sĂ»r que la rĂ©ponse de Tonio est moins bien. On fait en gĂ©nĂ©ral de plus mauvaises rencontres au bahut. â Au bahut ? â Oui, Ă la boĂźte, lycĂ©e ou collĂšge. Allons, bonsoir ! » Il se lĂšve, prend son courrier laissĂ© lĂ depuis le matin Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais câest bien il travaille, notre petit bonhomme. LittĂ©rature grecque 14, RĂ©citation 14, Histoire 13, les mathĂ©matiques 3. Ah !⊠On ne peut pas tout avoir. Observations⊠Oyons les observations âAntone Ramon, aprĂšs une pĂ©riode de flĂ©chissement, nous a donnĂ© satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant quâil nâapporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicitĂ© et de cordialitĂ©. Une amitiĂ© particuliĂšre ne peut que retarder sa formation virile, empĂȘcher la bonne influence de la vie commune et lâexposer Ă des dangers quâil ne soupçonne peut-ĂȘtre pas.â â Quâest-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon. â Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-lĂ , ils ont toujours peur des amitiĂ©s entre enfants. Encore un prĂ©jugĂ© ridicule. OĂč jâĂ©tais, oui, câĂ©tait le chahut organisĂ© et le reste, mais Ă Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant quâil nâaura pour ami que ce Georges MorĂšre, inutile de se frapper. Ă vingt ans, ce sera peut-ĂȘtre autre chose. Alors il faudra ouvrir lâĆil, et le bon. » Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir Ă sa femme et sâendort sur le mol oreiller de ses principes dâĂ©ducation. Au rĂ©veil, Antone est trĂšs Ă©tonnĂ© de se sentir le bras droit tout ankylosĂ©, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe Ă©teinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde Ă terre, se lĂšve, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, dĂ©place le lit, sans aucun rĂ©sultat. AprĂšs une toilette rapide, mĂ©thodiquement, il vide toutes ses poches mĂȘme insuccĂšs. Alors il enlĂšve son Ă©dredon, ses couvertures, son traversin, son drap⊠Soudain entre son pĂšre Tiens, tu fais ton lit maintenant ? â Mais, papa⊠â Câest trĂšs bien, continue, quand tu seras Ă lâarmĂ©e ça te servira. » Antone garde une attitude embarrassĂ©e. Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier lâextinction des feux, et de ne pas nous exposer Ă un incendie. Sans compter que tu nous fais des dĂ©penses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu mâentends ? » Antone regarde son pĂšre avec ahurissement et angoisse. En second lieu, pour un homme dâaffaires, tu me parais un peu nĂ©gligent. Quâest-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de sâendormir⊠Oui, je sais, câest ta lettre dâhier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientĂŽt quatorze ans ; comme dit ton ami, câest le moment de devenir un homme. Ce nâest pas en Ă©crivant des lettres sentimentales et en nous dĂ©sobĂ©issant que tu le deviendras. Il faut songer Ă ton avenir. Je te parle sĂ©rieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon Ă rien. Tu feras ton droit, ta mĂ©decine, quelque chose. Penses-y dĂšs maintenant. Plus tard, quand tu seras mariĂ©, tu quitteras, si tu veux, ça mâest Ă©gal. Le succĂšs, lâargent, les honneurs, lâavenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. VoilĂ ta lettre. » Ainsi parle ce pĂšre dont lâunique ambition est de conserver Ă son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commoditĂ©s. Pour toute rĂ©ponse Antone se jette sur sa poitrine et lâembrasse avec fureur. Le papa Ă©mu de cette dĂ©monstration, toute sentimentale cependant, lui rĂ©pĂšte Câest bien, Tonio, tu mâas compris, tu seras sĂ©rieux ? â Oui, papa. » Antone est sincĂšre. Câest la beautĂ© des belles Ăąmes dâinterprĂ©ter en bien tout ce qui ne rĂ©siste pas absolument Ă leur idĂ©al. Le pĂšre ne songe quâĂ la fortune, au mariage, Ă la situation dans le monde, Ă tout ce qui peut Ă©blouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris quâil doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et dĂ©sintĂ©ressĂ©. Tels sont les avantages dâune langue pĂąteuse et vague, sur une langue nette et prĂ©cise chacun y dĂ©couvre, ou y met, ce qui est conforme Ă ses aspirations. CHAPITRE XVII â SUITE AU DROIT DES MĂRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS Madame MorĂšre dĂ©jeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle Ă manger de Meximieux, lorsquâon sonna. Bridgette se prĂ©cipita et revint bientĂŽt avec un paquet de lettres et de journaux. VoilĂ le courrier, dit-elle, est-ce quâil y a une lettre de papa ?⊠» Madame MorĂšre chercha aussitĂŽt. Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin. â Ah ! câest assommant ! » sâĂ©cria Bridgette. Au grand Ă©tonnement de ses sĆurs, Bridgette ne fut pas tancĂ©e sĂ©vĂšrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame MorĂšre regardait une enveloppe gris perle dâun Ă©lĂ©gant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et niĂšces adressant leurs vĆux du nouvel an. Elle la dĂ©cacheta sans hĂ©sitation et se mit Ă la parcourir en silence. Georges, la figure subitement empourprĂ©e, interrompit son dĂ©jeuner et dâun regard dâangoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mĂšre. Lorsquâelle eut terminĂ© sa lecture Vous avez fini de dĂ©jeuner ? dit-elle Ă ses filles. â Oui, maman. â Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite. â Oui, maman. » Toutes trois sortirent de la salle Ă manger, en jetant un coup dâĆil Ă Georges. Toutes trois comprenaient que câĂ©tait Ă cause de lui quâon les renvoyait si vite Ă lâouvrage. Georges, demanda Madame MorĂšre, quâest-ce que câest que cette lettre de Tonio ? » Le fils se leva et vint Ă sa mĂšre. Câest dâAntone Ramon dont je tâai parlĂ©. Il me souhaite la bonne annĂ©e probablement. » Et Georges se mit Ă lire rapidement Ă cĂŽtĂ© de sa mĂšre, tandis quâelle recommençait la premiĂšre page. Il dit quâil te rĂ©pond, reprit Madame MorĂšre. Tu lui as donc Ă©crit le premier ? â Oui, maman. â Tu ne mâas jamais parlĂ© de cette lettre ? » Georges fait un geste Ă©vasif qui peut signifier Sâil faut maintenant te rendre compte de tout ce que jâĂ©cris ! » Et tu crois que câest un bon Ă©lĂšve, une bonne frĂ©quentation pour toi ? â Il est devenu bien meilleur, â tu vois quâil le dit lui-mĂȘme dans sa lettre, â depuis quâil est mon ami. â Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? » Georges allait rĂ©pondre Oui. » Mais sous les yeux pĂ©nĂ©trants de sa mĂšre il se rappela, avec une prĂ©cision accablante, ses colĂšres, ses mĂ©pris, son trouble intime. Nature franche, il rĂ©sista dâinstinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte Trouves-tu que je sois moins bon ? â Oui. â En quoi ? â Georges, avant, tu Ă©tais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmenĂ© cette pauvre Bridgette, et Marie-ThĂ©rĂšse elle-mĂȘme Ă qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre. â Il faut bien cependant quâelle apprenne Ă faire ses lettres seule ! â Ă table, tu ne dis presque rien tu tâexaspĂšres pour la plus futile contrariĂ©tĂ©. Non, tu nâes plus notre bon Georges dâautrefois. â Tu exagĂšres, maman, toi-mĂȘme tu nous fais une mine sĂ©vĂšre⊠â Je nâexagĂšre pas et je ne suis pas la seule Ă mâen apercevoir. Ă Saint-François⊠â Si tu veux tâappuyer sur lâopinion des Ă©lĂšves⊠dâune cabale infecte⊠à cause du prix dâhonneur ! â Non, je ne mâappuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je lâai depuis trois jours, mais je ne voulais tâen parler quâau dĂ©part. » Madame MorĂšre tira de sa poche un feuillet froissĂ© et Georges put lire Observation Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore Ă de graves reproches, nous inspire des inquiĂ©tudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, sâil continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. » Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le SupĂ©rieur rĂ©pĂ©taient ce quâavait dit lâabbĂ© Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce quâAntone insinuait, tendrement cruel Il Ă©tait un naĂŻf qui se laissait dominer sans sâen apercevoir. » Georges, ergoteur, rĂ©pliqua Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre nâest pas commencĂ© ! quâen peuvent-ils savoir ? De plus, câest faux Ramon est plus jeune que moi, câest un nouveau ; il sâennuyait, il rĂȘvait, il Ă©tait un peu paresseux ; câest moi qui lâai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par consĂ©quent, câest moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! » Madame MorĂšre secouait tristement la tĂȘte. Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ? â Tes derniĂšres lettres Ă nous Ă©taient bien froides, et lui⊠que lui as-tu Ă©crit pour quâil tâenvoie une rĂ©ponse aussi ?⊠» Elle cherchait une expression juste. Maman ! maman ! sâĂ©cria Georges en embrassant sa mĂšre, comment peux-tu avoir de pareilles pensĂ©es ? â Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; oĂč va-t-il chercher des mots pareils ? oĂč a-t-il appris cette maniĂšre ? non, vois-tu, je ne suis quâune pauvre femme, je ne comprends pas grandâchose Ă ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-lĂ est trop troublante ; si ton pĂšre Ă©tait ici, je suis sĂ»re que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-ĂȘtre plus ĂągĂ© que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractĂšre et dâexpĂ©rience que toi. Il faut que jâen aie le cĆur net, conclut-elle en se levant. â OĂč vas-tu ? demanda Georges Ă sa mĂšre qui se recoiffait. â Chez M. le CurĂ©. â Lui montrer ma lettre ? » Ceci lui Ă©chappa dans un tel cri dâangoisse que Madame MorĂšre, qui sâajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges Ă©tait indignĂ©, de cette indignation de la pudeur dĂ©chirĂ©e. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les Ă©taler, les manier, les peser, les discuter. La mĂšre sentit que sa dĂ©marche Ă©tait grave. Je tâen supplie, reprit Georges, dans le silence Ă©tonnĂ© de sa mĂšre, ne la lui montre pas, je ne lâai mĂȘme pas vue. â Mais tu lâas lue avec moi. â Explique ce que tu voudras Ă Monsieur le CurĂ©, mais ne lui montre pas ma lettre, je tâen prie, je tâen supplie, tu nâen as pas le droit. â Jâaurai toujours le droit, repartit Madame MorĂšre avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. » Elle ouvrit la porte de la salle Ă manger et se disposa Ă prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accĂšs de rage lui cria Si tu donnes ma lettre Ă Monsieur le CurĂ©, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Ătait-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Ătait-ce irritation contre les maniĂšres indiscrĂštes de sa mĂšre ? DĂ©jĂ lâannĂ©e de sa premiĂšre communion, comme il lui Ă©crivait des lettres trĂšs pieuses, sa mĂšre Ă©mue et transportĂ©e de joie les avait montrĂ©es Ă ses amies. En lâapprenant, Georges avait envoyĂ© une protestation colĂšre, et avait gardĂ© le silence pendant quinze jours. Ătait-ce rĂ©volte contre la prĂ©tention de ses parents Ă pĂ©nĂ©trer dans ses sentiments intimes et Ă les soumettre Ă lâautoritĂ© ecclĂ©siastique ? Madame MorĂšre fut un peu intimidĂ©e. Je vais demander un conseil, rĂ©pondit-elle, câest tout naturel ; Monsieur le CurĂ© est la bontĂ© mĂȘme, je ne vois pas ce qui peut te troubler. â Je ne veux pas quâon montre mes lettres. â Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne mâempĂȘchera de lui en parler. â Alors donne-la-moi. â Tu nâas pas confiance dans ma parole ? » Georges honteux balbutia Je lâai mal lue, je voudrais la relire. â Nous verrons Ă mon retour. â Ah ! je suis sĂ»r quâil va bavarder lĂ -dessus avec tous les curĂ©s du voisinage. â Dis donc, pour qui le prends-tu ? â Demande-lui sa parole de nâen parler Ă personne. â Ă Monsieur le CurĂ© ? â Si jamais cette affaire revient Ă Saint-François toute dĂ©formĂ©e par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera. â Je verrai, rĂ©pondit Madame MorĂšre Ă©branlĂ©e et craignant en effet de compromettre son enfant. â Tu me le promets ? â Si tu veux. Dâailleurs tu es ridicule, il sera le premier Ă comprendre que la discrĂ©tion sâimpose. » Madame MorĂšre sortit, tandis que Georges remontait Ă sa chambre. Quâest-ce quâil y a ? lui demanda Bridgette dans lâescalier. â Tu mâennuies, » lui rĂ©pondit brusquement Georges, et, fermant la porte derriĂšre lui, il alluma du feu dans sa cheminĂ©e, puis se mit Ă ranger fiĂ©vreusement les tiroirs de ses meubles. CHAPITRE XVIII â DISCUSSION DâUNE QUESTION DĂLICATE Madame MorĂšre expliquait au curĂ© de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout dâabord elle demanda le silence sur cette conversation ; lâabbĂ© Buxereux un peu effarĂ© de cette solennelle introduction promit aussitĂŽt. Au fur et Ă mesure que la mĂšre inquiĂšte Ă©numĂ©rait les faits la froideur de Georges, lâabsence de prix dâhonneur, la cabale dont il se prĂ©tendait victime, la note du bulletin trimestriel, lâenvoi secret de la lettre Ă Antone Ramon, la rĂ©ponse immĂ©diate du camarade, le front de lâabbĂ© se rembrunissait. Vous lâavez cette lettre ? â Oui, monsieur le curĂ©. â Voyons-la. â Monsieur le curĂ©, jâen suis moi-mĂȘme confuse, mais vous connaissez le caractĂšre susceptible de Georges, jâai dĂ» lui promettre de ne la montrer Ă personne. â Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? Mâest-il permis du moins, de connaĂźtre le contenu de cette lettre qui me semble dâune importance capitale ? â Sur ce point je ne suis nullement liĂ©e. Je dois avouer que câest le ton mĂȘme qui mâa bouleversĂ©e. Ce camarade commence par lui dire quâil lâaime beaucoup. â Oui, fit le prĂȘtre en soulevant de sa pincette les bĂ»ches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur. â Il lui affirme quâil a Ă©tĂ© triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a Ă©tĂ© ses plus belles Ă©trennes, bien quâil ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ? â Oui, oui. â AprĂšs je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler quâil arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples. â Oui, pour faire enrager les autres⊠â Ensuite il se plaint dâĂȘtre seul, de sâennuyer et lui demande la permission de lâaimer, mais dans des termes que je ne saurais vous rĂ©pĂ©ter, Monsieur le CurĂ©, tellement ce petit â il paraĂźt quâil a treize ans, â est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que jâen pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mĂ©lange dâamitiĂ©, de promesses de travail, dâabandon Ă ses conseils, de rappels ou dâallusions difficiles pour moi Ă comprendre. Enfin il est prĂȘt Ă braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, Ă cause de lui, auprĂšs de lui, pourvu quâil soit son ami. VoilĂ , Monsieur le CurĂ© ; jâoublie bien des choses, mais je crois que câest Ă peu prĂšs le contenu de sa lettre, du moins le sens gĂ©nĂ©ral. Et maintenant que dois-je faire ? â Connaissez-vous cet enfant ? demanda lâabbĂ© Buxereux, qui avait Ă©coutĂ© les derniĂšres explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile. â Pas du tout il sâappelle Antone Raymond⊠Ramon plutĂŽt, et habite Lyon. â Place Bellecour ? â PrĂ©cisĂ©ment, vous connaissez cette famille ? â Un peu les grands parents Ă©taient de fervents catholiques, mais je crains que le pĂšre ne soit un indiffĂ©rent et un blasĂ©. Un enfant Ă©levĂ© dans cette famille riche et gĂątĂ© par ses parents nâest pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrĂ©dit sur cet Ă©lĂšve que je ne connais pas, mais la plus Ă©lĂ©mentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il rĂ©sulter de cette amitiĂ© si enflammĂ©e, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas trĂšs rare dans les maisons dâĂ©ducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurĂ©ment. Georges a quinze ans, il traverse une crise Ă©videmment grave. Jâai assez dâexpĂ©rience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent Ă pareille Ă©preuve. » Madame MorĂšre se renversa dans un geste dâeffroi. Il faut, reprit lâabbĂ©, que Georges rompe immĂ©diatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges câest un enfant chrĂ©tien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. » Madame MorĂšre secoua tristement la tĂȘte Je nâobtiendrai rien, Monsieur le CurĂ©. Son pĂšre ? peut-ĂȘtre, câest un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; jâai devinĂ© le danger, mais je sens bien aussi quâavec deux ou trois questions il mâembarrassera. » Elle sâarrĂȘta, comme nâosant poursuivre, puis rassemblant tout son courage Si vous, Monsieur le CurĂ©, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autoritĂ©. â Câest mon devoir, Madame. » Et immĂ©diatement il se leva pour accompagner Madame MorĂšre. Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenĂȘtre ; pressentant un malheur, il fut pris du dĂ©sir de sâĂ©chapper par le jardin. Mais lâidĂ©e que ses sĆurs le verraient fuir comme un lĂąche, le retint ; il attendit, stoĂŻque, Ă©couta les pas lourds du vieux curĂ© dans lâescalier et le froissement de la robe de sa mĂšre. On frappa ; il rĂ©pondit Entrez. â Bonjour, Georges, dit le prĂȘtre en pĂ©nĂ©trant dans la chambre. Vous ĂȘtes tous venus me voir hier et me voici aujourdâhui plus tĂŽt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mĂšre Varlot avant midi, si tu le permets, jâaborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. » Madame MorĂšre avait dĂ©jĂ priĂ© Monsieur le CurĂ© de sâasseoir dans le fauteuil prĂšs du feu, tandis que Georges se hĂątait de dĂ©barrasser ses deux chaises des livres, boĂźtes et linge, et sâexcusait de ce dĂ©sordre sur la nĂ©cessitĂ© dâun rangement gĂ©nĂ©ral. Un inventaire de fin dâannĂ©e ! reprit lâabbĂ©. Câest toujours excellent. » Georges sâappuya Ă sa table de travail, sa mĂšre craintive occupait la chaise de lâautre cĂŽtĂ© de la cheminĂ©e. Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mĂšre mâa fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dĂ©pĂŽt sacrĂ©. Si jâĂ©tais obligĂ© de mâen ouvrir Ă qui que ce fĂ»t, je nâaurais en vue que votre bien, je tâexpliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma dĂ©marche. Aujourdâhui je nâai besoin dâen rĂ©fĂ©rer Ă personne pour tâavertir, mon cher Georges, que tu es Ă une heure trĂšs grave de ta jeunesse. Cette amitiĂ© dont ta mĂšre mâa parlĂ©, je suis sĂ»r quâelle est trĂšs noble, trĂšs gĂ©nĂ©reuse, trĂšs pure je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraĂźner au bien ; je vais mĂȘme plus loin, en dâautres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un Ă©lĂšve dâun autre tempĂ©rament, jây applaudirais et te fĂ©liciterais de te faire ainsi le tuteur dâun camarade plus jeune, moins bien formĂ© que toi ; et cependant ce matin, immĂ©diatement aprĂšs la confidence de ta mĂšre, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrĂ©tien dans le cĆur, de renoncer dĂšs maintenant Ă cette amitiĂ©. â Y renoncer ? â Oui, y renoncer. â Mais jâai bien le droit dâavoir des camarades ? â Des camarades, oui ; un ami, câest plus dĂ©licat. â Pourquoi, Monsieur le CurĂ© ? â Pourquoi ? Parce que câest une amitiĂ© particuliĂšre. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le rĂšglement de ta maison les interdit formellement. â Pourquoi interdire ce qui est bien ? » CâĂ©tait la mĂȘme objection que naguĂšre il avait faite au pĂšre Levrou sans obtenir de rĂ©ponse satisfaisante. Tu discutes la rĂšgle et câest dĂ©jĂ mal. Qui regulae vivit, Deo vivit Celui qui vit pour la rĂšgle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposĂ© cet article sans raisons graves ? â Quelles sont-elles ces raisons ? â Ne devrais-tu pas tâincliner dâabord en fils soumis devant leur sagesse et leur expĂ©rience ? â Je mâincline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ? â Pourquoi ? Georges, parce quâil y a des devoirs, tu mâentends, que tout enfant bien nĂ©, que tout honnĂȘte homme accepte sans discussion, averti par un sĂ»r instinct quâils sont conformes Ă lâhonneur et Ă la volontĂ© de Dieu. » Georges baissait la tĂȘte en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensĂ©e JâĂ©tais bien sĂ»r que vous refuseriez de me rĂ©pondre. » Le prĂȘtre le pĂ©nĂ©tra et reprit Aujourdâhui, puisque tu es face au danger, mĂȘme devant ta mĂšre, surtout devant ta mĂšre, je puis et je dois tâexpliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas tâabandonner Ă cette amitiĂ© particuliĂšre, parce que⊠qui veut faire lâange fait la bĂȘte. » Georges secoua la tĂȘte, Ă©tourdi du coup. Ce nâest pas moi qui dis cela, câest Pascal, lequel nâest pas un imbĂ©cile, comme tu pourras lâapprendre bientĂŽt. Oui, lâhomme nâa pas une nature angĂ©lique, mais une nature viciĂ©e et Ă chaque Ăąge, il tend par une secrĂšte inclination Ă pervertir sa voie et Ă gĂąter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu quâun enfant laissĂ© Ă lui-mĂȘme ne satisferait pas ce besoin jusquâĂ mettre ses jours en danger ? Car le besoin dĂ©gĂ©nĂšre en sensualitĂ©, qui sâappelle alors gourmandise. Il faut donc veiller Ă sa nourriture, la choisir, la rĂ©gler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons quâil ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ? â Ăvidemment, rĂ©pondit Georges. â Plus tard il sent sâĂ©veiller en lui un besoin de tendresse, dâexpansion ; câest une grande force, câest celle-lĂ que Dieu a mise en lui, liĂ©e Ă un dĂ©sir naturel qui le poussera Ă fonder une famille, Ă se dĂ©vouer Ă ses enfants. Ces forces se dĂ©veloppent parfois prĂ©maturĂ©ment le devoir le plus impĂ©rieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, câest-Ă -dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en Ă©goĂŻste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu nâattends pas dâavoir lâĂąge oĂč la raison, la famille Ă fonder, le devoir, la religion te rĂ©clameront tous ces trĂ©sors, tu les gaspilleras nĂ©cessairement. â Alors, interrompit Georges, je nâai pas le droit dâavoir dâaffection pour qui que ce soit ? â Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour mais il faut que notre amour soit ordonnĂ©. Ne dois-tu pas dâabord rĂ©pondre Ă lâamour de tes parents, de tes sĆurs, de ceux que depuis ta premiĂšre lueur dâintelligence tu vois autour de toi te dĂ©vouer leur pensĂ©e, leur cĆur, leur vie ? Et nâest-ce pas suffisant, jusquâau moment oĂč tu pourras payer cette dette, ou plutĂŽt ne parlons pas de dette, rĂ©pandre Ă ton tour sur ta nouvelle famille cette mĂȘme source dâamour ? â Mais je nâai pas pour cet ami lâaffection que jâai pour mes parents, mes sĆurs, ou que jâaurai pour celle que jâĂ©pouserai. Ă ce compte lâamitiĂ© nâexisterait pas ? â Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, quâelle existe toute diffĂ©rente de ces affections naturelles sans en ĂȘtre une dĂ©viation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ? â Oui. â Câest une amitiĂ© idĂ©ale, une sorte de chevalerie, de fraternitĂ© dâarmes, une noble Ă©mulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ? â Oui. â Pour toi, peut-ĂȘtre ; oui, peut-ĂȘtre, câest-Ă -dire si tu ne tâabuses toi-mĂȘme, car, ne tâirrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincĂ©ritĂ© ; mais lâautre, mais lui⊠» Georges garda le silence. Es-tu sĂ»r, poursuivit lâabbĂ©, quâil ne se mĂȘle Ă son amitiĂ© rien de trouble ? Je ne lâaccuse pas, il ne sâen est peut-ĂȘtre pas aperçu lui-mĂȘme ; mais ce quâon ne voit pas en soi, on le distingue souvent trĂšs nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre â cette lettre que je nâai pas lue â avait lâaccent simple et franc dâune lettre dâamitiĂ©, dâune lettre de camarade quâon estime, quâon prĂ©fĂšre Ă tous les autres, câest entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? » Georges nâessayait plus de rĂ©pondre une clartĂ© montait en lui et, quoique irritĂ©, il ne voulait pas sâen dĂ©tourner, câĂ©tait trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prĂȘtre, impitoyablement, poursuivit Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour ĂȘtre sĂ»r que tu tâavoueras toi-mĂȘme ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, câest rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-mĂȘme, pourrais-tu affirmer que ce camarade nâest pas en train de devenir ton idole ? es-tu sĂ»r en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expĂ©rience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en sâĂ©tant promis de ne jamais le faire, parce quâon sâexpose volontairement Ă la tentation. Et alors on prend en dĂ©goĂ»t le devoir, la famille, lâhonneur et mĂȘme ceux qui vous ont avertis pour vous prĂ©munir, pour vous arrĂȘter. Que de farouches ennemis de lâĂglise et de ses prĂȘtres ont commencĂ© par lĂ ! et câĂ©taient parfois les meilleurs Ă©lĂšves, ceux qui donnaient les plus belles espĂ©rances ! » LâĂ©motion du prĂȘtre avait gagnĂ© Georges. Il sâavouait en effet quâil avait Ă©crit Ă Antone par besoin de se grandir Ă ses yeux, de rĂ©pondre au pĂšre Levrou et Ă Miagrin. Les appels au devoir Ă©taient sincĂšres, mais ils sâĂ©taient ajoutĂ©s Ă des motifs dâorgueil plus profonds, plus puissants. Je nâen suis pas lĂ ? hasarda-t-il. â Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusquâau bout de cette voie et tu me rappelles Ă temps que jâexagĂšre ; mais ce que je nâexagĂšre pas, câest le danger. Te crois-tu vraiment la mĂȘme sĂ»retĂ© de coup dâĆil quâavant pour discerner une bonne action dâune mauvaise ? Crois-tu que ta vie se dĂ©veloppe avec autant de clartĂ© que jadis ? que tu en as la mĂȘme intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas cĂ©der Ă de vaines raisons ? As-tu la mĂȘme force de rĂ©sistance au mal, de conquĂȘte pour le bien ? la mĂȘme soif de cette science sacrĂ©e de la vie que donnent les annĂ©es bien passĂ©es dans le devoir ? As-tu la mĂȘme piĂ©tĂ© que naguĂšre ? En un mot peux-tu te rendre ce tĂ©moignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmentĂ© dans ton cĆur depuis quelques mois ?⊠Alors ? » CâĂ©tait le mĂȘme discours que celui du PĂšre Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce quâil avait entendu naguĂšre Quand vous verrez que jâai raison, vous suivrez mes conseils⊠» CâĂ©tait vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant. JâespĂšre, dit-il, quâon ne mâaccuse pas dâavoir fait du mal Ă mon camarade ? â Non, certainement. â Je nâai donc rien Ă rĂ©parer, rien Ă briser. â AprĂšs-demain, tu rentres Ă Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, Ă©coute-moi, Georges, je te parle avec toute lâaffection de mon Ăąme dâami et toute la clairvoyance de mon expĂ©rience de prĂȘtre je te considĂšre comme irrĂ©mĂ©diablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux rĂ©solutions et si tu ne te rĂ©sous pas tout de suite Ă faire un acte pĂ©nible, mais nĂ©cessaire. â Quelles sont ces rĂ©solutions ? â La premiĂšre ne plus jamais Ă©crire Ă cet ami, sous quelque prĂ©texte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit lĂ -bas Ă Bourg. Tu sais la gravitĂ© des billets dâĂ©lĂšves, elle est justifiĂ©e, crois-moi. â Et lâautre ? demanda Georges. â La seconde, câest de ne plus avoir de conversations particuliĂšres avec lui, jâentends de te trouver avec lui seul Ă seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dĂšs que tu pressens que vous nâallez rester que vous deux, quitte-le ! » Georges Ă©coute en silence, il rĂ©flĂ©chit, puis brusquement Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nĂ©cessaire ? â Il est bien inutile de tâen parler, si dâabord tu ne veux pas prendre ces deux rĂ©solutions plus de lettres, plus de conversations particuliĂšres. â Câest dur jâessaierai. â Il ne faut pas dire jâessaierai. Essayer ce nâest pas vouloir, puisque ce nâest pas vouloir tout dâabord, quand mĂȘme et jusquâau bout ; il faut dire Je le promets. â Je le promets. » Le prĂȘtre lui prit les mains. Mon cher Georges, tu ne mâĂ©tonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je tâespĂ©rais ; jâen remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles rĂ©solutions. Câest une vie nouvelle quâil faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, câest un sacrifice non Ă moi, non Ă tes parents mĂȘme, mais Ă ce Dieu qui aime les cĆurs gĂ©nĂ©reux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la premiĂšre de cette nature, et de cet ami ? â Oui, fit Georges, les sourcils dĂ©jĂ froncĂ©s. â Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brĂ»le-la, tout de suite, devant ta mĂšre. â Mais je ne lâai pas seulement lue en entier, rĂ©pliqua Georges dans un sanglot. â Ne la lis pas. â Je ne lâai mĂȘme pas. » Et il tournait vers sa mĂšre des yeux de dĂ©sespoir et de supplication, des yeux qui retenaient Ă peine les larmes Ă©closes sous les cils. LâabbĂ© frĂ©mit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame MorĂšre, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout Georges, ne la prends pas ; dis seulement Ă ta mĂšre âMaman, brĂ»le-la.â » Cette fois ce fut Madame MorĂšre dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la duretĂ© du sacrifice, elle Ă©tait serrĂ©e de lâangoisse qui tourmentait son fils. Georges sâapprocha dâelle elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prĂȘtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel dĂ©barrassĂ© de brouillards ; il dorait les vitres de la fenĂȘtre oĂč finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux dâor. Georges ! mon pauvre enfant ! » rĂ©pĂ©tait Madame MorĂšre. Enfin dâune voix basse, dâune voix implorante qui ne commandait pas certes, qui dĂ©fendait plutĂŽt, Georges murmura Puisquâil le faut, brĂ»le. » Madame MorĂšre lâĂ©treignit dans ses bras et tandis quâil lâembrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bĂ»che et jetait une derniĂšre flamme. Tandis quâelle noircissait avec de lĂ©gers crĂ©pitements, Georges pouvait apercevoir une Ă©criture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles sâenvolĂšrent avec les Ă©tincelles. CâĂ©tait la lettre dâAntone. Le curĂ© de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de lâinfortunĂ© et lui dit Mon cher Georges, lâenfant capable Ă quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit. Tout nâest pas terminĂ©. Georges, il est vrai, se sent plus rĂ©solu, plus fort, plus lĂ©ger ; il savoure dĂ©jĂ sa libertĂ© reconquise. Il brisera cette amitiĂ© quâon dit dangereuse et la rĂ©duira, puisquâil le faut, Ă une bonne camaraderie sans mystĂšre ni secret. Cependant il craint pour Antone, il sâapitoie sur lui ; sâil pouvait le mĂ©nager ? comment le ramener tout doucement Ă la vie normale sans quâil sâen aperçoive ? Le lendemain, jour du dĂ©part, il se lĂšve joyeux ; le dĂ©jeuner est gai il raille les cheveux Ă©plorĂ©s de Bridgette, il promet de longues lettres Ă Marie-ThĂ©rĂšse. AprĂšs le dĂ©jeuner toute la famille lâaccompagne Ă la gare en bande. Seule, Madame MorĂšre semble un peu craintive, Georges la rassure Tu verras que ça sâarrangera trĂšs bien, ne tâeffraie pas. â Georges, nâaie pas trop confiance en toi. â Laisse-moi faire jâai un plan trĂšs simple et trĂšs pratique. â Dieu soit bĂ©ni ! mais Ă©cris-nous vite. » Le train entre en gare, on installe Georges. Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu nâas pas embrassĂ© Bridgette ! â Les voyageurs pour AmbĂ©rieu, Bourg, Culoz⊠en voiture. » Coup de sifflet. Au revoir ! Ă PĂąques ! Ă PĂąques ! au 30 mars ! » Le train sâĂ©branle et fuit ; les portiĂšres se confondent, les tĂȘtes penchĂ©es sâĂ©clipsent lâune lâautre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir Au revoir, Georges ! » Ă 3 heures 54 minutes, Antone quitte Ă son tour la Croix Rousse, dĂ»ment embrassĂ©, pleurĂ©, dĂ©moralisĂ© par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvĂ© Ă la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller Ă ce quâil nâait pas froid aux pieds » et il a Ă©tĂ© saluĂ© Ă©galement par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouchĂ© les pauvres tantes en criant au Tonio chĂ©ri Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? » Mon vieux ! ils lâappellent mon vieux, ce chĂ©rubin ! » Maintenant le train file. Antone songe quâil va retrouver Georges Ă la gare. Il est plein de courage, il a bourrĂ© sa valise de livres et entrevoit dĂ©jĂ la gloire dâĂȘtre le second en histoire et en composition française. Bourg ! trente minutes dâarrĂȘt !⊠Les voyageurs pour MĂącon, Bellegarde, GenĂšve changent de train. » Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employĂ©s sâinterpellent ; les Ă©lĂšves se retrouvent. Antone cherche la porte. Georges est arrivĂ© avant lui, Georges certainement doit lâattendre Ă la sortie. » Georges nâest pas lĂ . DEUXIĂME PARTIE â SOUS LE JOUG CHAPITRE I â RUPTURE Dans lâĂ©glise de Brou les grandes verriĂšres font resplendir les Ă©cussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumiĂšre sur le chĆur intime et secret oĂč sâentassent les chefs-dâĆuvre menus et fĂ©minins de lâart gothique mourant. M. Berbiguet, apprenant quâAntone ne connaĂźt pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselĂ©es et ouvragĂ©es. Il sâextasie devant la triple porte paradisiaque du jubĂ©, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordeliĂšres, les blasons, les statues, ne fait grĂące dâaucun dĂ©tail. Ă sa voix chaude et enthousiaste ces Ă©toffes, cette vĂ©gĂ©tation, ces fins objets emprisonnĂ©s, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grĂące, leur vie. Ducs, princesses, bĂ©bĂ©s joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite dâAutriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siĂšcle. Les Ă©lĂšves sâattardent, heureux de reculer le moment pĂ©nible de franchir le seuil du collĂšge, mais Antone sâirrite il Ă©coute Ă peine et sâĂ©tonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise dĂ©senchantĂ©e de celle qui ne peut ĂȘtre reine de France Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi dâĂȘtre suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille dâun saint de vitrail au visage fĂ©minin, qui joint les mains dans une Ă©ternelle priĂšre, tandis quâun dragon visqueux sâaplatit Ă ses pieds quâil lĂšche. Pendant ce temps, dans la cour du collĂšge, Georges MorĂšre est en grande confĂ©rence avec Modeste Miagrin. En arrivant il lâa tout de suite recherchĂ© ; aprĂšs lâavoir remerciĂ© de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le rĂšglement dĂ©fend lâamitiĂ© Ă deux, pourquoi nâessaierait-il pas de lâamitiĂ© Ă trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut ĂȘtre aveugle pour ne pas voir le manĂšge des Beurard, des Lurel, et mĂȘme de certains Ă©lĂšves de la grande division, autour de lui. On ne peut lâabandonner. Il le convie donc Ă cette Ćuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais nâose sâabandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultĂ©s Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais quâil est ombrageux ? â Ne crains rien, rĂ©pond Georges, il mâa Ă©crit pendant les vacances, il se fie absolument Ă moi ; il acceptera tout de moi. â Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, sâil se fĂąche, tu renonceras Ă ta combinaison pour le ressaisir. â Jamais. Si tu veux savoir la raison, jâai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul Ă seul. » Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu nâes pas assez souple, tu nâarriveras pas Ă lui faire accepter cela. â En tous cas, je puis compter sur toi pour mây aider. â SĂ»rement. » Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et dâĂ©chapper aux importunitĂ©s du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhĂ©toricien. Il vide dans son pupitre, en Ă©tude, les livres et les confiseries dont on lâa chargĂ© au dĂ©part marrons glacĂ©s de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux Ă la crĂšme donnĂ©s par la maman pour son premier goĂ»ter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage rĂ©ciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boĂźte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hĂ©site. Enfin il se dĂ©cide pour la boĂźte, essuie les traces de crĂšme, lâenveloppe dâune nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacĂ©s, glisse sous le nĆud une carte, avec ces mots Ă Georges MorĂšre » et renferme dĂ©licatement le prĂ©cieux paquet dans le bureau de son ami. Ă peine arrivĂ© dans la cour, sans se prĂ©occuper des railleries de CĂ©zenne, dâĂmeril et dâOrlia qui lâont tout de suite entourĂ©, il court Ă MorĂšre quâil aperçoit dans lâallĂ©e du fond, causant avec Miagrin. AprĂšs les premiĂšres effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans lâallĂ©e il attaque la grosse question Tu sais, jâai beaucoup pensĂ© Ă toi pendant les vacances, je ne veux plus quâon tâennuie Ă cause de moi, quâon te mette Ă lâindex et quâon te fasse des histoires. â Ăa mâest Ă©gal pourvu que toi⊠â Il ne faut pas que ça te soit Ă©gal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout Ă fait bon type câest aussi lâavis de Miagrin. » Antone regarde le compagnon de MorĂšre dâun air qui signifie nettement De quoi se mĂȘle-t-il celui-lĂ ? » Mais Georges poursuit Voici ce que jâai pensĂ© faire, puisque tu mâas dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a dĂ©fendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu tâen doutes, il tâa rendu dĂ©jĂ pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la rĂšgle âNunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours troisâ. Ă trois nous sommes invulnĂ©rables. Soyons tous les trois amis, comme Ă la premiĂšre promenade, te rappelles-tu ?⊠» Il sâarrĂȘte devant le regard courroucĂ© dâAntone. Miagrin intervient. Vous agirez comme vous voudrez, câest votre affaire ; mais il est Ă©vident quâon ne vous laissera pas tous les deux faire bande Ă part. â Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges. â Parce que, reprend naĂŻvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitiĂ© particuliĂšre. â Quâest-ce que câest quâune amitiĂ© qui nâest pas particuliĂšre ? riposte Antone. â Tu veux quâon nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ? â Câest ça qui mâest Ă©gal. â Tout tâest Ă©gal, sâĂ©crie Georges agacĂ©. Quand tu seras renvoyĂ© et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera Ă©gal ? â Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne lâadmirent pas la maison ; je mâen suis aperçu. â Quand tu es en colĂšre, on ne peut plus raisonner avec toi. â Je ne suis pas en colĂšre, seulement je vois pourquoi tu me dis cela. â Quoi ? Quâest-ce que tu vois ? â Le SupĂ©rieur tâa fait la leçon. â Pas vrai. â LâabbĂ© Russec alors ou le PĂšre Levrou ? â Non plus. â Qui ? â Eh bien ! si tu veux le savoir, câest maman. â Ă cause de ma lettre ? â Oui. â Alors, rĂ©pond lentement et dâune voix tremblante Antone effrayĂ©, tu ne veux plus ĂȘtre mon ami ? â Si, mais Ă condition que tu acceptes Miagrin. â Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette. â Antone, Tonio, je tâen prie, tu mâavais promis⊠â Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien quâavec toi, mais câest fini. â Ne tâemballe pas. Ăcoute, Tonio, je tâen supplie⊠â Non, rĂ©pond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu mâas trompĂ©, tu mâas trahi, câest fini, lĂąche-moi, lĂ , non, je veux mâen aller, non, je mâen vais, câest fini. » Et malgrĂ© MorĂšre qui sâefforce de le retenir, Antone se dĂ©gage et court rejoindre le groupe de Lurel, Ămeril, dâOrlia, Patraugeat, CĂ©zenne. Je te lâavais dit, conclut Miagrin, tu nâes pas assez habile tu vas trop vite et tu tây prends trop brusquement, laisse-moi faire. » La nuit vient vite en janvier ; Ă quatre heures et demie, les Ă©lĂšves se rĂ©fugient dans lâĂ©tude. Mais Ă peine entrĂ© Antone Ramon se prĂ©cipite vers le bureau de MorĂšre et avant que celui-ci nâait pu se rendre compte de son intention, il soulĂšve le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlĂšve un paquet. Que fais-tu lĂ , Tonio ? â Dâabord je te dĂ©fends de mâappeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. » Les Ă©lĂšves, comme une meute accourent, ils ont vu la boĂźte et flairĂ© les friandises. Les yeux allumĂ©s, les mains tendues, ils mendient. Ramon, hein, Ă moi, dit CĂ©zenne, tu seras un bon type. â Ă moi ! crie Ămeril, je ne tâennuierai plus ! â Ă moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te dĂ©fendrai. â Ă moi ! aboie le gros Patraugeat. â Ă moi ! » supplie Trophime Beurard. Et câest quelque chose de rĂ©pugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspĂ©rĂ©es, haletantes de dĂ©sir, jappant, sautant, revenant, se poussant, sâĂ©crasant autour de la boĂźte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, dĂ©chire les papiers. Ne lâĂ©touffez pas, » dit en riant lâabbĂ© Russec qui suit la scĂšne. Mais lâenfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte Ă la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre Ă lâabbĂ© surpris la boĂźte pleine de fruits dĂ©licats. Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. » Et croyant faire de lâesprit il ajoute Vous nâoublierez pas Georges MorĂšre. » Georges MorĂšre reste Ă son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boĂźte se vide, si bien quâAntone, moitiĂ© fĂąchĂ©, moitiĂ© stupĂ©fait, sâĂ©crie Il nâen reste mĂȘme pas un pour moi ! » Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers dâorange glacĂ©s, les cerises sentant lâeau-de-vie, tout sâest engouffrĂ© dans les bouches. Alors Lurel sâapproche de Ramon et tournant le dos Ă lâabbĂ© Russec Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend gĂ©nĂ©reusement la moitiĂ© dâune prune pulpeuse et dorĂ©e, et mange lâautre moitiĂ© en regardant du coin de lâĆil MorĂšre assis Ă son bureau. CHAPITRE II â LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCĂNE Ă peine rentrĂ©, il faut sâoccuper de la sĂ©ance acadĂ©mique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, lâhomme de la colonisation, Michel, un ancien » de la maison, doit venir la prĂ©sider. Les professeurs sâingĂ©nient Ă exciter lâĂ©mulation, Ă lancer les Ă©lĂšves. M. Pujol, Ă lâimitation des P. JĂ©suites, a divisĂ© sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thĂ© suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois Ă©loges » elle a droit Ă une promenade dâune journĂ©e pendant que les autres travaillent. Et cependant la troisiĂšme sâalourdit les propositions les plus allĂ©chantes nâattirent pas ; lâattention vraiment est faible, les devoirs mĂ©diocres, on ne travaille pas. La troisiĂšme est en effet la classe terrible. Ă quatorze ou quinze ans les enfants se transforment pĂ©riode dâincubation, Ă©poque des chrysalides leur ĂȘtre se pelotonne, ils se mĂ©tamorphosent ; les valeurs se dĂ©placent sans quâon puisse savoir mĂȘme pourquoi ; le jeu des affinitĂ©s et des antipathies sâembrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine Ă y comprendre quelque chose. LâabbĂ© Russec sâinquiĂšte aussi on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette frĂ©quentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais. Le fils du fermier a passĂ© des vacances mauvaises. Pour la premiĂšre fois, il a compris la nullitĂ© de son pĂšre ; il nâa mĂȘme pu supporter la bontĂ© inintelligente de sa mĂšre. Cette mesquinerie de vie, de pensĂ©e, dâambition, cette avarice sordide qui ne sait mĂȘme pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction bĂ©ate dâĂȘtre enviĂ© par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colĂšre. M. le SupĂ©rieur dans le bulletin a parlĂ© de sa piĂ©tĂ©, de son intelligence et reconnu enfin les indices dâune prĂ©cieuse vocation. Modeste a Ă©tudiĂ© cet avenir. Oui, peut-ĂȘtre ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliĂ©s des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et lâautoritĂ© de la crosse. Mais non, il ne sera pas prĂȘtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, vouĂ© Ă une vie sans Ă©clat ; dâautres rĂȘves le hantent. Ah ! sâil pouvait conquĂ©rir Ramon, il irait Ă Lyon, sinon Ă Paris ; sâil pouvait par lui pĂ©nĂ©trer dans ce monde fermĂ©, riche, aristocratique et qui lui semble dâautant plus merveilleux quâil le connaĂźt moins ! Il faut quâil gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle il sâinsinue, sâapitoie, sait se retirer Ă temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais sâil a lâinstinct de la conquĂȘte, il nâa pas encore la connaissance des Ăąmes il Ă©choue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus Ă©tudiĂ©es. MorĂšre est profondĂ©ment touchĂ© de cette insistance que rien ne dĂ©courage. Et moi qui me mĂ©fiais de toi ! » lui dit-il avec lâaccent du plus amer repentir. Miagrin sourit Il faut savoir attendre, lui rĂ©pond-il. » Mais il a beau rĂ©pĂ©ter Ă Antone Tu as tort tu te laisses prendre par Lurel, câest un imbĂ©cile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il nâen obtient que des rĂ©ponses dures. Tu mâennuies. MĂȘle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami MorĂšre. Je nâaime pas le clan des cafards. » Gaston Lurel triomphe sans effort en quelques jours, il lâa dĂ©goĂ»tĂ© des cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complĂštement raison. Plusieurs fois il a essayĂ© de revoir Georges seul Ă seul. Ă la leçon de musique il a insistĂ© pour quâil renvoie Miagrin, il a mĂȘme osĂ© lui dire Tu sais, si je fais des bĂȘtises tu pourras dire que câest ta faute. » MorĂšre a refusĂ© avec douleur Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, jâai promis et, moi, je tiens mes promesses. » Et Antone sâennuie. Le soir quand toute lâĂ©tude travaille sous la lumiĂšre des lampes, dans lâatmosphĂšre vite Ă©chauffĂ©e il oublie bientĂŽt thĂšme ou version ; le menton appuyĂ© sur ses poings il rĂȘve⊠Il rĂȘve de vacances au bord de la mer, Ă Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine dâombrelles, barbotant dans les flots salins, pĂȘle-mĂȘle, avec des amis, et, parfois, la chaleur dâun ardent soleil semble pĂ©nĂ©trer tout son corps comme aprĂšs la douche et le roulement de la vague⊠Il rĂȘve la rĂšgle du surveillant le rappelle Ă la rĂ©alitĂ© ! Alors il se rĂ©veille et sâennuie. Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers MĂącon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-dâAin. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but nâintĂ©ressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des Ă©chelles, des soldats qui rentrent Ă la caserne ou quelque fillette Ă la voix criarde qui ramĂšne ses vaches. Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collĂšge et leurs tours les moins Ă©difiants. Monnot est lâeffrontĂ© menteur, il sâen vante. Il nâa quâun principe Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente en flagrant dĂ©lit de vagabondage dans les galeries, il rĂ©pondit hardiment Ă lâabbĂ© ThiĂ©baut Je viens de lâinfirmerie. » LâabbĂ© ThiĂ©baut soupçonneux alla Ă lâinfirmerie oĂč sĆur Suzanne lui dĂ©clara nâavoir pas vu Monnot. Fort de cette dĂ©couverte, il fit mettre un mal » de conduite au flĂąneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprĂšs de lâabbĂ© Russec, de lâabbĂ© ThiĂ©baut, du SupĂ©rieur. DĂ©concertĂ© par une telle fureur, ce dernier revit lui-mĂȘme sĆur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda Ă ĂȘtre confrontĂ© avec la SĆur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, lâabbĂ© Russec et lâabbĂ© ThiĂ©baut et Monnot recommença ses explications CâĂ©tait Ă pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sĆur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. AprĂšs la rĂ©crĂ©ation de dix heures, vous aviez distribuĂ© vos drogues aux Ă©lĂšves, je suis arrivĂ© Ă ce moment-lĂ , je vous ai demandĂ© un peu dâacide phĂ©nique parce que jâavais mal aux dents, vous ĂȘtes entrĂ©e Ă la pharmacie, vous ĂȘtes montĂ©e sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sĆur, je vous en supplie. » Et peu Ă peu, devant son insistance, la sĆur dâabord trĂšs sĂ»re et trĂšs nette, Ă©branlĂ©e, dĂ©racinĂ©e, abasourdie, abrutie, sâest tournĂ©e vers le SupĂ©rieur et lui a dit Il a peut-ĂȘtre raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaĂźtre que jâĂ©tais allĂ© Ă lâinfirmerie oĂč je nâavais pas mis les pieds. » Et il rit aux Ă©clats, tandis que Lurel ajoute Prends-en de la graine. » Une autre fois la conversation est tombĂ©e sur leurs lectures. Antone, qui se pique dâavoir beaucoup lu, Ă©numĂšre complaisamment toutes les richesses de sa bibliothĂšque Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul dâIvoi, magnifiques volumes sur lâArmĂ©e et la Marine, sur lâexpĂ©dition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis dâEdgar Poë⊠Mais Gaston Lurel au lieu dâenvier ce trĂ©sor Ă©clate de rire. Antone en est un peu froissĂ©. Tu as certainement, reprend Lurel, les MĂ©moires dâun Ăne et les Voyages de Gulliver ? â Pourquoi me demandes-tu cela ? â Parce que ta bibliothĂšque est une bibliothĂšque de bĂ©bĂ©. Les petites filles elles-mĂȘmes nâen voudraient pas ! â Pourquoi ? » Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compĂšres. Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot. LâabbĂ© Russec sâĂ©tait rapprochĂ©. Monnot dĂ©tourne la conversation sur les contes dâEdgar PoĂ« et quand lâabbĂ© Russec sâest Ă©loignĂ© Et toi quâest-ce que tu lis ? demande Ă son tour Antone. â Pas mes prix, sĂ»rement, ni mes livres dâĂ©trennes, rĂ©pond Lurel. Ăa vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, câest aussi intĂ©ressant que le cours de ThĂšmes. â Alors quoi ? â Moi je lis les grands auteurs contemporains Septime Birbot[1], Ămile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achĂšte, les cache sous mon matelas. Ă la bonne heure, ça câest intĂ©ressant, et ça vous apprend la vie. Ăa nâest pas du coco, Ă©videmment. â Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilĂ un par exemple qui est dâun raide⊠â Ă propos, Monnot, lâas-tu terminĂ© ? demande Lurel. â Pas encore, je te le rendrai samedi jâen ai bien encore pour deux jours. â DĂ©pĂȘche-toi de le finir, je le passerai Ă Ramon. â Ah ! Ă Ramon ? » Ce ah ! » nâĂ©chappe pas Ă Antone. Que peut ĂȘtre ce livre pour que lâidĂ©e mĂȘme de le lui prĂȘter surprenne Ă ce point Monnot ? Mais Lurel reprend Va donc. Nâaie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne sâavisera de venir voir ce quâil lit en Ă©tude. » Et sâadressant Ă son nouveau disciple Ă©bahi et muet Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe Ă cĂŽtĂ© et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant lâĂ©tude des leçons tu disposes en Ă©chelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier Ă©chelon en dessous tu vois que ce nâest pas malin. Ă travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on tâobserve. Lis cela, câest palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. » Antone ne proteste pas. La chose semble si simple Ă Lurel quâil craint de passer pour une petite fille en faisant mĂȘme une objection. Pourtant il se rappelle cette premiĂšre classe de lâannĂ©e oĂč son condisciple a failli ĂȘtre pris par lâabbĂ© Perrotot. Une crainte sourde monte en lui jamais il nâaura lâassurance impudente, ni lâhabile tour de main de ses nouveaux amis. AprĂšs la promenade, Monnot revoit Lurel seul Ă seul. Non, vraiment, tu veux quâon lui passe ton bouquin ? â Pourquoi pas ? â Ramon est encore si naĂŻf. â Justement on va le dĂ©niaiser ; ce sera amusant. â Tu as tort laisse donc Ramon tranquille. â Pilou ! Pilou ! » LâabbĂ© Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ? CHAPITRE III â LE FAUX BOILEAU Le samedi soir, Georges MorĂšre, de sa place, voit en Ă©tude un singulier manĂšge. Un quart dâheure aprĂšs la rentrĂ©e, Monnot, assurĂ© que le surveillant sâoccupe dâOrlia, insĂšre entre les jambes de Feydart allongĂ©es en pincettes le dangereux roman qui ramenĂ© ainsi au banc suivant passe de main en main et revient Ă son propriĂ©taire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les Ćuvres PoĂ©tiques de Boileau », dĂ©pouille lâinfortunĂ© de sa couverture et de sa reliure dont il revĂȘt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour lâavertir. Puis il lĂšve le bras vers le surveillant qui acquiesce dâun signe, sort de sa place pour gagner le bureau prĂ©sidentiel et chemin faisant, donne, le dos tournĂ©, le livre Ă Leroux en lui soufflant Fais passer Ă Ramon. » Pendant quâil montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui lâempĂȘchait de lire la phrase Ă traduire et quâil lui demandait de multiples explications, sâaccomplissait une Ćuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycĂ©es et collĂšges. Leroux, sans lâouvrir, a passĂ© le livre Ă Tahuret. Celui-ci, ayant regardĂ© le titre, le referme prĂ©cipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant Pour Antone⊠Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les Ă©lĂšves trop sages, le volume arrive Ă Antone qui en levant la couverture lit aussitĂŽt Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un Ă©lĂšve nâa arrĂȘtĂ© le livre hideux, pas un nâa empĂȘchĂ© cette corruption dâatteindre lâĂąme de son camarade, pas un nâa refusĂ© dâĂȘtre le dĂ©goĂ»tant entremetteur. On ne refuse pas cela. Toutefois ces allĂ©es et venues ont fini par exciter la mĂ©fiance du surveillant. Antone craintif se hĂąte de glisser le roman dans son bureau. Dâun coup dâĆil il fait signe Ă Lurel revenu Ă sa place quâil est guettĂ© et se plonge dans son devoir pour dĂ©router les soupçons. Vers la fin de lâĂ©tude, son thĂšme achevĂ©, il disposait encore dâun quart dâheure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, dĂ©ploya son atlas et derriĂšre cet abri improvisĂ© ouvrit le faux Boileau. Le titre lâavait dĂ©jĂ troublĂ©. En le revoyant il se sentit rougir jusquâaux oreilles. Il se rappelait les rĂ©flexions de Monnot Zola câest fort, mais Mendoza câest encore plus raide. » Quâallait-il apprendre, lui Ă qui sa mĂšre refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravitĂ© de son acte. Il nâavait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis Ă Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bĂ©bĂ©. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandĂ© de se hĂąter. Pourtant il lui avait dĂ©fendu de prendre le livre sur lui Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement quâon le verra tout de suite. Il est encore plus en sĂ»retĂ© dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone nâosait pas attendre il savait quâil lui faudrait le soir mĂȘme donner des dĂ©tails et raconter ses impressions Ă son corrupteur. AprĂšs un coup dâĆil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une prĂ©face dâune gravitĂ© hilarante ! Si tu as en toi lâune de ces forces suprĂȘmes, GĂ©nie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinĂ©es, Accepte lâamour ou refuse-le ; il nâimporte, tu es le Mage auquel obĂ©it lâenfer. Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honorĂ© et honorable, pleurĂ© de tous. Mais si tu es lâun de ces ĂȘtres intermĂ©diaires nâayant ni le suprĂȘme gĂ©nie, ni le gros bon sens, un de ces ĂȘtres bizarres, tourmentĂ©s, incertains, qui peuvent sâĂ©lever, qui peuvent tomber, Crains la premiĂšre rencontre, redoute surtout le premier baiser. Sois chaste. Mais la solitude ou lâindiffĂ©rence, câest lâennui ? Crois-tu que la joie existe ? Dâailleurs, choisis ! » Et le terrifiant avertisseur racontait lâhistoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prĂȘtres nâavaient pu conserver la momie mĂȘme dans les bains dâhuile parfumĂ©e et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine StharnabusaĂŻ avait mis ses lĂšvres sur son cou dâadolescent. Cette premiĂšre page apocalyptique Ă©tonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il sâenhardit donc Ă lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait lâappartement de sa mĂšre, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-ĂlysĂ©es. Il finissait par sâinstaller Ă une table de restaurant non loin dâune jeune dame en noir dont lâenfant jouait au cerceau. NâeĂ»t Ă©tĂ© le style prĂ©tentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale mĂ©taphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur dâAntone, ce dĂ©but de chapitre eĂ»t paru aussi honnĂȘte quâun roman de la Vicomtesse de SĂ©gur. Pourtant lâenfant ne sây trompait pas, il sâen dĂ©gageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetiĂšre oĂč lâon jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et lâinsĂ©ra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au rĂ©fectoire Lurel, les yeux brillants et les paupiĂšres souriantes, lui demanda Eh bien ! quâen penses-tu ? » il rĂ©pondit dâun air dĂ©tachĂ© et dĂ©confit Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman ! â OĂč en es-tu donc ? » Et dĂšs quâAntone le lui eut indiquĂ© Mais tu nâas pas fini le premier chapitre. Ăa nâest pas Ă©tonnant. Câest aprĂšs que ça devient intĂ©ressant. â Quand il entre dans la chambre des tĂ©nĂšbres, reprit Monnot avec un petit rire. â Et quand sa sĆur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel. â Le plus raide, câest la veillĂ©e au lit de mort de sa mĂšre. Non, ça vraiment câest trop fort, je trouve quâil exagĂšre. » Lurel protestait sournoisement et Antone Ă©coutait, tout dĂ©contenancĂ© dâĂȘtre obligĂ© de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-mĂȘme. Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traĂźne. » AprĂšs la priĂšre du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone sâentendit murmurer Ă lâoreille. Rends-lui son bouquin ! » Il se retourna, mais câĂ©tait le moment oĂč les Ă©lĂšves franchissaient la porte du dortoir en se dĂ©bandant il nâaperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et rĂ©flĂ©chit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans lâouvrir, mais en affectant de lâavoir parcouru ? Le rendre, il nâosait câĂ©tait sâavouer petite fille », digne de son surnom de Ninette. Lâachever ? rĂ©pugnait Ă son honnĂȘtetĂ©. Laisser croire quâil lâavait parcouru ? câĂ©tait plus scabreux. Il Ă©tait trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres quâil nâavait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il sâendormit sans avoir pris de dĂ©cision. La petite Ă©tude du dimanche matin Ă©tait consacrĂ©e Ă la correspondance familiale et aux leçons de catĂ©chisme. Incapable dâune rĂ©solution Ă©nergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe Ă Lurel quâil avait une lettre Ă Ă©crire. Lurel haussa les Ă©paules. Dix minutes avant le petit dĂ©jeuner il laissa le catĂ©chisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. AprĂšs tout, il en Ă©tait restĂ© Ă une page qui nâavait rien dâextraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve Ă propos dâune Ă©tourderie de la petite fille. Le dĂźner achevĂ©, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant lâavenue des Champs-ĂlysĂ©es par une belle soirĂ©e de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De dĂ©tail en dĂ©tail, de phrase en phrase, il avait glissĂ© Ă une scĂšne immonde Ă demi voilĂ©e, irritante par le mystĂšre dâinfamie quâelle laissait entrevoir sans lâexpliquer. Une curiositĂ© malsaine le poussait Ă sâavancer dans ce labyrinthe dâimpudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de sâarrĂȘter, de ne pas aller plus loin, avançait, page Ă page, espĂ©rant trouver, Ă travers ce style Ă©quivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avouĂ©. La cloche sonna. Certes, parmi les ferments qui dĂ©composĂšrent les Ăąmes Ă la fin du XIXe siĂšcle, Tibulle Mendoza peut se vanter dâavoir Ă©tĂ© lâun des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef dâune Ă©cole poĂ©tique, a jamais jetĂ© un regard sur ces tĂȘtes vives et Ă©tourdies quâil empoisonna de ses dĂ©jections littĂ©raires, tout en parlant dâart, de beautĂ©, de pitiĂ©, de gloire nationale. Sa honte est dâĂȘtre restĂ© toujours, mĂȘme sous ses cheveux blancs, un enfant dĂ©pravĂ©. Inutile de dire quâau repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait quâil nâavait jamais rien lu dâaussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans prĂ©jugĂ©, ses rĂ©pugnances et ses apprĂ©hensions. Il sâen irritait, revenait Ă la charge, exaltait les scĂšnes les plus orduriĂšres, sâĂ©criant VoilĂ qui est vĂ©cu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguĂ« sans quâil sâen aperçût. Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a lâĆil ! â Tu crois que Russec mâa entendu ? demanda Lurel un peu inquiet. â Je ne sais pas. En tous cas, modĂšre ton Ă©loquence, hein ! â Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je nâai rien dit de compromettant. » La petite sonnette du SupĂ©rieur annonça la fin du repas. Georges MorĂšre, câĂ©tait son jour, monta Ă la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. AprĂšs les grĂąces, comme il allait sortir avec les derniers Ă©lĂšves, il fut rappelĂ© par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux Dites donc, Georges MorĂšre, il mâa semblĂ© entendre pour la date âvigesimoâ, câest une mauvaise forme, il faut dire âvicesimoâ ; revoyez votre grammaire et tĂąchez de ne pas me dĂ©shonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention. La galerie sâencombrait de professeurs finissant leur conversation, Ă pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fĂ»t libre pour regagner la cour oĂč dĂ©jĂ retentissaient les cris des Ă©lĂšves, quand M. FramogĂ©, le prĂ©fet des Ă©tudes, dit au supĂ©rieur ⊠Je crois quâune visite immĂ©diate des bureaux sâimpose ! » Georges frĂ©mit. Cette bribe de phrase pour lui nâavait quâun sens trop prĂ©cis. On soupçonnait quelque infraction au rĂšglement. Toutes les fois que lâautoritĂ© croyait que des livres mauvais, des boissons prohibĂ©es, du tabac ou dâautres objets interdits avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans la maison, elle profitait dâune classe ou dâune promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce quâĂ©tait le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas ĂȘtre un inoffensif roman. Pris en flagrant dĂ©lit de pareil recel, son ancien ami serait sĂ»rement renvoyĂ©. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protĂ©ger contre les mauvaises influences, il lâavait froissĂ© et rejetĂ© dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flĂ»te, en rĂ©crĂ©ation, en promenade, il essaya de lâapaiser, de lui expliquer son but ; Antone sâest mis sur la dĂ©fensive, lâa repoussĂ© dâun mot brutal, a mĂȘme renoncĂ© au foot-ball, sous prĂ©texte de trop grande fatigue, en rĂ©alitĂ© pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont Ă©tĂ© aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi MorĂšre ne fait-il pas appel Ă lâabbĂ© Levrou, si lui-mĂȘme ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait rapporter », se mettre du cĂŽtĂ© des MaĂźtres ». Lâorgueil isole MorĂšre lui-mĂȘme, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue. Les explorateurs racontent quâils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinĂ©s Ă ĂȘtre mangĂ©s par leurs vainqueurs. Câest en vain quâils ont interrogĂ© ces victimes, ils nâont pu leur faire avouer leur situation ces nĂšgres acceptaient dâĂȘtre dĂ©vorĂ©s, comme ils auraient dĂ©vorĂ© leurs rivaux, si leur tribu avait Ă©tĂ© victorieuse. Ils se retrouvaient dâaccord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidaritĂ©, pour repousser le blanc » qui vient se mĂȘler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce quâil eĂ»t fallu se fier Ă lui. Ainsi chez les enfants des collĂšges, se dĂ©veloppe parfois cette Ă©trange solidaritĂ© qui fait considĂ©rer tout appel aux maĂźtres comme une trahison envers des condisciples. Pendant les vĂȘpres, Antone songe aux quelques pages malsaines quâil a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable il est au moment oĂč la volontĂ© dĂ©faillante a dĂ©jĂ conscience de sa faute et sâabandonne Ă lâenlisement Il est trop tard, Ă quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusquâau fond de la vase. La faute est faite. » Et puis il a beau savoir que câest mal, il veut apprendre, il lira jusquâau bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il Ă©coutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces Ă©lĂšves quâon sâĂ©tonne de rencontrer dans les plus sĂ©vĂšres collĂšges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaĂźtre, soit quâon sâimagine, par une aberration dâesprit inconcevable, pouvoir guĂ©rir des brebis galeuses en les gardant au milieu dâun troupeau sain. Ă deux heures et demie les Ă©lĂšves se formĂšrent en colonne pour la promenade. LâabbĂ© Russec avait appelĂ© Antone et lui demandait Avec qui ĂȘtes-vous, Ramon ? â Avec Monnot. â Et Lurel, nâest-ce pas ? Câest la troisiĂšme fois ! » Ă ce moment lâabbĂ© FramogĂ©, maigre, le front ridĂ©, les yeux brĂ»lants, mais les lĂšvres serrĂ©es, descendit les marches du perron et vint droit au prĂ©fet des troisiĂšmes. Dâun geste lâabbĂ© Russec avait Ă©loignĂ© Antone. Quelques instants aprĂšs, il appelait Gaston Lurel ? â Monsieur ? rĂ©pondit lâĂ©lĂšve, sortant tout Ă©tonnĂ© de la colonne dĂ©jĂ prĂȘte Ă partir. â Monsieur le PrĂ©fet des Ă©tudes vous demande. â Venez », dit le vieux prĂȘtre dâun ton sec. Lurel remonta les marches derriĂšre lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux Ă©tonnĂ©s et ses hochements de tĂȘte demandaient Quâest-ce quâil y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas⊠» Puis il disparut derriĂšre la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les Ă©lĂšves. Avancez, » commanda lâabbĂ© Russec dâun ton solennel, et la division se mit en marche. Monnot restĂ© seul avec Antone Ă©tait singuliĂšrement troublĂ© de ce brusque enlĂšvement. Câest un des avantages de ces maisons dâInternes fortement organisĂ©es que le moindre fait en dehors des sĂ©ries rĂ©guliĂšres et prĂ©vues met immĂ©diatement les imaginations aux champs. Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce quâon lui veut. â Il a peut-ĂȘtre un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain Ă se rassurer. Cette hypothĂšse rĂ©pĂ©tĂ©e de rang en rang sembla la solution et bientĂŽt pour les entraĂźneurs de tĂȘte, Lurel venait de perdre sa mĂšre tandis que, pour les derniers de la colonne, il Ă©tait appelĂ© par un oncle Ă toute extrĂ©mitĂ©. Au retour, vers quatre heures et demie, les troisiĂšmes apprirent dâun Ă©lĂšve restĂ© Ă lâinfirmerie quâil avait Ă©tĂ© emmenĂ© par FramogĂ© chez le SupĂ©rieur. Antone, accablĂ© de lourds pressentiments, avait pris la ferme rĂ©solution de ne plus continuer sa lecture, mais Ă la premiĂšre occasion de rendre Ă Lurel son ignoble roman. Ă cinq heures, on rentra en Ă©tude Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois quâun Ă©lĂšve rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les tĂȘtes. Cependant, aprĂšs la priĂšre, Antone Ramon avait soulevĂ© la tablette de son pupitre. DĂ©cidĂ© Ă ne sâoccuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermĂ©s dans son bureau non sans dĂ©sordre. Un coup dâĆil sur ses livres le fit soudain pĂąlir dans la rangĂ©e un vide Ă©tait visible, dâautant plus visible quâun volume, par suite de ce vide, Ă©tait Ă demi renversĂ© sur un voisin trop Ă©loignĂ©. Avant dâavoir vĂ©rifiĂ©, Antone comprit que le livre manquant, câĂ©tait le roman de Lurel. Dâune main tremblante, il les tira tous les uns aprĂšs les autres il ne sâĂ©tait pas trompĂ©, le Boileau â Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiĂ©vreuses finirent par agacer le surveillant qui dâun coup de rĂšgle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit dâavoir confirmĂ© des soupçons, et se mit Ă son devoir ; mais ses idĂ©es sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire Ă sa patrie, sâembrouillaient inextricablement, ses phrases sâempĂątaient, rien ne venait. Son imagination Ă©tait obsĂ©dĂ©e de cette question OĂč est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son Ă©paule la main osseuse du terrible FramogĂ© et dâentendre sa voix sifflante lui dire comme Ă Lurel Venez. » CHAPITRE IV â COUPS DE FOUDRE Brusquement sonna la cloche, maniĂ©e par une main inhabile. Il nâĂ©tait que six heures et demie. Pourquoi abrĂ©ger lâĂ©tude dâune demi-heure ? Les troisiĂšmes se regardĂšrent stupĂ©faits quelques-uns murmurĂšrent presque Ă haute voix Ăa y est, câest pour Lurel ! » Sous lâinfluence de cette idĂ©e, Feydart ouvrit le pupitre de lâabsent. Il Ă©tait complĂštement vide. ImmĂ©diatement ce fut une rumeur dans toute lâĂ©tude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la priĂšre. Le PrĂ©fet de division survint et achemina les deux longues files dâĂ©lĂšves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collĂšge, Ă©lĂšves et professeurs, y fut bientĂŽt rĂ©uni, sauf M. Pujol. On se leva le SupĂ©rieur entrait, la tĂȘte droite, le front sĂ©vĂšre, les paupiĂšres abaissĂ©es, comme sâil refusait de voir un seul enfant. DĂšs quâil se fut installĂ© derriĂšre le tapis vert de sa table, les divisions sâassirent, la houle des tĂȘtes sâimmobilisa et, dans le silence dâattente, dans lâatmosphĂšre glaciale de cette longue salle, il commença dâune voix basse, lente, mais trĂšs perceptible Mes chers enfants, un de vos condisciples a osĂ© introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre dâignominie⊠il nâest plus ici. » Le silence devint lugubre comme un arrĂȘt du cĆur. Ă une heure et demie, nous dĂ©couvrions cette ordure ; Ă deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; Ă quatre heures, il partait ; Ă lâheure oĂč je vous parle, il est rendu Ă sa famille. » Un Ă©lĂšve fit entendre un Oh ! » de stupeur. Le SupĂ©rieur maintenant tonnait Ah ! mes enfants, dans une maison chrĂ©tienne comme la nĂŽtre, jamais nous nâaccepterons des esprits contaminĂ©s, des cĆurs gĂątĂ©s. Avant tout, nous tenons Ă la puretĂ© de vos mĆurs vos professeurs, vos maĂźtres, moi-mĂȘme, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, Ă ce que rien ne puisse ĂȘtre un obstacle Ă la vertu. Mais si, malgrĂ© notre sĂ©vĂ©ritĂ© pour lâadmission des nouveaux, malgrĂ© notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que lâun dâentre vous nâest pas digne de rester, nous nâhĂ©siterons jamais. Quelles que soient ses qualitĂ©s, ses mĂ©rites, je dirai plus, les mĂ©rites, les services de sa famille, cet Ă©lĂšve, nous le renverrons immĂ©diatement. Mgr Dupanloup, ce grand Ă©ducateur, fit renvoyer dâun collĂšge soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exĂ©cution, il sâen applaudit. Eh ! bien, câest une conduite que nous comprenons, car nous sommes prĂȘts Ă lâimiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante Ă©lĂšves dangereux, nous retrancherions, sans dĂ©lai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante Ă©lĂšves⊠» Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misĂ©rable fer amolli par le feu. Il Ă©tait Ă©crasĂ©, anĂ©anti. Le SupĂ©rieur nâallait-il pas le nommer, lâappeler, le flĂ©trir devant tout le collĂšge et le renvoyer Ă son tour ? Car quel Ă©tait ce mystĂšre ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il nâosait relever le front ; Ă quelques bancs de lui, Monnot accablĂ© ne cherchait mĂȘme pas Ă cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et quâattendre dâun cĆur dĂ©pravĂ© ? QuâespĂ©rer dâun esprit obsĂ©dĂ© par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles Ă©tudes ? » Puis le justicier insistait sur ces signes rĂ©vĂ©lateurs, sur ces indices qui trompent, hĂ©las ! si rarement dĂ©goĂ»t, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait dĂ©faillir. Mais ce nâĂ©tait pas encore la fin. Avec lâaccent de lâĂ©tonnement, le SupĂ©rieur, maintenant, donnait les dĂ©tails les plus prĂ©cis Vous lâavez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractĂšre altier, facilement contempteur de la rĂšgle et de ses maĂźtres ; vous avez peut-ĂȘtre admirĂ© cette indĂ©pendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des consĂ©quences, pourvu quâil agisse Ă sa guise. Que ne lâavez-vous vu tout Ă lâheure, lui si fier, si indomptable, se jeter Ă nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous Ă©mouvaient profondĂ©ment et le relevaient Ă nos yeux, car elles nous prouvent quâil y a encore en lui quelque sentiment de lâhonneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine Ă sa mĂšre, de ne pas infliger cette honte Ă sa famille. Trop tard ! Nous nâavons pas le droit dâĂ©couter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer Ă vous, Ă vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces rĂ©flexions, prĂ©voir ces consĂ©quences, au moment oĂč vous introduisiez cette Ćuvre de honte, dont le nom mĂȘme ne souillera pas mes lĂšvres. » Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravitĂ© solennelle des premiĂšres paroles, mais sans cet accent de colĂšre contenue qui avait terrorisĂ© Antone Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes mercredi prochain, ce sera la fĂȘte de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la TrĂšs Sainte Vierge. Comment ces deux fĂȘtes ne vous donneraient-elles pas lâoccasion de rĂ©flĂ©chir, de retremper votre volontĂ©, de purifier vos cĆurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et gĂ©nĂ©reusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infĂąmes, qui dĂ©shonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littĂ©rature assez dâĆuvres nobles et Ă©levĂ©es âSursum cordaâ, En haut les cĆurs ! Et mĂ©ditez cette parole que par trois fois Dieu rĂ©pĂ©ta Ă JosuĂ©, au jour de lâentrĂ©e dans la Terre promise âConfortare et esto robustusâ, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous nâen ĂȘtes pas capables ici ? » Cette fois, câĂ©tait fini le SupĂ©rieur se leva et tout le collĂšge se rendit Ă la chapelle, puis au rĂ©fectoire. LĂ , Monnot et Beurard recouvrĂšrent un peu de sang-froid et essayĂšrent de deviner lâĂ©nigme. Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait jouĂ© RibouldĆil, comment il avait dissimulĂ© un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volĂ© la clef. Monnot lui-mĂȘme ne soupçonnait pas quâil pĂ»t y avoir un rapport entre le livre surpris et celui dâAntone ; il lui rĂ©pĂ©tait Dis donc, câest maintenant quâil faut te mĂ©fier ! Fais disparaĂźtre son bouquin dans les cabinets. » Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisiĂšme et parla quelques instants Ă lâoreille de M. Pujol. Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le SupĂ©rieur vous demande. » Ce simple appel tomba dans le silence subit des Ă©lĂšves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit Ă mi-voix Je suis flambĂ©. » Lâentrevue fut brĂšve. Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? » Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza. Monsieur le SupĂ©rieur, je vous jure que je ne lâai jamais lu. â Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait lĂ -dessus des aveux complets. Nâessayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir Premier Amour ! â Monsieur le SupĂ©rieur, je croyais quâil sâagissait de lâamour dâune mĂšre. » EffrontĂ©ment, Monnot lançait cette explication Ă la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, quâil sâagissait de lâamour dâun fils pour sa mĂšre. Nâest-ce pas le premier amour ? Si habituĂ© que fĂ»t le digne prĂȘtre aux invraisemblables excuses des mauvais Ă©lĂšves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dĂ©rangĂ©. Votre obstination, mon enfant, ne fait quâaggraver votre situation. TĂąchez dâĂȘtre de bonne foi, et, croyez-moi, rĂ©pondez avec sincĂ©ritĂ©. NâĂȘtes-vous pas entrĂ© en Ă©tude, hier, pendant la rĂ©crĂ©ation de midi ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, ça je peux vous le jurer ! sâexclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vĂ©ritĂ©. â Vous nâavez pas enlevĂ© ce roman du bureau dâun de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ? â Câest une pure calomnie, Monsieur le SupĂ©rieur, câest Lurel qui prĂ©tend cela ; câest un menteur. â Ăcoutez-moi bien et faites attention Ă votre rĂ©ponse. Nâavez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prĂȘt de ce roman Ă un autre condisciple ? » Paul Monnot vit une allusion Ă la scĂšne du rĂ©fectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel lâavait accusĂ© pour sâexcuser lui-mĂȘme, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlĂ© de prĂȘter ses bouquins Ă dâautres, et jamais lui, Monnot, ne sâĂ©tait mĂȘlĂ© des histoires de Lurel avec dâautres camarades. Il sâenfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de sĂ©parer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine lâarrĂȘta du geste Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous ĂȘtes renvoyĂ©. » La figure du menteur se figea dans la plus subite stupĂ©faction. Monsieur lâabbĂ© Russec, reprit le SupĂ©rieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlĂ© en votre faveur. Gaston Lurel lui-mĂȘme en vous accusant dâavoir enlevĂ© ce roman du bureau dâAntone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire Ă une intervention gĂ©nĂ©reuse de votre part pour Ă©viter cette souillure Ă votre jeune camarade, et vous osez vous en dĂ©fendre, malheureux, comme dâune mauvaise action ? » Monnot demeurait abasourdi. Le SupĂ©rieur sonna, et bientĂŽt le complice de Lurel Ă©tait conduit Ă la chambre des rĂ©flexions. CâĂ©tait une cellule Ă©cartĂ©e oĂč lâon gardait les Ă©lĂšves remerciĂ©s jusquâau moment de les rendre Ă leurs parents. CHAPITRE V â FIN DE LâENQUĂTE Cependant une seule Ăąme dans tout le collĂšge se rĂ©jouissait vraiment de cette journĂ©e. CâĂ©tait Georges MorĂšre. CâĂ©tait lui qui, la veille, entendant la menace du prĂ©fet Ă©tait rentrĂ© en Ă©tude, avait pris dans le bureau dâAntone le roman infĂąme et sans hĂ©siter, avec la sainte fĂ©rocitĂ© des cĆurs purs, lâavait rejetĂ© dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirĂ©e, il avait suivi, Ă©mu mais non troublĂ©, les inquiĂ©tudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goĂ»tait la joie la plus noble, la plus virile, celle dâavoir prĂ©servĂ© un camarade dâun grand danger sans mĂȘme quâil sâen doutĂąt. Il finira bien par apprendre que câest moi, pensait-il, alors il reconnaĂźtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitiĂ© dans les conditions que je lui ai proposĂ©es. » Il sâapplaudissait donc dâavoir Ă©tĂ© justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en Ă©tude et bientĂŽt Antone Ramon lâaccompagnait Ă son tour. Les Ă©lĂšves sâinterrogĂšrent surpris, Georges pĂąlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lĂšvres entrâouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples. Bresson frappa Ă la porte du directeur, ouvrit, et se retira aprĂšs avoir fait passer lâenfant hĂ©sitant comme un agneau qui sent lâabattoir. Le SupĂ©rieur [se trouva face Ă un Ă©lĂšve] quâune inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la piĂšce, les mains unies, le front baissĂ©. Ă lâangle de la table il avait aperçu le faux Boileau. Mon enfant, commença le Chanoine, dâune voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyĂ©s pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. » Antone exhala un ah ! » si faible que le SupĂ©rieur ne lâaurait pas entendu sâil ne sâĂ©tait arrĂȘtĂ© sur ce dernier mot en le dĂ©visageant. Le PrĂȘtre reprit sĂ©vĂšrement Vous savez de quel livre je veux parler ? » MalgrĂ© un long silence dâattente, Antone ne rĂ©pondit pas. Vous en connaissez lâexistence, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur, avoua lâenfant dâune voix Ă peine perceptible, et sans lever les yeux. â Lâavez-vous eu entre les mains ? » Baissant de plus en plus la tĂȘte Antone murmura dans un souffle Oui, Monsieur. â Quel jour ? » Dâune voix Ă©teinte, lâaccusĂ© dit Samedi soir, Ă la fin de lâĂ©tude. â Lâavez-vous lu ? » Antone rougit. La question Ă©tait Ă©quivoque. LâidĂ©e qui sâimposa Ă lui fut quâon lui demandait sâil lâavait lu en entier, et trĂšs sincĂšrement il rĂ©pondit Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous affirmez que vous ne lâavez pas lu ? » Lâenfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillĂ© par ces regards, humiliĂ© par cette enquĂȘte, terrorisĂ© par le renvoi suspendu sur sa tĂȘte, il murmura avec des larmes dans la gorge Jâai lu⊠les premiĂšres pages⊠seulement⊠» Ses joues sâempourprĂšrent, ses yeux se gonflĂšrent et un sanglot le secoua. La solennitĂ© de lâenquĂȘte, le silence du lieu, et les regards obstinĂ©s du SupĂ©rieur lâoppressaient. Celui-ci, devant ce corps frĂȘle agitĂ© de tremblements convulsifs, craignit dâavoir frappĂ© trop fort. Tout sâexpliquait. Pour lui, Antone Ă©tait sincĂšre, il sâĂ©tait laissĂ© enjĂŽler trop facilement, mais sa fiĂšre nature avait rejetĂ© le poison dĂšs quâelle lâavait senti. CâĂ©tait lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tĂȘte de lâenfant encore Ă©pouvantĂ©, dâun ton grave et affectueux, il prononça Vous ĂȘtes bien Ă©tourdi ! Que de craintes nous a inspirĂ©es votre conduite ! mais je bĂ©nis Dieu de vous avoir gardĂ© la droiture du cĆur, lâhorreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Allez, Dieu vous a sauvĂ© dâun grand danger, rĂ©flĂ©chissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front dâAntone le signe de la croix et le renvoya plus stupĂ©fait quâun naufragĂ© rejetĂ© en pleine tempĂȘte sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en Ă©tude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement il Ă©tait sur le point de monter chez le SupĂ©rieur. Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, dâOrlia et quelques autres tenaient Ramon enfermĂ© dans leur cercle, loin des yeux de lâabbĂ© Russec, au fond de la cour. Oui, tu nâes quâun sale cafard, criait Patraugeat, câest toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot. â Moi ! moi ! protestait Antone. â Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ? â Ce nâest pas vrai. â Ce nâest pas vrai, reprit Patraugeat, ce nâest pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans lâavertir, parce que tu savais quâon allait faire lâinspection ? â Moi, jâai fait cela ? â Oui, tu as fait cela. â Ah ! si câest possible ! â Tu pensais quâon ne saurait rien. Mais Bresson mâa remis un mot de Monnot qui est renvoyĂ© câest net. Comprends-tu maintenant ? » Georges MorĂšre et Modeste Miagrin Ă©taient accourus Lurel ne lâa pas volĂ©, dĂ©clara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons⊠» Il nâeut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspĂ©rĂ© par ces accusations se retournait contre lui Dâabord toi, mĂȘle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-lĂ sont des cochons, ceux qui lĂąchent leurs amis, comme toi, sont des salauds. â Antone Ramon, mettez-vous aux arrĂȘts. » LâabbĂ© Russec arrivĂ© sur la derniĂšre phrase rĂ©tablissait lâordre par une punition. Et vous autres, continua-t-il, dĂ©pĂȘchez-vous de jouer. » Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait lâallĂ©e dâarbres en hochant la tĂȘte et en roulant les Ă©paules de colĂšre, les mains rageusement enfoncĂ©es dans ses poches. Quel roquet, murmura le prĂ©fet de division, toujours Ă aboyer ! » Tandis quâAntone remĂąchait sa colĂšre et donnait de vigoureux coups de talon Ă un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitiĂ© et cherchait Ă sâapprocher sans se faire remarquer. Mais lâabbĂ© Russec et les Ă©lĂšves avaient trop de raisons de sâoccuper dâeux pour quâil pĂ»t rĂ©ussir. Quand sa colĂšre fut calmĂ©e, Antone rĂ©flĂ©chit des souvenirs remontĂšrent Ă son esprit. Quelquâun avait enlevĂ© le livre de son bureau avant lâinspection du SupĂ©rieur et lâavait remis dans celui de Lurel. CâĂ©tait Ă©vident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit Tu as tort dâaller avec cet imbĂ©cile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » CâĂ©tait lui certainement qui lui avait soufflĂ© Ă lâoreille Rends-lui son bouquin. » CâĂ©tait lui qui avait enlevĂ© le dangereux roman. Comment ne lâavait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait Ă©tĂ© renvoyĂ© comme Lurel et Monnot. DĂšs lors il songea Ă le remercier, Ă lui demander pardon de lâavoir malmenĂ©, Ă sâappuyer sur lui. CaractĂšre ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin dâavoir perpĂ©tuellement un compagnon et un confident. Maintenant il dĂ©testait MorĂšre qui avait insultĂ© ses deux malheureux condisciples et il se fiait Ă Miagrin qui lui avait inspirĂ© tout dâabord une si vive rĂ©pugnance. Ă quatre heures, ce dernier fut tout Ă©tonnĂ© de voir Antone accourir et lui dĂ©clarer Ă brĂ»le pourpoint Tu sais, jâai tout compris, câest toi qui mâas averti, tu mâas Ă©pargnĂ© le renvoi. â Moi ! â Ne fais pas lâignorant ! â Comment peux-tu savoir ?⊠â Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, jâai eu tort dâaller avec Lurel et Monnot veux-tu ĂȘtre mon ami ? â Avec MorĂšre ? â Non, ça jamais ! il mâa trompĂ© ; câest un capon, et un lĂącheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger⊠Mais laissons MorĂšre. Et mĂȘme si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. » Miagrin est un peu gĂȘnĂ© ; il a compris, lui, toute lâaffaire, il devrait dâun mot Ă©clairer Antone. Mais voici que lâamitiĂ© du petit Lyonnais sâoffre Ă lui ; dĂ©jĂ il en pressent toute lâutilitĂ© pour son avenir. Non, il ne lâĂ©clairera pas. MorĂšre sâinforme Eh ! bien, que pense-t-il ? » NĂ©gligemment, Miagrin rĂ©pond Tu vois, Antone est trĂšs montĂ© ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. » Et toujours naĂŻf, Georges MorĂšre accepte de rester Ă lâĂ©cart et remercie Modeste Miagrin du rĂŽle ingrat quâil assume. CHAPITRE VI â INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTĂ Ă partir du mois de janvier les membres de la ConfĂ©rence de Saint-Vincent-de-Paul, câest-Ă -dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La sĂ©rie coĂ»te deux francs. Câest une Ă©poque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusĂ© de lâargent de poche, mĂȘme pour ces actes de charitĂ©. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq sĂ©ries, lui demande tranquillement Quel numĂ©ro as-tu ? » Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » rĂ©pond le gros Patraugeat. Miagrin lĂšve les Ă©paules visiblement gĂȘnĂ© et sâĂ©loigne. Si jâĂ©tais Ă sa place, riposte Antone, tu aurais dĂ©jĂ ma main sur la figure. â Pauvre petit, va dire Ă ta mĂšre quâelle te mouche. Ah ! câest vrai, continue-t-il avec un Ă©tonnement simulĂ©, il ne faut plus toucher Ă Miagrin, câest ton ami ? » Cependant le grand Lemarois insiste auprĂšs dâAntone. Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, sâils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. » Antone a Ă©crit et reçoit une rĂ©ponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardiniĂšre, deux coussins, et un classeur pyrogravĂ© par tante Zaza. Aussi Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, câest Ă qui se prĂ©cipitera sur lui. Pour ta tante, un billet, hein ?⊠Ah ! nâoublie pas ton parrain il te supprimerait les Ă©trennes. » Au dĂ©sir naturel dâĂȘtre le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mĂȘle un sentiment moins Ă©levĂ© et les cajoleries ne vont pas toutes Ă exciter la charitĂ© dâAntone. Miagrin le voit bien ; il ne peut lâempĂȘcher, mais il en souffre dâune souffrance mauvaise. MĂȘme dans ce lointain collĂšge de province, il voit trop le pouvoir de lâargent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par sâinterposer maladroitement un jour quâAntone est serrĂ© de trop prĂšs par Lemarois et Jean Trigaud. Laissez-le donc, il sait bien ce quâil doit faire. » Alors Jean Trigaud, le fils dâun avouĂ© de MĂącon, qui connaĂźt la famille Miagrin riposte Ta bouche, vacher ! » Et aprĂšs vĂȘpres, comme les troisiĂšmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cĂšdre, ornement de leur cour, se massent Ă la barriĂšre en criant Vacher ! vacher ! vacher ! » Ăa, câest pour Miagrin, » explique Patraugeat dâune voix haute. LâinfortunĂ© dissimulĂ© derriĂšre ses deux compagnons a baissĂ© la tĂȘte en rougissant. Antone lâa vu cette honte le gĂȘne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu hĂ©roĂŻques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du pĂšre et la parcimonie de la mĂšre. Pris de pitiĂ©, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets lâautre refuse avec hauteur. Câest vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche dâinstinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et dâune voix coupante Tu ne crois pas, lui dit-il, que jâaccepterais lâaumĂŽne. Si je veux un billet, je suis assez grand pour mâen offrir un. » En effet, huit jours aprĂšs, il montre Ă Antone le mince carrĂ© de papier. 525 tu verras, dit-il, que je ne gagnerai quâun brimborion. » Ce quâAntone ignorera toujours, ce sont les manĆuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet vente Ă Ămeril de quelques timbres-poste Ă©trangers, cession Ă bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications Ă lâĂconome pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient. Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivĂ©. La salle des exercices est transformĂ©e. Sur lâestrade resplendit lâĂ©talage des lots depuis la carabine qui excite la cupiditĂ© mĂȘme des petits huitiĂšmes jusquâĂ lâHistoire du Consulat et de lâEmpire dont rĂȘvent les troisiĂšmes et les rhĂ©toriciens. La liste des objets est arrĂȘtĂ©e on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncĂ© le petit Perrinet tire de lâurne alĂ©atoire un numĂ©ro qui dĂ©termine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune une casquette de cycliste Ă Sa Grandeur Monseigneur lâĂ©vĂȘque de Belley, un lorgnon au clairvoyant prĂ©fet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au SupĂ©rieur ; un costume de gendarme Ă Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirĂ©e dâun rĂ©pertoire immuable couplets militaires sur le volontariat, gardes champĂȘtres illettrĂ©s et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon Ă carreaux disant Aoh yes, milord. » Câest dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier ! De quart dâheure en quart dâheure, Antone gagne un lot vase de Chine, cabaret Ă liqueurs, MĂ©moires du gĂ©nĂ©ral Marbot. Et le collĂšge Ă©clate en protestations Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent lâhonneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumĂ©s, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie. Soudain retentit ce chiffre et ce nom 525 â Modeste Miagrin. Comment ! Miagrin a pris un billet ? sâĂ©crie CĂ©zenne, quâest-ce quâil gagne ? Par ici ? Par ici ? » Trigaud lâa vu de loin il lui jette son lot comme un os Ă un chien et repart. Câest une de ces araignĂ©es japonaises ouate, fil de fer et papier, dont la valeur nâatteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine Ă la loterie car il faut bien mĂ©nager le bĂ©nĂ©fice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa dĂ©convenue et nul ne soupçonne ce qui sâamasse de sourde irritation, de fiel et dâenvie dans ce cĆur bafouĂ© par le sort, mĂȘme en ces petites choses. Lâeau va toujours Ă la riviĂšre il nây a de bonheur que pour les riches. Ă Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grĂące, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous ! Le soir on joue, pour divertir le collĂšge, une comĂ©die de MoliĂšre arrangĂ©e pour jeunes gens. Cette annĂ©e Monsieur Huchois a prĂ©parĂ© LâĂcole des jeunes gens ou la Vocation contrariĂ©e. » Un tuteur, Arnolphe, prĂ©tend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrĂ©taire. Pour obtenir plus sĂ»rement ce rĂ©sultat, il lâĂ©lĂšve jalousement enfermĂ© chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, lâaperçoit et se met en tĂȘte de faire engager Agnelet dans son propre rĂ©giment. Il dĂ©joue toutes les prĂ©cautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grandâpĂšre du pupille survient et approuve cette vocation guerriĂšre. Agnelet sera officier au grand dĂ©sespoir dâArnolphe, obligĂ© de chercher un autre secrĂ©taire. En vain M. Berbiguet avait protestĂ© contre cette ridicule transformation de lâĂcole des Femmes » et montrĂ© tous les dangers de ces conversations dâamour devenues des conversations dâamitiĂ©. Monsieur Huchois sâĂ©tait obstinĂ©. Faut-il dire que les Ă©lĂšves entre eux rĂ©tablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties dâAgnelet avec des rires inquiĂ©tants. Les rĂ©sultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. FramogĂ© commence sa classe de philosophie par ce discours Je vais vous lire une poĂ©sie oubliĂ©e par son auteur dans un paquet de devoirs. Ăcoutez. » Et il dĂ©clame non sans affectation, de sa voix sĂšche et qui semble toujours irritĂ©e Comme la rose est belle Ă lâheure de lâaurore, Comme lâastre est brillant au sein du firmament, Comme la perle est rare au fond de lâOcĂ©an, Comme lâaiglon est fier alors quâil vient dâĂ©clore, Ainsi tu mâapparais, jeune enfant endormi, Plus rare que la perle et plus beau que la rose, Plus noble que lâaiglon qui fiĂšrement se pose, Plus brillant que PhĂ©bus ! sois, ĂŽ sois mon ami ! Toute la classe Ă©clate de rire et demande Lâauteur ! lâauteur ! » Lâauteur, reprend M. FramogĂ©, câest Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huĂźtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales mĂ©taphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, dâapprendre votre cours Ă lâaurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais Ă quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! Câest si grotesque que je ne ferai pas dâenquĂȘte. Restez tranquille, vous mâavez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? » Trigaud resta coi et se vit infliger un zĂ©ro. Mais M. FramogĂ© Ă©tait le seul Ă ignorer dans la classe lâami recherchĂ© par lâapprenti-poĂšte. Or la mĂȘme semaine, sous lâimpulsion de M. Pujol, les troisiĂšmes sâefforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois Ă©loges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour dâĂ©tĂ©. Ils touchaient au but Carthaginois et Romains avaient travaillĂ© et la conduite avait Ă©tĂ© excellente, lorsque le samedi matin on apprit que lâĂ©loge Ă©tait manquĂ© par la faute dâAntone. Il avait encouru un mal » de conduite. Ă midi on lâentoura et il dut sâexpliquer. La veille au soir, revenant de sa leçon de flĂ»te, derriĂšre M. Castagnac et MorĂšre, il avait Ă©tĂ© rejoint Ă pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignĂ©e japonaise sur le cou. Surpris et agacĂ©, il avait ripostĂ© par une gifle. Juste Ă ce moment M. Huchois dĂ©bouchait dans la galerie, et lui avait infligĂ© un mal de conduite, malgrĂ© lâintervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois. Toutes les dĂ©marches auprĂšs de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable Ă©tait Lemarois, que le geste dâAntone Ă©tait un rĂ©flexe nerveux. Je nâadmets pas les brutalitĂ©s, » rĂ©pondait-il. Georges MorĂšre Ă©tait fort troublĂ©. Il prit Miagrin Ă part TĂąche donc de savoir la vĂ©ritĂ©, lui dit-il ; Lemarois nâa tirĂ© son araignĂ©e de sa poche quâaprĂšs la gifle. Il y a quelque chose de louche. » Voyons, insinue le sacriste Ă Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire dâaraignĂ©e aux autres. » Antone est surpris de cette finesse et rĂ©pond Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce nâest pas pour son araignĂ©e que je lâai souffletĂ©. Ce grand imbĂ©cile est venu Ă pas de chat derriĂšre moi et mâa mis ses lĂšvres sur le cou. Sans mĂȘme rĂ©flĂ©chir je lui ai lancĂ© ma main Ă la volĂ©e, en pleine figure. » Geste simple auquel nâavait pas pensĂ© jadis le roi Ăgyptien Thoutmosis ! Que veux-tu, continue-t-il, quand jâĂ©tais petit et que mes tantes mâembrassaient comme ça, câĂ©tait plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ăa mâagaçait. â Eh ! bien pourquoi ne lâas-tu pas dit Ă M. Pujol ? â Parce que Lemarois mâa soufflĂ© Ne me fais pas renvoyer. â Tu ne vas pas Ă cause de cet idiot attirer sur toi la colĂšre de toute la classe, et faire manquer la promenade. â Tant pis pour la promenade, jâai dĂ©jĂ Ă©tĂ© cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, exceptĂ© toi, et Lemarois. â Ce nâest pas sĂ»r », rĂ©plique Miagrin. On espĂ©rait que le SupĂ©rieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, lâhomme du rĂ©glement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de tĂȘtes dĂ©sappointĂ©es, le samedi soir, quand Ă la proclamation des notes, rĂ©sonna le mal » de conduite dâAntone. En vain le SupĂ©rieur fĂ©licita la classe de son effort, regretta le fĂącheux accident, escompta le succĂšs Ă la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. CâĂ©tait bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, câest-Ă -dire les plus paresseux. Moi dâabord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mĂȘmes Ă©taient abattus. Le dimanche fut une journĂ©e de rĂ©volution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour sâen prendre Ă Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, MorĂšre et Miagrin protestĂšrent Ăa mâest bien Ă©gal ! » rĂ©pĂ©tait Antone dâun ton colĂšre. Le soir Miagrin le prit Ă part Ăcoute, lui dit-il, MorĂšre savait tout ; peut-ĂȘtre, si tu ne lâavais pas quittĂ©, tâaurait-il tirĂ© dâaffaire. Mais je crains quâil ne tâen veuille de lâavoir abandonnĂ©. » CâĂ©tait le meilleur moyen dâexaspĂ©rer le petit Lyonnais, Miagrin ne lâignorait pas. Du coup en effet Antone sâĂ©cria Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-lĂ ! Il verra celui des deux qui peut se venger de lâautre. Nâaie pas peur, je trouverai une occasion. » Ă grandâpeine Miagrin lâempĂȘcha dâaller injurier son ancien ami. Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive Ă qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. » Lâarrangement de lâhypocrite ne fut pas compliquĂ©. Profitant de la libertĂ© dâaller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement Georges MorĂšre mâa tout racontĂ©. Nous nâallons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te dĂ©clares pas, on te dĂ©clare. » Le philosophe comprit que sa derniĂšre chance de salut Ă©tait lâaveu volontaire, et se rĂ©signa Ă rĂ©vĂ©ler toute lâhistoire au SupĂ©rieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois Ă©tait renvoyĂ© temporairement, jusquâĂ PĂąques. Le mal » de conduite dâAntone Ă©tait effacĂ© et le premier Ă©loge acquis Ă la classe de troisiĂšme. Au dĂ©part pour la promenade, le lendemain, les grands massĂ©s Ă la barriĂšre et furieux recommencĂšrent Ă crier avec Trigaud Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dĂ©visagea avec un sourire de mĂ©pris, il leur avait fait sentir sa force, il sâĂ©tait vengĂ© de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitĂŽt reprise par CĂ©zenne, Ămeril et les troisiĂšmes. Va chez toi ! va chez toi ! » Georges MorĂšre dĂ©goĂ»tĂ© de cette bassesse et de cette rancune baissait la tĂȘte. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquĂ©e et sâen irrita davantage. CHAPITRE VII â LA LUTTE POUR LA GLOIRE Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collĂšge prĂ©pare une grande sĂ©ance acadĂ©mique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une acadĂ©mie florimontane ». Si ses membres ne sâentendent pas toujours sur lâorthographe et se permettent dans lâemploi de la langue française des licences ignorĂ©es des grands Ă©crivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grĂąces un peu vieillottes du TĂ©lĂ©maque, des Harmonies de la Nature, et de lâIntroduction Ă la Vie DĂ©vote. Le sujet de la sĂ©ance sera Dupleix et le GĂ©nie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guĂšre prĂȘter aux exercices scolaires habituels versions et thĂšmes latins, thĂšmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, Ă©tudes littĂ©raires, rĂ©citation de poĂštes classiques. Jules Verne peut-il remplacer HomĂšre, PondichĂ©ry entrer dans un hexamĂštre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste nâest pas arrĂȘtĂ© par de telles difficultĂ©s. LâInde a un passĂ© classique Eschyle en parle, Alexandre lâa conquise. Des poĂštes latins lâont chantĂ©e ; le moyen Ăąge en a fait un pays de lĂ©gende. VoilĂ pour les rhĂ©toriciens. Et maintenant une connaissance Ă©lĂ©mentaire de la langue hindoue permettra aux hellĂ©nistes de traduire Faty Abad, la CitĂ© de la Victoire par Nikopolis ». Les secondes cĂ©lĂ©breront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse BĂ©gum ; une matiĂšre » habilement prĂ©parĂ©e par M. Berbiguet les invite aux distiques latins Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, Ă©pouse de Dupleix, illustre Joanna ! » Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor, Laurus florescat, clara Johanna, tibi. Les quatriĂšmes rĂ©citeront un dialogue Ă la FĂ©nelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront Ă propos de cet exercice la question du DĂ©terminisme ». Plus humblement les troisiĂšmes sâefforceront de traduire en belle prose cicĂ©ronienne une demande de secours de Dupleix Ă Louis XV et rappelleront dans une Ă©lĂ©gante narration un fait de sa vie hĂ©roĂŻque. Dâaccord avec le professeur dâhistoire, Monsieur Pujol fait de cette derniĂšre composition un concours oĂč lâon devra prouver Ă la fois ses connaissances historiques et son habiletĂ© en prose française. Le sujet câest la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de sâentendre et dont la querelle fut la premiĂšre cause de notre ruine aux Indes. DĂ©fense absolue de se servir dâaucun livre. Et aprĂšs avoir rappelĂ© le grand principe Qui ne sait se borner ne sut jamais Ă©crire. » M. Pujol laisse ses Ă©lĂšves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition. Bah, dit CĂ©zenne Ă Ramon, ce nâest pas la peine de nous casser la tĂȘte, MorĂšre sera le premier, sĂ»rement ! Dis donc, Dupleix, câest bien le gĂ©nĂ©ral qui a Ă©tĂ© tuĂ© Ă Rosbach en dĂ©fendant le Canada ? â Non, tu embrouilles tout. â Tant pis. » Et CĂ©zenne se lance Ă corps perdu dans une fantaisie historique qui nâest pas sans humour. Antone sâest irritĂ© Quoi ? ce sera encore Georges MorĂšre qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » Sâil pouvait le dĂ©passer, lâempĂȘcher dâobtenir cette gloire ? Sâil pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Ăcraser cet orgueilleux qui prĂ©tend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusĂ© dâĂȘtre lâami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cĆur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penchĂ© sur son pupitre, Ă©crire, Ă©crire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son dĂ©sir. Lui aussi se met Ă travailler comme jamais il ne lâa fait il se sent dâailleurs assez bien disposĂ© et bien prĂ©parĂ©, car il nây a pas si longtemps quâil a lu son magnifique volume Ă la conquĂȘte de lâInde ». Les dĂ©tails ne reviennent pas toujours Ă sa mĂ©moire il revoit les gravures, Dupleix Ă dos dâĂ©lĂ©phant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrĂ©es triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. MorĂšre lui aussi aspire Ă lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-ĂȘtre Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il sâapplique de toute sa mĂ©moire et de tout son esprit. Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intĂ©rieur est dâun dĂ©sordre tel quâil lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boĂźte. Les livres sans doute mal Ă©quilibrĂ©s sur le banc sâĂ©croulent Ă grand bruit et le surveillant agacĂ© fait signe Ă lâenfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout dâune minute se remet Ă sa narration. Elle sâorganise maintenant dâelle-mĂȘme, car son plan est simple. Il a commencĂ© au moment oĂč Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras Ă ses dĂ©lĂ©guĂ©s. Il a peint la colĂšre du hĂ©ros qui redit ses efforts, son Ćuvre, son but, et sâasseoit pour rĂ©diger sa plainte au Roi. Soudain il hĂ©site. Que fera-t-on Ă Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et aprĂšs ? Il se sera privĂ© dâun habile amiral, dâun administrateur merveilleux⊠Il nâose plus. Mais lâofficier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autoritĂ© mĂ©prisĂ©e. Pas dâĆuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte. La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait dĂ©velopper trop longuement ses idĂ©es dĂ©jĂ suffisamment exprimĂ©es ; il se hĂąte de conclure en quelques lignes et le rĂ©glementaire lui arrache sa copie tandis quâil Ă©crit les derniers mots. Il est satisfait, tout Ă la joie dâavoir pu finir Ă temps. Un seul point lâinquiĂšte câest lâorthographe. Il nâa pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le rĂ©sultat de la course effrĂ©nĂ©e de sa plume ? De son cĂŽtĂ© Georges MorĂšre nâest pas trop mĂ©content. Il y a bien quelques dĂ©tails, quelques noms propres qui lui ont Ă©chappĂ©, mais quoi ! ce nâest pas un devoir dâhistoire. Au dĂ©but de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir dâavance de la surprise quâil prĂ©pare. La composition est bonne dans lâensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques Ă©lĂšves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach ce quâon a le plus oubliĂ©, câest quâil ne sâagissait pas dâun dĂ©ballage de connaissances historiques, mais dâune narration, dâun devoir composĂ©. Arthur Feydart, votre devoir est un bon rĂ©sumĂ©, mais nâest quâun rĂ©sumĂ©. Georges MorĂšre, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et mĂȘme de clartĂ©. La meilleure copie est celle dâAntone Ramon. » Des applaudissements Ă©clatent, aussitĂŽt rĂ©primĂ©s. Les Carthaginois triomphent et regardent MorĂšre, le gĂ©nĂ©ral des Romains, avec une ironie non dissimulĂ©e. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais aprĂšs avoir levĂ© le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber dâun geste dĂ©couragĂ©. Le professeur critique la copie dâAntone orthographe dĂ©concertante, style Ă©maillĂ© dâimpropriĂ©tĂ©s. Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau Le seul courroux dâAchille, avec art mĂ©nagĂ©, Remplit abondamment une Iliade entiĂšre. » Jâai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois nâest pas coutume, et câest vous qui lirez le devoir, aprĂšs lâavoir sĂ©rieusement retouchĂ©. AprĂšs vous, vient Georges MorĂšre, puis Arthur Feydart⊠» Ă la rĂ©crĂ©ation de quatre heures, câest la joie au camp de Carthage. Des huĂ©es assaillent les Romains, dĂšs quâon a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulĂšvent Antone, le hissent sur leurs Ă©paules et le promĂšnent dans la cour, ameutant les Ă©lĂšves des autres divisions par leurs cris Vive Carthage ! Ă bas Rome ! » Devant marche Guy dâOrlia il porte au bout dâune Ă©chasse un carton sur lequel sâĂ©tale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se dĂ©bat en vain Laissez-moi, laissez-moi », rĂ©pĂšte-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que CĂ©zenne et Ămeril sâaccrochent Ă lui par derriĂšre. LâabbĂ© Russec, accouru, leur intime lâordre de cesser. Alors Ămeril railleur explique Monsieur, câest le triomphe dâAntone. » Et CĂ©zenne qui ne perd jamais une occasion dâĂȘtre dĂ©sagrĂ©able Ă Miagrin ajoute au milieu des rires Câest Miagrin ClĂ©opĂątre ! » Avec affectation ils sâempressent autour du hĂ©ros du jour tout chiffonnĂ© par cet enlĂšvement, et rĂ©parent le dĂ©sordre de sa toilette. Cependant Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la cour, les Romains serrĂ©s autour de MorĂšre regardaient. Soudain Pradier sâĂ©crie Bah ! tout cela, câest de la classe ça mâest Ă©gal. Allez ! qui est-ce qui joue Ă saute-mouton ? » Cinq minutes aprĂšs, toute la division sâexerçait Ă ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idĂ©es dâenfants de quatorze ans. CHAPITRE VIII â LEQUEL DES DEUX ? Antone nâest pas aussi joyeux de sa victoire quâil le semblerait. Plusieurs fois il a regardĂ© son rival, sans rencontrer ses yeux, et lâattitude raide de Georges lâa troublĂ©. Il est si facile quand tout vous rĂ©ussit dâoublier les injures reçues et encore plus celles quâon a faites. Nâest-ce pas lâoccasion de retrouver son ancien camarade ? Ă la leçon de flĂ»te, M. Castagnac a remarquĂ© que, contrairement Ă leur habitude, ce soir, câest MorĂšre qui est dâune froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois dâentamer la conversation. Au retour le vainqueur ose demander au vaincu Tu es fĂąchĂ© de ne pas ĂȘtre le premier ? » Georges MorĂšre ne rĂ©pond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, câest visible, cherche Ă lâadoucir. Lui si gĂ©nĂ©reux, pourquoi nâaccepte-t-il pas ces condolĂ©ances dont le ton nâest nullement ironique ? Quelle que soit sa dĂ©ception, il devrait ĂȘtre sensible Ă la dĂ©marche affectueuse de son Ă©mule. Non, il se tait, et marche de son pas Ă©gal, la tĂȘte irritĂ©e, les lĂšvres serrĂ©es, le regard fixe. Tu ne veux pas me rĂ©pondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais. â Câest trop fort, crie MorĂšre, en croisant les bras, faut-il aussi que je tâoffre mes fĂ©licitations ? » Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en Ă©tude dĂ©solĂ© dâavoir Ă©tĂ© si brutalement repoussĂ©. La veille de la sĂ©ance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et lâexercer Ă bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers MorĂšre et dâun ton sarcastique, fait ressortir les diffĂ©rences des deux copies, car il nâest pas fĂąchĂ© dâexciter la jalousie du fameux Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois. Celui-ci Ă©coute les reproches dâassez mauvaise humeur ; Antone continue Alors jâai dit Ă Monsieur de la Bourdonnais âVous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espĂšre ainsi se faire un puissant alliĂ©.â â Vous entendez, Georges MorĂšre, rĂ©pĂšte M. Pujol, â⊠au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.â et non pas cette expression terne et vague âĂ un de ses amisâ ! » Antone sourit et triomphe. Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges MorĂšre lance Ăa nâest pas malin, en copiant ! » Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la premiĂšre syllabe Menteur ! » Tous les Carthaginois du coup se sont levĂ©s et, tournĂ©s vers MorĂšre, malgrĂ© les rappels Ă lâordre du professeur, rĂ©pĂštent les mots ignobles Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! » Mais tournĂ© vers ses camarades ameutĂ©s, Georges insiste. Oui, il a trichĂ©. » Câest une tempĂȘte. Les cris les plus variĂ©s sâentrecroisent Il rage, il est jaloux, câest de la rancune ! » Par bonheur la classe touche Ă sa fin. La cloche Ă©pargne Ă Monsieur Pujol lâennui dâinfliger un certain nombre de pensums pour rĂ©tablir lâordre. Il retient les deux adversaires ; mais câest en vain quâil essaie dâavoir une explication claire. Antone interrompt Ă tout instant Câest une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre dâhistoire tombĂ© Ă terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissĂ©, les dĂ©tails qui fuyaient sa mĂ©moire. Le rĂ©cit est coupĂ© par des protestations, par une histoire de plume cassĂ©e, de livres bousculĂ©s par le voisin, dâappel au surveillant, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard, et par des injures Ă MorĂšre qui blĂȘme, maintient son accusation et est prĂȘt Ă mettre sa main au feu comme Mucius ScĂ©vola pour prouver la vĂ©ritĂ© de ce quâil avance. La rĂ©crĂ©ation se passe en ces vains interrogatoires le professeur ennuyĂ© renvoie les deux Ă©lĂšves en Ă©tude et en rĂ©fĂšre au SupĂ©rieur. BientĂŽt Georges MorĂšre est appelĂ© au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol prĂšs du chanoine. Mon enfant, commence le prĂȘtre, lâaccusation que vous portez est trĂšs grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, quâelle vous soit Ă©chappĂ©e dans un moment dâhumeur, de jalousie, Ă la suite dâune espĂ©rance déçue. Mais nâajoutez pas lâobstination Ă cette faute et hĂątez-vous dâavouer. Câest une parole de colĂšre, nâest-ce pas ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur, câest la vĂ©ritĂ© ! â Vous affirmez quâAntone Ramon a enfreint les lois du concours. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Comment ? » Georges MorĂšre explique quâil a entendu tomber des livres Ă cĂŽtĂ© de Ramon, quâil lâa regardĂ©. Que le surveillant a empĂȘchĂ© Antone de les ramasser Ă ce moment, mais que deux minutes aprĂšs il a vu son camarade baissĂ© derriĂšre son banc, lire dans son manuel grand ouvert Ă terre. Vous lâavez vu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Lâaccusation est nette, prĂ©cise, circonstanciĂ©e. On ne peut se dĂ©rober Ă une enquĂȘte. M. Pujol en est trĂšs contrariĂ©. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur Ă la classe, Ă moins de le faire lire par Georges MorĂšre comme rĂ©paration du prĂ©judice subi. Mais alors il faut sâattendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire ! Ă lâaccusateur succĂšde lâaccusĂ©. Le chanoine Raynouard demande Ă Ramon si le dĂ©sir de briller, un moment dâĂ©tourderie, peut-ĂȘtre lâidĂ©e de jouer un mauvais tour Ă son camarade, de se venger de petites querelles ne lâont pas poussĂ© Ă cet acte rĂ©prĂ©hensible ? Un aveu prompt et dâune trĂšs grande franchise peut seul en attĂ©nuer la gravitĂ©. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colĂšre proteste, recommence lâhistoire du plumier, reconnaĂźt parfaitement quâil a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures Ă lâadresse de MorĂšre, le fait dâen avoir ouvert un et lu une seule ligne. LâautoritĂ© se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux Ă©nergiques, sans que le surveillant puisse en dĂ©truire une car il ne se rappelle pas quâAntone Ramon se soit baissĂ© pour ramasser ses livres plus longtemps quâil nâĂ©tait nĂ©cessaire. Quant Ă dĂ©cider dâaprĂšs le caractĂšre des enfants et leurs antĂ©cĂ©dents, câest bien difficile. Georges MorĂšre a toujours Ă©tĂ© loyal, mais Antone Ramon a montrĂ© une trĂšs grande franchise dans lâaffaire Lurel, une trĂšs grande dĂ©licatesse dans lâaffaire Lemarois. Et sâil est vraisemblable quâil ait agi par rancune contre MorĂšre, il nâest pas moins vraisemblable que MorĂšre ait exagĂ©rĂ© et interprĂ©tĂ© en mal un accident fĂącheux, par dĂ©pit dâathlĂšte habituĂ© aux victoires et brusquement battu. Le SupĂ©rieur remet la suite de lâenquĂȘte au lendemain dans lâespoir que le coupable finira par avouer la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir lâun aprĂšs lâautre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en prĂ©sence. Vous persistez Ă soutenir que votre camarade Ramon a trichĂ© ? â Monsieur le SupĂ©rieur, je lâai vu. â Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? » Georges MorĂšre baisse la tĂȘte un instant, puis fiĂšrement JâespĂ©rais, rĂ©pond-il, quâil le dirait de lui-mĂȘme. â Moi ? dire quoi ? que jâai trichĂ© ? Câest faux. â Puisque je tâai vu lire dans ton livre ouvert. â Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve quâil invente, câest que de sa place, il ne peut pas voir dans lâallĂ©e de mon banc. » Heureux de trouver un moyen de clore ce dĂ©bat, le chanoine se hĂąte de descendre Ă lâĂ©tude avec les deux enfants. MorĂšre et Ramon restent debout au milieu du passage tandis quâil sâinstalle dans la chaire et commence Mes chers enfants, un de vos camarades accusĂ© dâavoir trichĂ© invoque une impossibilitĂ© matĂ©rielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges MorĂšre et me dire si de lĂ vous pouvez apercevoir le parquet derriĂšre le bureau dâAntone Ramon. » Tous les Ă©lĂšves attendent fiĂ©vreux en se faisant des signes dâintelligence. Sorin penche le buste en avant, en arriĂšre, Ă droite, Ă gauche et dĂ©clare enfin dans le silence gĂ©nĂ©ral Non, Monsieur le SupĂ©rieur. » Un murmure hostile Ă MorĂšre court par toute lâĂ©tude, des sourires ironiques se rĂ©pondent, et mĂȘme les Romains manifestent leur mĂ©pris pour leur chef. Mais celui-ci blĂȘme, hasarde Monsieur le SupĂ©rieur, jâĂ©tais assis sur mon dictionnaire. â Marcel Sorin, reprend le SupĂ©rieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. » Quelques instants aprĂšs, Sorin dĂ©clare Comme cela, oui. » Cette dĂ©position nâexcite aucun murmure approbateur, mais de lâĂ©tonnement et un redoublement dâattention. Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte Ă son cabinet aprĂšs avoir fait signe Ă Antone Ramon de le suivre. Mon enfant, dit-il, vous avez arguĂ© dâune impossibilitĂ© de vous surprendre qui se trouve inexacte ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile dâadmettre que votre camarade ait osĂ© prendre ce rĂŽle de lĂąche calomniateur. Il en est temps encore nâajoutez pas lâobstination Ă votre premiĂšre faute, mais hĂątez-vous de la reconnaĂźtre. » Antone entre en fureur Georges MorĂšre lui en veut ; il enrage de nâavoir pas Ă©tĂ© le premier, il a Ă©tĂ© froissĂ© des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Quâon demande Ă ses voisins, Ă CĂ©zenne, Ă Beurard ! Est-ce quâils lâont accusĂ© eux. Non, il nâa pas trichĂ©, il le promet », il le jure. Le chanoine sâefforce tour Ă tour de lâĂ©pouvanter par la menace du renvoi, de lâapaiser, de lâattendrir, de lâamener Ă sâagenouiller dans un aveu dâenfant prodigue, sâil est coupable. Sa tĂ©nacitĂ©, sa souplesse, son grand art des Ăąmes, se heurtent Ă une dĂ©nĂ©gation brutale et furieuse, Ă une affirmation Ă©plorĂ©e ou indignĂ©e dâinnocence. De guerre lasse il le renvoie. MorĂšre a son tour. Les mĂȘmes tentatives, les mĂȘmes efforts, les mĂȘmes appels, nâaboutissent quâĂ une crise de larmes et de sanglots accompagnĂ©s toujours des mĂȘmes paroles Je lâai vu, Monsieur le SupĂ©rieur, je ne peux pas dire que je ne lâai pas vu, puisque je lâai vu. » La rentrĂ©e de MorĂšre en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns sâimaginent quâil vient dâavouer sa calomnie, quâil est puni, les autres sâapitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissĂ©e Ă la raideur pleine de colĂšre dâAntone. Monsieur Pujol cherche en vain Ă surprendre un indice rĂ©vĂ©lateur. Quelques instants aprĂšs, le SupĂ©rieur reparaĂźt trĂšs triste, il prend la place du professeur. Mes enfants, il est malheureusement avĂ©rĂ© quâil y a au milieu de vous ou un effrontĂ© menteur, ou un lĂąche calomniateur. Il est pĂ©nible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si lâun dâentre vous peut apporter un tĂ©moignage, une preuve, un indice, câest un devoir de conscience de le faire il ne peut laisser de pareils soupçons accabler Ă tort un de ses camarades. » Aubert lĂšve timidement la main. On lui fait signe de parler. Jâai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette Ă©tude. â Lâavez-vous vu lire ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Vous a-t-il paru rester baissĂ© plus longtemps quâil ne fallait pour ramasser ses livres ? â Je me suis remis aussitĂŽt au travail, je ne sais pas. » Tahuret demande Ă son tour la parole Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derriĂšre le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires Parfaitement, affirme-t-il, je lâai vu. » Mais Antone se lĂšve, rouge, tremblant de rage et tournĂ© vers lui sâĂ©crie Tu mâas vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu nâes quâun sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! » En vain le SupĂ©rieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition dâun geste brusque il la dĂ©chire en quatre en continuant de crier La voilĂ votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous nâĂȘtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. » Enfin le SupĂ©rieur parvient Ă dominer le bruit et dĂ©clare quâen effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de lâhonneur de lire son devoir Ă la sĂ©ance. Puis il fait remarquer Ă Jules Tahuret quâil sâagit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert Ă terre et non dans son bureau. Jâai dit ce que jâai vu, rĂ©pond Tahuret confus, mais je nâai pas dit quâil avait lu dans son bureau. » Monsieur Pujol cherche Ă rompre les chiens en interrogeant CĂ©zenne, le plus proche voisin de Ramon, mais CĂ©zenne nâa rien vu. Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tĂȘte ne tourne et vous nâavez pas vu Ramon ramasser ses livres ? â Ăa devait ĂȘtre juste au moment oĂč je travaillais. » La classe souligne de ses rires lâexpression juste au moment, » et M. Pujol dĂ©clare ironiquement Vous avez bien mal placĂ© votre âmoment de travailâ ». Le SupĂ©rieur se retire. Sâil nâa pas Ă©clairci lâaffaire, il a du moins rĂ©solu pratiquement la difficile question Faut-il laisser lire ou non le devoir dâun enfant sous le coup dâune aussi grave accusation ? » Pendant la rĂ©crĂ©ation, en dĂ©pit de lâabbĂ© Russec, les troisiĂšmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans dâAntone et les tenants de MorĂšre. Le bruit de lâhistoire sâest rĂ©pandu chez les grands. Ils sâimaginent que Ramon est le dĂ©nonciateur et viennent Ă la palissade conspuer la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, câest Antone qui a le plus de sympathies. CHAPITRE IX â LE MYSTĂRE SâĂPAISSIT LâAcadĂ©mie de Saint-François-de-Sales est rangĂ©e sur lâestrade autour dâune table Ă tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, saluĂ© par la fanfare du collĂšge, au milieu dâun groupe dâofficiers de Bourg et de Lyon, de notabilitĂ©s dĂ©partementales et dâecclĂ©siastiques obsĂ©quieux. Le SupĂ©rieur lâamĂšne au fauteuil de la prĂ©sidence, tandis que les applaudissements Ă©clatent nourris, repris, prolongĂ©s et que toutes les tĂȘtes sâefforcent de lâapercevoir, depuis les petits neuviĂšmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusquâaux philosophes qui brĂ»lent dâexplorer comme lui les derniĂšres terres inconnues. Affable, portant la tĂȘte un peu haut, il sourit, sâasseoit, et quand le silence sâest Ă©tabli, Ă©coute lâallocution du PrĂ©sident intimidĂ©, puis la sĂ©rie des devoirs scolaires, avec des approbations discrĂštes, des sourires, des mots dits Ă lâoreille de ses voisins. Ce devrait ĂȘtre maintenant le tour dâAntone. Son nom est imprimĂ© sur les programmes, mais le prĂ©sident de lâAcadĂ©mie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les Ă©lĂšves se sont retournĂ©s vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. AgacĂ©, lâabbĂ© Russec lui dit Ă mi-voix Si vous nâĂȘtes pas content, vous pouvez partir. » Jâaime mieux cela, » rĂ©pond Antone et sans plus attendre, il se lĂšve en hochant la tĂȘte de colĂšre et sort de la salle par la porte du fond. Quelques instants aprĂšs, Bresson lâapercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins. Enfin roulent les derniers applaudissements la foule se rĂ©pand dans le vestibule, les divisions sortent des Ă©tudes et Ă grands cris sâĂ©grĂšnent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donnĂ© une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, Ă la marche ! Il apparaĂźt bientĂŽt en haut du perron entre le SupĂ©rieur et le colonel de Saint-EstĂšphe. De nouvelles salves lâaccueillent et on sent quâil sâenivre de cette popularitĂ©, la plus belle, la plus flatteuse, la plus dĂ©sirable, car que peut-on dĂ©sirer de plus beau humainement que dâexciter lâadmiration de tous ces jeunes cĆurs de dix Ă vingt ans ? Et Ă cette heure il en est lâidole. On commente son discours ; il nâest plus question de lâaffaire Ramon-MorĂšre, mais de voyages au centre de lâAsie, au PĂŽle Nord, en Afrique et de la promenade donnĂ©e. Mais le lendemain rappelle lâattention sur le mystĂšre du concours. Ă la classe, fait inouĂŻ ! Georges MorĂšre ne sait pas ses leçons et le zĂ©ro que lui inflige M. Pujol le laisse indiffĂ©rent. Ă son tour Antone interrogĂ© sâarrĂȘte aux premiers mots. GrondĂ©, il murmure distinctement Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit dĂ©couragĂ©. En vain Monsieur Pujol sâefforce de prendre lâun en flagrant dĂ©lit dâimitation de lâautre. Chez les deux enfants câest le mĂȘme ennui morne, le mĂȘme dĂ©goĂ»t de tout travail, la mĂȘme insensibilitĂ© aux reproches. Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme dâhabitude pour la leçon de flĂ»te, MorĂšre rĂ©pond Je ne veux plus prendre de rĂ©pĂ©titions avec Ramon, » et Ramon plaintivement Je nâai pas le cĆur Ă la musique. » Il faut que le SupĂ©rieur intime lâordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusquâĂ nouvelle dĂ©cision. La situation devient de plus en plus dĂ©licate. En vain lâabbĂ© Levrou a-t-il essayĂ© de consoler MorĂšre et de lâĂ©clairer, son dirigĂ© ne rĂ©pond plus Ă cette affabilitĂ© Câest un peu trop violent, dit-il, quâon me traite de calomniateur quand je dis la vĂ©ritĂ© ça, je ne le supporterai jamais ! â Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On nâa de preuve que votre parole câest regrettable, mais on ne peut, sur un tĂ©moignage unique, punir votre condisciple qui se dĂ©fend comme un beau diable. â On sait bien que jâai toujours dit la vĂ©ritĂ© ! â Câest possible, mais jusquâici lui non plus nâa pas menti. Or âtestis unus, testis nullus.â â Alors vous refusez de me croire ? â Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je nâai aucun argument convaincant. » Cette attitude dâattente exaspĂšre Georges. Il aurait voulu que lâabbĂ© Levrou prĂźt sa dĂ©fense devant tous, allĂąt trouver le SupĂ©rieur, lâobligeĂąt Ă dĂ©clarer publiquement quâil avait raison. Le prĂȘtre, habituĂ© aux consciences dâenfants, bien quâil penchĂąt en sa faveur, se demandait parfois Nâaurait-il pas cĂ©dĂ© Ă une mauvaise pensĂ©e ? » et il attendait. Le samedi lâabbĂ© Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pĂąli, fatiguĂ© ; depuis longtemps dĂ©jĂ il Ă©tait au courant de lâhistoire. Il reprocha Ă son pĂ©nitent de ne lui avoir pas confiĂ© ses ennuis Antone se mit Ă pleurer, dĂ©clara quâil ne voulait plus rester Ă Saint-François-de-Sales, quâil se sauverait. Mais les gendarmes vous ramĂšneront, mon petit ami. Jâen ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramenĂ© Ă sa famille. Vous croyez que câĂ©tait amusant pour ses parents, tout le monde croyait que câĂ©tait un assassin. » Peu frappĂ© de ces consĂ©quences mĂ©lodramatiques, Antone rĂ©pĂ©tait Je ne peux plus rester ici ! â Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. Dâabord on ne peut pas, puisquâil y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de mĂȘme. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le SupĂ©rieur, on vous rendra justice. » Mais le chanoine Raynouard rĂ©pond Ă lâabbĂ© Il nâappartient pas aux directeurs de conscience de se mĂȘler de ces affaires graves. Il est trop naturel quâun prĂȘtre prenne le parti de lâenfant quâil dirige. Le rĂšglement dâailleurs leur prescrit en ces cas lâabstention. » LâabbĂ© Perrotot depuis ne cesse de se plaindre Ă ses collĂšgues et dâannoncer des malheurs. TourmentĂ© de la crainte de voir Antone se sauver, il lâenveloppe de sa confiante protection. CHAPITRE X â COMPLICATIONS FAMILIALES Le vendredi 14 mars, Ă trois heures et demie, trois dames et un monsieur dâune sobre et hautaine Ă©lĂ©gance, se prĂ©sentaient au collĂšge et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hĂąta de les recevoir dans son cabinet, prĂšs du parloir, mais fut assailli aussitĂŽt par une pluie de plaintes, de rĂ©criminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modĂ©rer le langage. Quâest-ce qui se passe ? Quâest-ce que lâon a fait Ă mon pauvre Antone ? Mais câest abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? OĂč est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! » Le bon SupĂ©rieur laissa passer avec rĂ©signation les trois lames, comme Ă la mer, et quand ces fĂ©minines indignations se furent un peu fatiguĂ©es, il supplia toute la famille Ramon, car câĂ©tait elle, de ne pas compliquer Ă plaisir une situation dĂ©jĂ difficile et de ne pas rendre inextricable un Ă©cheveau dĂ©jĂ trop embrouillĂ©. Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, sâĂ©criait tante Zaza. â Mademoiselle, je vous en supplie, nâexagĂ©rez pas lâimportance⊠â Comment, reprit impĂ©tueusement tante Mimi, vous osez dire que ça nâa pas dâimportance ? â Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-mĂȘme nâest pas dâune extrĂȘme gravitĂ©. â Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisĂ©e, mais mon malheureux enfant mâĂ©crit quâil ne dort plus, quâil ne mange plus. â Il a dĂ» maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi. â Je suis sĂ»re quâil a la fiĂšvre, complĂšte tante Zaza. â Il est vrai quâil est trĂšs affectĂ©, concĂšde le SupĂ©rieur. â Voyez, vous lâavouez vous-mĂȘme. » Monsieur Ramon intervient Enfin est-il vrai quâil ne sait plus ses leçons, quâil ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsĂ©dĂ© de lâidĂ©e que ses professeurs le mĂ©prisent ? Oui ou non, lâa-t-on accusĂ© de tricherie devant tous ses camarades ? Lâa-t-on empĂȘchĂ© de lire sa composition devant Montaloir ? â Câest une injustice ! â Câest une infamie ! sâĂ©crient les deux tantes. â Voulez-vous me permettre de vous expliquer ? â Câest inutile, Monsieur le SupĂ©rieur, riposte la mĂšre. Antone nous a Ă©crit nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des dĂ©fauts, il nâest pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maĂźtres, ce nâest pas possible ! câest tout le portrait de mon pĂšre, la franchise, la loyautĂ© mĂȘme. â Câest bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit ! â Si ouvert ! si franc ! si naĂŻf ! ajoute tante Mimi. â Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il Ă©crit Ă notre insu ? Il sait que le rĂšglement le dĂ©fend formellement. â Jâavoue, dit Monsieur Ramon, que cet article mâa toujours paru un peu moyenĂągeux. â En cette circonstance, Monsieur, jâaurais pu, en remettant les choses au point, vous Ă©pargner des inquiĂ©tudes et peut-ĂȘtre une dĂ©marche maladroite. â Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impĂ©tuositĂ©. â Madame, votre venue ne peut quâexaspĂ©rer lâenfant et nous rendre plus difficile cette pĂ©nible enquĂȘte. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourdâhui. â Ne pas voir mon enfant, sâĂ©crie la mĂšre, aprĂšs une pareille lettre ! » Le SupĂ©rieur vit quâil ne gagnerait rien. Nous le remmĂšnerions plutĂŽt », sâĂ©taient Ă©criĂ©es les deux tantes dans un geste tragique. Il parvint Ă obtenir que lâentrevue eĂ»t lieu devant lui. Il lui semblait nĂ©cessaire de blĂąmer lâenfant de son infraction Ă la rĂšgle. Mais sans Ă©couter ses reproches, Antone en entrant sâĂ©tait jetĂ© dans les bras de sa mĂšre, et secouĂ© par une crise de sanglots EmmĂšne-moi, maman, criait-il, emmĂšne-moi, je tâen supplie ! » Il se lamentait avec un tel accent de dĂ©tresse que le SupĂ©rieur en Ă©tait profondĂ©ment remuĂ©. Calme-toi, Antone, rĂ©pĂ©tait le pĂšre, voyons, calme-toi. » Mais la mĂšre Ă©touffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant Oui, mon chĂ©ri, oui mon enfant, je te remmĂšnerai », tandis que les tantes lâembrassaient en Ă©pongeant ses larmes. Ce nâĂ©tait pas Ă©videmment ce quâavait dĂ©sirĂ© le chanoine. Mon enfant, reprit-il dâune voix quâil voulait sĂ©vĂšre, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? » Mais Antone rĂ©pĂ©tait Je veux mâen aller. » Brusquement le SupĂ©rieur prit un parti Jâai Ă parler Ă vos parents, allez Ă lâinfirmerie en attendant. » Lâenfant parti Ă grandâpeine, il continua Je suis tout disposĂ© Ă croire Ă un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprĂ©tĂ© des faits sans importance. Laissez-moi le temps dâĂ©claircir cette affaire. Et soyez assurĂ©s que la vĂ©ritĂ© Ă©tablie, je me hĂąterai de rĂ©parer tout le tort quâAntone a pu subir auprĂšs de ses condisciples. » Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes. Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitĂŽt Georges MorĂšre Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment Ă votre camarade par un mensonge obstinĂ©ment soutenu. Mais, voyons, Ă©tudions les faits de prĂšs Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassĂ©e et pour la remplacer enlĂšve de son bureau quelques livres qui lâempĂȘchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! Câest sur cet instant lĂ que je voudrais des renseignements prĂ©cis. Lâavez-vous vu ouvrir un livre ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Alors le livre Ă©tait ouvert quand vous lâavez aperçu ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. â Ce livre a donc pu sâouvrir en tombant. Comment savez-vous que câĂ©tait un manuel dâhistoire ? Vous lâavez reconnu de votre place ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Bien. Ce pouvait ĂȘtre un livre quelconque, cours de thĂšmes, littĂ©rature, gĂ©omĂ©trie, que sais-je ? â Il dit cela, le menteur ? â Ne lâinjuriez pas et rĂ©pondez Ă ma question comment savez-vous que câest un livre dâhistoire ? â Comment ? parce quâil est restĂ© penchĂ© sur ce livre Ă le feuilleter et Ă le parcourir ce nâĂ©tait pas pour prĂ©parer des mathĂ©matiques, je suppose. â Vous lâavez vu lire ce livre ouvert Ă terre ? â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. Je vous jure⊠â Ne jurez pas, mon enfant. â Je vous affirme sur lâhonneur que je lâai vu lire, ce qui sâappelle lire, un livre ouvert Ă terre. » LâingĂ©nieux systĂšme de conciliation du chanoine sâĂ©croulait. Il renvoya MorĂšre Ă lâĂ©tude. Ă sept heures le SupĂ©rieur revit les parents dâAntone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de dĂ©couvrir la vĂ©ritĂ©. Mais les tantes dĂ©clarĂšrent formellement quâelles resteraient Ă Bourg tant quâon nâaurait pas rendu justice Ă leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche. Le dimanche Madame MorĂšre faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au SupĂ©rieur quâelle Ă©tait bouleversĂ©e par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-mĂȘme, elle Ă©tait accourue aussitĂŽt quâelle lâavait pu. Elle ne criait pas, elle nâinjuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravitĂ© maternelle, le SupĂ©rieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, lâimpossibilitĂ© de rĂ©soudre cette difficultĂ©, les deux enfants offrant des garanties Ă©gales. Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cĆur de mĂšre, mais vous ĂȘtes chrĂ©tienne et nous sommes bien obligĂ©s de croire que tout enfant porte en son Ăąme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer quâen toute circonstance le meilleur des enfants rĂ©sistera Ă la tentation ? » Oui, elle croyait aisĂ©ment le SupĂ©rieur. Si elle Ă©tait fiĂšre de son Georges, depuis les derniĂšres vacances sa confiance Ă©tait un peu Ă©branlĂ©e. Georges ne vous a-t-il pas Ă©crit Ă notre insu, continuait le SupĂ©rieur, malgrĂ© le rĂšglement. HĂ©las ! comment ne pas voir quâen ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce nâest pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! » Mais lâexamen de la lettre de Georges prouva quâil avait Ă©crit le mĂȘme jour quâAntone. On ne pouvait dĂ©couvrir celui qui avait imitĂ© lâautre, au cas oĂč ils nâauraient pas Ă©crit spontanĂ©ment chacun de son cĂŽtĂ©. Lâentrevue de Madame MorĂšre et de son fils fut pĂ©nible. Elle commença par se faire raconter toute lâhistoire elle ne comprenait pas comment de lâamitiĂ© la plus Ă©troite pour Antone il avait pu passer Ă lâinimitiĂ© la plus dure. Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout dâun coup il sâest mis Ă me dĂ©tester. Jâai cru dâabord que câĂ©tait une simple fĂącherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, jâai empĂȘchĂ© quâil ne fĂ»t renvoyĂ© pour un mauvais livre que lui avait prĂȘtĂ© Lurel jâai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il mâen a voulu, il mâa reprochĂ© de lâavoir dĂ©barrassĂ© de ces deux voyous. â Et nâas-tu pas voulu te venger ? â Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le SupĂ©rieur, ni M. Levrou, toi non plus ? â Tu tâes mis Ă me cacher tant de choses ! â Ne dis pas cela, maman, nâest-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si jâavais pu le sauver je lâaurais fait, et sâil ne mâavait pas bravĂ© du haut de la chaire, oĂč il lisait son devoir, je nâaurais rien fait. Non, vois-tu, câest malheureux Ă dire, mais Monsieur le curĂ© de Meximieux mâa donnĂ© un mauvais conseil. â Georges, ne critique pas. â Je ne critique pas, mais sâil Ă©tait restĂ© avec moi, Antone Ramon nâaurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui lâont perverti. Jâai beau ĂȘtre en colĂšre contre lui, je me dis Ă certains moments que tout ce qui mâarrive, câest un peu par ma faute. â Non, rĂ©pondit Madame MorĂšre, si tu suis les conseils que tes supĂ©rieurs te donnent, tu ne peux pas dire âCâest par ma faute.â Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ? â Laisse faire, dit alors Georges, rassurĂ© par cette confiance, tout finira bien par sâĂ©claircir. Je tâai Ă©crit dans lâaffolement que me causait lâhostilitĂ© de tout le monde, mais maintenant que je tâai vue, que tu crois Ă ma parole, je nâai plus peur. » Ă ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sĆurs. Ce fut immĂ©diatement un bruit de querelles Tu devrais le lui dire nettement. â Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ? â Ah ! si câĂ©tait moi, il y a beau temps que je lâaurais obligĂ© Ă rĂ©parer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excitĂ©, poussĂ©, houspillĂ©, se sentait un peu ridicule dâĂȘtre si calme au milieu de femmes si Ă©nergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se dĂ©versĂšrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations. Cependant lâenfant avait vu en arrivant, Ă lâautre extrĂ©mitĂ© du parloir, Georges MorĂšre et sa mĂšre. Le visage pĂąle et triste, lâattitude rĂ©signĂ©e, la simplicitĂ© grave de cette femme contrastait trop vivement avec lâagitation et la surexcitation de sa famille pour quâil nâen fĂ»t pas frappĂ©. Ă ce moment la porte du cabinet directorial sâouvrit. Madame MorĂšre embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant prĂšs dâAntone, mais celui-ci nâosa pas dire Ă ses parents Câest lui ! » Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dĂ©pĂ©rir dans cette maison, grondait tante Mimi. â Si tu avais un peu dâĂ©nergie, tu irais voir le SupĂ©rieur et tu lui mettrais le marchĂ© en mains, ajoutait tante Zaza. â Ou lui, ou lâautre, » concluait Mimi. Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le SupĂ©rieur incapable de protĂ©ger un pauvre innocent. » Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passĂ©es, jamais nous nâaurons le train de 4 heures 30. â DĂ©pĂȘche-toi donc ! dĂ©pĂȘche-toi donc ! » Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pĂ©nĂ©trait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-mĂȘme la porte de lâentrĂ©e. Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le SupĂ©rieur ; je reprends le train Ă lâinstant. » Un peu Ă©tonnĂ©e, Madame MorĂšre acquiesça dâun signe de tĂȘte, et sans attendre lâinvitation du chanoine Monsieur le SupĂ©rieur, voici ma solution je retire mon enfant, si lâautre nâest pas renvoyĂ©. â Mais Monsieur⊠â Je ne puis le laisser avec son calomniateur. â Monsieur Ramon, fit le SupĂ©rieur en se levant, vous parlez devant la mĂšre de cet enfant. â Qui nâest pas un calomniateur, ajouta Madame MorĂšre dâun accent indignĂ©. â Ah ! Madame, croyez⊠jâignorais⊠je conçois vos sentiments⊠mais vous devez comprendre⊠il est impossible que ces deux enfants ?⊠â Monsieur Ramon, Ă©coutez-moi, interrompit le chanoine la prĂ©cipitation ne peut que tout gĂąter. Quel intĂ©rĂȘt y a-t-il Ă enfler cette histoire, Ă retirer un enfant Ă propos dâun fait mal Ă©clairci, Ă interrompre ses Ă©tudes, et Ă le remettre dans une autre maison oĂč il emportera la tache dâune accusation non lavĂ©e ? Laissez-moi faire. Nous sommes Ă peine Ă quinze jours de PĂąques. Je suis sĂ»r que Madame MorĂšre me concĂ©dera ce temps pour rĂ©soudre ce problĂšme, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. » Madame MorĂšre, dâun geste, avait approuvĂ© le SupĂ©rieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule. Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusquâĂ PĂąques », et aprĂšs sâĂȘtre excusĂ© et avoir saluĂ© trĂšs dignement Madame MorĂšre, il sortit. Eh bien ! câest fait, sâexclamĂšrent les femmes. â Oui, câest fait. Comme maladresse on ne peut mĂȘme mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusquâĂ PĂąques tĂąche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous Ă Nice. » Et aprĂšs de longs embrassements ils disparurent. CHAPITRE XI â ĂCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS Lâhiver sâenfuit ; les bains de lumiĂšre succĂšdent aux averses. Les matinĂ©es sont encore froides et les Ă©lĂšves Ă la premiĂšre rĂ©crĂ©ation Ă©vitent lâombre fraĂźche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allĂ©gresse passe en coup de vent Ă travers toutes les cours. Le SupĂ©rieur a octroyĂ© la promenade demandĂ©e par Montaloir. Pas de classe de mathĂ©matiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et dâOrlia saute par dessus Feydart. Ă une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de CeyzĂ©riat. De lâautre cĂŽtĂ© de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse lâĂ©lĂ©gante silhouette du chĂąteau de Noirefontaine avec ses toits dâardoise lavĂ©s de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs oĂč fleurit dĂ©jĂ la vigne vierge. Vers quatre heures, on sâarrĂȘte un instant dans lâavenue des beaux ormes du chĂąteau de Montplaisant. LâabbĂ© Russec donne la permission de chercher des violettes, mais Ă la condition quâon ne sâĂ©loigne pas au-delĂ du pont. Tandis que les troisiĂšmes se sont Ă©parpillĂ©s, joyeux, il aperçoit prĂšs de la grille du chĂąteau, Miagrin et Ramon en grande conversation il nâaime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. Ă force dâinsistance Miagrin finira peut-ĂȘtre par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le prĂ©fet nâarrive pas Ă se faire une opinion ferme. Le seul fait que prĂ©cisĂ©ment Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas quâil est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami. Oui, il en sait plus que tout le monde, car Ă peine sont-ils adossĂ©s au mur bas de la grille quâAntone lui dĂ©clare Je ne peux plus, tant pis, jâen ai assez, je vais me dĂ©clarer au SupĂ©rieur. â Ce nâĂ©tait pas la peine alors dâattendre si longtemps ! rĂ©pond Miagrin. â Si jâai attendu, tu sais bien que câest Ă cause de toi ! â Accuse-moi, maintenant, ce sera complet ! â Je ne tâaccuse pas. â Presque pas tu me dis que je tâai empĂȘchĂ© de te dĂ©clarer comme si tu nâavais pas toujours Ă©tĂ© libre de faire ce que tu voulais ! â Pourtant câest bien toi qui mâas averti que MorĂšre avait Ă©crit en cachette Ă ses parents, câest bien toi qui mâas dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ? â Pendant que tu y es, rĂ©pond Miagrin, reproche-moi aussi de ne tâavoir pas dĂ©noncĂ© au SupĂ©rieur, alors que jâavais la preuve de ta tricherie. â Quelle preuve ? â Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes dâhistoire dans la premiĂšre page qui nâexistent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins ! â Câest possible, mais ils continuent de mâĂ©pier, et tu mâavais affirmĂ© quâau bout de huit jours lâaffaire serait enterrĂ©e ! â ĂpiĂ©, mais tout le monde lâest. Crois-tu que je ne sois pas Ă©piĂ© non plus ? â Oui, mais toi, tu nâas rien Ă te reprocher. » Miagrin partit dâun tel Ă©clat de rire quâune vieille corneille sâenfuit du grenier de Montplaisant. Ah ! que tu es naĂŻf, mon pauvre Antone. â Je le sais bien, rĂ©pond le petit Lyonnais, Lurel me lâa dĂ©jĂ dit. â En tous cas il ne tâa guĂšre dĂ©gourdi je ne te croyais pas si capon. â Capon, moi ? â Ne te fĂąche pas ! tu nâes pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-mĂȘme, de moins que ton ombre ! â Je nâai pas peur puisque je suis prĂȘt Ă me dĂ©clarer. â Mais vas-y donc ! lâabbĂ© Russec te regarde, il tâattend dis-lui tout ; on te renverra, MorĂšre triomphera et ce sera fini. â Cela vaudra mieux que dâĂȘtre dĂ©couvert. â Par qui ? â Le sais-je ? â En effet si quelquâun savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps quâil aurait parlĂ©. â Tu as beau dire, tout finit par se savoir. » Miagrin poussa un nouvel Ă©clat de rire. Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ? â La preuve ? â Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, quâon est bien obligĂ© de ranger Ă la fin ces histoires-lĂ dans la caisse aux oublis. â Quelle est cette preuve ? â Auras-tu confiance en moi quand je te lâaurai donnĂ©e ? â Oui, dis-la ta preuve ? » Ă ce moment le sifflet de lâabbĂ© retentit avec colĂšre. Tous les Ă©lĂšves accoururent en criant DĂ©jĂ ! dĂ©jĂ ! » Oui, dĂ©jĂ , rĂ©pond lâabbĂ©, quand on vous donne une permission, on est sĂ»r quâil y aura tout de suite des abus. CĂ©zenne, Ămeril, jâavais dĂ©fendu de dĂ©passer le petit pont vous nâavez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercĂ©dĂšrent, lâabbĂ© donna lâordre de partir. Les enfants quittĂšrent lâallĂ©e oĂč les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciĂ©s, ils gravirent un raidillon, passĂšrent devant lâĂ©glise de Montagnat et bientĂŽt prirent la grandâroute de Pont dâAin Ă Bourg. Antone Ă©coutait dâune oreille distraite Ămeril dĂ©verser sa mauvaise humeur Quâest-ce que ça peut lui faire, que je sois dâun cĂŽtĂ© ou de lâautre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait ĂȘtre cette preuve dĂ©cisive que lui avait promise Miagrin. Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des Ăąmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il Ă©tait venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre ĂȘtre lui criait Je nâose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible Ă cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandĂ© Surtout ne dis rien ; » il lâavait retenu, rassurĂ© et poussĂ© ensuite dans le mensonge obstinĂ© ; il le ployait dĂ©sormais sous sa volontĂ©, le dominait sans que le malheureux pĂ»t se dĂ©gager. Câest que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi dâAntone ou sa rĂ©conciliation avec MorĂšre, la fin de cette amitiĂ© Ă peine nouĂ©e, la ruine de ses vastes projets dâavenir. Il sâĂ©tait alors rappelĂ© Claude Bourrassin, le bouvier de son pĂšre, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiaritĂ©, et il essayait de faire peser Ă son tour sur les Ă©paules du petit Lyonnais le mĂȘme joug de honte ; il jouissait de sentir cette frĂȘle crĂ©ature anĂ©antie sous son ascendant, de la tenir brutalement Ă sa merci. Maintenant les Ă©lĂšves dominaient la vallĂ©e de la Reyssouze Ă droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, Ă gauche, câĂ©tait la forĂȘt de Seillon. Soudain une averse tomba la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres Ă travers les fougĂšres brunes du dernier automne. De lâautre cĂŽtĂ© dâun large chemin forestier se dĂ©veloppaient les nefs multipliĂ©es dâune magnifique futaie Miagrin se rĂ©fugia sous un haut sapin, oĂč bientĂŽt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question Eh ! bien, cette preuve ? â Elle est simple. A-t-on dĂ©couvert lâauteur du coup de la flĂ»te ? â Câest Blumont ! â Penses-tu que ce pauvre diable aurait Ă©tĂ© assez bĂȘte pour risquer ses leçons ? â Câest Lemarois ? â Pourquoi pas Luce Aubert ? â Alors qui ? â Tu le reconnais, on ne le sait pas⊠â Ă moins que le SupĂ©rieur ?⊠â Je puis tâaffirmer quâil sâen doute encore moins que toi ! â Pourquoi ? â Parce que câest moi. » La rĂ©vĂ©lation fut si soudaine et si calme quâAntone resta bouche bĂ©e. Miagrin poursuivit victorieusement Par consĂ©quent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire sâĂ©vanouira comme la mienne et MorĂšre en sera pour sa honte. â Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon. â Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de MorĂšre il voulait tâenlever sans en avoir lâair ; et il faut avouer quâil a joliment rĂ©ussi. â Lui, je le dĂ©teste ! â Alors pourquoi garder sa lettre du premier de lâan ? â Parce quâalors câĂ©tait un bon type. â Et quâaujourdâhui tu lâaimes encore. â Moi ! â Si tu le dĂ©testes, donne-moi sa lettre que je la dĂ©chire ; mais non, tu la garderas. â Tiens, la voilĂ . » Antone lâa tirĂ©e de son portefeuille et la tend vivement Ă Miagrin, tant il craint de paraĂźtre encore attachĂ© Ă MorĂšre. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. FroissĂ© de ce sans-gĂȘne Antone murmure Le voici, vite allons-nous en. » Tandis quâils sâenfoncent sous la futaie, il entend derriĂšre lui dĂ©chirer la lettre et comme il se retourne Tiens, lui dit lâautre, voilĂ le sort quâelle mĂ©rite » et il jette la mince poignĂ©e de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone nâa pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitiĂ© de la lettre. Georges MorĂšre avait traversĂ© le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le mĂȘme sentier quâeux, son regard fut retenu par les dĂ©bris minuscules. Il se baissa et reconnut bientĂŽt les morceaux de son Ă©pĂźtre du premier de lâan. Au moment mĂȘme oĂč il venait supplier son condisciple de ne pas sâobstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre dâintercĂ©der auprĂšs du SupĂ©rieur, lâingrat anĂ©antissait le dernier souvenir de leur amitiĂ©. Pour la premiĂšre fois il douta de Miagrin, mais hĂ©las ! au lieu de les rejoindre et de sâĂ©claircir, il sâarrĂȘta dĂ©couragĂ©, abandonnant le faible Antone Ă la puissance du tĂ©nĂ©breux paysan. Quand, au coup de sifflet de lâabbĂ© Russec, il reparut sur la route, la colonne Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Allons Georges MorĂšre ! fit lâabbĂ©, vous ĂȘtes le dernier ! » Et toute la division feignant dâĂȘtre scandalisĂ©e se tourna vers lui en criant Ah ! MorĂšre, le dernier ! » CHAPITRE XII â EN PERDITION Depuis un quart dâheure M. Castagnac gronde Antone. Ă chaque instant, il le prend en flagrant dĂ©lit dâinattention. Son Ă©lĂšve saute une mesure, oublie les bĂ©mols. Ă la fin il sâarrĂȘte court et comme le professeur agacĂ© lâaccable de reproches devant Georges MorĂšre, il sâexcuse brusquement Je ne sais ce que jâai ce soir, je me sens fatiguĂ©, mal Ă lâaise ! â Pourquoi ne pas le dire tout de suite, rĂ©pond le maestro, vous ĂȘtes malade ? â Il faut ouvrir la fenĂȘtre, » dit Georges ; et il sâempresse dâajouter le geste Ă la parole. Mais Antone dĂ©clare Je crois que le mieux pour moi, câest de rentrer en Ă©tude. â Il serait plus prudent dâaller Ă lâinfirmerie, insinue son compagnon. â Si ça ne va pas mieux, jây monterai », et il sort laissant sa flĂ»te. Voulez-vous quâon vous accompagne, propose le professeur. â Ce nâest pas la peine, rĂ©plique Antone, il nây a quâun Ă©tage Ă descendre. â Ce serait pourtant plus sĂ»r, reprend Georges avec insistance. â Ah ! la paix, je sais ce que jâai Ă faire », riposte en sâen allant le malade de fort mauvaise humeur. Georges et son professeur lâentendirent descendre lâescalier pesamment et peu Ă peu sous les arcades sâassourdit le bruit de ses pas. Antone nâest pas rentrĂ© en Ă©tude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre lâair ? Ă cette heure, la cour dĂ©serte baigne dans la lumiĂšre souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bĂątiment blanc, tout trouĂ© de fenĂȘtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais Ă lâextrĂ©mitĂ©, lĂ oĂč le prĂ©au bas sây relie, lâombre portĂ©e forme un grand triangle noir, une pyramide de tĂ©nĂšbres. Antone plonge ses regards sous le toit dâardoise, considĂšre quelque temps ce coin sombre, puis lentement sâavance le long de la maison. ArrivĂ© Ă mi-chemin il sâarrĂȘte, semble hĂ©siter et reste lĂ comme fixĂ© au sol, en pleine lumiĂšre plus blĂȘme encore que le mur auquel il sâappuie. TroublĂ© de ce dĂ©part, Georges se reprochait de ne lâavoir pas accompagnĂ©. Il finit par avouer ses apprĂ©hensions au professeur et descend avec lui. Un coup dâĆil Ă travers la porte vitrĂ©e de lâĂ©tude le renseigne sur lâabsence dâAntone Il a dĂ» remonter Ă lâinfirmerie, Ă moins quâayant mal au cĆur il ne soit restĂ© dehors. » Tous deux inquiets se prĂ©cipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumiĂšre silencieuse. M. Castagnac appelle Antone Ramon, ĂȘtes-vous lĂ ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans lâangle dâombre du prĂ©au. La lune en montant avait rĂ©trĂ©ci cette porte triangulaire de tĂ©nĂšbres et les deux petites mains se dĂ©tachaient toutes blanches, agrippĂ©es Ă lâun des poteaux. Ils y courent. Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?⊠Mais il va sâĂ©vanouir⊠il faut lâemmener. » Au bruit, les fenĂȘtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; lâabbĂ© Levrou, lâabbĂ© Russec, M. Pujol descendent ; bientĂŽt Antone est entourĂ©, enlevĂ©, portĂ© Ă lâinfirmerie. Il est pĂąle, anĂ©anti. Georges MorĂšre explique Il sâest senti malade, il aura voulu prendre lâair dans la cour. » Cependant la sĆur offre au petit Lyonnais un thĂ© chaud et conclut Ah ! câest un peu de fatigue, de faiblesse⊠il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il nây paraĂźtra plus. » Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thĂ©, se couche, Ă©coute Ă demi abruti et ne rĂ©pond pas. Le PĂšre Levrou lâexamine et avec tant dâinsistance quâil se retourne vers le mur. LâabbĂ© le laisse, mais fait le tour des Ă©tudes et sâinforme des absents. Seul Miagrin Ă©tait sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain. Vous nâavez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il. â Non, Monsieur, » rĂ©pond tranquillement le sacriste. Le lendemain lâabbĂ© Perrotot vient voir Antone. PersuadĂ© que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique Ă la sĆur toute lâaventure. La bonne sĆur Suzanne Ă son tour, le morigĂšne Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir Ă Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font quâaugmenter le dĂ©goĂ»t dâAntone. LâabbĂ© Perrotot sâen aperçoit et de nouveau relance le SupĂ©rieur ; il lui prĂ©dit de nouveaux malheurs et le pousse Ă venir encourager son petit dirigĂ©. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie rĂ©guliĂšre, il le fait mander avec son condisciple Georges MorĂšre. Lâentrevue est courte. Mes enfants, leur dit-il, au moment dâentrer dans la semaine sainte, la grande semaine oĂč tous les chrĂ©tiens font un retour sur eux-mĂȘmes, jâai tenu Ă vous parler Ă tous deux. Je demande Ă Dieu quâil vous Ă©claire et quâil donne Ă celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaĂźtre enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant MorĂšre prĂȘt Ă rĂ©criminer, il le contient dâun geste et les renvoie en leur disant Priez. » Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met Ă descendre lentement, comme accablĂ©, Georges le suit silencieux. Câest lâoccasion pour Antone de se retourner et dâavouer brusquement Ă son ami Eh ! bien, oui, jâai trichĂ©, remontons, je vais me dĂ©clarer. » Câest le moment pour Georges dâarrĂȘter Antone et de lui dire Je tâen supplie, ne tâenfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que lâinstant est critique et câest pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils sâattendent. Si seulement il se retournait ! » pense Georges, Si seulement il mâarrĂȘtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours les voici au bas de la derniĂšre marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hĂ©site un instant encore, puis passe ; Georges passe Ă son tour et referme le battant. Ni lâun, ni lâautre nâa Ă©tĂ© assez fort pour rompre le silence et maintenant quâils ont quittĂ© tous deux la pĂ©nombre de lâescalier, pour la clartĂ© du CloĂźtre, le regret de cette prĂ©cieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaĂźtre une faute dĂ©testĂ©e ? Est-il plus difficile de faire un geste gĂ©nĂ©reux ? CHAPITRE XIII â LE BAS FOND Au matin des Rameaux, aprĂšs avoir reçu les buis bĂ©nits, tous les Ă©lĂšves sortent de la chapelle et se rangent Ă droite et Ă gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du CloĂźtre. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent lâantienne Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamĂšrent le Christ Ă son entrĂ©e triomphale. Dans la lumiĂšre jeune et fraĂźche de ce matin printanier, cette derniĂšre expression de la joie chrĂ©tienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du dĂ©icide. La gelĂ©e blanche achĂšve de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mĂȘle Ă ces antiennes ses appels joyeusement Ă©perdus. La procession attend prĂšs de la chapelle silencieuse et fermĂ©e. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de lâantienne sâest tu. Et voici que derriĂšre la porte monte un autre chant dâabord confus et lointain. Câest un emprisonnĂ© qui appelle dans la nef close. Attentif, le collĂšge Ă©coute au dehors les modulations de la voix bientĂŽt Ă©teinte et reprend en chĆur lâhymne liturgique Gloire, louange, honneur Ă vous, Roi Christ RĂ©dempteur, Vous Ă qui la noble enfance chanta lâhosanna dâamour. » Et la voix de lâenfermĂ© recommence sa plainte assourdie. Ămu soudain de cette cĂ©rĂ©monie, Antone dĂ©tourne la tĂȘte. Il lui semble que la misĂ©rable voix Ă©touffĂ©e par les murs, abandonnĂ©e dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massĂ©e dehors rĂ©pond Ă son appel et lâencourage par un refrain de salut. Sâil comprend mal le sens de lâhymne, il devine une secrĂšte correspondance entre son Ăąme et cette Ăąme dĂ©sespĂ©rĂ©e. Dans lâisolement et le vide immense de son cĆur, lui aussi il appelle Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime lâeffraie lui-mĂȘme. Le diacre sâest approchĂ©, il a pris la grande croix dâargent et en frappe la porte alors les deux lourds battants sâouvrent et le chĆur entre dans la nef, mais câest pour retrouver lâautel nu, le prĂȘtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion. Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rĂȘveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de lâapprocher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant Ă le relever, Ă lâĂ©clairer sur les dangers de son attitude dĂ©couragĂ©e. Antone ne veut rien entendre, il lui rĂ©pond par des sarcasmes, refuse ses consolations, lâĂ©vite le plus quâil peut. Le soir du Vendredi Saint, lâabbĂ© FramogĂ© prĂȘche sur la Passion. TrĂšs grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sĂšche et impĂ©rative, il Ă©tonne les enfants plus quâil ne les Ă©meut. Il insiste sur la figure de Judas il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits dâun homme Ă la figure rĂ©pugnante et vile, respirant la faussetĂ© et la cupiditĂ©, mais au contraire sous lâaspect dâun jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples câest un des plus dĂ©terminĂ©s aprĂšs la multiplication des pains, il a tentĂ© de faire Ă©lire roi le Christ ; câest le plus habile, câest lui qui tient lâargent de la petite troupe, qui prĂ©pare les relais de leurs incessants voyages ; câest lui le plus intimement mĂȘlĂ© Ă la vie du Christ câest lui qui fait lâaumĂŽne au nom de son MaĂźtre ; câest lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance quâil inspire est telle quâau moment oĂč le Christ dĂ©clare Lâun de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, prĂ©fĂšrent douter dâeux-mĂȘmes et demandent avec angoisse, non pas Seigneur, est-ce lui ? » mais Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire dĂ©clare que des Ăąmes aussi viles peuvent se trouver mĂȘme dans un collĂšge chrĂ©tien, mĂȘme parmi des enfants de douze Ă dix-huit ans. Il insiste sur la simplicitĂ© du dĂ©icide. Le plus grand criminel que la terre ait vu nâa fait quâune action en soi peu sanguinaire, il nâa pas torturĂ© sa victime, il nâa eu ni les raffinements dâun NĂ©ron, ni la brutalitĂ© dâun DioclĂ©tien. Tout son crime consiste Ă avoir dit au Christ MaĂźtre, je vous salue », et Ă lâavoir embrassĂ© suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant lâhumanitĂ© lâa jugĂ© lâĂȘtre le plus abject. Pourquoi ? Parce quâil a trahi le Fils de lâHomme par ce baiser. Toute la Passion, les exĂ©crations de CaĂŻphe, les soufflets des valets, la rage du sanhĂ©drin, Pilate et sa lĂąchetĂ©, HĂ©rode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne dâĂ©pines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusquâau dernier coup de lance au cĆur, est lâĆuvre de ce traĂźtre, car câest la consĂ©quence de cette salutation sacrilĂšge et de cet immonde baiser. Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si lâorateur nâexagĂšre pas lorsquâil parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science tĂ©nĂ©breuse Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le mĂȘme baiser de Judas, point de dĂ©part de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements. Pourtant il y a une petite Ăąme en qui toutes ces paroles douloureusement rĂ©sonnent ; elle se rappelle un soir funĂšbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funĂšbre encore, celui du prĂ©au plein dâombre oĂč elle sentit la nuit tomber sur elle. Erat autem nox. » En vain lâabbĂ© FramogĂ© parle de ces rĂ©veils merveilleux qui Ă©tonnent les incrĂ©dules eux-mĂȘmes. Il semble, dit-il, que ce sĂ©pulcre enferme Ă jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturĂ© du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de PĂąques, lâange du Seigneur descendra et renversera la pierre âEt revolvit lapidem.â Alors le Christ surgira et la pierre renversĂ©e, la pierre du sĂ©pulcre proclamera son triomphe ». Mais ces derniĂšres paroles dâespoir ne pĂ©nĂštrent pas le sombre chaos de pensĂ©es lourdes, de regrets amers, de dĂ©couragement et de craintes dâAntone Ramon, Ă jamais esclave. Le lendemain, Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, il aborde Miagrin Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes PĂąques. â Eh ! bien, fais-les, » rĂ©pond Miagrin. Antone le regarde il y a une telle dĂ©cision dans le ton de sa voix quâil nâarrive pas Ă comprendre, il pressent un abĂźme et nâose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette rĂ©ponse pĂ©nible et hasarde Et toi, tu les fais tes PĂąques ? â Bien entendu. â Alors tu te confesses ? â Naturellement. » Cette aisance, ce calme dĂ©montent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne lâinterroge plus. Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas lâimbĂ©cile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais ĂȘtre assez simple pour me cafarder moi-mĂȘme ? Penses-tu que je te conseille dâaller raconter Ă RibouldĆil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as trichĂ©, que tu as menti au SupĂ©rieur ? Et le reste ? Non, mais on nâest pas idiot Ă ce point-lĂ ! Je croyais tâavoir Ă©clairĂ©. â Mais alorsâŠ, ose dire Antone effarĂ©. â Alors, mon cher, tĂąche de comprendre la vie. Maintenant tu nâes plus un niais. Il faut savoir se dĂ©fendre et ne pas aller soi-mĂȘme Ă lâabattoir. Te vois-tu leur disant âVous nâaviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vĂ©ritĂ© ; câest clair, vous nâavez plus quâĂ me jeter Ă la porte !â â Mais alors ma confession⊠ma communion. â Ta confession. Et ton pĂšre, il se confesse ? â Oh ! papa⊠â Ăvidemment câest un homme. Eh ! bien, sois un homme, et dĂ©fends-toi ! AprĂšs tout tu nâas tuĂ© ni ton pĂšre, ni ta mĂšre, tu nâas volĂ© aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dĂ©noncer pour ĂȘtre, comme lâĂąne de la fable, le pelĂ©, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ? â Tu sais bien quâon ne doit pas donner de noms Ă confesse et que tout reste secret. â Penses-tu que Perrotot ne tâordonnera pas de rĂ©parer le tort fait Ă MorĂšre, de te dĂ©noncer immĂ©diatement, de rompre avec ce camarade anonyme et quâil ne dĂ©couvrira pas de qui tu lui parles ? â Ah ! je prĂ©fĂ©rerais ne pas faire mes pĂąques. â Ne les fais pas. â Câest vite dit ! Mais tout le monde sâen apercevra et ce sera comme si je disais âCâest moi qui ai trichĂ©.â â Ăa câest sĂ»r. Alors dis que tu es malade, va Ă lâinfirmerie. â Avec la sĆur Suzanne, ça ne servira de rien elle tournera toute la soirĂ©e autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier Ă sa petite chapelle. â Que veux-tu ? câest bien malheureux que tu veuilles rester bĂ©bĂ© ! â Moi, je ne mâexplique pas comment tout le monde te prend pour un modĂšle⊠â Parce que je ne suis pas assez riche pour ĂȘtre libre ni assez bĂȘte pour me faire mettre Ă la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collĂšge voilĂ tout. Mais moi⊠Ah ! si tu savais ce que je sais⊠tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes PĂąques comme tout le monde. â Ăa, non, jamais, jamais, je ne peux pas⊠» Antone, acculĂ©, se rĂ©volte, il a trop de gĂ©nĂ©rositĂ© pour ne pas rĂ©pugner dâinstinct Ă toutes ces combinaisons dâesclave sournois et dĂ©pravĂ©. Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ăa nâest pas bien malin. Dâabord fais ton billet de confession Ă Perrotot et quand on te lâapportera, reste en Ă©tude⊠» Et il lâemmĂšne un peu Ă lâĂ©cart pour lui parler Ă voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage dâAntone en mĂȘme temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilitĂ© de rĂ©soudre toutes les difficultĂ©s lâĂ©tonne. En le quittant il tombe sur Georges MorĂšre qui lâobservait de loin. Est-ce quâon peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. CâĂ©tait la premiĂšre fois depuis lâaffaire de la narration quâil lui adressait la parole en particulier. Que me veux-tu ? rĂ©pond Antone, la figure dĂ©fiante et lâattitude dĂ©jĂ batailleuse. â Tu crois que je te hais, rĂ©pond Georges, non, je te plains. » Antone hĂ©site, puis soudain murmure Ă voix basse Câest ta faute. » Ă ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois nâabandonne jamais son esclave Viens voir, Antone. » Sa voix est brĂšve, impĂ©rieuse. Docile Antone le suit Que vas-tu faire avec MorĂšre ? lui dit-il, tu ne vois pas quâil va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que câest lui qui a raison. » Georges reste surpris de ce brusque enlĂšvement. Ses soupçons se confirment Câest Miagrin qui le soutient. » CHAPITRE XIV â PĂQUES TRISTES Enfin câest le matin de PĂąques. Le gai rĂ©veil dans lâaube claire dâune belle journĂ©e, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la rĂ©surrection aprĂšs les tristesses de la semaine sainte, de la libĂ©ration des travaux scolaires, de lâarrivĂ©e des vacances printaniĂšres. PĂąques, câest la porte triomphale que tous, parents et maĂźtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette premiĂšre heure du jour nâa rien de monastique. Des prĂ©occupations de toilette se mĂȘlent, il faut lâavouer, aux sentiments religieux, et la vision du dĂ©jeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup dâĂ©lĂšves sâhabillent en hĂąte pour descendre Ă la sacristie, revĂȘtir les soutanelles rouges et les aubes dâenfants de chĆur. Miagrin qui est pourtant maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » est le moins fĂ©brile. Soudain on entend un Ă©clat de rire au lavabo oĂč les troisiĂšmes se bousculent. Quâest-ce que câest ? interroge le surveillant Ă qui lâabbĂ© Levrou demandait un enfant pour sa messe. â Ramon a failli sâĂ©trangler, rĂ©pond CĂ©zenne. â Comment cela ? â Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgĂ©. â Vous nâavez pas avalĂ© dâeau au moins. â Si, Monsieur, un peu. â Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-ĂȘtre, nâest-ce pas ? » Antone ne rĂ©pond pas il craint de se dĂ©couvrir en affirmant trop vivement quâil a dĂ» absorber une bonne gorgĂ©e dâeau ; et en mĂȘme temps il a grand peur quâon lui dise Câest insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras Ă©meut lâabbĂ© Levrou. Toujours aussi Ă©tourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalĂ© une gorgĂ©e dâeau, nâest-ce pas ? â Oui, Monsieur lâabbĂ©, je crois⊠â Eh bien ! vous communierez demain matin, Ă ma messe, voilĂ tout. TĂąchez de ne pas trop vous dissiper aujourdâhui. » Et il profite de la circonstance pour lâemmener immĂ©diatement comme servant. Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul Ă son banc, alors que tous ses camarades iront Ă lâautel ; il ne verra pas communier Miagrin lâhypocrite, Miagrin le corrupteur. LâabbĂ© Levrou doit partir de bonne heure pour prĂȘcher Ă AmbĂ©rieu. Aussi dit-il sa messe Ă la chapelle de lâInfirmerie. Il nây a pas de malades, car câest la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, Ă force de soins mĂ©ticuleux, Antone Ă©coute le chant lointain des cantiques et de lâorgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout Ă la gauche de lâautel, triste de se voir isolĂ© comme une brebis contaminĂ©e, il entend lâabbĂ© Levrou lire dâun ton un peu trop dramatique lâĂ©vangile des Saintes Femmes. Et dicebant ad invicem Quis revolvet nobis lapidem⊠Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme lâentrĂ©e du sĂ©pulcre, cette pierre Ă rouler qui tourmente les trois femmes, lâabbĂ© FramogĂ© en parlait avant-hier le souvenir sâen rĂ©veille dans lâesprit dâAntone et lâapplication surtout sâimpose Ă lui. Ah ! sâil avait eu le courage de se confesser, en ce jour de PĂąques, la pierre qui lâĂ©crase aurait roulĂ© loin de lui ! Il voit alors lâabbĂ© qui le regarde et semble attendre. Câest vrai il faut quâil rĂ©ponde Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure nâimporte quoi Et cum spiritu tuo ». LâabbĂ© revient au milieu de lâautel avec un long soupir et un lĂ©ger haussement dâĂ©paules qui signifie clairement Quel Ă©tourdi ! » AprĂšs sa messe, tandis quâil descend au rĂ©fectoire, il demande Ă Antone dâaller lui chercher sa sacoche Ă sa chambre et de bien refermer la porte Ă clef. Ceux qui ont Ă©tĂ© au collĂšge, savent combien les Ă©lĂšves se rĂ©jouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hĂąte, il lui semble quâil a gagnĂ© un peu la confiance de lâabbĂ© Levrou. Vous ne vous ĂȘtes pas trompĂ©, lui crie ce dernier en lâapercevant, ce nâest pas ma malle, ni le seau Ă charbon que vous mâapportez ? Non, allons, un bon point. » LâabbĂ© voudrait bien lui parler de MorĂšre, mais il est trĂšs pressĂ©, et il craint de forcer la note cependant tout en avalant Ă la hĂąte son bol de cafĂ©, il lâinterpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique Dites donc, mon petit, jâespĂšre que ça va finir aujourdâhui, cette histoire avec MorĂšre vous nâĂȘtes pas obligĂ© de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faĂŻence. Vous nâĂȘtes pas un mauvais garçon, lui nâest pas un tigre. Allons, profitez de votre journĂ©e pour rejeter le mauvais pain fermentĂ©, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et lâabbĂ© Levrou est dĂ©jĂ en route, laissant derriĂšre lui Antone effarĂ©. La journĂ©e est toute ensoleillĂ©e. Les marronniers de la cour commencent Ă dĂ©velopper leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims dâabeilles. Au loin le Revermont sâestompe dâune lĂ©gĂšre brume toute pĂ©nĂ©trĂ©e de lumiĂšre et, prĂšs de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis dâoiseaux. Ă neuf heures lâorphĂ©on est Ă la tribune pour la grandâmesse solennelle, avec les flĂ»tes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. LâabbĂ© ThiĂ©baut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la sĂ©quence VictimĆ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpĂšges, monte et descend des gammes chromatiques, saute dâaccord en accord ou Ă©parpille les longues tenues en trilles indĂ©finiment perlĂ©s ; enfin câest la vieille cantate HĂŠc est dies » dâun rythme un peu trop dansant, mais trĂšs populaire en ce traditionnel collĂšge. Toute cette joie ne rĂ©sonne pas dans lâĂąme dâAntone. Il ne sâest pas confessĂ© et il lui faut demain faire ses PĂąques. Ă midi, il assiste Ă la cĂ©rĂ©monie des poulets. Chaque table apporte le sien Ă un professeur qui gravement le dĂ©coupe ; et les Ă©lĂšves comparent malignement lâhabiletĂ© respective des divers couteaux. Puis paraissent les Ăźles flottantes », entremets sucrĂ©s, occasion de disputes et dâĂ©claboussures. Mais Antone ne participe guĂšre Ă cette dĂ©tente des corps, Ă cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carĂȘme il songe quâil lui faut demain faire ses PĂąques. AprĂšs midi, il revient Ă la chapelle pour les vĂȘpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, en musique », Regina cĆli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil Ă travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les tĂȘtes blondes des premiers bancs, rien ne rĂ©veille son attention. Cependant il a un sursaut lorsquâau Magnificat il voit le maĂźtre des cĂ©rĂ©monies » et le thurifĂ©raire, sâavancer dâun pas Ă©gal, flĂ©chir en mesure les genoux devant lâautel, ensemble incliner leur front devant le cĂ©lĂ©brant pour lâencenser, toujours unanimes saluer le SupĂ©rieur, puis revenir cĂŽte Ă cĂŽte face au collĂšge dans leur dĂ©marche grave et harmonieuse ; il sâirrite, car ces deux frĂšres jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, câest Georges MorĂšre et Modeste Miagrin. Dâun lĂ©ger mouvement de doigts Miagrin balance lâencensoir vers les Ă©lĂšves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derriĂšre les chaĂźnettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans lâencensement prolongĂ© comme une flatterie mystĂ©rieuse et sacrilĂšge. Lâencensoir sâabaisse, dâune lente inflexion du cou les deux lĂ©vites saluent gravement, et sâen retournent Ă lâautel ; et nul nâoserait mettre de diffĂ©rence entre ces deux congrĂ©ganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pĂ©nĂ©trĂ©s du respect de leurs fonctions sacrĂ©es ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dĂ©goĂ»t lui monter aux lĂšvres et qui baisse son front, lourd de cette pensĂ©e il lui faut demain faire ses PĂąques. Les vĂȘpres chantĂ©es, on part pour la promenade, la derniĂšre promenade du trimestre. Quâimporte la route ! tous ces yeux dâenfants ne voient dĂ©jĂ plus le paysage oĂč ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théùtre magique. Pour Marcel Sorin, câest Saint-Ătienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la dĂ©licieuse vallĂ©e du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-AndrĂ© de BagĂ© ; pour Aubert, une ferme isolĂ©e entourĂ©e de trognards et de bouleaux, prĂšs dâun Ă©tang oĂč les nuages viennent se regarder en rĂȘvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossĂ©e Ă la montagne de granit ; pour dâautres, un coin du Valromey oĂč tombe la poussiĂšre blanche dâune haute cascade, ou bien un plateau pelĂ© broutĂ© par des chĂšvres, mais dâoĂč lâon voit le soleil se lever derriĂšre le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, dĂ©cor qui charma les premiers regards, et toi, maison bĂ©nie de leur enfance, oĂč vivent les figures bien-aimĂ©es ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cĆur bondir Ă la pensĂ©e de revoir les gracieuses tours de FourviĂšres et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante il lui faut demain faire ses PĂąques. Maintenant lâhabiletĂ© de Miagrin lui semble puĂ©rile et nulle ; car la vie scolaire est si rĂ©guliĂšre que toute infraction Ă la rĂšgle, toute dĂ©rogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, sâexplique et doit se rĂ©parer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa premiĂšre escapade, cette nuit oĂč Trophime Beurard lâa emmenĂ© dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de lâautre cĂŽtĂ© du mur, et rentrer Ă Lyon dĂšs cette nuit. Mais nâest-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant quâil a lâuniforme, le laissera-t-on passer Ă la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie lâaisance de Monnot Ă se mouvoir dans ces perpĂ©tuelles difficultĂ©s. Vers six heures, le collĂšge rentre en Ă©tude ; les Ă©lĂšves doivent garder le silence, mais peuvent sâoccuper comme ils lâentendent la plupart lisent quelque volume empruntĂ© ou rangent leur bureau. Antone achĂšve dâempaqueter les livres quâil rapporta naguĂšre de Lyon. Il songeait moins Ă lui quâĂ Georges, alors⊠Depuis, que dâĂ©vĂ©nements ! que de changements ! Ah ! si lâabbĂ© Perrotot nâavait pas Ă©tĂ© si confiant ; si son pĂšre, sa mĂšre, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas criĂ© Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-ĂȘtre avouĂ©, et il ne serait pas ce soir emmurĂ© dans le cachot Ă©touffant de ses mensonges. CHAPITRE XV â QUIS REVOLVET LAPIDEM ? Ă la fin de cette journĂ©e de compression et dâangoisse monte en son Ăąme un vague dĂ©sir de sâĂ©vader de cette geĂŽle secrĂšte, de sâarracher de dessous cette lourde masse. TantĂŽt il sâirrite non, il ne fera pas des PĂąques sacrilĂšges il ira trouver le PĂšre Levrou et lui dira nettement, sans explication Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » TantĂŽt il sâeffraie de cette dĂ©marche. Quâen pensera lâabbĂ© ? Ne va-t-il pas mâaccabler de questions ? » Alors il entrevoit la nĂ©cessitĂ© de tout lui avouer, et le voici arrĂȘtĂ©. Le poids Ă soulever est trop lourd. OĂč trouver le courage de reparaĂźtre devant ses camarades, aprĂšs avoir reconnu quâil les a tous trompĂ©s ? Que dire Ă ses partisans, Ă Henriet, Ă CĂ©zenne, Ă Gendrot, Ă Beurard, Ă Ămeril ? Bah ! on le mettra Ă la porte, il nâaura rien Ă leur dire. Câest vrai, mais comment supporter la colĂšre et les reproches de son pĂšre, de sa mĂšre, de ses tantes ? Il Ă©prouve une triste joie dans son abaissement Ă savoir son prĂ©cepteur disparu. Il nâaura pas Ă rougir devant lâabbĂ© Brillet, qui lâa formĂ©, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant dâespĂ©rances, qui est mort en prononçant son nom. Lâheure avance. Tout en rangeant, il flotte de lâhorreur du sacrilĂšge Ă la terreur de lâaveu. Ah ! si on ne lui demandait pas de se dĂ©noncer, de rĂ©parer, peut-ĂȘtre avouerait-il ? Il nâa pas lâair mĂ©chant, le PĂšre Levrou ! Et puis il ne sera pas Ă©tonnĂ©, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout⊠tout ! et sâen irait en vacances, le cĆur allĂ©gĂ©. » Encore une demi-heure, et lâĂ©tude sera finie ce sera trop tard. Non, il nâose pas, et son cĆur se tourmente. Il cherche un moyen terme forcer le PĂšre Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvĂ© ! Comment nây a-t-il pas pensĂ© plus tĂŽt ? il se confessera et lui dĂ©clarera aussitĂŽt aprĂšs, quâil ne veut pas se dĂ©noncer, par consĂ©quent quâil est inutile de lui donner lâabsolution et la communion. La voilĂ la solution ! Il ne lui faut plus quâun prĂ©texte pour sortir. Justement il ne mâa dit ni oĂč, ni quand il dit sa messe. Je vais lâavertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout sâagence au grĂ© de son dĂ©sir, il hĂ©site, il nâa plus quâun quart dâheure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le PĂšre Levrou doit officier au salut, sâil veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lĂšve de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de lâĂ©tude. Le voici au premier Ă©tage, dans la galerie prĂšs de la chambre de lâabbĂ©. Son cĆur bat Ă se rompre. Pourtant sa visite nâa rien dâextraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la premiĂšre porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrĂštement Ă la seconde porte Entrez ! fait une grosse voix chantante. Câest vous, Antone Ramon, quâest-ce que vous avez encore oubliĂ© ? Votre tĂȘte ? Vos oreilles ? â En tout cas, ce nâest pas sa langue ! » riposte lâabbĂ© Russec. LâabbĂ© Russec est lĂ . Quelle dĂ©ception ! Antone espĂ©rait trouver le PĂšre Levrou seul ! La fatalitĂ© sâacharne sur lui. Tant pis, il sombrera ! Je venais vous demander, rĂ©pond-il en balbutiant, Ă quelle heure est votre messe ? â Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? sâĂ©crie lâabbĂ© dâun air railleur, tandis que son confrĂšre rit Ă gorge dĂ©ployĂ©e. â Eh bien, Ă quatre heures et demie, sera-ce assez tĂŽt ? » Et il continue de rire. Lâenfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitĂ©e par un violent remous. Câest peut-ĂȘtre trop tĂŽt, poursuit la voix ironique. Ă six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons Ă la chapelle de lâinfirmerie. Câest entendu. â Merci, Monsieur lâabbĂ©. » Antone intimidĂ© se retire gauchement en se redisant intĂ©rieurement Tant pis ! » DĂ©jĂ il a refermĂ© la porte derriĂšre lui et se retrouve dans le tĂ©nĂ©breux vestibule lorsque la voix de lâabbĂ© Levrou le rappelle Antone ! Antone ! » Il rentre aussitĂŽt et demande dâun ton accablĂ© Monsieur ?⊠â Est-ce que vous avez Ă©tĂ© sage aujourdâhui ? â Oui, Monsieur. â Vous ne dites pas cela dâun ton bien assurĂ©, » reprend le prĂȘtre plutĂŽt par lĂ©gĂšre taquinerie que par sĂ©rieuse enquĂȘte. Mais tandis quâil le regarde, il voit que lâenfant baisse le front et quoiquâil nâaperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme Ă ses paupiĂšres ; dâun regard il fait signe Ă lâabbĂ© Russec qui se retire prĂ©cipitamment sous le prĂ©texte de se prĂ©parer au salut. Une fois seul en face de lâenfant Mon petit, dit lâabbĂ© Levrou, vous avez quelque chose qui vous gĂȘne. » Il lui a pris la main quâil sent trembler dans la sienne et devine plutĂŽt quâil nâentend la voix implorante lui avouer Je ne me suis pas confessĂ©. » Merveille unique Ă remplir dâĂ©tonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, quâil puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchĂ©s sur chacune dâelle, Ă©coutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse sâexercer auprĂšs de lâenfant Ă lâĂąge oĂč justement se forme sa volontĂ©, et quâun prĂȘtre puisse recevoir ce que nâobtiendra jamais ni le pĂšre, ni la mĂšre. Quel levier pour lâĂ©ducation ! Et comment tous ceux qui rĂȘvent de former lâhumanitĂ© selon leur idĂ©al nâen seraient-ils pas jaloux ? LâabbĂ© Levrou tout Ă lâheure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller aprĂšs la fatigue de la journĂ©e, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prĂȘtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothĂšque, et murmure Restez lĂ , je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lĂšve vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes. ⊠à moins que vous ne prĂ©fĂ©riez ?⊠» Lâenfant fait un geste dâassentiment. Et le prĂȘtre sâasseoit sur sa chaise prĂšs du prie-Dieu. Ă ce moment un pas retentit dans la galerie. Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant quâil va demander au prĂ©fet de discipline de le faire remplacer pour le salut. LâabbĂ© Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle. Maintenant le PĂšre Levrou est prĂšs dâAntone agenouillĂ©, il lui prend la tĂȘte dans son bras gauche Eh ! bien, mon enfant. â Mon pĂšre, jâai trichĂ©, murmure Antone. â Voyons pourquoi avez-vous trichĂ© ? » demande affectueusement le prĂȘtre. Antone est un peu Ă©tonnĂ©. Ătait-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? » Antone ne rĂ©pond pas. Je suis certain, reprend lâabbĂ©, que vous nâavez pas obĂ©i Ă ce sentiment de basse vanitĂ©. Voyons, il nây a pas un peu de rancune, de froissement ? » Antone se sent dĂ©couvert, pĂ©nĂ©trĂ© ; en mĂȘme temps il comprend si clairement le dĂ©sir du prĂȘtre de lui faire du bien quâil se laisse aller il avoue, il avoue sa dĂ©ception, sa jalousie furieuse, son amitiĂ© tournĂ©e en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaĂźt quâil a rencontrĂ© de pires condisciples, quâil a cĂ©dĂ© Ă de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait quâil ne doit pas mĂȘler de dĂ©nonciations Ă ses aveux personnels. Mais lâabbĂ© qui sent cette petite Ăąme toute frissonnante, se garde bien de lâinterrompre, il la laisse se vider, Ă©puiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui lâĂ©touffaient, qui la noyaient et lâĂ©coute sans protester. Câest tout, mon pĂšre. » Bien, mon enfant. » Ce Bien » semble bizarre aprĂšs de tels aveux ; Antone a peur, il reprend. Mon pĂšre ?⊠â Vous avez encore quelque chose qui vous gĂȘne, mon enfant ? â Mon pĂšre, ne me donnez pas lâabsolution ! â Pourquoi, mon enfant ? â Parce que je ne peux pas me dĂ©noncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilĂšge en communiant. » LâabbĂ© Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tĂȘte dâAntone dans son bras et penchĂ© sur lui, murmure Vous ĂȘtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous ĂȘtes confessĂ© bien sincĂšrement, nâest-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez Ă©tĂ© trĂšs courageux ? Oui, câest bien, et je remercie Dieu de vous avoir donnĂ© une telle force, une telle grĂące. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ? â Oh ! non. â Eh bien, alors ? â Mais je ne peux pas me dĂ©noncer, jâaime mieux partir demain et ne plus revenir ici. â Au moins seriez-vous dĂ©cidĂ© Ă laisser une lettre dâaveu et de repentir pour le SupĂ©rieur ? â Oh ! pourvu que je ne sois pas lĂ , ça mâest Ă©gal ! â Câest dĂ©jĂ une solution. Pourtant, Ă©coutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. Jâexamine avec vous. Voyons, vous avez fait tort Ă Georges MorĂšre, lui en voulez-vous encore ? » Antone fond en larmes Non, dit-il, je suis trop malheureux. » LâabbĂ© sâarrĂȘte et le laisse pleurer, puis Ăcoutez-moi bien. Je suppose quâil vous dise âJe te pardonne tout le mal que tu mâas fait !â ; accepteriez-vous la rĂ©conciliation ? â Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas. â Mon petit, il le veut, il nâaurait pu faire ses PĂąques ce matin, sâil ne vous avait pardonnĂ© sincĂšrement. Tout serait donc rĂ©glĂ© de ce cĂŽtĂ©. Maintenant, vous avez montrĂ© une longue obstination, inexplicable si vous nâaviez Ă©tĂ© poussĂ© par un mauvais camarade. Ătes-vous dĂ©cidĂ© Ă rompre avec lui ? â Oui, mon pĂšre. â Ă ne plus jamais lâĂ©couter ? â Oui, mon pĂšre. â TrĂšs bien, mon petit Antone. Il ne reste plus quâun point Ă dĂ©cider. » LâabbĂ© se recueillit, il sentait quâil abordait le plus rude de la tĂąche. Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli Ă lâĂ©gard de vos condisciples, de Monsieur le SupĂ©rieur, de vos parents, aussi bien quâĂ lâĂ©gard de Georges MorĂšre et de sa famille ? » Antone se prend Ă sangloter, câest Ă©videmment le poids quâil sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible Ă soulever. Comprenez-vous, continue le prĂȘtre, que vous mĂ©ritez une punition ? â Oui ! murmure lâenfant. â Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliquĂ©. Si vous mâen donnez la permission, â vous mâentendez bien â jâenverrai Georges MorĂšre chez Monsieur le SupĂ©rieur⊠Ăcoutez-moi jusquâau bout il lui dira que vous ĂȘtes prĂȘt Ă avouer votre faute, il intercĂ©dera pour vous, et demandera quâon soit indulgent, et Monsieur le SupĂ©rieur ne vous infligera quâune retenue de vacances. » Antone ne pleurait plus, il Ă©coutait de toute son Ăąme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite. Alors, vous Ă©crirez Ă vos parents une lettre dâexcuses que je porterai moi-mĂȘme. Ne craignez rien, je les disposerai Ă vous recevoir comme lâenfant prodigue. â Mais, Monsieur le SupĂ©rieur ?⊠fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever. â Ăvidemment, il fera part Ă vos camarades de votre aveu et de votre punition. â Ah ! » soupira lâenfant effrayĂ©. LâabbĂ© eut peur il voyait Antone se mordre les lĂšvres et garder le silence ; câĂ©tait lâinstant critique. Bah ! reprit-il, quâest-ce qui va se passer ? Dâabord, vous nây serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sĂ»r que le SupĂ©rieur vous fĂ©licitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage Ă rĂ©parer votre faute. LĂ -dessus, tout le monde sâen ira en vacances et tout sera oubliĂ©. Georges MorĂšre au retour, si je le lui dis, sera le premier Ă vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous rĂ©parez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguĂšre, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arrachĂ© Ă la puissance du dĂ©mon. » Antone est tout stupĂ©fait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicitĂ©, et quel dĂ©vouement ce bon abbĂ© Levrou le dĂ©gage du chaos de ruines qui lâaccablaient. Il accepte, il veut demander pardon Ă Georges MorĂšre. Il est si heureux dâĂȘtre dĂ©livrĂ©, quâil refuse le secours de MorĂšre, et veut aller lui-mĂȘme tout avouer au SupĂ©rieur. Enfin le prĂȘtre se recueille et lorsquâil a prononcĂ© les paroles de lâabsolution Pour pĂ©nitence, lui dit-il, vous rĂ©citerez la belle priĂšre Ă Saint-Michel âSancte Michael Archangele defende nos in praelioâ, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rĂŽdent Ă travers lâunivers pour la perdition des Ăąmes âSatanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundoâŠâ » Le lendemain matin, aussitĂŽt aprĂšs la messe, le SupĂ©rieur entrait dans lâĂ©tude des troisiĂšmes tout Ă©tonnĂ©s Mes chers enfants, leur dit-il, il sâest passĂ© naguĂšre un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en rĂ©vĂ©ler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, aprĂšs avoir trichĂ© en composition, obstinĂ©ment a niĂ© sa faute, accusant Georges MorĂšre de dĂ©nonciation calomnieuse. Hier soir, cĂ©dant bien tard Ă de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre sâavouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sĂ©vĂšres punitions, la supplication de ses maĂźtres mâempĂȘchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privĂ© de deux jours de vacances. » Un murmure dâĂ©tonnement court sur tous les bancs. Le SupĂ©rieur poursuit Si grande que soit sa faute, jâespĂšre que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me lâavouer. Je lâespĂšre aussi, en bons camarades, vous Ă©viterez de divulguer cette pĂ©nible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez lâhorreur du mensonge, vous lui savez grĂ© de son Ă©clatante rĂ©paration et lui rendez votre estime. » Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges MorĂšre Ă©coute, stupĂ©fait ; de lâautre cĂŽtĂ© de lâĂ©tude, Modeste Miagrin dĂ©vore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille rĂ©volution, Ă son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorĂ©navant est engagĂ©e entre lui et Georges MorĂšre ; lâun des deux certainement partira ; sera-t-il obligĂ©, dĂšs ce matin, dâuser de ses derniĂšres armes ? Antone lâa-t-il dĂ©noncĂ© ? Presque aussitĂŽt Georges est appelĂ© par lâabbĂ© Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant Georges, je te demande pardon⊠â Câest bien, mon petit, interrompt lâabbĂ©, donnez-vous une poignĂ©e de main et que tout soit oubliĂ© ! â Oh ! moi jâoublie tout, rĂ©pond Georges MorĂšre, mais câest ma pauvre maman ! â Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prĂȘtre, le pardon doit ĂȘtre plein. Antone a rĂ©parĂ© sa faute, si vous ne voulez pas ĂȘtre amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. » MalgrĂ© sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste dâamitiĂ© ? Moi, dit MorĂšre, je ne demande plus Ă ĂȘtre ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! » Antone froissĂ© de cette indiffĂ©rence et craignant des rĂ©vĂ©lations indiscrĂštes se hĂąte de riposter. Je nâai pas le droit dâoublier les services quâil mâa rendus. â Quels services ? » demande lâabbĂ© Levrou. Ă ce moment Luce Aubert vient prĂ©venir MorĂšre que lâappel pour Meximieux est fait. Antone continue Câest Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, mâa sauvĂ© du renvoi. â Lui, il a osĂ© te raconter cela ? Tu peux lui dire quâil est un rude menteur. â Qui est-ce alors ? demande Antone. â Mais, câest moi. â Voyons, Georges, hĂątez-vous de descendre, interrompt lâabbĂ© Levrou, vous allez manquer votre train. Dites Ă vos parents que je ne puis les voir Ă midi comme câĂ©tait convenu, mais seulement ce soir. â Ah ! si jâavais su, » murmure Antone avec dĂ©sespoir. CHAPITRE XVI â LâART DE DĂFORMER LES CONSCIENCES En descendant Ă la gare de Lyon, lâabbĂ© Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffĂ©es de capotes roses assez extravagantes. Elles se prĂ©cipitĂšrent aussitĂŽt vers lui. Et Tonio ? OĂč est Antone ? Quâavez-vous fait dâAntone ? â Il ne vient pas aujourdâhui, Mesdames. â Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !⊠Câest grave ?⊠Pourquoi ne sommes-nous pas prĂ©venues ? Son pĂšre et sa mĂšre sont Ă Nice ! Quâallons-nous devenir, Mimi ?⊠Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un tĂ©lĂ©gramme ? Ăa va en faire un coup Ă CĂ©leste ! Le pauvre petit ! Ă quelle heure le prochain train pour Bourg ? Câest cela, allons Ă Bourg ! » LâabbĂ© eut bien de la peine Ă les empĂȘcher de reprendre le train dâune heure 18, en leur affirmant quâAntone nâavait pas lâombre dâune indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles Ă leur dire, les deux tantes rentrĂšrent avec lui place Bellecour. Mais pourquoi nâest-il pas venu avec les autres ? â Vous connaissez sans doute, mesdames, lâhistoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?⊠â Si nous la connaissons ! Quand je pense quâon a osĂ© mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur lâabbĂ©, si câĂ©tait mon enfant Ă moi, vous mâentendez, il ne serait pas restĂ© dans votre maison une heure de plus, une minute de plus. â Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui nâa jamais menti ! â Eh bien ! Madame, il aura menti une fois. â Comment mentir ! jamais un Ramon nâa menti. Ah ! Monsieur lâabbĂ© ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela Ă mon frĂšre. â Il aurait fait un malheur ! dĂ©clare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ? â Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur lâabbĂ©, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve ! â Ah ! le pauvre enfant, sâĂ©crie tante Mimi, comme il doit souffrir dâĂȘtre soupçonnĂ©, lui si bon, si loyal, si dĂ©licat⊠Oui, la preuve ? â La voici, dit lâabbĂ© nullement Ă©mu de ces dĂ©monstrations, et il prĂ©sente une enveloppe. â Quâest-ce que câest que ça ? â Câest la lettre dâAntone Ă ses parents pour leur demander pardon dâavoir menti car il a tout avouĂ©. » Il croyait les trop crĂ©dules demoiselles confondues et sâattendait Ă un silence douloureux sinon Ă des excuses ; mais immĂ©diatement tante Zaza repart Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit ! â SĂ»rement, sa mĂšre lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il nâa pas voulu venir avant dâavoir obtenu son pardon ! â Il faut lui Ă©crire de venir. Si vous nous lâaviez dit Ă la gare, on aurait tout de suite tĂ©lĂ©graphiĂ© âJe te pardonne, reviens.â â Non, Madame, interrompt lâabbĂ© un peu froissĂ©, il ne serait pas revenu⊠â Pourquoi cela ? â Parce quâil est privĂ© de deux jours de vacances, comme punition. â PrivĂ© de deux jours ! sâexclament les deux tantes dâun seul cri, dâun seul cĆur ! â Oui, Mesdames. â Deux jours pour une peccadille, un rien ! â Un rien, madame, un mensonge ! â Mais il nây a pas de quoi fouetter un chat ! repart impĂ©tueusement tante Zaza. â Sâil avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il nây aurait pas eu assez de jours dans lâannĂ©e ! â Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ? â Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnĂȘtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de trĂšs honnĂȘtes gens. â Son pĂšre, ajoute tante Zaza, Ă son Ăąge en faisait bien dâautres. Jamais on ne lâa puni pour de pareilles niaiseries. â Oh ! Madame, interrompt le prĂȘtre⊠â Et câest aujourdâhui un trĂšs honnĂȘte homme. â Madame⊠â Je ne vous permettrai pas dâen douter, Monsieur lâabbĂ©. â Voulez-vous me⊠â Non, Monsieur lâabbĂ©, je respecte en vous le caractĂšre de prĂȘtre, mais vraiment câest trop fort, chez nous, douter de lâhonorabilitĂ© de mon frĂšre !⊠â Câest loin de ma pensĂ©e, Madame, mais⊠â Ă la bonne heure. â Mais Antone pendant un mois sâest obstiné⊠â Câest parce quâon nâa pas su le prendre, rĂ©plique tante Mimi dâune voix indignĂ©e et victorieuse. Ă nous, il a toujours dit la vĂ©ritĂ©. â Câest chez vous quâil a appris Ă mentir ! lance tante Zaza. â Permettez, Madame, Monsieur le SupĂ©rieur lâa pris⊠â Il lâa intimidĂ© avec ses grands airs. â Son professeur⊠insiste lâabbĂ© Levrou. â Quâest-ce quâil connaĂźt en dehors de son grec et de son latin ? â LâabbĂ© Perrotot, son directeur⊠â Madame de Saint-EstĂšphe le connaĂźt celui-lĂ . Elle a raison, il nâest pas fort. â Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indĂ©finiment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ? â Ce nâest pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le SupĂ©rieur seul⊠â Eh bien ! allons voir le SupĂ©rieur, Ă la fin. â Il est absent, Madame. â Alors quoi ! cet enfant est abandonnĂ© ! â Non, Madame, il sera aux mains de lâabbĂ© Russec aujourdâhui et de lâabbĂ© ThiĂ©baut demain jusquâĂ 5 heures. â Câest inouĂŻ. Eh bien ! nous irons le chercher quand mĂȘme. â Vous ne le verrez pas. â Si on nous le refuse, nous nous adresserons Ă la gendarmerie. â Il faudrait un mot des parents. â Nous lâaurons. En tous cas vous pouvez ĂȘtre sĂ»r quâil ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. » TrĂšs rouges, trĂšs droites, elle congĂ©diĂšrent lâabbĂ©, peu terrifiĂ© de ces grandiloquentes menaces. RestĂ©es seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiositĂ©. Quâest-ce quâil pouvait y avoir lĂ -dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? Tu vas voir quâils vont nous gĂąter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi. Le lendemain, Antone revenait Ă Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son pĂšre trĂšs bon, mais trĂšs emportĂ©, sa mĂšre trĂšs faible, mais trĂšs sensible, et, maintenant quâil approchait de Lyon, se rĂ©veillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il Ă©tait effrayĂ© des rĂ©percussions que sa conduite de collĂ©gien pouvait avoir sur ceux quâil aimait. LâabbĂ© Levrou lâavait aidĂ© Ă faire sa lettre dâexcuses et lâavait devancĂ©, mais il nâavait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme lâenfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant Ă la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha Ă la portiĂšre et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son pĂšre, ni sa mĂšre, nâavaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peinĂ© de cette absence, il se prĂ©parait Ă subir les justes reproches de ses tantes. Tiens ! le voilĂ , Mimi ! Mimi ! le voilĂ ! » Comme deux ibis roses effarouchĂ©s, les deux tantes se prĂ©cipitĂšrent sur Antone avant mĂȘme quâil ne fĂ»t sur le quai. Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il quâils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-ĂȘtre intelligents, mais ils nâont pas de cĆur. Viens vite Ă la maison. » Et elles lâentraĂźnaient aveuglĂ© de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis Tu sais, papa et maman ne sont pas lĂ ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz⊠Ah ! ne nous dĂ©mens pas ! Jâai reçu ton abbĂ© Levrou, un homme sans tact. Il sâen souviendra de notre rĂ©ception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous nâavons pas envoyĂ© ta lettre Ă papa. â Ah ! » fit Antone terrifiĂ© Ă la pensĂ©e quâelle lui serait remise Ă son retour de Nice. Non, non, penses-tu, ton pĂšre qui a une maladie dâestomac, nous nâavons pas voulu lui faire un coup pareil au cĆur ! Nous lâavons dĂ©chirĂ©e, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as Ă©tĂ© malade⊠Tire la langue justement tu as la langue un peu chargĂ©e. Nous avons tĂ©lĂ©graphiĂ© que tu avais un peu de bronchite et que le mĂ©decin nâavait pas voulu te laisser partir de peur de complications. VoilĂ , tout est arrangĂ©, embrasse-moi ! » Et câest ainsi que se dĂ©noue en famille la crise dâune conscience, Ă cet Ăąge terrible de la quatorziĂšme annĂ©e. Trois jours aprĂšs ses parents revinrent, lĂ©gĂšrement inquiets de sa santĂ©. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguĂ©e. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout Ă la fin ne se dĂ©couvrĂźt. Mais dĂšs que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, oĂč la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naĂŻve simplicitĂ©, les deux tantes la ramenaient Ă des sujets plus sĂ»rs et Antone apprenait Ă leur Ă©cole tous les secrets de la plus fine diplomatie. Cependant, il Ă©tait sĂ©vĂšrement puni. Oui, il eĂ»t prĂ©fĂ©rĂ© avoir tout avouĂ© et avoir retrouvĂ©, dans la petite ville de lâavenue Gravier, sa chambre dâenfant oĂč lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente, il travaillait prĂšs du bon abbĂ© Brillet il aurait aimĂ© prier sur sa tombe oĂč une grande couronne rappelait les regrets de son Ă©lĂšve affectionnĂ©, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il lâavait oubliĂ© en mĂȘme temps que ses derniers conseils il nâavait pas cherchĂ© Ă devenir un homme Ă©nergique et utile, un caractĂšre viril et chrĂ©tien ! Que devait penser le bon prĂ©cepteur de son Ă©lĂšve autrefois si pieux, si confiant, aujourdâhui enserrĂ© dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il rĂ©solut de tout rĂ©vĂ©ler Ă sa mĂšre, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie. Le jour mĂȘme, il chercha Ă la voir seule pour sâouvrir Ă elle mais on devait faire une promenade Ă Neuville ; dans le tumulte des prĂ©paratifs, lâĂ©tourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serrĂ© dans la victoria entre sa mĂšre et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta Ă ses lĂšvres. Toute heureuse de cette splendide journĂ©e, elle lui tenait la tĂȘte dans ses bras comme sâil avait encore six ans et lâembrassait longuement. Et moi ! et moi ! » sâĂ©criĂšrent coup sur coup les deux tantes. Mais Antone refusa Ă©nergiquement, malgrĂ© leur irritation et elles furent obligĂ©es de dĂ©verser leur tendresse sur le bon KhĂ©m, un petit fox-terrier qui, depuis le dĂ©part dâAntone, Ă©tait leur occupation favorite. Le soir, avant dĂźner, au petit salon, il espĂ©ra retrouver sa maman seule, lâemmener dehors sur le perron, puis dans une allĂ©e du parc, mais elle dĂ©clara que le temps avait fraĂźchi câĂ©tait imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et dâexpansion, toute au souci dâune toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin. Toute la semaine il chercha, mais en vain, lâheure de ses confidences. DĂšs que sâapprochait la joie dâune conversation seul Ă seule, le pĂšre ou une tante survenait subitement, la mĂšre distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite Ă faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait Ă Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de lâemmener, mais elle se mit Ă rire Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus tâavoir toujours dans mes jupes, comme Ă sept ans ! » Malheureuse, craignez plutĂŽt le jour oĂč ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes ! Lâincident de la composition Ă©tait clos comme par un traitĂ© secret ; personne nâen ouvrait la bouche. Antone, rebutĂ©, renonça. Il sâĂ©chappait parfois, mais avec difficultĂ©, pour faire des excursions Ă bicyclette. Son pĂšre, sa mĂšre, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sĂ©vĂšrement ces heures de sortie. Il descendait la cĂŽte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait Ă Georges MorĂšre et Ă sa mĂšre. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle quâil lâavait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses derniĂšres paroles Oh ! moi jâoublierai tout, mais câest ma pauvre maman⊠» Il avait compris que dĂ©sormais, il nâaurait plus lâamitiĂ© de Georges, Ă moins que⊠mais il nâosait suivre sa pensĂ©e ou plutĂŽt son imagination lĂ oĂč elle le conduisait nĂ©cessairement. Et bientĂŽt il rentrait Ă Sermenaz tout attristĂ© par le souvenir de cette amitiĂ© brisĂ©e et qui ne pourrait plus se renouer. CHAPITRE XVII â ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIĂS AprĂšs avoir quittĂ© les demoiselles Ramon, lâabbĂ© Levrou reprenait le train et descendait Ă Meximieux, oĂč il Ă©tait reçu trĂšs cordialement par Georges. Une heure aprĂšs son arrivĂ©e, lâabbĂ© avait dĂ©jĂ conquis toute la famille MorĂšre par sa bonne humeur, ses plaisanteries Ă lâadresse de la petite Bridgette, la simplicitĂ© de ses maniĂšres. Dâailleurs il Ă©tait messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux dâAntone. LâabbĂ© Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps Ă bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges. LâabbĂ© Levrou ne tarissait pas dâĂ©loges. Cependant, disait le curĂ©, il y a un point qui mâinquiĂšte, câest cette raideur, cette duretĂ© de caractĂšre, cette fiertĂ©, sans jactance, mais qui nâen est que plus obstinĂ©e. â Et qui lui a fait bien du mal, ajouta lâabbĂ© Levrou. Certes sâil avait Ă©tĂ© plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eĂ»t Ă©vitĂ© tous ces ennuis et lâeĂ»t gardĂ© de bien mauvaises compagnies. â Câest vrai », rĂ©pondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigĂ©es aux vacances du jour de lâan, et trop bien tenues. Câest vrai mais Ă cet Ăąge ils ne sont pas encore assez formĂ©s eux-mĂȘmes, pour quâon les croie capables de former les autres. Jâai toujours suivi les principes des PĂšres JĂ©suites et de Mgr Dupanloup sur les amitiĂ©s particuliĂšres. Vous savez que ce dernier veut quâon les poursuive impitoyablement, quâon les rende impossibles par tous les moyens, mĂȘme par le ridicule, mĂȘme par le renvoi. â Sans doute, câest une matiĂšre trĂšs dĂ©licate, mais lorsquâon a affaire Ă deux Ăąmes dont lâune est trĂšs forte, trop dure mĂȘme, lâautre trĂšs mallĂ©able, nâest-ce pas exagĂ©rer que dâempĂȘcher toute amitiĂ© ? Or, câest le cas de Georges et Antone. Remarquez que câest ce petit nouveau qui le premier avait donnĂ© toute sa confiance Ă son condisciple plus ancien et quâil admirait naĂŻvement. Câest le plus jeune qui recherchait le plus ĂągĂ©, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui dĂ©clare quâil ne veut plus de confidences, plus de conversations particuliĂšres, plus dâamitiĂ© en un mot. Il lâa froissĂ©, lâautre sâest rejetĂ© sur les pires et mĂȘme a voulu se venger de ses dĂ©dains. CâĂ©tait fatal. JâĂ©tais de votre avis naguĂšre. Aujourdâhui je crois quâon ne peut poser aucune rĂšgle absolue. Certains enfants ont besoin de trĂšs bonne heure dâune Ă©ducation sentimentale, et un bon ami de collĂšge peut ĂȘtre pour eux le salut. Ă mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de tĂ©moigner un peu dâamitiĂ© Ă ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsquâil le verra rentrer des vacances, effarĂ© de lâaccueil quâon lui rĂ©serve. Convenez avec moi que vous vous ĂȘtes trompĂ©. » Le curĂ© hochait la tĂȘte En Ă©ducation je suis pour la prĂ©servation Ă outrance. Georges est un bon enfant. Lâautre mâapparaĂźt au contraire comme trop dĂ©veloppĂ©, trop affinĂ© et capable dâassez mauvaises actions, si jâen crois lâhistoire de son obstinĂ© mensonge. Par consĂ©quent que Georges le tienne Ă distance ; sans malveillance, ni dĂ©dain Ă©videmment. â Et câest ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-Ă -vis dâAntone Ramon, celui-ci croira nĂ©cessairement Ă une rancune persistante. Je pense au contraire quâen le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges Ă prendre de lâascendant sur ses amis, Ă faire de lâapostolat, Ă sâaffermir dans cette pensĂ©e que les bons ne doivent pas ĂȘtre bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres. â On les pousse Ă lâorgueil. Le rayonnement de lâexemple est encore le meilleur apostolat. â Sans doute, mais la nature humaine est trop portĂ©e Ă dĂ©couvrir les petits cĂŽtĂ©s, les travers, les ridicules, pour se laisser entraĂźner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons Ă une Ă©poque oĂč je voudrais voir les bons enfants sâafficher dĂšs leurs premiĂšres annĂ©es comme les champions du bien. â Et si vos champions font des chutes et des scandales ? â Il y en aura toujours. Du moins les dĂ©faillances et les dĂ©fections apparaĂźtraient de bonne heure ce quâelles sont, câest-Ă -dire des oublis ou des lĂąchetĂ©s, et les autres concluraient Ă plus de dĂ©fiance dâeux-mĂȘmes, câest vrai, mais aussi Ă la nĂ©cessitĂ© dâune action plus virile et plus conquĂ©rante⊠» Longtemps les deux prĂȘtres discutĂšrent mais sans se convaincre. Le curĂ© de Meximieux rĂ©pĂ©tait sans cesse Dangereux ! dangereux ! » ; lâabbĂ© Levrou, sans nier le danger, montrait quelle sĂ©rie de gĂ©nĂ©rations de foi anĂ©miĂ©e on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert. Il partit le soir mĂȘme aprĂšs avoir souhaitĂ© de bonnes vacances Ă Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultĂ©s dâun rĂŽle dĂ©licat mais utile auprĂšs dâAntone. CHAPITRE XVIII â UNE PROMENADE Ă BICYCLETTE On Ă©tait au mercredi 9 avril, veille de la rentrĂ©e, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller Ă Montluel Ă bicyclette. Quinze kilomĂštres, sâĂ©criait la tante, jamais ton papa ne voudra. â Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. » FlattĂ©e, la tante mit tout en Ćuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que câĂ©tait le dernier jour, le temps nâĂ©tait pas sĂ»r il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but Ă©tait un peu lointain. Une Ă une, elle leva toutes les difficultĂ©s. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de libertĂ© avant ses classes, la route Ă©tait coupĂ©e de villages et de fermes, sĂ»rs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train sâil Ă©tait fatiguĂ©. Surtout, dit-elle Ă Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais quâon mange Ă sept heures et demie, trĂšs exactement. â Oui, Mimi chĂ©rie. â Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau⊠Veux-tu un peu de brioche ? â Ah ! â Avec un petit flacon de malaga ? â Encore ! Non⊠non. » Et sautant en selle, tant il avait peur dâĂȘtre retardĂ©, Antone sâenfuit Ă toute allure vers Neyron en criant Au revoir ». Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! » Mais enfin libre, lancĂ©, tout Ă la joie du dĂ©part, Antone ne lâĂ©coutait pas, il chantait Ă©perdĂ»ment la romance chĂšre Ă sa famille Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine⊠» Et le vent remportait ces bouffĂ©es de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barriĂšres Ă©taient retirĂ©es, toutes les difficultĂ©s vaincues. Libre ! enfin libre ! AprĂšs avoir gagnĂ© la route de Lillieux â Mas Rillier, il avait brusquement tournĂ© Ă droite et par Petite CĂŽte descendait Ă toute vitesse les lacets rapides vers la grandâroute de Montluel. Ăpanoui dâindĂ©pendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort dâĂ©curie, Ă la fin de lâhiver, et revoit devant lui les grands prĂ©s oĂč il va pouvoir sâĂ©battre en libertĂ©. En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors quâil passait devant lâHĂŽtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflĂ©e derriĂšre lui. ĂtonnĂ© il se retourna et vit KhĂ©m, le malheureux KhĂ©m, qui, tirant la langue, les regards Ă terre, suivait sa roue dâarriĂšre. Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu tâen aller ? » Il sâarrĂȘta, menaça le pauvre fox qui, stupĂ©fait de cette colĂšre, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. Ă la sortie de la grandârue, comme il doublait la vieille Ă©glise et son cimetiĂšre il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiĂ©tante qui se mĂȘlait Ă la sienne. CâĂ©tait KhĂ©m, le bon KhĂ©m qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapĂ© Antone hors du bourg. Sale bĂȘte ! sale animal ! veux-tu⊠veux-tu tâen aller ? » KhĂ©m sâenfuit, mais, Ă trente mĂštres, il sâarrĂȘte et regarde son bon maĂźtre. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres KhĂ©m sâen va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met Ă le poursuivre Ă toute vitesse, en lâagonisant dâinjures et de menaces Sauve-toi ou je te tue ! » KhĂ©m dĂ©tale, dĂ©tale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et Ă fond de train sâĂ©lance vers Montluel pour mettre rapidement une trĂšs grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordĂ©s de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes sâouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgrĂ© les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive Ă la Boisse. Soudain il entend derriĂšre lui une dispute de chiens, une mĂȘlĂ©e de grognements et dâaboiements, et reconnaĂźt Ă ses hurlements de douleur le pauvre KhĂ©m. Il lâaperçoit, en effet, se dĂ©battant derriĂšre lui contre deux Ă©normes danois. Ămu il sâarrĂȘte, jette des pierres aux bĂȘtes assaillantes et dĂ©livre le fox qui, lâoreille saignante, boitant quelque peu, vient se rĂ©fugier prĂšs de lui. Câest bien fait, ça tâapprendra ; tu ne pouvais pas rester Ă Sermenaz ? qui est-ce qui tâa dit de me suivre ? Hein ! câest intelligent de mâavoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomĂštres, fais-en. » Sans plus sâobstiner Ă chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dĂ©passe Boisse. Ă quatre heures, il entre dans Montluel. Il nâest pas en retard, il nâa plus quâĂ revenir. Cependant dĂšs quâil entend sonner les quatre coups au clocher de lâĂ©glise, il presse lâallure. Ă la rue Saint-Ătienne, prĂšs de la place, il croit reconnaĂźtre un air de flĂ»te bien connu jouĂ© par deux artistes, mais le bruit dâun tombereau Ă©touffe la mĂ©lodie. Il se hĂąte, le voici sur la route de Pont dâAin. Il est clair que son but nâest pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges MorĂšre ? Peut-ĂȘtre. HĂ©las ! il connaĂźt sa faiblesse ; demain il rentrera comment se dĂ©fendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas Ă son secours, ne lâaide pas Ă repousser les manĆuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidĂšle KhĂ©m, il avait passĂ© Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derriĂšre et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussiĂšre. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulĂšrent, et une clartĂ© blafarde succĂ©da bientĂŽt Ă la grande lumiĂšre du soleil. Ă quatorze ans on ne doute de rien Antone sâimagina gagner lâorage de vitesse, et le corps presque soulevĂ©, le front sur son guidon, il se reprit Ă filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignĂ©s. Le vent lui Ă©tait favorable et la route descendait dâune façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres lĂ©gendes de malles-postes attaquĂ©es, et il apercevait au loin le clocher de PĂ©rouges, quand de grosses gouttes Ă©claboussĂšrent la route ; en mĂȘme temps au-dessus de lui, comme une armĂ©e en dĂ©route, de lourds nuages noirs, Ă©pouvantĂ©s, se sauvĂšrent, illuminĂ©s parfois dâun brusque Ă©clair ; les platanes rĂ©sistaient au vent, solides comme des athlĂštes. Antone prĂ©cipitait sa course fiĂ©vreuse, et, brusquement, comme une Ă©cluse qui sâouvre, la pluie et la grĂȘle sâabattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il sâobstinait ; lâaverse rebondissait sur la chaussĂ©e, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de sâarrĂȘter, de sâabriter dans la premiĂšre bicoque venue. MalgrĂ© la boue et les flaques dâeau il persĂ©vĂ©rait dans la fuite. Câest quâil venait de voir sur une borne Meximieux, 4 kilomĂštres. Cependant un coup de tonnerre retentit si prĂšs, un tel dĂ©luge sâeffondra sur lui quâil se dĂ©tourna vivement vers la route des Brosses, et sâarrĂȘta Ă la premiĂšre maison. Il frappa et entra plus ruisselant que sâil sortait du RhĂŽne. Trois fillettes pressĂ©es Ă la fenĂȘtre le regardĂšrent stupĂ©faites. LâaĂźnĂ©e avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman Ă©tait Ă PĂ©rouges. Elles lâexaminĂšrent en silence. Maintenant quâĂ lâabri, il entendait les rafales, le crĂ©pitement de la grĂȘle sur les vitres, le gargouillis de lâeau dans les gouttiĂšres, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournĂšrent vers lâinconnu de ses pieds une mare dâeau sâĂ©largissait peu Ă peu dans la chambre et menaçait de sâĂ©tendre jusque sous le lit. LâaĂźnĂ©e se prĂ©cipita sur les torchons et en bonne petite mĂ©nagĂšre se mit Ă Ă©ponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrĂȘter ce dĂ©sastre. Il se rĂ©signait Ă son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, dâabord noir dâencre, puis moins sombre, lâeau descendait en stries serrĂ©es, rĂ©guliĂšres, monotones. Une heure aprĂšs, la chute dâeau Ă©tait aussi abondante. Que faire ? Attendre la premiĂšre accalmie et reprendre au plus tĂŽt le train pour Lyon Ă la station de la Valbonne. De toute maniĂšre il ne serait pas rentrĂ© pour six heures et demie. Immobile Ă la fenĂȘtre, il regardait la forĂȘt de lances de lâorage peu Ă peu, lâeau de ses vĂȘtements le pĂ©nĂ©trait, son linge mouillĂ© se refroidissait, il frissonna. Ă ce moment la petite fille dit Ă mi-voix Il y a un chien qui se plaint Ă la porte. » Antone alors se rappela KhĂ©m, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillĂ©, entra en se secouant et en toussant. Vers cinq heures et demie la pluie sâarrĂȘta. Antone songea Ă lâinquiĂ©tude maternelle, Ă la colĂšre de son pĂšre et malgrĂ© lui tournant le dos Ă Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne. Au bout dâun kilomĂštre il interpella un paysan qui revenait la tĂȘte couverte dâun sac Ă blĂ©. Pourriez-vous me dire Ă quelle heure part un train pour Lyon ? â Pas avant sept heures et demie, » rĂ©pondit lâhomme. Sept heures et demie ! câĂ©tait lâheure Ă laquelle il devait ĂȘtre arrivĂ© ! Il ne pouvait plus espĂ©rer ĂȘtre chez lui avant huit heures et demie. Il rĂ©flĂ©chit, et, sans quâil sâen doutĂąt, se laissa entraĂźner Ă son caprice. Son plan Ă©tait simple il avait le temps dâaller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dĂ©pĂȘche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus dĂ©libĂ©rer, il tourna le dos Ă la Valbonne, fila sur la route lavĂ©e, faisant jaillir des fusĂ©es de boue, Ă©vitant Ă peine les larges flaques dâeau oĂč les arbres renversĂ©s ondulaient comme des hydres. Ă six heures, Ă lâembranchement de PĂ©rouges, une queue dâorage le força de sâabriter encore sous un hangar, mais obstinĂ© comme un enfant gĂątĂ©, rĂ©solu dâaller jusquâau bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premiĂšres lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas. CHAPITRE XIX â FIN DE PROMENADE La maison des MorĂšre sâĂ©levait au-delĂ de la ville, non loin dâune madone, au milieu dâun jardin ; une grille, entre deux acacias, la sĂ©parait de la route. Antone chercha longtemps enfin il remarqua des fers de lance Ă travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevĂšres ; derriĂšre, la coquette maison Ă©levait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchĂątre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartĂ©s du couchant. Il sâarrĂȘta ; câĂ©tait lĂ ; son cĆur battait dâĂ©motion. Maintenant quâil nâavait plus quâĂ sonner, il nâosait. Il se regarda couvert de boue, trempĂ© de la tĂȘte aux pieds, serait-il assez hardi pour se prĂ©senter en cet Ă©tat ? De quel droit venait-il chez Monsieur MorĂšre ? Il aurait dĂ» prĂ©venir au moins son ami. Et il attendait dehors Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait Ă une fenĂȘtre, il lâappellerait et tout sâarrangerait. » PrĂšs de lui KhĂ©m, tout boueux, se secouait avec frĂ©nĂ©sie, toussait, le regardait et bĂąillait Ă grand bruit. Les derniĂšres lueurs blanches sâĂ©teignirent derriĂšre la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais sâĂ©leva, Ă©goutta les arbres de la route et les sureaux du jardin dĂ©jĂ en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se dĂ©cidait pas, arrĂȘtĂ© par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derriĂšre les rideaux, puis apparut au premier Ă©tage. Une fenĂȘtre sâouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientĂŽt toutes les fenĂȘtres furent closes. La maison semblait se dĂ©rober Ă lâindiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vĂȘtements. Une toux obstinĂ©e le piquait Ă la gorge. Mais la maison nâentendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce nâĂ©tait pas la demie ; il nâavait alors que le temps de retourner Ă la station, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tait-il trop tard ? La rage dâĂȘtre venu jusque lĂ pour rien lui donna du courage. TrĂšs lĂ©gĂšrement il tira la sonnette, qui retentit Ă son grand effroi comme un appel aux armes. La porte sâouvrit, une voix de femme demanda du perron Qui est lĂ ? â Moi, rĂ©pondit Antone anĂ©anti. â Qui vous ?⊠â Un camarade de Georges. » Il nâosait dire son nom. Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumiĂšre. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas sâapprochĂšrent sur le gravier. CâĂ©tait Madame MorĂšre. Je vous demande pardon, Ă la nuit on craint toujours les rĂŽdeurs !⊠Mais, vous nâĂȘtes pas seul ? â Si, Madame, je suis venu Ă bicyclette. â Par ce temps affreux ! » Antone appuya sa bicyclette Ă la maison et entra dans le vestibule Ă©clairĂ© oĂč attendaient Bridgette, Marthe et Marie-ThĂ©rĂšse. Toutes les trois en le voyant poussĂšrent un cri de stupĂ©faction et Madame MorĂšre joignit les mains dans un geste dâhorreur. Ă ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon oĂč flambait un grand feu de bois. CâĂ©tait Monsieur MorĂšre. Je suis un peu mouillĂ©, dit Antone tout honteux. â Mais dâoĂč venez-vous ? interrogea le pĂšre Ă©pouvantĂ©. â De Sermenaz, » rĂ©pondit Antone confus et aussitĂŽt il ajouta Georges va bien ? â Il est chez son oncle Ă Montluel. » M. MorĂšre ne comprit pas la dĂ©ception dâAntone. Lâenfant se rappelait maintenant le duo de flĂ»te entendu un instant, câĂ©tait Georges MorĂšre et son oncle ! comment ne lâavait-il pas devinĂ© ? Quelle fatalitĂ© ! Mais mon petit ami, poursuivit M. MorĂšre, vous avez reçu tout lâorage sur la tĂȘte ? â Oh ! pas tout, rĂ©pondit Antone secouĂ© soudain dâune quinte de toux. â Malheureux enfant, reprit la mĂšre, câest risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis Ă la cuisine quâon fasse un grog trĂšs chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi Ă la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. » Ce fut immĂ©diatement le branle-bas. Antone Ă©tait conduit au premier par Madame MorĂšre, tandis que Marie-ThĂ©rĂšse tirait les vĂȘtements de lâarmoire, que Bridgette sâĂ©lançait vers la cuisiniĂšre et que Monsieur MorĂšre chauffait une chemise devant le feu du salon. Mais vous ĂȘtes trempĂ© jusquâaux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! » LĂ -dessus le mari rentra. Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, câest quâil se mette au lit. â Câest cela ! Mettez-vous au lit ! â Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur⊠â Pourquoi ? â Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon. â Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart dâheure quâil est parti, votre train. â Câest que papa mâattend. â Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. AprĂšs cet orage, il se doutera bien quâon vous a retenu. » Mais Antone Ă demi dĂ©shabillĂ©, baisse la tĂȘte et avoue Non, il ne sait rien. » Madame MorĂšre laisse tomber ses bras. Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiĂ©tude ils doivent ĂȘtre. » Antone grelotte⊠et bĂ©gaie Je ne pensais pas arriver si tard. â Voyons, reprend M. MorĂšre, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous dâabord au lit. Nous allons aviser. Hop ! » Lâenfant obĂ©it et bientĂŽt se glisse entre les draps. Marthe, Marie-ThĂ©rĂšse ! crie Madame MorĂšre du haut de lâescalier, apportez du bois. â Maintenant, conclut le pĂšre, je vais tĂ©lĂ©phoner Ă votre papa. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. » Antone Ramon. Ă ce nom les deux Ă©poux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux. Quelle est lâadresse de vos parents ? demande M. MorĂšre avec vivacitĂ©. â ChĂąteau de Sermenaz par Miribel. » Marthe est rentrĂ©e dans la chambre avec Marie-ThĂ©rĂšse, tandis que le papa descend rapidement lâescalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule dâeau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-mĂȘme remonte de la cuisine avec le grog, en Ă©quilibre sur un plateau. RelevĂ© sur un coude, Antone boit Ă petits coups, harcelĂ© par la maman qui insiste pour quâil avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsquâil est secouĂ© par une quinte, Madame MorĂšre se hĂąte de le dĂ©barrasser et lui rend la tasse aprĂšs lâaccĂšs. Elle fronce les sourcils et contemple avec une Ă©motion douloureuse cet enfant qui lui semble bien dĂ©licat. Elle songe Ă lâinquiĂ©tude de son pĂšre et de sa mĂšre, et, certes, pardonne Ă Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du SupĂ©rieur. Elle nâose parler, car le petit malade est lui-mĂȘme trĂšs songeur Sans doute, croit-elle, il pense Ă la colĂšre de ses parents et Ă la rĂ©primande trop justement mĂ©ritĂ©e. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front dâAntone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme sâil attendait son dĂ©part. Il demande enfin Est-ce que Georges revient ce soir ? » Madame MorĂšre Ă©tonnĂ©e dâune pareille prĂ©occupation rĂ©pond doucement Non, mon petit ami, demain matin. â Ah ! rĂ©pond Antone trĂšs contrariĂ©, Ă quelle heure ? â Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer Ă la peine que fait Ă vos parents votre escapade. » Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumiĂšre joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule dâeau chaude. Tenez, mettez le moine sous vos pieds. â Ce nâest pas trĂšs catholique, remarque lâenfant en souriant. â Ce lâest encore moins, riposte Madame MorĂšre, de faire une course pareille Ă lâinsu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les Ă©paules, nâayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout Ă lâheure. » Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles. Antone est irritĂ©, il eĂ»t voulu se trouver seul avec Madame MorĂšre, et ne lâa pas Ă©tĂ© un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni rĂątelier dâarmes, ni tĂȘte de cerf, ni loriot empaillĂ©, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrĂ©es, trois rayons surchargĂ©s de livres de prix et de livres de classe et deux gravures Ă la maniĂšre noire, reprĂ©sentant lâune Notre-Dame de FourviĂšres, lâautre le chien du RĂ©giment dont deux soldats bandent la patte blessĂ©e, pendant que leurs camarades continuent de fusiller lâennemi. Tandis quâil contemple ces simples objets, ses idĂ©es se brouillent, les images se succĂšdent dans son esprit malgrĂ© lui, et lentement il glisse au sommeil. Lorsquâil sâĂ©veille en toussant, une pĂąle veilleuse de porcelaine blanche a remplacĂ© la lampe. Il doit ĂȘtre tard. Une forme noire se meut doucement dans la pĂ©nombre une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerĂ©e sirupeuse dâun calmant. Câest vous, Madame ? demande-t-il. â Chut ! rĂ©pond la voix basse, Ă peine distincte, ne parlez pas renfoncez-vous et dormez. » En mĂȘme temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fiĂšvre, sa bouche est sĂšche et sa respiration difficile il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame MorĂšre, il ne la lĂąche pas, et, quand lâaccĂšs est passĂ©, il la porte Ă ses lĂšvres et murmure Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. » Madame MorĂšre troublĂ©e, lâinterrompt. Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! » Mais il insiste Est-ce que vous me pardonnez ? â Oui, mon enfant, je vous pardonne. » Elle sâapproche de lui et le baise au front. Oh ! alors, demandez Ă Georges de rester mon ami. â Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. » Elle est plus touchĂ©e quâelle ne veut lâavouer de cette dĂ©marche dâAntone, de cette confiance en son fils, et de cette naĂŻvetĂ© conservĂ©e mĂȘme aprĂšs des fautes qui semblaient prouver une rouerie prĂ©coce. Tandis quâAntone se rendort, elle songe Ă cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causĂ© tant de troubles depuis le commencement de lâannĂ©e scolaire. FatiguĂ©e, peu Ă peu elle sâassoupit elle-mĂȘme dans le fauteuil prĂšs du lit de Georges, oĂč dort maintenant, dâun sommeil plus tranquille, Antone Ramon. CHAPITRE XX â LâĂGE INGRAT JusquâĂ quatre heures et demie, Ă Sermenaz on fut sans inquiĂ©tude. Seule, tante Mimi Ă©tait ennuyĂ©e de ne plus retrouver KhĂ©m. DĂšs que lâorage gronda les deux tantes sâaffolĂšrent ; Zaza impitoyable accablait sa sĆur de reproches. Mais toutes deux pensaient quâAntone Ă©tait arrivĂ© Ă Montluel. Ă six heures, malgrĂ© lâĂ©claircie, Antone ne revint pas. LâinquiĂ©tude gagnait les parents et M. Ramon dĂ©clarait quâil ne lui permettrait plus jamais de sortir Ă bicyclette. Ă sept heures, avec la nuit les angoisses redoublĂšrent. Lorsquâune voiture entra dans la propriĂ©tĂ©, ce fut une flamme de joie. Le voilĂ ! le voilĂ ! câest lui ! » criĂšrent les deux tantes. Mais, au premier tournant de lâallĂ©e montante elles reconnurent le landau de lâoncle Brice. LâinquiĂ©tude devint de lâĂ©pouvante. On parlait de tĂ©lĂ©graphier Ă la gendarmerie, de lancer Firmin Ă la recherche dâAntone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler lâenfant. Bah ! dit lâoncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! Ă quatorze ans, on est capable de se dĂ©brouiller, on nâest plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brĂ»lĂ©. â Une poularde, sâil te plaĂźt, rectifia M. Ramon. â Une poularde de Bresse ! câest sacrĂ© on nâa pas droit Ă une minute de retard ; Ă table ! » Et il entraĂźna tout le monde au salon. On servit. Mais toutes les oreilles Ă©taient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait dâentrain, malgrĂ© les efforts de lâoncle Brice. Brusquement, la sonnerie du tĂ©lĂ©phone se mit Ă appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut Ă lâappareil, suivi de sa femme et de ses sĆurs. Allo ! Comment ? Meximieux⊠Vous vous trompez, Monsieur⊠Câest Ă M. Ramon que vous parlez ?⊠Lui-mĂȘme⊠Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?⊠CouchĂ© !⊠Il est malade ?⊠Un peu de rhume⊠Ce nâest pas grave ?⊠SĂ»rement ?⊠Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?⊠Il a reçu toute lâaverse !⊠Ah ! le petit misĂ©rable ! comme je suis confus, Monsieur⊠Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gĂȘne⊠Jâen suis honteux⊠Si⊠allo ! si je ne craignais de vous troubler⊠allo ! allo !⊠je partirais immĂ©diatement⊠Ce nâest pas la peine⊠Bien⊠Dites-lui combien je suis irrité⊠Vraiment, il nây a pas lieu dâĂȘtre inquiet ?⊠Merci⊠DĂšs demain, Ă la premiĂšre heure, je serai chez vous⊠Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez⊠allo !⊠allo !⊠Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains dâavoir mal entendu⊠Monsieur MorĂšre, câest bien Monsieur MorĂšre ?⊠Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons⊠et toutes mes excuses⊠Si vous pouviez tĂ©lĂ©phoner demain matin⊠Jâabuse vraiment, mais vous comprenez les inquiĂ©tudes dâun pĂšre⊠Merci bien, Monsieur⊠Merci ! » La mĂšre, lâoncle, les deux tantes, tout le monde Ă©coutait cette moitiĂ© de conversation. Eh ! bien, dit CĂ©leste Ramon, que sâest-il passĂ© ? â Antone est allĂ© non pas Ă Montluel, mais Ă Meximieux. â Ă Meximieux ! â Oui, chez un Monsieur MorĂšre. â Comment ! Ce monsieur MorĂšre dont le fils lâa accusĂ© de tricherie ? â Mais non, tu te trompes, CĂ©leste. Ce nâest pas MorĂšre. â Je tâaffirme que câest MorĂšre. â Câest absurde, câest idiot, câest impossible ! â Jâen suis sĂ»re. â Tu confonds, je tâen prie, ne tâobstine pas. â Si, si, relis la lettre du SupĂ©rieur. » M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre Câest bien MorĂšre⊠et son fils Georges. Si jây comprends quelque chose je veux ĂȘtre pendu. Et ce papa qui nâavait pas lâair de savoir Ă qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tĂȘte dâimbĂ©cile, demain matin !⊠» Mais la mĂšre interrompt Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idĂ©e dâaller chez ces gens-lĂ ? â Monsieur MorĂšre vient de me dire quâAntone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivĂ© mouillĂ©, ce monsieur a craint quâil nâattrapĂąt une bronchite et a jugĂ© plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et dâattendre demain, pour nous le renvoyer. â Il nâest pas malade ? â Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce nâest pas sĂ©rieux⊠VoilĂ ! Pour une Ă©quipĂ©e, câest une Ă©quipĂ©e. Qui diable mâexpliquera cette idĂ©e dâAntone ? â Et KhĂ©m ! demande tante Zaza. â Ah ! KhĂ©m, laissez-nous la paix avec votre KhĂ©m. â Quarante kilomĂštres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox ! â Mais pourquoi sâen est-il allĂ© chez ce MorĂšre ? Vraiment je crois quâen effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crĂ©tins. Ă quoi rime ce voyage ? â Bah ! ton gamin se dĂ©niaise un peu, rĂ©pond lâoncle Brice. Ă son Ăąge nous en faisions bien dâautres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour⊠» Et il raconte pour la centiĂšme fois quâĂ douze ans, il Ă©tait parti sans rien dire pour la pĂȘche Ă six heures du matin et nâĂ©tait rentrĂ© chez lui quâĂ sept heures du soir. Ă peine le dĂźner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnĂ©e. Tu avais bien besoin de le laisser partir Ă bicyclette ! â CâĂ©tait bien utile de dĂ©chirer la lettre Ă son pĂšre ! â Si tu ne lâavais pas poussĂ© Ă cette promenade, la lettre Ă©tait enterrĂ©e. â Si tu nâavais pas dĂ©chirĂ© la lettre lâaffaire sâexpliquerait toute seule. » Survient CĂ©leste Ramon, inquiĂšte de cette longue absence. Quây a-t-il encore ? On me cache quelque chose ? â Ah ! câest bien simple, il vaut mieux tout tâexpliquer. » Et tante Mimi raconte la rĂ©ception de lâabbĂ© Levrou, la suppression de la lettre dâAntone, et lâimpasse oĂč les a mises Zaza, car câest Zaza qui est cause de tout. Mon Dieu ! pourquoi vous mĂȘlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » sâexclame Madame Ramon irritĂ©e. Que je suis malheureuse dâaimer ton enfant ! sâĂ©crie tante Zaza. â Nous sommes bien avancĂ©es ! Quâest-ce que va dire Armand ? » reprend CĂ©leste en se promenant tout agitĂ©e. Au bout dâune heure Armand apparaĂźt. Brice sâen va ! il voudrait bien vous prĂ©senter ses hommages. Vous nâavez pas fait grands frais pour lui ce soir. â Quâil est assommant, celui-lĂ ! » sâĂ©crie CĂ©leste, et elle descend rapidement. Comment ! dĂ©jĂ , vous partez ? â Oui, parce quâArmand prend le train de bonne heure ! â Ah ! quelle corvĂ©e, mon pauvre ami ! rĂ©pond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te fĂ©licite dâĂȘtre cĂ©libataire ! â Merci, mon ami, observe CĂ©leste froissĂ©e. â Bah ! câest lâĂąge ingrat, » rĂ©pond lâoncle Brice avec un Ă©goĂŻsme tranquille et souriant. Oui, mais ça commence de bonne heure, cet Ăąge lĂ , et personne nâa jamais su quand ça finissait. » Enfin lâoncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton Maintenant, dit-il Ă sa femme et Ă ses sĆurs, jâespĂšre que vous allez mâexpliquer ce mystĂšre car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de lâentreprise de mon garnement. » CĂ©leste rĂ©vĂšle toute lâaffaire, interrompue, rectifiĂ©e, complĂ©tĂ©e perpĂ©tuellement par les deux tantes. Alors câest Antone qui avait trichĂ©, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais câest inouĂŻ, câest inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drĂŽle, vous nâĂȘtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu dâaller chez ces gens quâil a embĂȘtĂ©s pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments oĂč je me demande sâil ne devient pas idiot. Il nous prĂ©pare dâheureux jours, ce gaillard-lĂ . Aussi je mâen vais le secouer dâimportance. â Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon. â Il nây a pas dâArmand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. Dâabord je vais y aller demain matin et puisquâil sâest moquĂ© de nous et dâeux il faudra quâil se mette Ă genoux, quâil leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole dâhonneur que je lâenferme dans une maison de correction, je lâenvoie Ă Mettray labourer la terre. â Armand ! â Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand dâune voix saccadĂ©e, tandis que Madame Ramon se jette Ă ses genoux et que les deux sĆurs, Ă cette tragique menace, se serrent Ă©pouvantĂ©es lâune contre lâautre. AprĂšs cette scĂšne, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversĂ© dans son fauteuil, examine la question avec moins de frĂ©nĂ©sie son opinion se rĂ©sume en ces exclamations Quelle sale corvĂ©e ! Quelle tĂȘte vais-je faire devant ce Monsieur ! Si jâenvoyais CĂ©leste ?⊠Mais non, elle ferait encore des sottises. » Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. Ă neuf heures il arrivait enfin Ă Meximieux. Lâair trĂšs digne, il pĂ©nĂ©tra dans le vestibule de Monsieur MorĂšre Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens Ă vous rĂ©vĂ©ler que par suite de la faiblesse de mes sĆurs, je nâai appris quâhier soir la conduite inqualifiable dâAntone Ă votre Ă©gard et Ă lâĂ©gard de votre fils Georges. Jâentends quâil vous demande pardon⊠â Mais câest dĂ©jĂ fait, câest pour cela quâil Ă©tait venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur⊠» Heureux de ce dĂ©but, Monsieur Ramon respire. Vous avez dĂ» le bien gronder, continue M. MorĂšre, pour lâamener Ă une si pĂ©nible dĂ©marche. » Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge mĂȘme, son attitude signifie clairement Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, lâenfant doit marcher droit, ou sans cela⊠» Je regrette, continue Monsieur MorĂšre, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes quâhier soir. â Il est malade ? sâĂ©crie Monsieur Ramon. â Il a de la fiĂšvre, et Madame MorĂšre, qui lâa veillĂ© toute la nuit, lâa trouvĂ© trĂšs agitĂ©. Le mĂ©decin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en prĂ©sence dâune bronchite. » Monsieur Ramon nâĂ©coute plus, il cherche des yeux la chambre oĂč se trouve son fils. Monsieur MorĂšre lây conduit aussitĂŽt en le suppliant de ne pas ĂȘtre sĂ©vĂšre. PrĂ©caution bien inutile. Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ? â Bien, rĂ©pond lâenfant tout Ă©mu de cette douceur inaccoutumĂ©e. â Remercie Monsieur MorĂšre de tâavoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre Ă la porte comme un vagabond. » Les yeux dâAntone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur MorĂšre intervient pour attĂ©nuer les reproches Nous rĂ©glerons cela quand tu seras debout, dit le pĂšre, tire la langue. » La langue est chargĂ©e, le pouls trĂšs vif, le front brĂ»lant. Monsieur Ramon descend aussitĂŽt pour tĂ©lĂ©phoner Ă sa femme et au docteur Bradu, doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon, un ami de la famille Pourvu que nous nâayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant Ă la poste. Ă dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout Ă©tonnĂ© de la figure de ses sĆurs. Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le prĂ©cĂšde dans lâescalier jusquâĂ sa chambre. Il entre et reste stupĂ©fait, tandis que Bridgette Ă©clate de rire. Ah ! bien, celle-lĂ est bonne ! » dĂ©clare-t-il les yeux fixĂ©s sur Antone. AussitĂŽt ses traits se contractent et dâune voix altĂ©rĂ©e Tu nâes pas malade au moins ? » Dans la surprise les premiĂšres paroles, moins que cela mĂȘme, les premiĂšres expressions de physionomie rĂ©vĂšlent le fond de notre cĆur. Antone a senti du coup tout lâintĂ©rĂȘt affectueux de son ami. Il veut rĂ©pondre, mais la grande Marthe est lĂ Le docteur lui a dĂ©fendu de parler, dit-elle ; voilĂ , il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça sâen ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte lâarrivĂ©e dâAntone sous lâorage. Et pourquoi es-tu venu ? â Ăa, rĂ©pond Marie-ThĂ©rĂšse, câest le secret de maman, elle a refusĂ© de nous le dire. Ă toi on le dira peut-ĂȘtre ! â Je peux le demander ? » interroge Georges. Antone fait un signe de tĂȘte affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur MorĂšre suivi de Monsieur Ramon. Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens Ă ce quâAntone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite Ă votre Ă©gard. â Mais il mâa dĂ©jĂ demandĂ© pardon Ă Bourg. â Ăa ne fait rien, jâai jurĂ© Ă sa mĂšre quâil vous demanderait pardon Ă vous et Ă votre pĂšre devant moi. » Antone nâa nulle envie de rĂ©sister, et câest bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce Ă mi-voix Je vous demande pardon dâavoir⊠» Une toux involontaire lâarrĂȘte ; aussitĂŽt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur MorĂšre se prĂ©cipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerĂ©e tout en lui dĂ©fendant de parler. Ă midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sĆurs naturellement. Lâentrevue, grĂące Ă lâautoritĂ© du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer Ă le ramener Ă Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collĂšge avant trois semaines. Dâailleurs tout danger grave Ă©tait Ă©cartĂ© grĂące aux bons soins de Madame MorĂšre et du premier mĂ©decin. La reconnaissance de la famille Ramon sâexprima aussitĂŽt en phrases dĂ©bordantes. Ah ! Madame, câest vous qui lâavez sauvĂ©, comment vous remercier ! JâespĂšre quâaux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux quâAntone rĂ©parĂąt un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles Ă©quipĂ©es. » Antone Ă©coute toutes ces paroles avec dĂ©lices. Devant lui sâouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout rĂ©parĂ© au lieu de tout confondre ses parents sont rĂ©conciliĂ©s avec les parents de MorĂšre. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui lâamitiĂ© dâautrefois ? Câest lĂ son inquiĂ©tude secrĂšte. AprĂšs dĂ©jeuner il le voit revenir pour faire ses derniers prĂ©paratifs de dĂ©part, car câest le jour de la rentrĂ©e. Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je nâai pas trouvĂ© ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de tâavoir revu, car jâai rĂ©flĂ©chi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivĂ©, câest un peu de ma faute. Ne parle pas tous les docteurs te le dĂ©fendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientĂŽt, nâest-ce pas ? » Et sâasseyant prĂšs de lui sur le lit Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais câest un trop sale type. â Jamais, rĂ©pond fermement Antone, les prunelles dilatĂ©es. â Alors nous reprendrons comme avant le premier de lâan. Tant pis pour ceux qui sâoffusqueront. » Une vive Ă©motion empourpre soudain les joues dâAntone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence. Seulement, il faudra prouver quâavec moi, ça va mieux quâavec les autres. Il est peut-ĂȘtre un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras quâon peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute Câest le SupĂ©rieur qui va ĂȘtre Ă©tonnĂ© en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! » Antone se tait, le visage illuminĂ© dâun bon sourire il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cĆur et contemple son ami avec une joie entiĂšre. Enfin, câest lâheure de la sĂ©paration. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui Ă©crire bientĂŽt. Ă peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre. CâĂ©tait donc Ă vous le petit chien blanc quâon a retrouvĂ© ce matin. â KhĂ©m ! rĂ©pond Antone qui avait complĂštement oubliĂ© son compagnon de voyage. â Il ne faudra pas dire que je vous lâai dit, reprend Bridgette, dâun ton important et mystĂ©rieux il a passĂ© la nuit dehors, et on lâa trouvĂ© ce matin mort. » Antone sâassombrit, câest un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de KhĂ©m. TROISIĂME PARTIE â LA CLOCHE CHAPITRE I â CONVALESCENCE Depuis trois semaines Georges attend le retour dâAntone. Sa mĂšre dâabord lui a envoyĂ© des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obĂ©issance, son repentir, sa gentillesse. LâabbĂ© Buxereux sâĂ©tait promis de le gronder, mais devant sa grĂące et sa naĂŻvetĂ©, il a dĂ©sarmĂ©. Puis on lâa ramenĂ© Ă Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. Câest ensuite Antone lui-mĂȘme qui met son ami au courant de sa vie de convalescent une imprudence retarde lâheure de son retour et le docteur Bradu lâa envoyĂ© Ă Nice. Il proteste de son amitiĂ©, aspire Ă le revoir, et lui raconte ses espiĂšgleries avec Bridgette Maman tâaime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme câest loin ! » Et câest une avalanche de cartes postales signĂ©es Ton ami. Georges voudrait lui rĂ©pondre affectueusement ; il nâose ses lettres seront lues en effet par le SupĂ©rieur ; sâil demandait au PĂšre Levrou de les envoyer comme naguĂšre celles quâil adressait Ă sa mĂšre Ă lâĂ©poque de sa premiĂšre communion. Mais non, ce nâest plus la mĂȘme chose. Il est sur la limite indĂ©cise oĂč lâon ne sait si lâon agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre Ă Antone de reproches sur son imprudence, de dĂ©tails scolaires, de conseils de grandâpĂšre. Et voici quâen se relisant il sâaperçoit quâil lâa tutoyĂ©. Que pensera le SupĂ©rieur qui malgrĂ© lâhabitude gĂ©nĂ©rale proteste toujours contre cette familiaritĂ© de mauvaise Ă©ducation ? Il nâa ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres Vous me dites sur ta derniĂšre carte⊠Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelĂ© de remords Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la rĂ©ponse avec inquiĂ©tude. Enfin elle arrive Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu mâas fait. Câest bien toi, ton courage, ton amitiĂ© dĂ©vouĂ©e. » Georges a peur. Ăvidemment, câest de lâironie. Mais non, jusquâau bout, jusquâĂ lâau revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges sâĂ©tonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons. Il nâa pas eu dâexplication avec Miagrin. Ă quoi bon ? Il a percĂ© Ă jour la faussetĂ© de cet Ă©lĂšve modĂšle. Il sait bien quâĂ lâarrivĂ©e dâAntone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il lâattend, dĂ©cidĂ© Ă dĂ©fendre son ami de toutes ses forces. Dâailleurs Miagrin affecte lâindiffĂ©rence la plus complĂšte. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacĂ©, pourtant une crainte terrible hante lâesprit du sacriste. Ah ! sâil pouvait empĂȘcher le retour dâAntone ou faire renvoyer Georges, puisquâil nâa pu rĂ©aliser ses plans et que ses espĂ©rances, il le voit, sont dĂ©sormais brisĂ©es ! Lui aussi pressent la lutte ! Enfin un soir de mai lâĂ©tude des moyens est brusquement agitĂ©e, comme la cime des forĂȘts par le vent. MalgrĂ© les coups de rĂšgle du surveillant, la mĂȘme exclamation se rĂ©pĂšte et se propage de banc en banc Ramon ! câest Ramon ! Ramon ? » Tout heureux et souriant, bronzĂ© comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la dĂ©marche sautillante, Antone est rentrĂ© et, rapide, monte Ă la chaire, ainsi quâun chamois sur un roc. De cette position Ă©levĂ©e, il tourne aussitĂŽt les yeux vers lâangle dâoĂč Georges MorĂšre le contemple ravi. Il lui fait des signes dâintelligence, en Ă©coutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie Ă sa place. Mais hardiment il demande la permission dâaller parler Ă MorĂšre, il affirme que sa mĂšre lui a donnĂ© quelque chose de trĂšs important et de trĂšs pressĂ© Ă lui remettre. Soit ! mais faites vite. » Antone bondit, se dĂ©gage de ses condisciples qui lâarrĂȘtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrĂštement par quelques coups de crayon sur sa table. Tiens, de la part de maman. » Il est retournĂ© Ă sa place en riant, et Ă peine assis, examine la figure de son ami. Georges dĂ©noue mĂ©ticuleusement les ficelles, et dans une boĂźte dĂ©couvre un porte-carte de cuir vert ornĂ© de son chiffre en argent. Sa surprise rĂ©jouit fort Antone. Son regard dit clairement Ta mĂšre est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de lâexaminer avec une impatience fĂ©brile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme prĂ©cipitamment ; il contient la photographie dâAntone. Si quelque Beurard indiscret lâapercevait ! quel dĂ©goĂ»t Ă la pensĂ©e de son sourire railleur et idiot. Le soir au rĂ©fectoire et surtout le lendemain Ă la rĂ©crĂ©ation, Antone est entourĂ© et fĂȘtĂ©. Câest une chose charmante que cet intĂ©rĂȘt des collĂ©giens pour un camarade enfin de retour. Leur babil dâoiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. On nâa plus quâune semaine Ă gagner pour avoir la promenade de classe. â Tu sais quâon joue Britannicus Ă la fĂȘte du SupĂ©rieur. Il y aura, paraĂźt-il, de trĂšs jolis costumes. â MorĂšre a Ă©tĂ© vainqueur Ă la course Ă pieds. » Et des compliments ! Trente kilomĂštres sous la pluie, tu nâas pas peur ! â Et pour aller voir MorĂšre ! dit une voix aigre. â Il nâen valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat. Antone est heureux. Il ne reconnaĂźt plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton ornĂ© dâun blason sculptĂ©, resplendit toute blanche en cette belle matinĂ©e de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagĂ©s dâune fine et lĂ©gĂšre verdure, les marronniers de la cour soutiennent lâopulence de leur royal feuillage oĂč les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumiĂšre frissonnent ses champs de maĂŻs, et sa vieille tour de Jasseron Ă demi Ă©croulĂ©e se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est lĂ . Antone lui raconte les soins que sa mĂšre lui a donnĂ©s et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sĆurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille. Le soir, câest la surprise du mois de Marie. On sâen va en procession Ă la chapelle, on passe Ă cĂŽtĂ© des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au SupĂ©rieur, Vulcain le jardinier sĂ©vĂšre et boiteux rafraĂźchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflĂ©es. On Ă©coute une brĂšve louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme lâavant-veille Ă lâexcellent Perrotot. Il exaltait la bontĂ© de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, a pitiĂ© des plus mauvais prĂȘcheurs ». Ce lapsus avait excitĂ© les rires et les rires dĂ©sarçonnaient le sermonnaire qui, malgrĂ© ses terribles regards Ă droite et Ă gauche, nâavait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court Ă son silence prolongĂ© lâabbĂ© FramogĂ© avait commandĂ© Prenez le cantique Ă la page 35 Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que rĂ©pĂ©taient aussitĂŽt ses voisins Au secours, finis mon discours. » Lâexercice terminĂ©, on restait en rĂ©crĂ©ation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! AprĂšs des journĂ©es si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils sâĂ©grenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupĂ© sâorganisait spontanĂ©ment. Avec des cris dâhirondelles qui rasent la terre et entremĂȘlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns aprĂšs les autres, filaient comme des flĂšches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier Ă prendre le change, se grisaient dâaudace et de mouvement. Ce jeu trop puĂ©ril, qui le jour les eĂ»t rebutĂ©s, alors les soulevait de plaisir. Lâair Ă©tait souple comme un bain tiĂšde, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu Ă peu la lumiĂšre se faisait plus mauve et plus mystĂ©rieuse. Antone sâen donnait Ă cĆur joie, tout entier Ă la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille dĂ©tours de la poursuite, content de retrouver lâĂ©lasticitĂ© de ses membres, heureux de la bonne camaraderie dâĂmeril, de CĂ©zenne, dâAubert, de tous. Il sâĂ©lançait Ă©perdĂ»ment, sâefforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligĂ© de courir aprĂšs Miagrin qui sâĂ©tait glissĂ© entre eux deux. DĂ©jĂ les carreaux de lâĂ©tude sâĂ©clairaient de la lueur des lampes [que] les rĂ©glementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de lâabbĂ© Russec avertissait les plus acharnĂ©s, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, mĂȘme aprĂšs le signal, mĂȘme quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle Ă chaque instant, comme il lui en veut dâinterrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades. Vous courez trop, vous ĂȘtes tout en sueur vos parents vous ont pourtant bien recommandĂ© de faire attention. » Câest lâabbĂ© Russec qui passe sa main dans le col dâAntone et le gronde. Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant Ă lâimmobilitĂ©, quand les autres jouent, quand il nâa pas jouĂ© lui-mĂȘme depuis un mois. On rentre. DerriĂšre eux, dans les cours larges et vides le calme sâĂ©tend comme une nappe ; les lourds feuillages sâassombrissent et dans le crĂ©puscule sâagitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtĂ©es par les Ă©lytres bruissantes des hannetons rĂŽdeurs. CHAPITRE II â ANTONE SâĂPANOUIT, GEORGES SâINQUIĂTE Le lendemain Antone sâest levĂ© avec un point de cĂŽtĂ©. Il a dĂ» voir le docteur Thanate Ă la visite. DĂ©cidĂ©ment il nâest pas tout Ă fait guĂ©ri puisquâon lâoblige Ă garder lâinfirmerie pendant les rĂ©crĂ©ations. AussitĂŽt Miagrin en a profitĂ© pour essayer de le relancer. Mais dĂšs les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifiĂ© Non, câest fini, laisse-moi la paix. â Alors câest le lĂąchage ; tu tâen repentiras. â Assez. â Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis Ă la porte. » Mais Antone sourit et rĂ©pond FlĂ»te. » Miagrin comprend lâallusion ; il riposte Tu nâas aucune preuve en main, rien moi ce nâest pas la mĂȘme chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. » Ă ce moment rentre Charles Cathelin, Ă©lĂšve de seconde qui devait tenir le rĂŽle de Britannicus, et qui est tombĂ© malade ; Monsieur Berbiguet sâinforme de sa santĂ© ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de dĂ©cision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaĂźt. Vous, quâest-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?⊠Andromaque ? bon, rĂ©citez le commencement. » Antone obĂ©it et dâune voix rapide, incolore et mĂ©canique, il dĂ©coupe ainsi les premiers vers Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidĂšle. Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle. Et dĂ©jĂ -son-courroux, semble-sâĂȘtre-adouci. Depuis-quâelle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici. Voyons, dĂ©clare M. Berbiguet, vous avez pourtant lâair intelligent. Quâest-ce que cette rĂ©citation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient aprĂšs six mois de sĂ©paration, et vous croyez quâils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique âOuiâ, dit Oreste, â avec certitude et ravissement, â âpuisque je retrouve un amiâ, â trĂšs lent, cela sâimpose, et un arrĂȘt pour dĂ©tacher avec tendresse les deux derniers mots âsi fidĂšleâ. Sentez-vous quâĂ ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. âMa fortune va prendre une face nouvelleâ, â il le croit et par consĂ©quent, câest un vers plein dâespĂ©rance qui doit sonner joyeusement. âEt dĂ©jĂ son courrouxâ, dâun ton plus sombre ; ce courroux, câest la fatalitĂ© antique, câest lâoracle qui lui a ordonnĂ© de tuer sa mĂšre ! Cependant la confiance lâemporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin âsemble sâĂȘtre adouci, Depuis quâelle a pris soin, comme une mĂšre, de nous rejoindre iciâ. Et il lâembrasse, Ă©videmment. Comprenez-vous un peu ? â Oui, Monsieur. â Eh ! bien, rĂ©pĂ©tez maintenant. » Un peu intimidĂ© et en sâappliquant, Antone reprend les autres vers. Il dĂ©taille lâami si fidĂšle » avec un peu dâexagĂ©ration et module le dernier vers de sa voix la plus caressante. Vous y ĂȘtes, sâĂ©crie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. » Et le voici qui sâasseoit prĂšs dâAntone, ouvre son Racine, le commente. Lâenfant charmĂ© dĂ©couvre tout un trĂ©sor de beautĂ©s quâil ne soupçonnait pas. Il faut quâil apprenne quatre scĂšnes en dix jours. Cela ne lâeffraie pas. Il est si heureux dâavoir Ă©tĂ© distinguĂ©, choisi, initiĂ© par M. Berbiguet. Il brĂ»le de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les Ă©lĂšves et leurs parents ! Tout de suite, il Ă©crit Ă sa mĂšre. DĂšs le lendemain il peut rĂ©citer les deux premiĂšres scĂšnes sans dĂ©faillance de mĂ©moire. De temps en temps, M. Berbiguet rĂ©unit les acteurs dans sa chambre ; quand la rĂ©pĂ©tition a bien marchĂ©, pour les rĂ©compenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-mĂȘme, renversĂ© dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la LĂ©gende des SiĂšcles, des PoĂšmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins. Et voici la FĂȘte-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu rĂ©compenser la conduite dâAntone pendant les vacances de PĂąques, il lâa dĂ©signĂ© pour faire partie de lâescorte dâhonneur Ă la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorĂ©es, mobiles sur une hampe. Ă droite et Ă gauche les Ă©lĂšves font la haie et chantent sous la direction de lâabbĂ© ThiĂ©baut au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnĂ©s de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pĂ©tales quâils jettent au coup de claquette du cĂ©rĂ©moniaire. Ensuite sâavancent les thurifĂ©raires et, enfin, le dais de drap dâor dont les bĂątons sont portĂ©s par les Ă©lĂšves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants. Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillĂ©s, Antone Ramon accompagne lâostensoir vermeil que porte lâarchiprĂȘtre de la cathĂ©drale, le vĂ©nĂ©rable Monsieur Destailles. Il mĂȘle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumĂ© des encensoirs, son Ăąme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de nâen plus avoir pour la fin. Il sâĂ©panouit, il sâoffre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au dĂ©tour de la VallĂ©e Suisse, au fond de la grande allĂ©e des tilleuls, Ă lâentrĂ©e des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi sâexalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la prĂ©sence de Georges dirigeant les mouvements des thurifĂ©raires ? est-ce lâapproche du vieux prĂȘtre chargĂ© de sa lourde chape dorĂ©e quittant parfois le dais pour poser lâostensoir sur la tĂȘte des petits frĂšres et des petites sĆurs ? est-ce cette fĂȘte du printemps dont les verdures sâharmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne sâanalyse pas, mais sâabandonne Ă ce flux dâadorations et de priĂšres. Des dĂ©sirs de vie plus pure montent de son cĆur. Il rĂȘve dâĂȘtre un chef, un hĂ©ros, qui dĂ©fend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les Ă©chafauds. Tandis quâagenouillĂ©, au moment de la bĂ©nĂ©diction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins dâherbe, son imagination, surexcitĂ©e par son cĆur, invente des scĂšnes tragiques oĂč sâaffirment son courage et sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Puis les tambours battent, on se relĂšve, et, dĂ©veloppant sa longue thĂ©orie, la procession revient Ă la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloĂźtre, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pĂ©nombre profonde et fauve, le maĂźtre autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les Ă©lĂšves se hĂątent pour faire retentir sous les voĂ»tes de la nef la rafale de joie du Per singulos dies » Aujourdâhui, tous les jours, Seigneur, nous te bĂ©nissons. » La cloche lĂ -haut sâunit Ă cette allĂ©gresse et sonne Ă toute volĂ©e la rentrĂ©e du cortĂšge. Antone chante Ă plein gosier, soutenu par les grandes ondes de lâorgue, et mĂȘlant sa voix Ă la clameur triomphale des enfants, Ă la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermĂ©es, lâautel nâest plus endeuillĂ© de violet, ni les prĂȘtres de noir comme aux Rameaux ; la voĂ»te nâa plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons non, câest la chapelle de lâallĂ©gresse exultante, de lâĂ©panouissement, de la joie parfaite ; aujourdâhui encore, câest vraiment la chapelle de son Ăąme. Pourtant, Ă cette mĂȘme heure, par ces mĂȘmes chemins enivrĂ©s, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en rĂ©glant les mouvements des thurifĂ©raires, il a vu son ami radieux prĂšs du dais ; il nâa pas perdu une note de ses cantiques et Ă mesure que cette voix montait, il sâinquiĂ©tait lui-mĂȘme de la douce voluptĂ© quâil goĂ»tait Ă lâentendre, de ces regards qui se posaient naĂŻvement sur lui avec tant dâinsistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards nâest pas simplement pieux. Antone sâignore peut-ĂȘtre, mais Georges se demande si ce nâest pas sa prĂ©sence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce quâil attirerait Ă lui cette ferveur ? Est-ce quâil Ă©tendrait le crĂ©puscule de son amitiĂ© entre cette Ăąme et le soleil de justice ? VoilĂ pourquoi Georges MorĂšre est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux dâAntone. Il craint de trop sâabandonner Ă cet attrait. Le samedi suivant, la classe de troisiĂšme triomphe. Elle a obtenu son troisiĂšme Ă©loge de classe et, solennellement, le SupĂ©rieur dĂ©clare quâelle a droit Ă une promenade pendant une journĂ©e de travail. Les applaudissements ont Ă©clatĂ© sur tous les bancs. Antone songe Ce sera une bonne journĂ©e avec Georges ! » Le mĂȘme soir Georges va trouver le PĂšre Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone lâinquiĂšte, il le voudrait moins exagĂ©rĂ© il le craint. Il est ce quâil est, rĂ©pond lâabbĂ© ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La premiĂšre expĂ©rience suffit, ne recommençons pas. Quâil soit trĂšs expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-mĂȘme. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitiĂ© vous domine et vous alanguit, coupez court. â Je ne veux pas lâabandonner. â Si vous vous croyez capable de rĂ©sister Ă cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une trĂšs grande et trĂšs heureuse influence sur lui, mais Ă une condition. â Laquelle ? â Câest de vous mĂ©fier de son imagination et de sa sensibilitĂ© et de lâamener Ă une vue plus sĂ©rieuse de la vie. â Mais le moyen ? â Nâallez pas trop vite, restez dâabord lâami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusquâĂ lâannĂ©e prochaine, elle deviendra alors une solide amitiĂ©, car il nây a pas de vĂ©ritable amitiĂ© avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mĂ©rite pas quelques efforts ? Vous nâĂȘtes plus un enfant, vous ? â Jâai peur de moi. â Tant mieux on nâest jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler Ă y affermir les autres ? Au lieu dâĂȘtre un suiveur servile, ne voulez-vous pas ĂȘtre un entraĂźneur dâĂąmes ? Eh ! bien, commencez dĂšs maintenant. » CHAPITRE III â DANS LES COULISSES La tradition dans cette vieille maison veut que la fĂȘte du SupĂ©rieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théùtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prĂ©venir le bon chanoine quâon le demande Ă la salle des exercices. La tradition exige encore que juste Ă ce moment, chapeau en tĂȘte, parapluie en main, il sâapprĂȘte Ă sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se rĂ©jouissent de sa figure effarĂ©e lorsquâĂ son entrĂ©e le collĂšge Ă©clate en applaudissements. Et aussitĂŽt commence le dĂ©filĂ© des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le SupĂ©rieur absorbe avec bienveillance et auxquels il rĂ©pond aimablement, du mieux quâil peut, dans les langues quâil sait. Mais le grand attrait de cette fĂȘte, câest la reprĂ©sentation dramatique du lendemain soir. Cette fois Monsieur Huchois fait jouer Le MĂ©decin malgrĂ© lui », mais M. Berbiguet tente lâĂ©preuve dâune tragĂ©die classique avec rĂŽles de femmes. Britannicus doit ĂȘtre reprĂ©sentĂ© sans retouches et intĂ©gralement Ă quelques vers prĂšs. Ă 7 heures, les acteurs montent sâhabiller Ă la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui sâefforce dâendosser la cuirasse de Burrhus sens devant derriĂšre. On sâexclame devant les figures grimĂ©es devenues mĂ©connaissables, devant GrĂ©tat, comique cĂ©lĂšbre dans tout le collĂšge, en Sganarelle, sa bouteille Ă la main. Antone revĂȘt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques dâor, tunique violette brodĂ©e de clinquant. Les grands lâentourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau Ă lâantique. Antone habituĂ© aux cĂąlineries de ses tantes sâabandonne Ă leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur lâenlaidir de fards Ă©pais et de perruques. MalgrĂ© les protestations dâAntone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupiĂšres, carminer les lĂšvres. La reprĂ©sentation du MĂ©decin commence. Antone, restĂ© avec deux ou trois tragĂ©diens, Ă©prouve des apprĂ©hensions nouvelles Pourvu quâil se rappelle son rĂŽle ! » Chamouin dĂ©clare quâil faut ĂȘtre un peu parti » pour bien jouer. Il lâemmĂšne au rĂ©fectoire oĂč les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres. Le premier acte de la comĂ©die est fini, les artistes reviennent. GrĂ©tat furieux sâexclame Comment jouer proprement avec cet imbĂ©cile de Chouroux qui rĂ©cite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone sâeffraie Nâaura-t-il pas lâair de rĂ©citer sa leçon ? » Dubled a devinĂ© ses craintes Ăa ne va pas, lui dit-il, viens donc Ă la cuisine ; » et il lâentraĂźne vers le sous-sol par le large escalier de pierre. La grosse sĆur Archangel bougonne et les chasse Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon Ma sĆur, câest Monsieur Berbiguet qui mâenvoie. Le petit Ramon est un peu fatiguĂ©, il va jouer, vous nâauriez pas un peu de grog pour le remonter ? â Il nây en a plus, » rĂ©pond sĂšchement la sĆur. Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sĆur a tournĂ© un Ćil vers Antone. Câest vrai quâil est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafĂ© Ă lâĂ©paule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannĂ©es. La bonne sĆur oublie un peu ses casseroles et ses chaudiĂšres, elle sâexcuse, elle regrette. Rien quâun peu de grog, ma sĆur, » supplie Antone, de sa voix cĂąline et timorĂ©e. Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours. La vieille sĆur se sent prise aux entrailles quand mĂȘme par cette grĂące gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mĂšre. Comment vous appelez-vous donc ? â Antone Ramon. â Jâaurais dĂ» le deviner ! comme vous ressemblez Ă votre papa ! » Câest sa manie de reconnaĂźtre dans les Ă©lĂšves actuels les enfants des Ă©lĂšves dâautrefois. Monsieur Ramon nâa jamais mis le pied dans les classes du collĂšge, mais elle se le rappelle trĂšs bien. Câest son pĂšre trait pour trait. Il Ă©tait si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientĂŽt une tasse de cafĂ© brĂ»lant, vivement moulu et Ă©chaudĂ© par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sĆur. Hein ! jâai Ă©tĂ© gentil, » fait remarquer Dubled, et il sâapproche de lâenfant sous prĂ©texte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure Tu sais que tu es gentil Ă croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hĂąte de regagner les coulissesâŠ[3] Le rideau tombe sur la fin du MĂ©decin malgrĂ© lui. Les applaudissements cessent. Et le théùtre est livrĂ© aux machinistes pour le changement de dĂ©cors. Les comiques redescendent au rĂ©fectoire avec des cris, des exclamations et des rires Ah mon vieux, sâĂ©crie GrĂ©tat dâun air important, je ne savais pas un mot de mon rĂŽle ; tu vois, ça a Ă©tĂ© tout de mĂȘme ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis âAh ! je te vois venir !â La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraĂźneur, il sent que, par suite de ces fautes, la piĂšce nâa pas eu le dixiĂšme du succĂšs des autres fois. Ă son tour, M. Berbiguet se dĂ©mĂšne, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derriĂšre les portants. On frappe les trois coups, et aussitĂŽt lâorchestre attaque une ouverture grave composĂ©e par lâabbĂ© ThiĂ©baut. Allez. » Lentement le rideau se lĂšve sur une scĂšne Ă demi plongĂ©e dans lâobscuritĂ©. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixĂ©s sur la porte de NĂ©ron. Lâorchestre interprĂšte les mouvements tumultueux de son Ăąme, tandis que le jour peu Ă peu grandit et fait sortir de lâombre les colonnes de porphyre de lâatrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiĂšte, et lorsque la derniĂšre note de musique se meurt, la grave tragĂ©die commence. Quoi ! tandis que NĂ©ron sâabandonne au sommeil⊠» Antone dĂ©sirerait voir lâauditoire mais il a peur dâĂȘtre aperçu ; bientĂŽt lâimmobilitĂ© lui pĂšse, il sâagite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiĂ©tude. De la coulisse opposĂ©e le professeur impose le calme, arrĂȘte les bruits. La salle Ă©coute avec cette froideur attentive qui semble dâabord ne pas comprendre et menace Ă chaque instant de se dĂ©courager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et dĂ©taille bien le rĂ©cit de sa disgrĂące. Dubled attention ! » Câest le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timiditĂ©. Quâadviendra-t-il dâAntone si Dubled a le trac ! Pourtant la scĂšne sâanime, Agrippine sâirrite PrĂ©tendez-vous longtemps me cacher lâempereur ? » Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce quâil peut ; la salle sâĂ©branle. Enfin Ă©clatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids sâĂ©vanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets Ă la rampe, Ă la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone PrĂ©parez-vous. » BientĂŽt Burrhus se tourne vers le fond et sâĂ©crie Voici Britannicus, je lui cĂšde ma place. » Il faut bien que Britannicus paraisse. Va donc, » lui crie Brizot, et Antone sâavance les yeux Ă©garĂ©s, la dĂ©marche incertaine Approchez, crie Monsieur Berbiguet⊠encore⊠à la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangĂ©e des becs de gaz lâĂ©blouit. Le cadre lumineux de la scĂšne forme comme lâouverture dâun vaste tunnel entĂ©nĂ©brĂ©, une brume bleue flotte au-delĂ de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutĂŽt quâil nâaperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il nâose regarder, il se demande avec angoisse sâil va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine lâinterpelle Prince, oĂč courez-vous ? Que venez-vous chercher ? » Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il rĂ©pondu dâun ton tremblotant. Mais câest la note exacte de la scĂšne. Le voilĂ parti. Il entend la voix de M. Berbiguet Bien ! moins vite⊠» Et docile, il dĂ©clame les vers, Ă©tonnĂ© lui-mĂȘme de se rappeler les indications tant de fois rĂ©pĂ©tĂ©es. Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse Ă la rampe ! » Il sâapproche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le CurĂ© de Bourg, Monsieur le SupĂ©rieur, et entre eux, un prĂ©lat au visage Ă©maciĂ©, aux mains blanches, câest Monseigneur Foritte, Ă©vĂȘque in partibus » de Lalice. AuprĂšs dâeux, le colonel de Saint-EstĂšphe, la colonelle, le docteur Thanate, dâautres prĂȘtres aux yeux rĂ©jouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il nâose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois tĂȘtes de femmes, trois chapeaux en perpĂ©tuel mouvement, des yeux qui lâaspirent câest maman, câest tante Mimi, câest tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivĂ©es juste Ă temps pour la reprĂ©sentation. Antone nâose se tourner vers elles, il craint quâelles ne cherchent Ă se faire reconnaĂźtre, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lĂšve les paupiĂšres vers le fond, se repose dans cette obscuritĂ© de plus en plus opaque oĂč sont pressĂ©s tous ses condisciples, oĂč se trouve MorĂšre, Georges MorĂšre ! Quelles Ă©motions le secouent Ă ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince Que vois-je autour de moi, que des amis vendus, Qui sont de tous mes pas les tĂ©moins assidus, Qui, choisis par NĂ©ron pour ce commerce infĂąme, Trafiquent avec lui des secrets de mon Ăąme !⊠Comme toi, dans mon cĆur, il sait ce qui se passe. Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pĂ©nĂ©trante quâon nâapplaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus Ă©mu le charme de Racine opĂšre. Le premier acte est achevĂ©, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se prĂ©cipitent vers Antone Tu y es ! câest tout Ă fait cela. » Monsieur Berbiguet passe TrĂšs bien ! trĂšs bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc dâeau chaude et renouvelle ses observations, tout en dĂ©bouchant une bouteille de rhum pour prĂ©parer de nouvelles rations de grog. Maintenant le trac sâest dissipĂ©. Antone Ramon est sĂ»r de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, câest-Ă -dire RĂ©villou, enlĂšve tous les suffrages, et rien nâest charmant et terrible Ă la fois, comme la scĂšne des deux fiancĂ©s, de Britannicus plein dâespoir, et de Junie terrifiĂ©e tandis quâon voit sâagiter la tapisserie derriĂšre laquelle NĂ©ron les Ă©pie. Antone sâest piquĂ© au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici Ă lâacte troisiĂšme. Il se plaint Ă son confident, au traĂźtre Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu Ă©courtĂ© cette scĂšne dâamour, sa scĂšne, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et gĂ©nĂ©reuse, sa grĂące vraiment impĂ©riale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et NĂ©ron apparaĂźt. Alors commence le duel des deux frĂšres, alors se dĂ©chaĂźne la colĂšre du monstre tout puissant, devant la rĂ©volte fiĂšre et ironique de lâadolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute lâeffervescence imprudente de son cĆur blessĂ© qui ne veut plus se contenir ; puis câest la brutale frĂ©nĂ©sie du despote, lâappel aux gardes, lâarrestation de Britannicus, les reproches Ă Burrhus et la menace Ă Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle elle applaudit, elle se lĂšve, le vieux colonel Ă©mu de son courage crie Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle Ă©clate avec fracas, et le rideau tombĂ©, les Ă©chos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps. La partie est gagnĂ©e, » sâĂ©crie Monsieur Berbiguet dans lâenivrement de la victoire, et GrĂ©tat lui-mĂȘme, lâĂ©goĂŻste GrĂ©tat, vient trouver Chamouin et Ramon Vrai, vous Ă©tiez merveilleux tous les deux. » Câest la gloire, câest la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son ĂȘtre encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled quâil aurait souffletĂ© tout Ă lâheure, de Laurent qui nâa rien compris, mais qui a regardĂ© par un trou de la toile de fond, de la bonne sĆur Archangel qui, elle, nâa rien vu et est remontĂ©e de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le fĂ©liciter, Monseigneur Foritte entrerait quâil nâen serait nullement Ă©tonnĂ©. Il est tombĂ© dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dĂ©goĂ»t ! DĂ©jĂ il possĂšde tous les secrets de raviver lâĂ©loge, et il en use ! Alors, je nâĂ©tais pas ridicule ? Vraiment, ça nâa pas Ă©tĂ© trop mal ? » Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et rĂ©pĂ©ter Ă satiĂ©tĂ© Non, le mieux, câest quand tu disais⊠» Il ne peut se douter que ce qui a Ă©mu le colonel, lâĂ©vĂȘque, ses tantes, toutes les mĂšres, tous les hommes et mĂȘme inconsciemment ses camarades, câest le timbre de sa voix, la beautĂ© de sa jeune tĂȘte au profil antique, les lignes fiĂšres et souples de son corps vibrant dâadolescent ; et que cette voix, cette beautĂ©, ont fait accepter les gaucheries et les inexpĂ©riences de son jeu. Mais voici lâĂ©preuve. Pendant tout le quatriĂšme acte il ne paraĂźt pas. Maintenant quâon sâoccupe des autres, quâon applaudit les autres, il sent une dĂ©tresse infinie, la souffrance aiguĂ« de lâabandon soudain, de lâisolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait nĂ©gligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler lâattention. Toutes les fois quâon rĂ©pĂšte le nom de Britannicus il Ă©prouve un soulagement on complote de le tuer, Burrhus cherche Ă le dĂ©fendre, Narcisse pousse Ă lâempoisonner. Sâil nâest plus en scĂšne, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui câest un peu de baume sur sa blessure, câest ce qui lâempĂȘche de sâaigrir contre Dubled et les autres acteurs. Et soudain, dans les coulisses, il entend derriĂšre lui une voix le fĂ©liciter timidement. Il tressaille. Câest Miagrin, Miagrin qui sâest Ă©chappĂ© de la salle. Il lâĂ©coute, il accepte ses fĂ©licitations, il le suit et revient avec lui au rĂ©fectoire. LĂ , lâonctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte lâĂ©cho de la salle, lâadmiration de ses condisciples Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supĂ©rieur Ă NĂ©ron. Ămeril, qui ne tâaime pas beaucoup applaudissait Ă tout rompre. Et moi, je nâĂ©tais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone lâĂ©coute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse Ă MorĂšre, il oublie MorĂšre, tellement il est enivrĂ©. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mĂ©lancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-ĂȘtre. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tĂȘte-Ă -tĂȘte. Enfin, câest le dernier acte. Antone reparaĂźt dans une scĂšne douce, de confiance lĂ©gĂšre et dâamour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimĂ© deux vers ici, quatre vers lĂ ? Pourquoi Racine nâa-t-il pas montrĂ© le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, çâeĂ»t Ă©tĂ© bien mieux. Quel effet nâaurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout Ă coup, pĂąle, inanimĂ©, aprĂšs avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleurĂ© ! Si seulement on le rapportait mort sur la scĂšne. Quel dommage quâil nây ait pas pensĂ© plus tĂŽt ! Cela aurait fait un trĂšs beau tableau final, sans quâon fĂ»t obligĂ© de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet dĂ©clare sacré⊠La tragĂ©die est terminĂ©e. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scĂšne. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lĂšve et remercie les artistes, puis son Ă©loge va aux maĂźtres dĂ©vouĂ©s, Ă cette maison qui sait, tout en dĂ©veloppant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautĂ©s de nos grands gĂ©nies, former les cĆurs et les volontĂ©s. Antone sourit Ă tous les Ă©loges et il espĂšre quâen finissant le prĂ©lat va revenir Ă lui. Mais non, câest sur la patrie et lâĂglise que sâachĂšve cette allocution. Les rangs se dĂ©font ; les parents sâapprochent. Antone est dĂ©jĂ dans les bras de sa mĂšre, et de ses tantes. Le colonel de Saint-EstĂšphe et sa femme le fĂ©licitent ; les autres mĂšres regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et lâĂ©vĂȘque, avant de sortir, leur donne sa bĂ©nĂ©diction. Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mĂšre parmi ces trois femmes, jeunes, Ă©lĂ©gantes, et dont la joie fait rayonner la beautĂ©. Soudain, comme elles vont le quitter, les Ă©clats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour. Tu viens, Ramon, dit Ămeril en passant. â OĂč cela ? â Sous les quinconces au feu dâartifice. » La fanfare, en effet, sâest rassemblĂ©e et entraĂźne tout le monde acteurs, spectateurs, enfants et parents, Ă travers les galeries et les cours jusquâaux grands arbres du parc quâĂ©clairent des feux de Bengale. Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau. â Couvre-toi bien, lui crie la maman. â Ah ! je nâai pas froid. » Il sâĂ©chappe tant il a peur quâune des tantes lui mette un manteau sur son beau costume. En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisiĂšme marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succĂšdent aux feux verts. Câest un spectacle inattendu et dĂ©fiant toutes les fantaisies nĂ©roniennes. Agrippine, une joue plissĂ©e, lâautre gonflĂ©e, claironne dans un petit bugle et se penche sur GĂ©ronte pour suivre sa partie, Narcisse sâĂ©puise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, cĂŽte Ă cĂŽte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. PrĂšs dâeux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les Ă©clairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de lâabbĂ© ThiĂ©baut se baisse, se relĂšve, se dĂ©mĂšne, surveille les Ă©clats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modĂšre les ra » et les fla » de NĂ©ron, premier tambour. CHAPITRE IV â RIEN NE SE PERD Au coup de cloche du matin, Antone sâest rĂ©veillĂ© trĂšs fatiguĂ© et, comme il est naturel, aprĂšs les grandes exaltations, dĂ©couragĂ©, plein dâamertume. Ainsi câest fini il faut se remettre au travail, aux versions, aux thĂšmes, aux problĂšmes. Il revient sur son triomphe, comme on Ă©carte des cendres pour retrouver quelque Ă©tincelle. Il se rappelle quâil nâa pas vu Georges MorĂšre. Dans cette fĂȘte, Ă aucun moment son ami ne lui a serrĂ© la main, ne lâa fĂ©licitĂ© ; Ămeril est venu, CĂ©zenne est venu, Miagrin mĂȘme est venu mais lui, pourquoi sâest-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-mĂȘme Ă la pensĂ©e quâil sâest laissĂ© approcher par Miagrin, quâil a Ă©coutĂ© Miagrin, quâil nâa pas tenu sa promesse. Il espĂšre revoir son ami Ă la rĂ©crĂ©ation de midi, car le matin il se complaĂźt dans le babil gĂ©nĂ©ral, oĂč dĂ©jĂ pourtant des apprĂ©ciations le blessent ; les uns lui prĂ©fĂšrent Junie, ou Narcisse, dâautres trouvent cette tragĂ©die assommante et exaltent le MĂ©decin malgrĂ© lui » un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, câest plus quâil nâen faut pour leur faire affirmer la supĂ©rioritĂ© de MoliĂšre sur Racine. Georges grondĂ© gentiment lâassure quâil lâa applaudi et quâil est toujours le mĂȘme. Mais quoi ? lâamitiĂ© nâest-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissĂ© de son peu dâempressement. Georges voudrait bien lui dire quâil y a quelque chose de plus important dans la vie que les succĂšs de théùtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce nâest pas le jour. Trois fois dans la journĂ©e, Miagrin a tentĂ© de lâaborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone lâa laissĂ© brusquement pour retrouver Georges MorĂšre. Câest Ă©tonnant, remarque CĂ©zenne, quâon ferme les yeux sur eux. Ah ! si câĂ©tait moi ! » Nâaie pas peur, a rĂ©pondu Miagrin, il faudra bien quâon les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse nâĂ©tait pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment oĂč le poids est trop lourd, lâattente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractĂšre et les instincts dâIago ou de Tartuffe, il nâen possĂšde pas encore la patience scĂ©lĂ©rate, ni la fourbe dextĂ©ritĂ©. Miagrin est Ă bout de rage. La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fĂȘtes Ă©taient passĂ©es et les troisiĂšmes aspiraient ardemment Ă ce jour de libertĂ©. Quatre jours avant, un nouvel incident Ă©mut le SupĂ©rieur. En sortant de la sacristie, aprĂšs la messe, il aperçut Ă terre un papier pliĂ©. Son Ă©tonnement fut grand dây lire ce fragment de lettre de lâĂ©criture trop reconnaissable de MorĂšre Dâabord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitiĂ© Ă sâoccuper de cet imbĂ©cile. Et dâailleurs que nous importe lâopinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu nâignores pas les miens. Il faut que notre amitiĂ© dĂ©daigne ces railleries bĂȘtes et ces manĆuvres dâidiots. MĂȘme si nous retrouvons encore les mĂȘmes yeux jaloux et mĂ©fiants, il faut rĂ©sister au dĂ©goĂ»t et au dĂ©couragement⊠» La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de mĂȘme nature confirmaient le SupĂ©rieur dans ses soupçons Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi quâon te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre⊠» Le Chanoine, homme de principes sĂ©vĂšres, fit immĂ©diatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaĂźtre lâaccabla de ses rĂ©primandes. Georges eut beaucoup de peine Ă Ă©claircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de lâan. Antone, appelĂ© Ă son tour en prĂ©sence de Georges fut Ă©tonnĂ© de revoir la lettre quâil avait crue dĂ©chirĂ©e par Miagrin. TransportĂ© de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste lâavait menacĂ©, il Ă©clata en injures contre lui. En vain le SupĂ©rieur voulut lâarrĂȘter. Antone poursuivit ses rĂ©vĂ©lations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le SupĂ©rieur restait incrĂ©dule il sâexaspĂ©ra Câest un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouchĂ© la flĂ»te de Georges MorĂšre Ă la Sainte CĂ©cile, eh ! bien, câest lui, il me lâa dit. » Le chanoine eut un fugitif sourire. Lâaccusation Ă©tait tellement extravagante et inattendue quâelle en devenait drĂŽle. Il se reprit aussitĂŽt et, dâun ton sĂ©vĂšre, lui rappela quâil ne lui appartenait pas dâaccuser les autres de mensonge, quâil voulait bien oublier ces paroles de colĂšre, mais quâil lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de PĂąques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya aprĂšs les avoir avertis quâil se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans lâescalier Tu sais, dĂ©clara Antone Ă Georges, câest vrai tout ce que jâai dit au SupĂ©rieur. Et il lui rĂ©vĂ©la les menaces de Miagrin. â Alors, soyons prudents, rĂ©pondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du SupĂ©rieur, et il est capable de tout. » CHAPITRE V â MIAGRIN SE VENGE Mardi 18 juin ! Câest le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le rĂšglement exige au moins deux professeurs, les troisiĂšmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandĂ© de garder le silence en passant prĂšs des Ă©tudes oĂč leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce dĂ©licat sentiment Ă Ămeril, Ă CĂ©zenne, Ă dâOrlia, Ă Patraugeat ! Leur premiĂšre joie fut au contraire de crier sous leurs fenĂȘtres Ah ! quel beau temps pour une promenade. » Le train arrive ils prennent dâassaut les voitures, se disputent fĂ©rocement les coins des compartiments, trĂ©pignent de joie au coup de sifflet du dĂ©part. Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux dâAubignĂ© Lâaise leur saute au cĆur et sâĂ©pand au visage. Patraugeat fait dâironiques adieux au collĂšge, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Antone sâest fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot sâoccupe Ă couper un morceau de la courroie de la portiĂšre, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, nâa cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de CĂ©zenne qui avoue nâavoir jamais visitĂ© lâĂglise de Brou depuis quatre ans quâil est Ă Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart Ă©coute M. Perrotot expliquant que lâacide prussique est un poison si violent quâune goutte sur la langue dâun chien, ça tue un homme ! » Le train dĂ©passe CeyzĂ©riat, contourne le Mont July, descend dans la vallĂ©e du Suran, dĂ©passe Simandre Rousselot, ton appareil ? » Rousselot se prĂ©cipite. Tiens ! prends ce coin-là ⊠non, attends, celui-là ⊠Non, par ici. » Rousselot dĂ©blaie le passage, Ă©crase des pieds, hĂ©site dâune portiĂšre Ă lâautre, se prĂ©pare et au moment prĂ©cis oĂč il va faire jouer le dĂ©clic, le train disparaĂźt dans un tunnel. Toute la classe Ă©clate de rire. Rousselot se fĂąche et menace ses camarades Allons, du calme ! » Soudain la dispute sâarrĂȘte. Le train vient de sortir de terre. Comme sâil avait peur de troubler la splendeur du paysage quâil dĂ©couvre, de le faire Ă©vanouir par la laideur de son apparition et la brutalitĂ© de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallĂ©e de lâAin, en plein ciel, sur un pont de rĂȘve. Les enfants courent dâune portiĂšre Ă lâautre ; ils regardent au fond de lâabĂźme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisĂ©es de Jarbonnet, puis, Ă leur droite, les Ă©normes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignĂ©s de lumiĂšre, leurs blancheurs attĂ©nuĂ©es de mille irisations, grĂące aux fines buĂ©es, au voile impalpable qui monte sans cesse de la riviĂšre. Antone, soulevĂ© de joie Ă chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations. De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientĂŽt ils aperçoivent le lac de Nantua reflĂ©tant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisĂ©es, et, de lâautre cĂŽtĂ©, la bordure dentelĂ©e de la ville. Ă la Cluse, ils sâembarquent sur la Ville de Nantua » et passent la matinĂ©e Ă faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart sâefforce de dĂ©couvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis quâAntone raconte Ă Georges son voyage sur mer, de Nice Ă la Spezzia. CĂ©zenne sâintĂ©ressait Ă un pĂȘcheur, cormoran immobile Ă la pointe dâun tablier sur pilotis, un tiens-toi bien » ou tintĂ©ben » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poĂšte Pour lâeau bleue et profonde un indicible amour, et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraĂźt tellement extraordinaire, que la joie devient du dĂ©lire. La beautĂ© du lac, les ombrages merveilleux, lâĂ©tagement des bandes calcaires, la voluptĂ© mĂȘme du souple mouvement du bateau, tout disparaĂźt devant lâintĂ©rĂȘt quâoffre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouĂ©e qui flotte Ă la surface de lâonde et diminue de plus en plus. Ămeril, CĂ©zenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux. AprĂšs avoir visitĂ© Nantua, ses rues, sa vieille Ă©glise, ils entrent Ă lâhĂŽtel du Lac, chez Jeantet, oĂč les attend un somptueux banquet commandĂ© de Bourg. La table est installĂ©e sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinitĂ©s Ă©lectives, Feydart prĂšs de lâabbĂ© Perrotot et, naturellement, Antone prĂšs de Georges. Depuis le matin il marche vivant dans son rĂȘve Ă©toilĂ© » ; ils ne sont plus au collĂšge, il leur semble quâils ont reconquis la libertĂ©. LâappĂ©tit aiguisĂ© par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets Ă©chattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crĂšme, ananas au kirsch et desserts variĂ©s, le tout arrosĂ© dâun petit vin gris qui met lâesprit en verve, puis dâun champagne pĂ©tillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter dâOrlia, Ămeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors CĂ©zenne Ă©moustillĂ© dĂ©clare quâil va rĂ©citer une poĂ©sie. On lâencourage. Debout, bien campĂ©, aprĂšs sâĂȘtre essuyĂ© la bouche, Paul CĂ©zenne lance le titre dâune voix sonore La GrĂšve des Forgerons, par François CoppĂ©e. » Un silence recueilli lâĂ©coute. Dâune voix emphatique il commence Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. VoilĂ . » Il sâarrĂȘte, regarde devant lui, porte sa main droite Ă sa bouche, puis les sourcils contractĂ©s, cherche la suite dans les nuages. DĂ©jĂ quelques applaudissements ironiques de ses camarades se prĂ©parent. Mais il les arrĂȘte du geste Je suis mal parti, dit-il, je recommence La GrĂšve des Forgerons, de François CoppĂ©e Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» LâarrĂȘt fatal se reproduit exactement aprĂšs le mĂȘme mot et cette fois les rires Ă©clatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot sâĂ©crient Bis ! Bis ! » Mais CĂ©zenne Ă qui le champagne et le cafĂ© ont enlevĂ© toute timiditĂ© rĂ©pond, sans se dĂ©concerter Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers Et si vous mâenvoyez Ă lâĂ©chafaud, merci ! » Des bravos ironiques accueillent cette finale. On rĂ©pĂšte Merci, merci ! » Pour un bavard comme vous, votre histoire est Ă©tonnamment brĂšve, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans. â Est-ce quâon peut fumer ? demande Ămeril. â DĂ©fense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. » Mis en gaĂźtĂ© par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chĆur de charbonniers dâOffenbach, souvenir de la Sainte CĂ©cile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer⊠Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hĂąte le pas. Les groupes sâespacent de plus en plus, les conversations succĂšdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Ămeril, dâOrlia, mĂȘme le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers CĂ©zenne et lancent dâune voix aiguĂ« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brĂšve. Voilà ⊠» Antone marche Ă cĂŽtĂ© de Georges et lui raconte en dĂ©tails toute lâaventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue quâil lâa revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce quâil y a de sensibilitĂ© et dâimagination exaltĂ©e dans lâĂąme de son camarade. Il se rappelle les indications prĂ©cises du PĂšre Levrou et sâefforce de lâentraĂźner sur un sujet moins irritant Tu prends trop les choses Ă cĆur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de cĂŽtĂ©. â Câest plus fort que moi, rĂ©pond Antone, quand je pense quâil est congrĂ©ganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je nâaime pas beaucoup ce groupe-là ⊠â Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu Ă©tais plus pieux⊠» Mais Antone proteste violemment, dĂ©clare quâil a un culte dâamour pour lâImmaculĂ©e, quâil lâaime plus que toute la CongrĂ©gation. Je suis allĂ© lâannĂ©e derniĂšre Ă Lourdes avec le bon abbĂ© Brillet. Si tu savais comme câest beau, comme on prie⊠Je me souviens quâun soir⊠» et il tire de ses secrets trĂ©sors les souvenirs les plus prĂ©cieux, il lui dĂ©voile tranquillement ses enthousiasmes dâenfant et ses joies intimes. Georges Ă©coute, ravi. Il voudrait bien aller Ă Lourdres. Nous irons, je veux y retourner cette annĂ©e avec toi », sâĂ©crie lâimpĂ©tueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande dâenfants tapageurs ! Enfin on dĂ©bouche prĂšs de vastes hangars de bois ce sont les glaciĂšres de Sylans. Le lac apparaĂźt dans sa vasque de montagnes. Mais lâheure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier dâor. Câest ça Sylans ! sâĂ©crie Rousselot déçu, je prĂ©fĂšre la Dombe ; » mais songeant Ă lâhiver, CĂ©zenne interprĂšte de la pensĂ©e gĂ©nĂ©rale dĂ©clare Ăa doit faire une fameuse patinoire. » Au pied de la haute cascade de la Planchette, sâengage une longue discussion sur les mĂ©rites respectifs des chutes dâeau de lâAin et de la Savoie. M. Pujol interrompt Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper Ă bonne allure de la gare de Charix Ă Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramĂšnera pour dĂźner Ă Bourg Ă sept heures et demie. â DĂ©jĂ ! sâĂ©crient CĂ©zenne et Ămeril. â Allons, les entraĂźneurs, entraĂźnez, car nous avons juste le temps. » Quâest-ce quâune montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges MorĂšre prend la tĂȘte avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone. Pas si vite ! » implorent CĂ©zenne, Ămeril et ceux dont lâidĂ©e de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrĂ©e, on gravit des cĂŽtes un peu raides, mais oĂč, du moins, lâon est Ă lâabri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crĂȘtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants sâespacer Ă leur guise, il demande seulement quâon ne sâĂ©carte pas du chemin et que les premiers arrivĂ©s Ă la route des Neyrolles attendent les autres. Georges est reparti en tĂȘte avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue Ă Sylans. Antone lâĂ©coute si docilement quâil veut en profiter pour lâĂ©clairer et lâassouplir. Par un instinct de secrĂšte pudeur, ils ont pris un peu dâavance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayĂ© tout dâabord de les dĂ©ranger, puis il sâest ravisĂ© et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les Ă©coute. Le pĂšre Levrou nâa-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu tâirrites du moindre obstacle, tu tâabats au moindre Ă©chec. â Câest vrai, reconnaĂźt Antone, je voudrais ĂȘtre comme toi. â Oh ! moi je ne suis pas un modĂšle, mais il me semble quâĂ ta place, je laisserais lĂ ces maniĂšres dâenfant cĂąlin et que je songerais davantage Ă lâavenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des miĂšvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses Câest vrai, mais tu sais, au fond, je tâaime beaucoup. » Quâest-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges. â Et toi ? demande Antone. â Moi ? si je peux, jâentrerai Ă St-Cyr. Je veux ĂȘtre officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, jâirai oĂč lâon se bat, en Afrique, Ă Madagascar, nâimporte oĂč. â Eh ! bien, moi aussi, dĂ©clare Antone, je trouve quâil nây a rien de plus beau que dâĂȘtre officier de cavalerie. » Georges rit Tu es toujours le mĂȘme, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut dâabord passer des examens. Câest plus sĂ©rieux. â Nâaie pas peur, je les passerai je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le mĂȘme rĂ©giment. Quel dommage que je nâaie pas de sĆur ! Tu lâaurais Ă©pousĂ©e et moi jâĂ©pouserais Bridgette elle est trĂšs gentille et nous nous entendions trĂšs bien. AprĂšs nous partirions pour lâAfrique tous les deux. » Antone sâexalte. Il se voit dĂ©jĂ avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se rĂ©jouit Ă lâidĂ©e quâil vivra dĂ©sormais avec Georges, quâil sera toujours son ami, son seul ami. Georges de son cĂŽtĂ© nâa pu se dĂ©fendre dâune grande joie devant cette perspective. LâabbĂ© Levrou a raison. Plus tard cette amitiĂ© sera leur force Ă tous deux, elle les soutiendra, Ă Saint-Cyr, dans lâarmĂ©e, dans la vie. Et il part de lĂ pour donner de nouveaux conseils Ă Antone. Oui, mais dâabord il faudra se montrer des hommes rĂ©solus. Ă Saint-Cyr ce nâest pas comme ici. Câest alors que nous aurons besoin de nous serrer lâun contre lâautre⊠» Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derriĂšre eux. Une fois dĂ©jĂ M. Pujol lâavait arrĂȘtĂ©e et fait des reproches Ă Ămeril et Ă Beurard quâil avait surpris sâattardant en arriĂšre pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les Ă©lĂšves Ă©taient accourus pour contempler prĂšs dâune flaque dâeau deux espĂšces de petits lĂ©zards de velours noir coupĂ© de raies orangĂ©es Ce sont des salamandres », dĂ©clarait lâabbĂ© Perrotot. De grandes disputes sâĂ©taient engagĂ©es. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, CĂ©zenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles nâĂ©taient pas phosphorescentes, en rĂ©alitĂ© pour les glisser dans le lit de son ami Ămeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des tĂȘtards, si bien quâau moment de repartir, il fit remarquer Ă M. Pujol quâil Ă©tait dĂ©jĂ trĂšs tard. Ce fut lâoccasion dâune scie nouvelle Il est tard, il est tĂȘtard. » Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontrĂ© la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardĂ©e. Antone dĂ©bordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrĂ©s Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possĂ©dait un vĂ©ritable ami, franc, loyal. DĂ©sormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se prĂ©parerait Ă cette vie hĂ©roĂŻque, ambition et rĂȘve de toutes les Ăąmes de treize ans. Des souvenirs dâhistoire et de lĂ©gende, de chevalerie et de camaraderie guerriĂšre tressaillaient en lui. Nous serons deux frĂšres dâarmes, disait-il, comme Roland et Olivier. â Oui, rĂ©pondait Georges, mais nâoublie pas que câĂ©taient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux. â Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets dâĂȘtre viril. » Dans la forĂȘt lâatmosphĂšre est chaude, lâarome des sapins rĂŽde autour dâeux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empĂȘche de voir le long chemin quâils viennent de parcourir. Au loin, Ă travers les sapins, ils aperçoivent vaguement lâautre cĂŽtĂ© du lac. Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur lâĂ©paule de Georges, je nâai ni sĆur, ni frĂšre. Eh ! bien, câest toi qui seras mon frĂšre, mon vrai frĂšre. Tu mâavertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, nâest-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je tâaime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, câest Ă la vie Ă la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. Jâai chez moi un tableau dâun peintre italien, il reprĂ©sente Tobie conduit par RaphaĂ«l, je lâaime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que RaphaĂ«l te ressemble. Tu seras mon RaphaĂ«l. â Tu exagĂšres, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frĂšres ayant les mĂȘmes espĂ©rances. â Le mĂȘme cĆur, chante Antone. â Oui, le mĂȘme cĆur et le mĂȘme idĂ©al, rĂ©pond Georges, celui des chevaliers Dieu et patrie. » Alors Antone saisit Georges au cou, lâĂ©treint avec une joie enfantine et le baise Ă pleines joues. Georges surpris hĂ©site un instant, puis conquis par tant de confiance, de naĂŻvetĂ© et dâaffection vraie, il pose Ă son tour ses lĂšvres sur la joue vermeille dâAntone ravi. Presque aussitĂŽt ils entendent un pas lourd, un paysan paraĂźt dans le chemin. Quelle heure est-il donc ? se demande Georges. â Quatre heures et demie, rĂ©pond Antone tirant sa montre. â Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous nâarriverons pour cinq heures Ă Nantua. On ne les entend plus. â Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous nâavez pas rencontrĂ© nos camarades ? â Que si, reprend lâhomme, voilĂ dĂ©jĂ une demi-heure quâils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous nâavez que le temps, câest Ă cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc lĂ -bas, voyez-vous, Ă travers les sapins, cette coursiĂšre ; elle vous ramĂšnera juste Ă la station quand vous aurez coupĂ© deux sentiers, mais dĂ©pĂȘchez-vous. â Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse. â Trois Ă quatre kilomĂštres, mais ça descend Ă peu prĂšs toujours. â Pas gymnastique ! crie Georges Ă Antone. â Non ! dit Antone, mieux vaut aller Ă Nantua, câest plus prĂšs. â Mais on nous attend Ă Charix et lâon ne partira pas sans nous. â Alors tant mieux. â Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! » Et les voici courant Ă travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dĂ©valant vers le lac, les coudes au corps, la tĂȘte levĂ©e ; ils vont Ă toute vitesse, au mĂ©pris du principe quâune longue course doit ĂȘtre faite Ă une allure modĂ©rĂ©e et rĂ©guliĂšre. Ă chaque tournant Georges se demande sâil ne va pas apercevoir les Ă©lĂšves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, lâexcite, lâĂ©peronne, malgrĂ© la chaleur Ă©touffante, malgrĂ© lâair lourd de la sapiniĂšre. Georges se sent hors de la rĂšgle, contre la rĂšgle, il nâa plus sa raison, il sâaffole, il est incapable des rĂ©flexions quâune certaine insouciance permet encore Ă son ami. Soudain il sâarrĂȘte, il arrive Ă une carriĂšre, câest une impasse. Ils ont dĂ» se tromper, vite il revient sur ses pas, enlĂšve Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et sây lance Ă une allure de plus en plus accĂ©lĂ©rĂ©e, tourne les sapins, saute de rocher en rocher. Sais-tu que nous risquons dâĂȘtre renvoyĂ©s ? » Cette terreur obscurcit son Ăąme. Il songe au SupĂ©rieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir Ă son pas. Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence Ă sâessouffler, le lĂąche petit Ă petit et soudain sâĂ©crie Je nâen peux plus. » Georges le regarde dĂ©solĂ©. Il entend le sifflet strident dâune locomotive. Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons ĂȘtre tout prĂšs. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise Ă son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. Ferme la bouche et lĂšve la tĂȘte », lui rĂ©pĂšte Georges, qui accĂ©lĂšre lâallure Ă mesure que la descente devient plus rapide. Depuis prĂšs dâun quart dâheure, Antone court ainsi, horriblement oppressĂ©, sâobstinant parce que Georges est effarĂ©, perd la tĂȘte et redoute ce retard comme une catastrophe. Enfin la douleur est trop vive. Je ne peux plus, lui dit-il, jâai un point de cĂŽtĂ©. » Il sâest remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prĂ©venir le groupe ou se mettre au pas dâAntone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientĂŽt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes. Par ici, dĂ©pĂȘchez-vous donc ! » Georges montre Antone Ă©puisĂ©. Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer ! â Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone. â Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dĂ©pĂȘche-toi. Ăa va en faire une histoire ! » Georges est repris de terreur Allons, Antone, un effort ! sois viril ! â Si tu veux ! » rĂ©pond Antone fouettĂ© par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique. Il y a encore 800 mĂštres avant dâarriver Ă la ligne. Rousselot leur explique que câest Miagrin qui a demandĂ© de revenir Ă Charix parce quâon Ă©tait en retard. M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a dĂ©clarĂ© bĂȘtement ainsi quâĂmeril que vous Ă©tiez repartis tout de suite avec Perrotot. â Miagrin a dit cela ? sâĂ©crie Antone. â Oui, câest une farce quâil a voulu vous jouer, allons, pressons. » Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a rĂ©ussi. La rage, lui donne des forces. Il faut quâil arrive. Miagrin serait trop content sâil manquait le train, si Georges Ă©tait puni. Mais il court depuis si longtemps dĂ©jĂ , il faiblit, et lĂąche peu Ă peu. Donne-moi la main, dit Rousselot ; MorĂšre, prends-lui lâautre. Nous suivrons le ballast en bas. » Les deux plus fort coureurs de la classe lâentraĂźnent ; Antone sâabandonne les yeux fermĂ©s, tant sa douleur de cĂŽtĂ© est poignante. Ils nâont plus que cent mĂštres, ils arrivent, lorsquâils entendent un coup de sifflet suivi dâun halĂštement lent dâabord, puis prĂ©cipitĂ© et la lourde masse de la locomotive se met Ă glisser sous un long panache de fumĂ©e entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs dĂ©bouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces MorĂšre ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard ! CHAPITRE VI â LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS Sur le conseil de M. Pujol lâabbĂ© Perrotot est restĂ© Ă Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmĂšne hors de la gare en les accablant de ses rĂ©primandes. Eh ! bien, câest du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges MorĂšre ! un des premiers de la classe ! Vous nâavez pas voulu mâĂ©couter, Antone, je vous lâavais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se dĂ©veloppe, indĂ©finie. Ah ! Monsieur, il faut ĂȘtre indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause. â Indulgent ! câest une affaire trĂšs grave, il nây a que Monsieur le SupĂ©rieur qui puisse dĂ©cider. » Et il accumule les rappels du rĂšglement, les exemples dâĂ©lĂšves qui ont Ă©tĂ© renvoyĂ©s pour la dix-millioniĂšme partie de ce que vous avez fait. » Georges MorĂšre ne cherche mĂȘme pas Ă se disculper il entrevoit, au retour, la figure froide et sĂ©vĂšre du SupĂ©rieur. Il sent combien câest grave, pour lui qui a Ă©tĂ© dĂ»ment averti. Il ne regarde pas mĂȘme Antone qui, essoufflĂ©, debout prĂšs de lui, essaie de reprendre haleine et sâessuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempĂ© de sueur. Monsieur Perrotot sâest arrĂȘtĂ©. Il nây a pas de train avant 8 heures 22 et ils nâarriveront Ă Bourg quâaprĂšs dix heures. Ils sont sur la route qui ramĂšne Ă Nantua, et longe les alluvions marĂ©cageuses oĂč viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible Ă travers les roseaux dont les quenouilles sâentrechoquent avec un bruit sec. Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traĂźnait ses mille mailles Ă sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans lâair limpide, le nuage poursuit au-delĂ du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac sâenfuit rapide Ă lâautre bout vers les GlaciĂšres. Ce nâest rien quâun coup de brise et un assombrissement momentanĂ©. Antone a frissonnĂ©, mais Monsieur Perrotot ne lâa mĂȘme pas vu ; il sâĂ©tait arrĂȘtĂ©, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges MorĂšre. Rousselot intercĂšde. Ses camarades sont essoufflĂ©s. Est-ce quâon ne pourrait pas se reposer un peu ? PrĂ©cisĂ©ment ils arrivent Ă lâhĂŽtel des Moulins ; un escalier conduit Ă un balcon tout ombragĂ© de vigne vierge dominant la route. LâhĂŽtel est trĂšs propre. LâabbĂ© consent ; ils montent au balcon oĂč on leur sert quelques sirops. Vers six heures et demie, ils se lĂšvent pour se remettre en route. Antone sâĂ©tait Ă©loignĂ©. Quelques instants aprĂšs, le garçon de lâhĂŽtel accourt et prĂ©vient lâabbĂ© que le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se prĂ©cipite et ramĂšne Antone pĂąle, dĂ©fait, claquant des dents. LâhĂŽtesse offre aimablement une chambre oĂč il pourra se coucher jusquâau dĂ©part. Rousselot, pendant quâon le conduit, raconte Ă lâabbĂ© ahuri la course folle quâils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne Lâenfant a refusĂ© sa tasse de thĂ©, mais il demande Ă dormir tout habillĂ© sur son lit. » Câest au mieux. Le professeur et les deux Ă©lĂšves restent sur le balcon attendant le dĂźner. De quart dâheure en quart dâheure on sâinforme de lâĂ©tat dâAntone. Il dort bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et sâattarde longuement. Une course pareille, murmure lâabbĂ©, câest une course Ă la mort ! » Georges troublĂ©, le cĆur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille. Dans le crĂ©puscule un vent plus frais et plus fort sâest Ă©levĂ© de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbĂ©es par le passage subit dâun ĂȘtre invisible, dâun ĂȘtre qui achĂšve de briser les roseaux Ă demi rompus et fuit mystĂ©rieusement Ă lâOuest vers Nantua, vers Bourg. Une lĂ©gĂšre brume monte du lac. Dans le ciel clair, une Ă une les Ă©toiles apparaissent. Les flancs des montagnes sâassombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres sâĂ©teignent sapins dâabord, puis mĂ©lĂšzes, charmes verts, Ă©piceas et bouleaux argentĂ©s. Des Ă©charpes serpentent Ă mi-cĂŽte comme les robes traĂźnantes des fĂ©es dans les lĂ©gendes. Georges se sent encore plus triste. Ă lâheure du dĂ©part, Antone sâest levĂ© harassĂ©, fiĂ©vreux ; il se plaint toujours dâun point de cĂŽtĂ©. ArrivĂ© Ă la gare, Georges lâenveloppe dans une couverture prĂȘtĂ©e par la patronne de lâhĂŽtel et le couche aussitĂŽt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas. Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumiĂšres aveuglantes, Georges et Rousselot descendent lâenfant qui souffre dâune courbature et dâune migraine atroce. On le hisse dans lâomnibus qui les ramĂšne rapidement au collĂšge. Puis par le grand escalier du SupĂ©rieur, Ă©clairĂ©s par lâabbĂ© Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent Ă lâinfirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirĂ©e, couchĂ© non loin de la fenĂȘtre, dans lâun de ces lits si blancs, si doux. Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sĆur Suzanne, levĂ©e en hĂąte, prĂ©pare sur le gaz une boisson chaude. Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brĂ»lante, repose-toi bien. â Bonsoir, Georges, » murmure Antone, rĂ©pondant par une longue pression des doigts Ă sa poignĂ©e de main. Tandis quâil rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande Crois-tu quâil ait attrapĂ© quelque chose de grave ? â Bah ! une courbature, une migraine ! câest de la fatigue, riposte lâathlĂšte des troisiĂšmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard quâavant. » CHAPITRE VII â CĆURS TROUBLĂS Il semble certains matins que les soucis guettent votre rĂ©veil pour vous assaillir tous Ă la fois. Au coup de cloche, Georges a Ă©tĂ© envahi par tous les Ă©vĂ©nements de la veille, la conversation dans la forĂȘt de Sylans, la course Ă©perdue Ă travers la sapiniĂšre, les menaces de lâabbĂ© Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santĂ© dâAntone, la crainte du SupĂ©rieur. DĂšs la premiĂšre rĂ©crĂ©ation on lâentoure, il raconte lâaventure, aidĂ© de Rousselot. Câest ta faute, Miagrin, dit Rousselot. â Moi, rĂ©pond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas quâils Ă©taient en arriĂšre ! â Ce nâest pas vrai tu lâas dit Ă Ămeril ; tu le savais. â Tout ça ne serait pas arrivĂ©, dit lâimpitoyable Beurard, si Ramon et MorĂšre nâĂ©taient pas toujours ensemble. » Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose il est plus sĂ©vĂšre que dâhabitude. Pourtant la pression des Ă©vĂ©nements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il dĂ©clare avec une sourde irritation Câest toujours la mĂȘme chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez Ă nous dĂ©courager Ă force de sottises. Ămeril et Beurard fument malgrĂ© ma dĂ©fense, et surtout ce qui mâĂ©tonne, deux dâentre vous, en dĂ©pit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins oĂč lâon voit Ă trois cents mĂštres autour de soi. » Georges baisse la tĂȘte sous la semonce, il entrevoit une histoire. Ă midi, il apprend que le SupĂ©rieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir lâabbĂ© Levrou et lui expliquera tout. Ce nâest ni sa faute, ni la faute dâAntone. Toute la journĂ©e, son ami reste couchĂ©, avec la fiĂšvre et un point de cĂŽtĂ©. Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il nây paraĂźtra plus. » Le soir, malgrĂ© son billet Ă lâabbĂ© Levrou, Georges nâest pas appelĂ©. Le jour suivant est un jeudi. AprĂšs la composition, vers neuf heures, tout le collĂšge, musique en tĂȘte, sâen va Ă la maison de campagne situĂ©e Ă trois kilomĂštres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges MorĂšre devrait ĂȘtre plus tranquille il nâa Ă©tĂ© menacĂ© ni par le SupĂ©rieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est trĂšs malade la sĆur lui a appliquĂ© des ventouses scarifiĂ©es et il a dĂ©jĂ sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur Thanate ». On parle maintenant de pleurĂ©sie. Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je lâai eue, la pleurĂ©sie, il y a deux ans. On mâa posĂ© des ventouses et on mâa fait boire des drogues ; je nâen suis pas mort. â Dâailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de cĂŽtĂ©. » Ăa doit ĂȘtre rassurant. La classe du vendredi matin fut marquĂ©e par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien lâair dâĂ©couter les leçons de ses Ă©lĂšves, mais, lui si mĂ©ticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes quâil donna soulevĂšrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de lâexplication littĂ©raire, il se rĂ©solut, au grand dĂ©sespoir des paresseux, Ă dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisiĂšmes nây comprenaient plus rien, mais comme on le sentait dâhumeur Ă mettre un mal de conduite pour un geste, on se rĂ©signa. Ă lâĂ©tude suivante, Georges MorĂšre est demandĂ© par le SupĂ©rieur. Des chuchotements courent de table en table Ăa y est, câest pour lâaffaire dâAntone. » Georges pĂ©nĂštre plus mort que vif dans le cabinet directorial, sâattendant Ă une semonce sĂ©vĂšre suivie de lâarrĂȘt dĂ©finitif, le renvoi. Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous ĂȘtes trouvĂ© avec Antone Ramon Ă©loignĂ© de vos camarades ? » Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles Ă Nantua. Vous saviez que lâheure du train Ă©tait 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit quâon repartirait de Nantua. â Oui, Monsieur le SupĂ©rieur. » Puis il explique son itinĂ©raire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su Ă quelle distance il se trouvait de la gare. Vous vous ĂȘtes affolĂ© câest bien naturel. » Georges sâĂ©tonne Ă son tour. Au lieu des reproches quâil attendait, de la menace du renvoi, le SupĂ©rieur semble chercher Ă lâexcuser. Vous nâavez pas entendu vos camarades vous appeler ? â Non, Monsieur le SupĂ©rieur. â Je vous remercie, mon ami, rentrez en Ă©tude. » Cela lui est dit doucement, dâun ton presque douloureux. Georges nây comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles dâAntone, il nâose pas. Une fois sur le palier, il nâa quâun Ă©tage Ă monter pour ĂȘtre Ă lâinfirmerie il sâarrĂȘte un instant, hĂ©site, mais le rĂšglement est formel AprĂšs une visite au SupĂ©rieur ou Ă un professeur, on doit rejoindre immĂ©diatement sa classe. » Soumis Ă la rĂšgle et plus scrupuleux encore depuis sa derniĂšre aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de lâescalier, Ă©coute attentivement sâil ne percevrait pas un son de voix, un gĂ©missement dâAntone, et nâentendant rien, renonce Ă le voir et redescend, le malheureux. Enfin pendant lâĂ©tude du soir lâabbĂ© Levrou le fait venir. DĂšs quâil le voit entrer Ah ! mon pauvre enfant, sâĂ©crie-t-il, quâest-ce que vous avez fait ? » Pour que lâabbĂ© Levrou ne lâait pas appelĂ© mon petit », il faut quâil y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement lâune contre lâautre, renseignent Georges plus que de longs discours sur lâĂ©tat dâAntone. Il est gravement malade ? â Il est perdu ! â Ah ! » Cette exclamation dâangoisse rappelle lâabbĂ© Ă la prudence. Ăcoutez, Georges, Ă votre Ăąge on nâest jamais perdu. Le corps a une telle rĂ©sistance quâil peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son Ă©tat est grave, trĂšs grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Quâest-ce qui sâest passĂ© ? » Alors Georges recommence son rĂ©cit pour la troisiĂšme fois ; Ă son directeur il avoue tout la conversation au bois de sapins, lâexaltation croissante dâAntone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassĂ©s comme deux frĂšres. Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous nâavez pas entendu ? â Non. » Georges baisse la tĂȘte atterrĂ©. Si bien quâil est accusĂ© de nĂ©gligence Ă votre Ă©gard. Mais laissons cela pour lâinstant. Mon pauvre enfant, vous nâavez pas cru mal faire et ce nâest pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. » Le soir au dĂźner, les Ă©lĂšves lui apprennent que le pĂšre et la mĂšre de Ramon viennent dâarriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque aprĂšs le repas le collĂšge se rĂ©unit Ă la chapelle, lâabbĂ© Graffin, lâĂ©conome qui fait office de chapelain, commence par dire Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particuliĂšrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. » Et, en effet, la priĂšre du soir semble moins monotone, moins mĂ©canique, malgrĂ© cette uniforme psalmodie dont elle est rĂ©citĂ©e. Dans les litanies, aprĂšs lâinvocation Ă lâĂtoile du matin, lâĂconome sâarrĂȘte un instant pour rappeler lâattention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais dâune voix de plus en plus forte il rĂ©pĂšte Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. â Salut des malades, priez pour nous. » CHAPITRE VIII â LE SILENCE DE LA CLOCHE Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue sâest abattue sur ses Ă©paules ; il ne veut pas croire Ă la gravitĂ© de cette maladie ; non, ce nâest pas possible quâAntone Ă peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien quâil accepte cette idĂ©e. Maintenant dans tout le collĂšge il nâest question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, lâenquĂȘte du SupĂ©rieur. ĂpouvantĂ©, il laisse ses leçons et Ă©crit Ă sa mĂšre Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade Ă la mort ; et câest ma faute. Je lâai forcĂ© Ă courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier Ă cette promenade de Nantua dont je tâavais parlĂ© et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je nâose demander Ă le voir parce quâils doivent mâen vouloir dâĂȘtre cause dâun pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-ThĂ©rĂšse et Marthe, demande Ă Monsieur le CurĂ© de dire la messe pour sa santĂ©, je serais trop malheureux sâil lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journĂ©e je suis accablĂ© par cette idĂ©e âSâil allait mourir ?â » Et sa lettre continue sur ce thĂšme lamentable, il confie Ă sa mĂšre toutes ses angoisses Tu ne sais pas combien câest ma faute, je ne sais mĂȘme si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en Ă©tait la consĂ©quence. Demande Ă Dieu quâil ne me punisse pas comme cela, quâil Ă©loigne ce calice⊠» Les derniĂšres lignes sont proches du dĂ©lire. Ă la fin de lâĂ©tude, le rĂ©glementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle Ă voix basse. AussitĂŽt celui-ci donne lâordre de ranger les livres et dit la priĂšre qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les Ă©lĂšves se regardent Ă©tonnĂ©s. LâabbĂ© Russec paraĂźt Ă la porte et les conduit au rĂ©fectoire pour le petit dĂ©jeuner. Tous les exercices de la matinĂ©e se font de la mĂȘme maniĂšre le rĂ©glementaire ouvre la porte, se montre et sâen va. Câest le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est Ă Rome. Elle est lĂ -haut pourtant, au-dessus de lâinfirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend. DĂšs le matin lâabbĂ© Levrou est venu voir lâenfant ; il lâa Ă©clairĂ© sur la gravitĂ© de son Ă©tat, et voyant ses yeux sâagrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il lâa rassurĂ©, mais chrĂ©tiennement. Oui, vous ĂȘtes trĂšs malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous vos camarades, vos maĂźtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santĂ© au petit Antone. Vous voyez donc que vous nâĂȘtes pas abandonnĂ©. » Câest vrai. Le bon abbĂ© Perrotot le lui a dĂ©jĂ dit, les larmes aux yeux, la sĆur le lui redit, le SupĂ©rieur le lui rĂ©pĂšte. Sa mĂšre, ses tantes occupent leur douleur en Ă©crivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. Ă Lourdes, Ă la Salette, Ă FourviĂšres, Ă Einsideln, Ă Notre-Dame des Victoires, Ă la rue du Bac, partout oĂč ces bonnes filles ont promenĂ© leur piĂ©tĂ© un peu inquiĂšte et laissĂ© leurs aumĂŽnes, elles rĂ©clament des priĂšres pour leur neveu. Madame Ramon Ă©crit aussi Ă sa cousine, SupĂ©rieure des SĆurs de Sainte-Marie dâAngers, Ă son oncle, directeur du collĂšge de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux SĆurs de Saint-Joseph de Bourg, et lâabbĂ© Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du SacrĂ©-CĆur Ă Montmartre. De proche en proche se tisse un rĂ©seau de priĂšres pour couvrir Antone, pour le mettre Ă lâabri de lâinvisible faux. Aussi Antone reprend espoir en Ă©coutant son directeur lui conseiller de se purifier, dâabord, et de sâoffrir gĂ©nĂ©reusement Ă la volontĂ© de Celui qui lâa créé et rachetĂ©. Il se confesse avec peine car il souffre. LâabbĂ© lui rappelle sa premiĂšre communion, le chemin parcouru depuis, ses dĂ©faillances ; il lui montre sa faiblesse intime et lâenfant qui vient dâavouer dans un grand trouble ses familiaritĂ©s » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles consĂ©quences. Il faut pardonner, lui dit lâabbĂ©, Ă tous ceux qui vous ont portĂ© au mal. » Antone simplement et humblement, dĂ©clare quâil pardonne Ă tous, mĂȘme Ă celui qui lâa mis dans cet Ă©tat, Ă ce Miagrin dont la faussetĂ© le rĂ©volte malgrĂ© lui. Il pardonne et il se soumet Ă la volontĂ© de Dieu, mĂȘme si cette volontĂ© est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, Ă lâĂąge oĂč lâon devrait, semble-t-il, sâaccrocher le plus obstinĂ©ment Ă la vie ! HĂ©las ! ce sacrifice quâon fait gĂ©nĂ©reusement Ă quatorze ans, le ferait-on aussi facilement Ă cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent. Antone a reçu le pardon de ses fautes Soyez calme, mon petit, dit lâabbĂ©, promettez Ă Dieu de lâaimer toujours par dessus tout, par dessus tous, dâĂȘtre son soldat fidĂšle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et lâExtrĂȘme-Onction. » Lorsquâil rentre en surplis et en Ă©tole, la custode en main, Antone, malgrĂ© lui jette un regard sur lâenfant de chĆur. Non, ce nâest pas lui », mais Luce Aubert. LâabbĂ© Levrou nâa pas osĂ© prendre Georges ; il a prĂ©vu une crise de sanglots, et il a craint de troubler lâenfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il nâa plus peur il a trouvĂ© un appui. Si Dieu le veut, il est prĂȘt, pourtant quâil ait pitiĂ© de ses parents, quâil ait pitiĂ© de celui qui nâest pas là ⊠à midi, avant les grĂąces, le SupĂ©rieur a donnĂ© cet avis au collĂšge Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel Ă©tat de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fiĂšvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du cĂŽtĂ© de la Reyssouze, et dâĂ©viter les clameurs dâensemble et les cris aigus. » Il nâen fallait pas tant pour arrĂȘter net la vie ; les Ă©lĂšves osent Ă peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravitĂ© de la maladie, les chances de guĂ©rison. En vain lâabbĂ© Russec leur rĂ©pĂšte Vous pouvez courir, mais Ă©vitez de crier ; » les jeux manquent dâentrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenĂȘtre de lâinfirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux dâĂ©tamine blanche derriĂšre lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, Ă la figure vieillie et ridĂ©e qui fait des gestes Ă©vasifs. Le mĂ©decin Thanate lâaccompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler Ă lâabbĂ© Russec, il est aussitĂŽt entourĂ© des Ă©lĂšves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la FacultĂ© de MĂ©decine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie trĂšs grave tout dĂ©pend de la rĂ©sistance de lâorganisme. La plus dangereuse pĂ©riode câest la premiĂšre semaine. Sâil la dĂ©passe il sera sauvĂ©. Les troisiĂšmes se mettent alors Ă supputer les jours il est tombĂ© malade le mardi soir, 17 juin, il faut quâil rĂ©siste jusquâau prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, câest donc encore trois jours dâangoisse. Le rĂ©glementaire apparaĂźt sur les marches du perron. Dans les trois cours en Ă©ventail, les prĂ©fets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les Ă©lĂšves ; et cette rentrĂ©e des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliĂ©s sur les graviers, le piĂ©tinement, aprĂšs lâarrĂȘt subit des voix, Ă©voquent dĂ©jĂ lâaccompagnement silencieux dâun cortĂšge funĂšbre. CHAPITRE IX â UNE DISPARITION Georges nâĂ©tait pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre Ă©lĂšve Ă©tait travaillĂ© par dâintimes remords. Il ne paraissait plus en rĂ©crĂ©ation, mais sous mille prĂ©textes sâĂ©vadait de la cour pour sâenfermer dans la sacristie. Assis prĂšs dâune armoire ouverte il songeait, songeait indĂ©finiment. CâĂ©tait Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fĂ»t-il, ce nâĂ©tait pas un monstre complet ; il nâavait espĂ©rĂ© quâune histoire Ă faire renvoyer MorĂšre ou Ramon ou les deux Ă la fois, car leur prĂ©sence lui Ă©tait insupportable, mais la mort nâĂ©tait jamais entrĂ©e dans ses calculs. La veille il Ă©tait montĂ©, lui, jusquâĂ lâinfirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pĂ©nĂ©trer dans la petite chapelle. De lĂ il avait pu entrevoir Ă travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante dâAntone. Cette vue lâavait bouleversĂ© maintenant sa terreur Ă©tait dâapprendre la mort quâil avait prĂ©parĂ©e. Le dĂ©goĂ»t de lui-mĂȘme lui montait aux lĂšvres. Ce petit riche, ce fortunĂ© Ă qui tout riait, la fortune, lâavenir, la famille, la sympathie universelle, il lâavait vu tourner ses yeux brillants de fiĂšvre et cernĂ©s de souffrance vers sa mĂšre en larmes, vers la figure contractĂ©e de son pĂšre, vers ses tantes cachĂ©es derriĂšre son rideau pour nâĂȘtre pas vues pleurant, vers lâinterne silencieux qui humectait ses lĂšvres entrâouvertes, vers la sĆur, Ă©grenant Ă lâĂ©cart dâune voix de source les avĂ©s de son rosaire. Ă tous, ses pauvres regards disaient Je souffre, vous qui mâavez Ă©levĂ©, vous qui savez soigner, vous qui mâaimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre dĂ©sespoir lâemplissait lentement, ce dĂ©sespoir fait de lâinsupportable mĂ©pris de soi-mĂȘme qui, chez les adultes, fait germer dâaffreuses pensĂ©es et leur met une corde aux mains⊠Le SupĂ©rieur a fait appeler de nouveau Georges MorĂšre, pendant lâĂ©tude du soir. Il avait lu sa lettre et lâavait mise de cĂŽtĂ©. Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous Ă©gare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilitĂ©s qui ne pĂšsent pas sur vous. Vous vous accusez Ă tort ; si vous avez Ă©tĂ© imprudent, un autre lâa Ă©tĂ© plus que vous, un malheureux qui a trompĂ© vos maĂźtres jusquâici et que je nâaurais jamais soupçonnĂ©, sâil nâĂ©tait venu mâavouer sa faute. Il mâa demandĂ© lui-mĂȘme de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, Ă vous et Ă Antone Ramon toute sa honte et tout son dĂ©sespoir devant les terribles consĂ©quences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je lâassurer de votre pardon, comme de celui dâAntone Ramon ? » Georges MorĂšre ne sait que trop le rĂŽle de lâinfĂąme envieux dans ce drame et sa colĂšre est exaspĂ©rĂ©e. Mais il songe que peut-ĂȘtre ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule rĂ©compense quâil dĂ©sire la guĂ©rison dâAntone. Il dĂ©clare quâil fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement Monsieur le SupĂ©rieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine sây oppose le malade a 40 degrĂ©s de fiĂšvre ordinairement, parfois plus, on est Ă la merci dâune montĂ©e plus forte et il faut Ă©carter sĂ©vĂšrement tout ce qui peut lâexciter, le fatiguer, et influer sur sa tempĂ©rature. Ce quâil ne dit pas, câest quâil a dĂ» faire auprĂšs dâAntone la mĂȘme dĂ©marche au nom de Miagrin et que lâĂ©motion trop forte a aggravĂ© la fiĂšvre. Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice Ă Dieu pour obtenir la guĂ©rison de votre camarade. » Georges rentre en Ă©tude accablĂ© ; il nâa plus dâespĂ©rance. Pour quâon lâempĂȘche dâapprocher son ami, il faut quâen effet son Ă©tat soit bien grave. Il regarde sa place vide Ă lâĂ©tude, au rĂ©fectoire, Ă la chapelle, et cette brĂšche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. Ă la priĂšre du soir lâĂ©conome renouvelle la recommandation dâAntone aux priĂšres des Ă©lĂšves Nous dirons un Souvenez-vous Ă lâintention de notre petit malade et de sa famille. » Pourquoi petit malade ? Passe encore chez lâabbĂ© Levrou dont câest le mot habituel, mais pour lâĂconome que signifie cette façon de nommer Antone comme sâil avait de sept Ă dix ans, alors quâil en a quatorze ? Le lendemain, Ă la messe, les Ă©lĂšves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flĂ©tries, accablĂ©es sur les prie-Dieu et prĂšs dâelles un homme dâune grande Ă©lĂ©gance, debout, les joues fanĂ©es, les yeux ternes dâun joueur. CâĂ©tait Monsieur Ramon avec sa femme et ses sĆurs. Il fallait que lâĂ©tat de lâenfant se fĂ»t amĂ©liorĂ© pour quâils eussent quittĂ© tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les Ă©lĂšves avaient connu la vie ils auraient pensĂ© quâil fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour quâĂ la communion Monsieur Ramon vĂźnt avec sa famille sâagenouiller sur la marche du chĆur. Antone sâĂ©tait assoupi au matin il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. Ă huit heures, quand on prit sa tempĂ©rature, le thermomĂštre marquait une baisse sensible. Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il nâa plus que 39 degrĂ©s de fiĂšvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour ĂȘtre bien sĂ»re que sa sĆur disait vrai. LâabbĂ© Levrou vient dire la messe Ă la chapelle de lâinfirmerie dont on a ouvert avec prĂ©caution la cloison Ă jour. Antone suit avec Ă©motion ; il se rappelle ses derniĂšres PĂąques. Sa mĂšre sâest penchĂ©e sur lui. Ă le voir calme, silencieux, les yeux fermĂ©s, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journĂ©e du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fiĂšvre baissĂąt encore. Câest le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres ĂȘtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de sâĂ©loigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bĂąillant, regarde par la fenĂȘtre les cours oĂč les enfants jouent, car Ă la longue tout sâĂ©mousse et les jeux ont repris comme avant la maladie dâAntone ; il faut maintenant toute lâĂ©nergie des prĂ©fets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immĂ©diatement de grands cris. Madame Ramon sâendort dans le fauteuil et sa tĂȘte se lĂšve et sâabaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la rĂ©veille brusquement. Vers cinq heures et demie, aprĂšs la rĂ©crĂ©ation, Antone sâagite mille idĂ©es confuses lâassaillent et voici que sâimplante en lui la certitude que Georges MorĂšre lâabandonne ; câest fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idĂ©e. Georges MorĂšre nâest pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donnĂ© une marque dâaffection, dâintĂ©rĂȘt ; pourquoi ? Câest quâil le juge coupable, quâil ne veut plus le revoir ; et sa petite tĂȘte trop fatiguĂ©e pour rĂ©sister, succombe Ă cette pensĂ©e. Ah ! si Georges avait Ă©tĂ© malade, non, rien, ni personne nâaurait empĂȘchĂ© Antone dâaccourir. Puis il sâaccuse, câest mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon Ă sa mĂšre et Ă son pĂšre. Dâune voix lasse il appelle Maman. » Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cĆur la mĂšre qui sâĂ©veille et sâapproche Tu veux boire, Tonio ? â Non, viens. » Et quand il a son cher visage bien aimĂ© prĂšs du sien, il lâembrasse et lui murmure Ă lâoreille Je te demande pardon⊠â Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. » Tout le monde se rĂ©veille, le pĂšre a rejoint lâenfant, les tantes aussi Quâest-ce que tu veux, dis ? » mais la mĂšre sâabat en larmes sur le bord du lit, tandis quâAntone Ă©carte du geste ses tantes et rĂ©pĂšte Ă son pĂšre en lâembrassant Ă peine, car toutes ces prĂ©sences pourtant chĂšres le fatiguent Papa pardon⊠de tout⊠» Les deux tantes ont entendu et Ă©mues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fiĂšvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore Pardon tante Mimi⊠Pardon tante Zaza⊠» et elles Ă©clatent en sanglots. La sĆur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scĂšne de douleur assez maĂźtresse dâelle-mĂȘme, prononce Câest bien, mon enfant, Dieu vous bĂ©nira, il vous rĂ©compensera. » Peu Ă peu les sanglots sâapaisent, les larmes sont essuyĂ©es, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cĆurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe Ă Georges Ah ! lâingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure Mon Dieu, non, câest vous que jâaime. » Vers six heures la fiĂšvre le reprend, elle monte Ă 41 degrĂ©s. La nuit sera mauvaise, dit la sĆur au SupĂ©rieur. On lâa trop fatiguĂ©. » Avant la priĂšre du soir le chanoine adresse quelques mots Mes chers enfants, Dieu nous a conservĂ© jusquâici votre condisciple, malgrĂ© de redoutables assauts ; prions-le dâachever son Ćuvre misĂ©ricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mĂȘmes, dâaccorder Ă Antone Ramon une nuit de bon repos, dâĂ©carter de lui, comme dit le brĂ©viaire, tous les pĂ©rils et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. lâĂconome Ă son tour prononce dâune voix plus lente cette phrase coutumiĂšre Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et dâen Ă©loigner tous les piĂšges de lâennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. » CHAPITRE X â DANS LA NUIT Georges avait repris espoir. Miagrin Ă©tait parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais gĂ©nie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir dâun pas lourd. Une angoisse lâĂ©treint Ă lâĂ©touffer. Câest la derniĂšre nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir Ă cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissĂ© le gaz en veilleuse et prononce la derniĂšre priĂšre In manus tuas Domine Entre vos mains, Seigneur. » Et les Ă©lĂšves rĂ©pondent machinalement Je remets mon esprit Commendo spiritum meum. » Et câest le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancĂ©e dâun domestique il le voit se diriger vers lâinfirmerie dont un pilier lui masque la porte. Pendant quelques minutes le surveillant se promĂšne dans lâallĂ©e que forment les deux rangĂ©es de lits. La lumiĂšre de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il sâĂ©loigne, et quand il revient la fait redescendre peu Ă peu. BientĂŽt le rythme rĂ©gulier des respirations lui apprend que tous les Ă©lĂšves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis quâAntone souffre. Antone souffre, et peut-ĂȘtre quâau rĂ©veil il apprendra le fatal dĂ©nouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensĂ©e est abominable. Et pourtant si Dieu nâest pas flĂ©chi, nâest-ce pas lâissue le plus Ă craindre ? Dieu veut quâon lui fasse violence, quâon le prie. Georges sâest levĂ© sans bruit, il sâhabille, il se jette Ă genoux, il est dĂ©cidĂ© Ă passer la nuit en priĂšres. Peut-ĂȘtre ainsi gagnera-t-il le cĆur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crĂšve. Il sâaccuse dâavoir manquĂ© Ă tous ses devoirs, il avoue Ă la Toute-Puissance misĂ©ricordieuse son orgueil et sa misĂšre ; il se reproche amĂšrement sa conduite Ă lâĂ©gard dâAntone comme il lâa traitĂ© durement, quâil a Ă©tĂ© fier et maladroit avec lui ! Il sâest cru une perfection, Ă cause de sa rigiditĂ©, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montrĂ© quâil y avait quelque chose de supĂ©rieur Ă tout cela, le dĂ©vouement ; car Antone lâa aimĂ©, a vĂ©cu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. Sâil lâa quittĂ© de rage dâĂȘtre repoussĂ©, il a tout osĂ© pour lui prouver son repentir et il sâest tuĂ© pour lui Ă©pargner des reproches et une punition ! Il sâest tuĂ© pour lui prouver que son amitiĂ© Ă©tait forte et virile comme Georges la voulait. Faut-il que je sois misĂ©rable, Ă©goĂŻste et infĂąme, ĂŽ mon Dieu, nâavoir mĂȘme pas vu quâil se sacrifiait Ă ma peur ! » Alors Georges commence Ă comprendre cette Ăąme si dĂ©licate et si forte quâil a mĂ©connue, il se rĂ©pand en actes de contrition et implore ardemment la misĂ©ricorde Divine pour son ami. Puis câest la Vierge quâil invoque. Notre-Dame de Lourdes quâAntone a visitĂ©e, mais au fil de ses avĂ©s la fatigue lâaccable deux ou trois fois il se surprend lui-mĂȘme Ă dormir il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. AgenouillĂ© prĂšs de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer Ă Antone ses propres fautes Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous ĂȘtes bon, vous ĂȘtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guĂ©rissez tous les malades, guĂ©rissez-le⊠Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui⊠» et il Ă©grĂšne Ă©perdĂ»ment son chapelet, il ajoute dizaine Ă dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgrĂ© lui et lâendort pliĂ© sur les genoux, la tĂȘte et les bras appuyĂ©s sur son lit. Georges ? » Brusquement il se rĂ©veille et reconnaĂźt dans le crĂ©puscule du dortoir le PĂšre Levrou Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lĂšve sur ses jambes engourdies et se hĂąte dans la galerie prĂšs de lâabbĂ© qui lui explique Antone est au plus mal ; tout Ă lâheure il vous a demandĂ©. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derriĂšre lâabbĂ© dans la petite chambre Ă©clairĂ©e et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillĂ©es au pied du lit et secouant la tĂȘte de dĂ©sespoir, la mĂšre en larmes, un bras derriĂšre lâoreiller pour redresser son enfant, et le pĂšre qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas Ă©clater en sanglots. Sur le lit blanc un petit ĂȘtre chĂ©tif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui dĂ©jĂ sur son corps maigrelet dessine dâhorribles plis. Câest cela Antone ! Georges comprend. Oui câest bien le petit Antone. Il halĂšte Ă grand bruit et Ă chaque aspiration sa tĂȘte douloureuse se renverse par un mouvement mĂ©canique. Antone ! appelle Georges en sâapprochant, Antone ! » Antone ne rĂ©pond pas, il est tout Ă sa souffrance ; il nâa mĂȘme plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe Ă genoux et Ă©clate en larmes, malgrĂ© lâabbĂ© Levrou, malgrĂ© la sĆur qui lui font signe. Ce nâest plus Antone, câest un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulĂšve prĂ©cipitamment pour rejeter un poids Ă©crasant, qui appelle lâair bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas lâaspirer Ă temps. Parlez-lui un peu, » dit lâabbĂ© Levrou lorsque Georges est plus maĂźtre de lui, et Georges reprend Antone câest moi, câest Georges, ton ami Georges. » Antone ne rĂ©pond pas ; Antone ne rĂ©pondra pas, il est absent. Pourtant il sâest arrĂȘtĂ© de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge dessĂ©chĂ©e se contracte et soudain par deux fois il appelle KhĂ©m ! KhĂ©m ! » Il tourne ses yeux effarĂ©s, ses grands yeux dâĂ©pouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore Antone ! Antone ! » ; puis vers lâabbĂ© Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet Ă haleter de sa petite poitrine extĂ©nuĂ©e. Il ne reconnaĂźt plus. Il est inutile dâinsister, lâabbĂ© Levrou le comprend ; il se penche vers Georges Rentrez, mon petit. â Oh ! non. â Si, » dit lâabbĂ©, et il montre les parents qui se mordent les mains de dĂ©sespoir. Georges se lĂšve en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussĂ© par lâabbĂ© Levrou. Mais Ă peine dans la galerie il Ă©clate en gros sanglots. Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit lâabbĂ© en larmes, ne dĂ©sespĂ©rez pas. Jâen ai vu dâaussi malades quâAntone revenir Ă la santĂ©. Couchez-vous, câest le rĂšglement. Celui qui vit selon le rĂšglement vit selon Dieu. » Georges est bien forcĂ© dâobĂ©ir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il nâa plus dâespoir, il a vu Antone pour la derniĂšre fois et son impuissance lâĂ©crase au point quâil a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration Ă©gale et dans le fond le sifflement lent et rĂ©gulier dâun Ă©lĂšve enrhumĂ©. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son dĂ©sespoir, il se donne, il sâoffre avec acharnement Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi Ă la place dâAntone. » Que lui importe son pĂšre, sa mĂšre, ses sĆurs ! Il veut ĂȘtre la rançon de son ami. Il sâobstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu lâaccepte. Puis lâidĂ©e lui vient que Dieu peut-ĂȘtre lâa puni de songer Ă la gloire militaire, quâil voulait lâĂ©prouver, lui indiquer sa vĂ©ritable voie et il promet de renoncer Ă cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les rĂ©gions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus rĂ©pugnantes, dans une lĂ©proserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les priĂšres succĂšdent aux priĂšres, et câest une surenchĂšre de sacrifices qui se termine par ce cri Seigneur JĂ©sus, sauvez, sauvez Antone. » Ă la fin dâautres scrupules lâassaillent il lui semble quâil manque de gĂ©nĂ©rositĂ©, quâil propose un marchĂ© Ă Dieu, quâil pose des conditions. Alors il se contente de dire Jâai confiance en vous. Faites, ĂŽ mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand mĂȘme de suivre votre appel, de me dĂ©vouer quand mĂȘme, oui mĂȘme si⊠» Et soudain tout son cĆur comprimĂ© par cette priĂšre hĂ©roĂŻque sans condition, Ă©clate dans un appel Ă©perdu Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a louĂ© la foi du centurion, lâimportunitĂ© de la ChananĂ©enne, les cris de lâaveugle de JĂ©richo. Câest cela ; il faudrait quâil eĂ»t leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguĂšre Antone, la foi qui lĂ -bas arrache au Christ la guĂ©rison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre Ă la chapelle Oui, se dit-il, jâentrerai, je me jetterai Ă terre sous la veilleuse et lĂ je pleurerai jusquâau jour. Si la chapelle est fermĂ©e, je mâĂ©tendrai Ă terre devant la porte et je rĂ©pĂ©terai inlassablement âSeigneur, qui avez dit Demandez et vous recevrez, frappez et lâon vous ouvrira, ouvrez-moi, câest votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout Ă vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, dâavoir pitiĂ© de son ami, de guĂ©rir Antone.â » Le voici debout. Mais tandis quâil sâhabille en hĂąte ses voisins se rĂ©veillent OĂč vas-tu ? Quâest-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient Ă lui. Vous ĂȘtes malade, MorĂšre ? â Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone⊠â Voyons, MorĂšre, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. » Il se trouble, il a honte, il nâose dire Ă cet homme sa rĂ©solution ! Sa foi trĂ©buche au premier obstacle. Oh ! la force de lâhabitude, la peur de paraĂźtre singulier, la honte de se montrer vraiment ce quâon est, quelle misĂšre ! Georges obĂ©it, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grĂące, de ne pas rĂ©pondre Ă un appel, de ne pas accomplir lâacte attendu, lâacte qui lui obtiendrait la guĂ©rison dâAntone. CHAPITRE XI â LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ? Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espĂ©rance. Une seule pensĂ©e sâagite dans sa tĂȘte. Est-il mort ? Je sens quâil est mort. » Et il se reprĂ©sente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulĂšvement immobile des pieds, la bouche entrâouverte, les lĂšvres dĂ©colorĂ©es, les paupiĂšres violettes refermĂ©es Ă jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagĂ©s les uns dans les autres dans une attitude de priĂšre et enveloppĂ©s du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et quâon manie cependant avec prĂ©caution, car câest Antone en son cercueil. Les rideaux des fenĂȘtres blanchissent peu Ă peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres Ă©claircies ; dehors, les piliers de la galerie se dĂ©gagent et les nervures sâaccusent dans lâaube blĂȘme. Quatre heures sonnent. Câest le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative sâimpose Ă son esprit Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; sâil est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra Ă sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs Oh ! sâil Ă©tait mort ! » LâabbĂ© Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlĂšve les plus jeunes parce quâils ont dĂ©jĂ prouvĂ© leur impuissance Ă lutter contre leurs passions, parce quâils jetteraient peut-ĂȘtre le dĂ©sordre dans dâautres cĆurs quâil se rĂ©serve. Ainsi en les appelant Ă lui dĂšs lâadolescence, il leur Ă©pargne les trop lourdes Ă©preuves de la jeunesse et de lâĂąge mĂ»r. Parfois aussi il se sert dâune Ăąme pour en Ă©clairer dâautres. Un deuil rend la bontĂ© Ă des cĆurs durs et Ă©goĂŻstes, ramĂšne au devoir des Ăąmes dĂ©voyĂ©es, Ă©claire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et dĂ©veloppe une source de bienfaits insoupçonnĂ©s des aveugles et des esprits vulgaires. » Et câest vrai. Georges nâest-il pas Ă©clairĂ© ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille dâAntone, et nâa-t-il pas vu la transformation de Miagrin ? Pourtant il rejette cette doctrine trop amĂšre. Non, Dieu est bontĂ©, Dieu est amour. Mais sâil le croit, sâil le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Quâil laisse agir cet amour divin, quâil sây abandonne comme Antone. Câest une lumiĂšre qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, lâapaise. Il Ă©prouve intimement la confiance de Saint Jean Nous avons cru Ă lâAmour. » Ainsi, Ă lâaube, la crise de douleur est subitement calmĂ©e, ou plutĂŽt dans le trouble de cette mer, il se sent fixĂ© comme un vaisseau Ă lâancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vĂ©ritĂ©. Oui, Ă force de prier pour Antone, il lâa comprise Quâimporte la durĂ©e terrestre toute une vie riche et fĂ©conde peut tenir en quelques mois, entre les murs Ă©troits dâun obscur collĂšge, Ă lâĂąge oĂč, croit-on, lâon ne peut guĂšre agir. » La brĂšve annĂ©e scolaire dâAntone repasse dans son imagination Ă©tonnĂ©e. Et câest bien une vie entiĂšre avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relĂšvements de la vie. Nâa-t-il pas vu la meule des pĂ©chĂ©s et des vices assiĂ©ger son ami et se disputer son Ăąme ? Lui-mĂȘme, Georges, nâa-t-il pas Ă©tĂ© pour lui un exemple dâorgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et dâimpudeur, les Miagrin dâhypocrisie et de bassesse ? Et il sâhumilie, soumis et rĂ©signĂ©. Non, il ne doit pas prendre une dĂ©cision dans ce bouleversement de son Ăąme, il attendra que Dieu lâĂ©claire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prĂȘt Ă tout appel, attentif Ă remplir sa vie, câest-Ă -dire Ă se dĂ©vouer. Lâhorloge du collĂšge sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. OĂč va-t-il ? Dans lâalcĂŽve au fond du dortoir, dĂ©jĂ le surveillant sâhabille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cĆur prĂȘt Ă lui Ă©chapper, par la monotonie suppliante des avĂ©s. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart dâheure ! Dans son lit il tremble de fiĂšvre aprĂšs cette nuit dâinsomnie. Puisquâil est soumis Ă Dieu, puisquâavec le dĂ©goĂ»t de la gloriole, lui est venu le sincĂšre dĂ©sir de se vouer Ă la tĂąche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos dâesprit entier. Non, son Ăąme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui lâa tant aimĂ© et que lui nâa pas assez aimĂ©. Il ne peut pas abandonner tout espoir. Sâil peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitiĂ© trop expansive, mais si forte ! Comme il lâentraĂźnera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement Ă Sylans. En quelque lieu que ce soit, câest pour Dieu quâil faut travailler. Leur amitiĂ© ne sera plus quâun dĂ©vouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, Ă la mĂȘme cause divine. Quelques minutes encore ! Toute lâangoisse de la nuit cherche Ă le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prĂ©pare Ă accepter la volontĂ© de Dieu, sans rĂ©volte, ni blasphĂšme, si câest la grande Ă©preuve, avec la reconnaissance de tout son ĂȘtre prosternĂ©, si câest le salut. Enfin lâhorloge annonce cinq heures. Georges MorĂšre sâest assis sur son lit, attentif, les regards fixĂ©s sur la cour. Ă mesure que les coups de lâhorloge tombent dans le silence du cloĂźtre, une espĂ©rance timide se lĂšve lentement au fond de son Ăąme et monte dans ses yeux ; il se prĂ©pare Ă sâagenouiller, il nâose encore se livrer Ă la joie. Brusquement le lourd battant dâairain frappe la cloche sonore. Toutes les tĂȘtes se dressent hors des lits, effarĂ©es, et, les paupiĂšres battantes, dans la lumiĂšre du matin, les Ă©lĂšves se regardent, sâinterrogent Hein⊠quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort⊠Ah ! pauvre Antone ! » Le surveillant sâest avancĂ© au milieu du dortoir ; il semble lui-mĂȘme hĂ©siter, enfin il lance lâappel quotidien du rĂ©veil Benedicamus Domino. â BĂ©nissons le Seigneur. » Et tandis quâil Ă©teint lâinutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur gĂ©nĂ©rale, une seule voix, la voix de Georges, ose rĂ©pondre avec un sanglot, mais fidĂšle et gĂ©nĂ©reuse Deo Gratias. » Paris. Janvier-Avril 1913. FIN. Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique Texte libre de droits. Corrections, Ă©dition, conversion informatique et publication par le groupe Ebooks libres et gratuits Adresse du site web du groupe â Janvier 2010 â â Ălaboration de ce livre Ă©lectronique Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participĂ© Ă lâĂ©laboration de ce livre, sont PatriceC, Jean-Marc, Coolmicro et Fred. â Dispositions Les livres que nous mettons Ă votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, Ă une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu⊠â QualitĂ© Les textes sont livrĂ©s tels quels sans garantie de leur intĂ©gritĂ© parfaite par rapport Ă l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rĂ©tribuĂ©s et que nous essayons de promouvoir la culture littĂ©raire avec de maigres moyens. Votre aide est la bienvenue ! VOUS POUVEZ NOUS AIDER Ă FAIRE CONNAĂTRE CES CLASSIQUES LITTĂRAIRES.
Fortnite, Ftn, Quetes, dĂ©fis, quests, Bonus, phases, paliers, Chapter 3, Season 1 Page 4 - Semaine 3 Avec la Saison 1 du Chapitre 3, de nouvelles QuĂȘtes de Saison sont disponibles afin de gagner de l'EXP pour son Passe de combat. Voici les quĂȘtes de saison de la Semaine 3. Voici toutes les QuĂȘtes de Saison activĂ©es en Semaine 3 Fouiller des glaciĂšres ou des machines Ă glaçons 5 25 000 Glisser sans interruption sur 25 m 1 25 000 Rebondir 5 fois sur les rebondisseurs de Spider-Man sans toucher le sol 1 25 000 Parler Ă Guaco, Ă Jonesy du bunker et Ă l'Experte des cĂąlins 3 25 000 Obtenir des objets entreposĂ©es dans une tente 2 25 000 Infliger des dĂ©gĂąts Ă des adversaires Ă Rocky Reels ou Condo Canyon 75 25 000 Toucher des points faibles en collectant 100 25 000 Revenir au sommaire
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